Aller au contenu

Saïgon et ses environs au commencement de 1866

La bibliothèque libre.

SAIGON


ET SES ENVIRONS


AU COMMENCEMENT DE 1866.


______


I


Depuis que nos armes victorieuses ont fait la conquête d’une partie de la Basse-Cochinchine, on s’est beaucoup occupé, en France, de ce coin de l’Asie, jusqu’alors pour ainsi dire ignoré. Cependant, bien qu’on ait déjà publié beaucoup de documents sur ce pays, la ville de Saigon, sa capitale, est peu connue et n’a pas encore été décrite d’une manière complète. Nous n’avons pas la prétention de combler une lacune, mais nous allons néanmoins dire quelques mots sur cette ville d’abord, puis sur ses environs.

La capitale de la Cochinchine française est située sur l’un des bras du Donaï, dit bras de Saigon, à l’extrémité N.-N.-E. d’un vaste pays d’alluvion, immense delta, à peine élevé au-dessus du niveau de la mer, et sillonné par les nombreuses embouchures du Donaï, du Soirap et du Cambodge, ainsi que par un grand nombre d’arroyos (cours d’eau) qui, se projetant dans toutes les directions, sont autant de routes favorisées par la marée qui se fait sentir bien loin dans les terres qu’elle arrose ainsi deux fois par jour.

Cette ville est toute entière sur la rive droite du fleuve et sur la rive gauche de l’arroyo chinois, à cent kilomètres de la mer. Elle est protégée en aval par une redoute connue sous le nom de Fort du Sud, et défendue au Nord, du côté de la plaine, par une citadelle construite en 1821 par des ingénieurs français.

Cette place d’armes est très-bien située pour la défense ; elle est inscrite dans un quadrilatère ayant pour côtés le fleuve à l’Est, l’arroyo chinois au Sud, l'arroyo de l’Avalanche au Nord et à l’Ouest un canal qui réunit ces deux derniers cours d'eau. Elle est parfaitement à l’abri d’un coup de main. Elle pourrait peut-être être attaquée par eau, mais elle communique avec la mer par une rivière longue de vingt-cinq lieues, sinueuse, très-facile à défendre au moyen de batteries qui, convenablement placées, et armées de nos formidables engins de destruction, défieraient toutes les flottes.

Placée entre les Indes, d’une part, la Chine et le Japon, d’autre part, l’importance militaire et stratégique de cette ville est incontestable. Les étrangers le savent-bien ; aussi l’appellent-ils, dès aujourd’hui et non sans jalousie, « la Singapour française. »

Devant la ville sont les bâtiments de guerre, groupés autour du Duperré, vaisseau à deux ponts, portant le pavillon du vice-amiral gouverneur et commandant en chef. Plus bas, entre Saigon et le fort du Sud, se trouve le port du commerce, où les élégants navires européens sont mêlés aux massives barques annamites ou cambodgiennes, et aux jonques chinoises, toutes chamarrées et ornées de dragons fantastiques, qui donnent au port un aspect des plus pittoresques.

Rien n’est plus curieux à observer que les jonques des grands personnages annamites qui viennent de-temps à autre, saluer, le gouverneur, et qui, dans cette circonstance déploient tout le luxe oriental dont ils sont capables. On se plaît à voir briller les fers de lance, les tridents, les plumes de paon, signe distinctif du haut mandarinat. On aime à voir flotter des couleurs que, nous combattions naguères, et qui maintenant viennent paisiblement et humblement s’incliner devant notre pavillon. Un tam-tam, au son grave, se faisant entendre de temps à autre, donne à chaque défilé un certain je ne sais quoi d’imposant, presque de majestueux.

On voit ici une véritable ville flottante ; les quais sont bordés et la rade est continuellement sillonnée de jonques et de sampans : ces dernières embarcations sont des troncs d’arbres que les Annamites creusent et façonnent comme autrefois les Gaulois creusaient les troncs des chênes gigantesques de leurs belles forêts pour en faire des canots. Ces pirogues, qui flottent au ras de l’eau, ont une forme singulière ; elles portent, au milieu, une cabane couverte de feuilles de palmier, où se trouvent tous les ustensiles de la cuisine annamite : car le batelier annamite naît, vit, souffre et meurt sur son bateau. Les extrémités de l’embarcation sont relevées ; c’est là que se placent, debout et faisant face en avant, les pagayeurs, qui sont ordinairement des femmes. Les embarcations un peu fortes, les jonques, par exemple, portent des voiles faites avec des nattes grossières que l’on fabrique soit avec des feuilles de cocotier soit avec des joncs. Dans ces embarcations fourmillent des familles nombreuses qui souvent n’ont pas d’autres habitations.

Dans les quartiers habités par les Annamites, et situés généralement loin du centre de la ville, grouille une population nombreuse. Jusqu’à l’âge de douze à quatorze ans, les enfants des deux sexes vivent pêle-mêle, se vautrant dans la vase ou se roulant dans la poussière.

Ceux qui ont fait la conquête de Saigon ne reconnaîtraient certainement plus la pauvre ville annamite d’autrefois. Où ils n’ont laissé que des chétives cases, établies au milieu de marais infects, se trouvent de jolies maisons, bordant de magnifiques boulevards, auxquels il ne manque plus que le frais ombrage dont on jouira un jour, quand les beaux arbres qu’on y a plantés auront acquis assez de développement pour intercepter les rayons du soleil. Les affreuses paillottes qui bordaient la rive droite du fleuve et la rive gauche de l’arroyo chinois, et devant lesquelles on ne pouvait passer sans être incommodé par une forte odeur de nuoc-mam[1] qui donnait des nausées, ont disparu pour faire place au joli quai Napoléon, ayant cinquante mètres de largeur, et divisé en allées sablées et en plates-bandes gazonnées et plantées d’arbres. Les magasins parfaitement alignés de nos principaux négociants servent d’un côté de cadre à cette agréable promenade, qui est ornée d’une colonne élevée par le commerce de Saigon à la mémoire d’un de ses premiers administrateurs français.

De l’autre côté de l’arroyo chinois, les beaux bâtiments de l’établissement des Messageries Impériales forment un joli quartier qui, malheureusement, ne communique avec la ville qu’au moyen de bateaux.

Des canaux sillonnent la ville et facilitent le mouvement commercial. Les grandes barques les remontent et vont porter leur chargement jusque devant les magasins.

De larges boulevards, des chemins, des ponts, jusqu’alors inconnus en Cochinchine, permettent aux équipages, fiacres et autres voitures de rouler facilement là où, naguère encore, on ne pouvait circuler qu’à pied, en s’enfonçant dans la vase jusqu’à mi-jambe.

On aime à voir les voitures de nos colons passer rapidement au milieu de lourds chariots, de construction primitive, à roues pleines, taillées d’une seule pièce dans un tronc d’arbre, et traînées par des buffles. Ce véhicule criard, les clochettes et les grelots attachés aux extrémités des timons, inclinés à 45°, des voitures couvertes que des bœufs du Cambodge, dits bœufs coureurs, conduisent au trot et même au galop, font un bruit assourdissant capable de briser le tympan le moins délicat.

On rencontre encore à Saigon quelques vestiges des monuments ayant servi au culte bouddhiste, entre autres, une très-jolie petite pagode située au milieu de la ville, et qui sera bientôt un objet de curiosité cher aux archéologues, car les monuments annamites disparaissent avec rapidité pour faire place aux maisons particulières.

Visitons maintenons les édifices et établissements publics.

La cathédrale est d’une exiguïté qui n’est guère en rapport avec son titre pompeux. Mais elle a l’insigne honneur d’avoir été la première église chrétienne élevée sur cette terre dévolue si longtemps au paganisme le plus grossier, le plus abrutissant ; et si maintenant elle est écrasée par les constructions qui l’entourent, elle ressortait autrefois, alors qu’elle n’était entourée que de petites huttes, habitées par une population misérable qui s’était réfugiée sous l’égide de la croix. Le besoin d’une église plus grande se fait sentir, car beaucoup d’Annamites catholiques ne peuvent assister aux offices que du dehors.

L’hôtel du gouvernement est des plus modestes. Un autre, plus digne de sa destination et de la capitale de notre nouvelle colonie, est en projet.

L’imprimerie impériale, située tout près de l’hôtel du gouvernement, n’offre rien de remarquable.

L’hôtel de la direction de l’intérieur est terminé et occupé : c’est un grand bâtiment parfaitement aéré. Un autre hôtel, qui certes ne manquera pas de pensionnaires, vient aussi d’être livré à sa destination. Je veux parler des nouvelles prisons, où les détenus seront assurément mieux logés, mieux nourris et mieux soignés que certains de leurs compatriotes libres. On n’a rien négligé pour adoucir leur captivité ; et si le sentiment de la liberté n’était pas très-développé chez les Annamites, beaucoup d’entre eux pourraient bien se faire emprisonner pour jouir d’un confortable qu’ils ne peuvent se procurer chez eux.

La direction de l’artillerie de la marine et des colonies, qui sera bientôt terminée, mérite une mention toute particulière. L’emplacement qu’elle occupe n’était autrefois qu’un vaste marais fangeux, traversé par plusieurs cours d’eau. On a dû remplacer cette vase par un terrain solide qu’il a fallu littéralement créer. Grâce à la puissante impulsion et à l’intelligente direction données aux travaux, marais et cours d’eau disparurent, des pilotis s’enfoncèrent, de solides bâtiments s’élevèrent, et des ateliers furent installés qui, aujourd’hui, fonctionnent parfaitement. Bientôt ces ateliers seront dotés de l’agent le plus puissant de l’industrie moderne : la vapeur. Ainsi sera atteint le louable but, poursuivi avec ardeur par les officiers supérieurs qui ont successivement commandé l’artillerie à Saigon, de doter notre jeune colonie d’une direction d’artillerie digne du grand rôle qu’elle peut être appelée à jouer en extrême Orient.

Un canal, dont chacune des extrémités communique avec le fleuve, traverse cet établissement et facilite le transport du matériel et des munitions nécessaires aux flottes françaises de Chine, du Japon et de Cochinchine.

L’artillerie possède une caserne spacieuse, parfaitement aérée, la seule qu’il y ait encore à Saigon, car on ne peut donner le nom de caserne aux cases du Camp des Lettrés qui servent de logement à l’infanterie de marine.

Les logements des officiers, surtout celui du directeur, très-bien situés sur un plateau, sont réputés les mieux entendus, les mieux aérés, les mieux appropriés aux exigences du climat, et partant les plus salubres de Saigon.

La direction des constructions navales doit être placée au premier rang des établissements de la colonie. Elle occupe un vaste terrain (un kilomètre de longueur sur une largeur moyenne de deux cent cinquante mètres), situé sur le fleuve et sur l’arroyo de l’Avalanche ; elle est séparée de la direction d’artillerie par un rectangle de trois cents mètres environ de longueur sur cent cinquante environ de largeur destiné à recevoir les futurs magasins de la marine.

Cet établissement fonctionne activement. Un canal facilite le transport des grosses pièces de bois qui peuvent venir par eau, depuis les forêts de Tay-Ninh, des Moïs et du Cambodge, jusque dans l’établissement où elles doivent être débitées et mises en œuvre.

Un petit bassin de radoub, de soixante-douze mètres de longueur sur vingt-quatre mètres de largeur, à fleur du sol, permet de réparer et de nettoyer les canonnières et autres bâtiments ne calant pas plus de quatre mètres. Il résulte des sondages que l’on a faits dans les terrains de la direction, que l’on pourrait construire un grand bassin pour les plus grands navires. A défaut de ce bassin, qui ne peut manquer d’être creusé un jour, un dock flottant, qui vient d’être monté et lancé, nous dispense d’envoyer nos grands bâtiments se réparer à Hong-Kong, à Singapour ou à Bombay[2]. Saigon, devenant tète de ligne des Messageries Impériales, ne peut manquer de gagner en importance.

Ainsi se trouve exaucé le vœu formulé par M. Guizot qui, à l’époque où il était ministre des affaires étrangères,s’écriait : « Il ne faut pas, en cas d’avaries, que nos bâtiments ne puissent se réparer que dans la colonie portugaise de Macao, dans le port anglais de Hong-Kong, ou à l’arsenal de Cavité, dans l’île espagnole de Luçon. »

Le jardin botanique et zoologique est tout près de la direction des constructions navales, dont il n’est séparé que par un boulevard. Ici les yeux se reposent agréablement sur des semis d’arbres, dont les jeunes pousses offrent aux regards les couleurs les plus tendres. On y trouve, outre les espèces indigènes d’une utilité reconnue, des espèces non moins utiles, venues de la Réunion, de Singapour, de Batavia, etc. L’arbre à pain surtout est l’objet d’une prédilection toute particulière de la part du directeur de l’établissement, qui voudrait doter la colonie, déjà en possession du fruit du jacquier, du fruit bien supérieur de ce bel arbre providentiel.

Un marais, couvert de nénuphars, de lotus et autres plantes aquatiques, est habité par des grues, des : pélicans, des kalaos, des aigrettes, des ibis, etc.

Après le domaine des échassiers, viennent les parcs des ruminants, les faisanderies, les volières destinées aux jolis oiseaux de notre Cochinchine, et où se trouvent déjà rassemblés des paons, des faisans, diverses espèces de poules, des pigeons verts, et des tourterelles.

Un palais a été construit pour les différentes espèces de quadrumanes du pays. Enfin une longue file de cages pour les animaux féroces contiennent déjà une civette, deux paradoxures, un porc-épic, un sanglier, un chat-tigre et un jeune tigre de la plus belle espèce.

Un crocodile est renfermé dans un petit parc palissadé, à travers lequel coule un ruisseau.

Un terrain considérable, planté de beaux arbres et couvert de broussailles, qui confine au jardin, permet de lui donner de l’extension et de créer une agréable promenade publique très-bien ombragée et longeant l’arroyo de l’Avalanche.

Au Nord du jardin, sont situés les magasins généraux destinés à recevoir de grands approvisionnements de riz, qui peuvent venir par eau, de tous les points de la Cochinchine, jusqu’aux portes de ces magasins. C’est dans un de ces vastes bâtiments qu’a eu lieu, en février 1866, la première exposition agricole et industrielle de la colonie, exposition dont les résultats ont été très-beaux.

On est agréablement surpris en entrant dans le joli parc de l’Espérance, où abondent les arbres fruitiers et d’agrément. Ce parc, où se trouvait autrefois la demeure des mandarins voyageant pour le service du roi, a été donné à l’artillerie de la marine ; c’est là que sont établis ses magasins à munitions, ses poudrières, ses salles d’artifices et ses ateliers de confection. Une caserne y serait dans d’excellentes conditions. Là, tout est riant et animé. Les sampans et les barques de rivières glissent sur l’arroyo de l’Avalanche, en longeant le parc, et des oiseaux chantent ou gazouillent sur les arbres toujours verts, fleuris ou chargés de fruits.

Visitons maintenant les établissements religieux :

Le collège des Missions rappelle un peu le style grec, avec ornementation orientale.

Tout en visitant cet établissement, où nous trouvons déjà de nombreux élèves annamites dirigés par les Pères, payons un tribut d’éloges aux missionnaires, à ces intrépides pionniers de la civilisation, qui, n’écoutant que leur zèle, quittent leur pays, leurs amis, leur famille, un frère, une sœur, un père, une mère tendrement aimés, et traversent d’immenses mers, d’arides déserts, pour aller dans ces pays voués à l’idolâtrie et y arborer la croix, cet étendard de la foi, ce signe consolateur, devant des populations pauvres et malheureuses, comme pour leur apprendre que le Christ est né pauvre, a vécu malheureux et est mort persécuté ! Ces courageux apôtres, pensant que l’univers doit appartenir à la croix, et que toutes les nations doivent briser leurs faux dieux et se soumettre à l’Évangile, nous ont ouvert les portes de l’extrême Orient ; et le sang de leurs martyrs, criant vengeance, a amené la conquête de la Basse-Cochinchine. Se mêlant sans crainte et sans répugnance aux indigènes, les missionnaires acquièrent sur eux une influence considérable. Ils ont appris la langue annamite et ont traduit, dans cette langue, des passages de l’Écriture Sainte, des cantiques, des psaumes et des prières que les habitants convertis répètent en chœur, sur un ton monotone curieux à entendre. Grâce au zèle des missionnaires, la superstition, la croyance aux mauvais génies font place aux dogmes civilisateurs et consolateurs du christianisme. Encore quelque temps, et l’empire d’Annam aura beau se débattre et lutter contre la civilisation, il sera vaincu, et sa vieille société sera régénérée.

À côté, et se confondant presque avec le collège des Missions, se trouve l'École française de l’évêque d’Adran, établissement très-utile, qu’une pensée féconde du premier amiral qui aborda à Saigon créa le 21 septembre 1861. Cet officier général avait bien vite reconnu que, pour nous assimiler les Annamites, il fallait répandre parmi eux l’éducation, la langue et les usages français ; il avait aussi compris qu’en montrant aux indigènes qu’avec nos caractères latins, leurs enfants pouvaient acquérir en quelques mois la science que les lettrés mettent toute leur vie à acquérir : c’était porter un coup mortel à l’influence de ces mandarins lettrés. L’amiral voyait encore dans cette école une pépinière de futurs fonctionnaires dévoués à la France, connaissant les lois, les mœurs et les coutumes du pays, et appelés à rendre de grands services à la colonie.

Déjà les élèves lisent couramment leur langue, imprimée en caractère latins ; bientôt ils l’écriront. Ils lisent le français, que quelques-uns commencent à comprendre et à parler. Grâce à la sollicitude du gouvernement, des écoles ont été fondées dans diverses localités, et les élèves, montrant beaucoup d’intelligence et d’aptitude, ont fait de sensibles progrès.

Les débuts de cette institution furent pénibles. La population, nouvellement conquise et peu habituée à la sollicitude de ses gouvernants, ne comprenait, ne pouvait même comprendre une idée aussi généreuse. Aussi les premiers appels faits aux pères de famille pour peupler l’école furent-ils considérés par ceux-ci comme un mode de recrutement militaire ; les chefs de village levèrent des enfants comme on lève un impôt, et les parents des jeunes élèves reçurent une certaine somme comme indemnité ; de sorte que, loin de payer l’instruction que recevaient leurs enfants, ils étaient, au contraire, payés pour les-laisser instruire. Mais les choses ont bien changé depuis cette époque, et peu de temps après la création de l’établissement, on dût l’agrandir ; les principales familles de notables sollicitèrent vivement l’admission de leurs enfants comme une faveur et un honneur ; et maintenant, malgré la sollicitude toute particulière de l’administration, l’école de l’évêque d’Adran ne peut recevoir tous les enfants qui se présentent.

Devant le collège des Missions est une maison de sombre apparence, surmontée d’une petite croix de pierre déjà noircie par le temps, et n’ayant qu’une seule ouverture. Cette maison renferme des carmélites, venues en Cochinchine pour s’y livrer à la vie contemplative, y prier, y souffrir et y mourir ! Malgré l’austérité de leur règle, on trouve chez les carmélites plusieurs postulantes indigènes qui aspirent au bonheur de devenir les épouses mystiques du Seigneur. Déjà quelques-unes ont été jugées dignes de revêtir les humbles habits de la pénitence, et ont échangé avec joie la liberté presque illimitée dont jouissent les femmes annamites contre une réclusion absolue.

Quittons ce cloître et livrons-nous au plaisir de visiter le joli couvent de la Sainte-Enfance et sa délicieuse petite chapelle, surmontée d’une flèche élégante dominant toute la contrée, et annonçant au voyageur la capitale de la France orientale. Une croix couronne cet édifice, et, à côté, le pavillon français semble protéger le signe sacré de la civilisation.

Le couvent rappelle l’architecture italienne, à laquelle se mêlent les caprices de l’ornementation annamite. La chapelle, de style gothique, est également chamarrée de peintures d’un goût douteux, que le temps et la pluie se chargeront d’effacer.

Tout cela est l’œuvre d’un prêtre annamite (un Tonquinois), architecte improvisé qui, dans études préalables, conçut et fit exécuter le plan de ce bel établissement ; et delà, dit-il, pour la plus grande gloire de Dieu. « La foi transporte les montagnes. »

Disons deux mots de l’œuvre.

L’institution de la Sainte-Enfance, la plus utile, la plus morale et la plus charitable que nous ayons en Cochinchine, fut fondée en 1861 par les vertueuses et courageuses sœurs de Saint-Paul de Chartres, et placée sous le haut patronage de Sa Majesté l’impératrice des Français, la consolatrice de tant d’affligés, la mère de tant d’abandonnés ! Cet asile est ouvert non-seulement à tous les orphelins, mais encore à tous les enfants malheureux, quelle que soit la religion de leurs parents.

Les bonnes sœurs reçoivent les pauvres petits êtres abandonnés que la police, les soldats et les matelots trouvent dans leurs rondes ou dans leurs excursions, ainsi que ceux apportés, soit par un père infirme, soit par une mère veuve et privée de ressources, soit par de grands parents incapables de nourrir leurs petits enfants devenus orphelins. On a vu de pauvres petites créatures abandonnées, et sans doute bien conseillées, aller seules frapper à la porte de l’Asile. Les orphelins que fit la guerre trouvèrent les bras de la charité ouverts pour les recevoir, et les enfants des victimes de Bien-Hoa, de Baria, de Go-Cong, etc., ne furent pas délaissés. Grâce aux soins des bonnes sœurs, ces enfants sont propres et bien tenus ; tous travaillent et apprennent à lire le français et à compter. Les petites filles manient l’aiguille et sont initiées aux soins du ménage, à l’ordre et à la propreté, vertus bien rares chez les Annamites. Les petits garçons travaillent au jardin, font eux-mêmes leurs vêtements et les raccommodent. On emploie aussi leurs loisirs à la fabrication de cigares faits avec le tabac de Cochinchine.

Plus tard, quand ces enfants auront grandi, on leur fera apprendre un état capable de les mettre à même de gagner honorablement leur vie. Les jeunes filles seront libres de se retirer ou de rester dans la maison ; car la Sainte-Enfance a aussi ses novices, ses postulantes et même ses sœurs indigènes.

Outre les enfants abandonnés ou conduits par leurs parents, les dames de Saint-Paul de Chartres reçoivent des élèves qui payent leur entretien, les soins dont ils sont l’objet, et l’instruction qu’ils reçoivent. Cette école figure au budget local, pour une somme de 24,000 francs, répartie en cent bourses, ce qui augmente d’autant le nombre d’élèves. Cet établissement, sous le titre de pensionnat, est aussi ouvert aux enfants des Européens (jeunes filles) qui, pour un prix relativement modéré, recevront là des soins affectueux, une éducation morale et religieuse, une instruction élémentaire d’un certain degré, et l’enseignement des arts d’agrément.

Il nous reste à visiter un établissement qui jette sur la pensée un sombre voile de tristesse ! C’est l’asile de la souffrance, de la douleur !

Ici encore, comme partout, nous trouvons la douceur, l’abnégation sans bornes, la bienfaisance et la charité sublimes sous les cornettes blanches des bonnes sœurs, qui, toujours là, près du lit du malade , l’encouragent par de douces paroles , et calment ses souffrances et son désespoir par des soins touchants ! Quel cœur ne serait ému à l’aspect de ces femmes sublimes qui consacrent leur vie au soulagement des souffrances humaines ! Admirables et saintes filles, vrais anges de la charité, dont les mains délicates ferment les blessures physiques, tandis que leur douce voix, écho d’un cœur qui déborde, et leurs chastes regards, souvent voilés de larmes, ferment les blessures morales !


II.


Sortons maintenant de Saigon et faisons une promenade dans les environs de la ville.

En remontant la rive gauche (Nord) de l’arroyo chinois, on suit un long quai, très-peuplé, très-animé et bordé de cases de chaque côté ; celles qui se trouvent situées du côté de l’arroyo sont littéralement sur l’eau, qui y pénètre même à marée haute. Ces cases forment douze villages : Càu-ong-lành[3], Càu-mui, Càu-khom, Càu-kho, Càu-ba-tim, Càu-sao, Càu-ba-do, Càu-moï, Cho-quan, Binh-yèn, Khanh-hoï et Vinh-hôï ; ces deux derniers sont sur la rive droite de l’arroyo.

Tous ces villages sont habités par des Annamites qui, ayant fui lors de la conquête, sont revenus plus tard, titres en main, réclamer leurs propriétés. Hâtons-nous d’ajouter que l’administration française a fait droit à leurs réclamations et les a fixés à Saigon.

En France, dix au moins de ces villages prendraient, les uns, le nom de faubourgs de Saigon, et les autres celui de faubourgs de Cholen (viile chinoise), car ils relient ces deux villes.

Nous ne nous arrêterons avec complaisance qu’à l’un de ces villages, celui qui occupe à peu près le milieu, Cho-quan, riant séjour ressemblant à un vaste jardin, et dont toutes les cases sont ombragées par des tamariniers, des manguiers, des aréquiers, des cocotiers, des papayers, des bananiers, des pamplemoussiers, des pommiers-canelliers, des acajous, des orangers, des caramboliers, des jacquiers, des arbres à pain, des bignonias aux larges fleurs d’un rouge éclatant, et beaucoup d’autres arbres. Autour de leurs troncs grimpent le bétel aux feuilles d’or et de belles lianes laissant pendre des baies que la brise balance au-dessus de la tête des nombreux et bruyants enfants des deux sexes, à peu près nus, qui jouent dans ces frais jardins.

Les cases, bien tenues, clair-semées, entourées de jardins bien cultivés, communiquent entre elles par de jolis sentiers bordés d’euphorbes et d’arbustes fleuris, qui parfument, l’air et charment les yeux.

Les habitants de Cho-quan sont chrétiens, laborieux, et jouissent d’une modeste aisance relative ; ils fabriquent des soieries, des cotonnades, des articles d’orfèvrerie, de petits meubles incrustés de nacre ou fouillés à jour ; mais leur principale industrie est la fonte du cuivre, du bronze, voire même de l’or et de l’argent qu’ils transforment en bijoux.

Ce village possède une église et un vaste hôpital ; ce dernier, longtemps affecté aux malades du corps expéditionnaire, a été livré aux malades indigènes, qui trouveront là le grand air, l’aréquier et le bétel qu’ils aiment tant, et, ce qui vaut mieux encore, le dévouement, les soins empressés des sœurs de Saint-Paul de Chartres et des chirurgiens de la marine attachés à l’établissement.

Puisque nous avons quitté les bords de l’arroyo pour faire une excursion dans les jardins de Cho-quan, nous allons continuer notre route et nous diriger du côté des Mares. La pagode, que nous nommons Pagode des Mares, à cause de deux petites mares situées devant son enceinte, est connue par les indigènes sous le nom de : Pagode de la fidélité éclatante[4]. C’était une sorte de Panthéon annamite, renfermant les tablettes des grands hommes, parmi lesquelles se trouvaient celles d’un Français, matelot breton, nommé Manuel, et que les Annamites ont nommé Man-oê. Mais, depuis notre installation dans le pays, les habitants ont effacé les caractères de ces tablettes, afin que nous ne puissions pas connaître les hauts faits et les titres de ce brave marin, qui commandait la flotte de Gia-Long, dont il avait embrassé la cause. Tout ce que nous savons de notre illustre compatriote, c’est que le prince qu’il servait le récompensa dignement en lui prodiguant les titres et les honneurs, et qu’il mourut glorieusement dans un combat naval, en faisant sauter sous lui son navire, qui allait tomber entre les mains des Tay-son. Ces rebelles, on le sait, ne furent réduits qu’au commencement du dix-neuvième siècle[5].

Avant la conquête, de vieux bonzes invalides étaient chargés de l’entretien de la pagode, ainsi que des magnifiques tombeaux des grands hommes qui l’entourent. Ils devaient aussi offrir des sacrifices aux mânes de ces héros, esprits tutélaires de la Cochinchine.

Mais, hélas ! triste effet de la guerre ! cette pagode est aujourd’hui transformée en poudrière, et ses dépendances servent de casernes. Le terrain environnant, où se trouvent tant de beaux monuments funèbres, a été transformé en une prairie d’où l’artillerie tire ses fourrages, et à laquelle on a laissé ses beaux arbres, qui en font un site très-agréable. Sur les bords de la route qui traverse cette prairie et conduit de Saigon à Cholen, on remarque de grands arbres fruitiers très-rares, dont les magnifiques fruits piriformes renferment une substance gluante et claire, que l’on peut manger à l’état naturel, mais qui, cuite, donne une sorte de confiture dont le goût rappelle le miel, et dont les Annamites sont très-friands.

Autour de la pagode, des filaos chevelus, aux troncs droits et frêles, dardent vers le ciel leurs flexibles sommets. Si un léger zéphir glisse sur leurs rameaux, à travers leurs feuilles effilées, ces arbres élégants font entendre comme des soupirs ; si la brise les berce, ces soupirs se changent en murmures plaintifs, qui rappellent le bruit confus que font les petites vagues lorsqu’elles viennent mourir sur un plage unie ; mais, si le vent souffle avec violence, on entend des gémissements lugubres, semblables au bruit lointain de la mer en courroux, brisant ses vagues les unes contre les autres, ou les précipitant avec rage contre les rochers du rivage. C’est alors que les offrandes et les sacrifices redoublent dans le voisinage, car les Annamites, superstitieux, effrayés, croient entendre les plaintes, les cris et les menaces des génies que nous avons chassés de la pagode. Chacun de ces génies a sa légende plus ou moins effrayante, que les vieillards racontent le soir, couchés sur la natte, entourés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, qui écoutent en tremblant.

Une des dépendances de la pagode et la moitié de l’enclos ont été consacrées à l’établissement d’un haras, dont la direction a été confiée à un officier de cavalerie connaissant à fond la science hippique.

C’est au Nord des Mares qu’est située la vaste Plaine des Tombeaux. Quelques-uns des innombrables monuments funèbres qu’elle contient sont magnifiques ; ceux des Chinois sont généralement en forme de fer à cheval ; ceux des Annamites sont, ou des pyramides élancées, ou de jolies petites pagodes en miniature, ou enfin de modestes tombes affectant la forme grossière d’un cheval couché tout sellé. Tous ces petits édifices de la ville des morts sont construits en briques ou en terre, puis recouverts d’une couche épaisse d’une sorte de plâtre délayé dans une sève visqueuse que l’on obtient en faisant infuser dans l’eau les branches et les feuilles d’un arbre appelé cay hoïouc par les indigènes. Ce plâtre, facile à mouler, et auquel on donne une couleur brune, devient en séchant aussi dur que la brique, et imite la pierre au point de tromper à première vue[6].

Comme partout, les pauvres ont des monuments très-simples qui consistent en tumulus affectant la forme de pyramides tronquées, sur lesquelles on simule une ou plusieurs tombes, suivant que ces tumulus recouvrent les restes d’une ou de plusieurs personnes. Nous avons compté jusqu’à dix petites tombes sur la base supérieure d’un de ces troncs de pyramides.

À côté de ces monuments, on rencontre parfois des cadavres à peine recouverts d’un peu de terre ; quelquefois même le cercueil est apparent et, chose qui n’a pas de nom, effondré. On avait sans doute déposé ces cercueils avec l’intention de les couvrir d’un tumulus, mais la guerre a fait périr ou fuir les parents des défunts.

Cet immense cimetière est très-renommé et c’est un honneur que d’y être enterré ; il reçoit non-seulement les morts de la contrée, mais encore ceux des provinces voisines qui, avant de mourir, ont choisi ce lieu de sépulture. Ce choix occupe beaucoup les Annamites ; il y en a même qui veulent mourir là où ils désirent être enterrés. Parmi les tombeaux rôdent des troupeaux de vautours, animaux immondes que la nature semble avoir créés pour débarrasser le sol des immondices et des cadavres, et qui remplissent parfaitement la haute mission d’hygiène et de salubrité publiques qui leur a été dévolue.

Cette plaine est traversée par deux routes assez fréquentées ; une partie sert de champ de manœuvre aux troupes de la garnison de Saigon.

Le plateau situé entre Saigon, l’arroyo de l’Avalanche et la plaine des tombeaux, est occupé par plusieurs villages ; celui de Yong-Guiton, situé à l’intersection du boulevard Chasseloup-Laubat et de la route de Tong-kéou ; ceux de Phu-hoa, Han-hoa, Hiep-hoa, groupés près du troisième pont de l’Avalanche qui les fait communiquer avec le grand village de Phu-nhuàn ; celui de Banian, situé tout près de Saigon, à quelques centaines de mètres de la citadelle ; enfin le village de Tourane, élevé par des chrétiens qui, lors de l’évacuation du port de Tourane, ont suivi les Français à Saigon, et ont reçu des terres sur lequel ils ont bâti ce village auquel ils ont donné le nom de la patrie absente. Ces infortunés n’ont cessé de nous être dévoués et utiles ; ils sont énergiques, habiles, et fournissent de nombreux travailleurs aux établissements de la ville.

Les autres villages cités sont aussi habités en grande partie par de pauvres indigènes de l’intérieur que la guerre a forcés de venir se réfugier autour de nous.

Près du village de Tourane se trouve le cimetière des Français, autre Plaine des Tombeaux, où reposent déjà tant de nos frères d’armes !

La plaine de Saigon est riante ; de grands arbres, échappés à la cognée de nos soldats, en font une promenade très-agréable, surtout dans les premiers mois de l’année, alors que les faux flamboyants (genre Erythrina), dépourvus de feuilles, couverts de fleurs d’un rouge vif, en grandes panicules dressées, charment la vue par leurs dômes de feu. À cette époque de l’année, les environs de la pagode Barbet[7], qui touche à Saigon, sont magnifiques. Le plus beau Banian (figuier des Banians) que j’aie vu en Cochinchine est sans contredit celui qui se trouve près de Saigon, à côté du village du Banian, auquel il donne son nom, sur la route qui conduit au village de Binh-hoa, par le deuxième pont de l’Avalanche. Le tronc de cet arbre majestueux est formé d’un grand nombre de tiges soudées ensemble ; et, comme si les racines de ce tronc ne suffisaient pas à l’entretien de son vaste dôme, des tiges droites, partant des principales branches, tombent verticalement et viennent s’implanter dans le sol pour y prendre racine et y puiser les sucs supplémentaires nécessaires au géant. Ces tiges, qui ressemblent à d’élégantes et sveltes colonnes, forment des portiques, des couloirs frais et ombreux, où on aimerait à se retirer pour respirer à l’abri des rayons d’un soleil impitoyable, si ce n’étaient les nombreux reptiles qui y ont élu domicile.

Ce bel arbre est animé par des pigeons verts qui viennent en becqueter les baies (les figues), et que nos chasseurs, assis sous un tamarinier voisin, tuent sans fatigue comme sans pitié.

Près de ce colossal représentant de la végétation cochinchinoise s’élèvent quelques banians, d’une autre espèce, dont les indigènes mangent les feuilles. Ces arbres, dépourvus de verdure, présentent un aspect des plus tristes.

En traversant l’arroyo de l’Avalanche par le premier pont, on rencontre le village de Phu-mi, à l’entrée de la route de Bien-hoa, puis, en remontant la rive gauche du même cours d’eau, on débouche dans une grande, belle et fertile plaine, remarquablement bien cultivée : c’est la plaine du Go-viap. Rien dans les environs de Saigon n’est aussi animé que ce coin de terre : ici ce sont des travailleurs qui, presque nus, se traînent sur le sol en arrachant les arachides, et qui, costume à part, rappellent nos cultivateurs récoltant leurs pommes de terre ; là, des jardiniers qui arrosent les légumes destinés au marché de Saigon, et des cultivateurs qui soignent le coton et le murier[8]. Enfin on rencontre dans tous les sentiers des hommes, des femmes et même des enfants ployant sous le poids des denrées qu’ils portent soit à Saigon, soit au village considérable du Go-viap, grand marché de cette riche contrée, que l’on ne traverse que le mouchoir sous le nez, à cause de la forte odeur de poisson salé et de nuoc-mam qu’exhale chaque cabane. En continuant la promenade, on aperçoit de belles plantations de tabac, objet de soins tout particuliers de la part des Annamites, qui consacrent une grande partie de la journée à arroser cette plante. Chaque champ a son puits à balancier, semblable à ceux que l’on rencontre en France, dans nos villages champenois, bourguignons ou lorrains. Ces balanciers, presque continuellement en mouvement, donnent à la plaine une grande animation.

À côté des plantations, paissent des troupeaux d’énormes buffles, à tête large, armée de longues cornes bien plantées et formant un grand croissant. A la vue des Européens, ces colosses, renversant la tête en arrière, allongeant le cou et tendant le muffle en avant, regardent d’un air étonné, en soufflant avec colère. Quelquefois ils se ruent sur l’étranger et le blessent ou le tuent à coups de cornes. Cependant ces animaux sont assez doux avec les Annamites, et un enfant, âgé de douze à quinze ans, suffit à la garde d’un troupeau.

De tous les points de la plaine, on entend le chant du merle gris, ami du cultivateur, qu’il suit à distance, en se régalant des vers que celui-ci déterre ; le chant de l’alouette, virtuose aérien, qui semble quitter la terre pour aller habiter un ciel qui, dans la saison sèche, est d’une incomparable pureté et verse sur la terre qu’il féconde des flots d’éblouissante lumière.

À quelques kilomètres de Saigon se trouve une jolie pagode, agréablement située au milieu d’un charmant bosquet, rendez-vous habituel des promeneurs. Ce monument a été élevé par ordre de l’empereur Gia-long en l’honneur de Mgr Georges Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran et vicaire apostolique de la Basse-Cochinchine, et renferme les restes mortels de cet homme éminent qui jeta les premiers fondements de notre domination dans le pays.

L’histoire de ce prélat, chez qui la pratique des vertus évangéliques et le zèle apostolique n’amortirent jamais l’amour de la patrie, n’est pas assez connue en France, et nous ne pouvons résister au désir d’en dire quelques mots, en attendant qu’une plume plus autorisée que la nôtre sauve de l’oubli une si belle vie.

Georges Pigneau de Béhaine naquit en 1741, dans un village des environs de Laon. Il arriva en Cochinchine en 1767, et fut nommé plus tard évêque d’Adran et vicaire apostolique de la Basse-Cochinchine, pays dont la destinée était de devenir français. Mgr d’Adran devint l’ami et le conseiller intime de Gia-long, alors que ce prince, chassé par les rebelles Tay-son, errait dans les îles du golfe de Siam. Il engagea fortement son royal ami à solliciter l’appui de la cour de Versailles, et s’offrit à aller lui-même en France pour y négocier un traité d’alliance offensive et défensive entre Louis XVI et Gia-long. Il partit, en effet, accompagné du prince royal, et signa, au nom du monarque annamite, un traité en vertu duquel la France devait envoyer quatre frégates et mille six cents hommes au secours de celui-ci, qui, en retour, cédait à la France l’île de Poulo-Condor, le port de Tourane, et autorisait les Français à fonder sur le continent cochinchinois tous les établissements utiles à leur navigation et à leur commerce ; il leur accordait en outre une entière liberté, de commerce, de circulation, etc.

Mais, comme on le sait, le mauvais vouloir du comte de Conway, alors gouverneur des établissements français dans l’Inde, et les événements de 1789 ont empêché de donner suite à ce traité.

Cependant Mgr d’Adran avait quitté la France et s’était rendu dans l’Inde, où il attendait les secours promis ; il les demanda du comte de Conway d’abord, qui éluda la question, puis à la cour de Versailles, qui lui répondit : « Le roi a décidé que l’expédition de Cochinchine n’aurait pas lieu. »

Ce manque de parole de la part du gouvernement français attrista, humilia même le prélat, mais ne le découragea pas. Avec quelques officiers français et un certain nombre de matelots volontaires engagés dans l’Inde, il monta un bâtiment de commerce, se présenta devant Saigon et jeta l’épouvante parmi les troupes des Tay-son, en répandant le bruit que les soldats qu’il menait avec lui n’étaient que l’avant-garde des troupes nombreuses que le roi de France envoyait pour exterminer les rebelles.

Les troupes de Gia-long, organisées par les soins des officiers français arrivés avec le prélat, prirent l’offensive, pénétrèrent jusqu’à Hué et rétablirent l’autorité royale.

Alors Mgr d’Adran, aidé de ses compatriotes, introduisit dans le royaume d’Annam cette administration toute française dont s’étonnèrent tant nos compatriotes qui ont fait la conquête de la Basse-Cochinchine, et qui trouvèrent là toute notre hiérarchie municipale, depuis le maire et les conseillers municipaux jusqu’au préfet.

Après plusieurs succès éclatants, le parti des Tay-son fut entièrement détruit (1802). Mais l’illustre évêque qui avait tant contribué à asseoir Gia-long sur le trône de ses ancêtres, ne put voir le couronnement de son œuvre. Il mourut en 1799, entouré de l’estime et de l’admiration générales. Le roi, accompagné de la famille royale, alla le visiter pendant sa maladie, et, après sa mort, le pleura comme on pleure un père ; il assista, ainsi que sa mère, la reine, ses sœurs et ses concubines[9], aux funérailles de son excellent ami et sage conseiller. Chrétiens et idolâtres accoururent en foule autour de celui que les uns et les autres appelaient leur bon père.

Les obsèques furent toutes royales, et le corps du digne apôtre fut, conformément à sa dernière volonté, enterré dans un jardin qu’il possédait dans les environs de Saigon. C’est dans ce jardin même, et sur le tombeau du prélat, que Gia-long lui fit élever la pagode actuelle, où se trouvent des tablettes exaltant ses mérites, ses talents, les services qu’il rendit au pays, rappelant l’amitié qui l’unissait au roi, et énumérant ses titres, parmi lesquels on distingue la première dignité après la royauté, le titre d’instituteur du prince royal, et le surnom d’accompli.

C’est surtout pendant la saison sèche, alors qu’il y a chaque nuit illumination au ciel, qu’il faut aller visiter ce délicieux jardin, où reposent les restes d’un illustre enfant de la France, et revenir à Saigon à travers la Plaine des Tombeaux, à la clarté des étoiles, par une de ces belles soirées, calmes et douces, pendant lesquelles des bruits monotones, mystérieux et vagues, bercent et font rêver si agréablement le promeneur.

Cholen, que l’on désigne souvent sous le nom de Ville Chinoise, était comprise, tout récemment encore, dans l’immense périmètre que l’on avait tracé comme limites de Saigon. Mais on a dû modifier le plan d’une ville qui devait, croyait-on, contenir 500,000 habitants, et le réduire à des proportions plus modestes.

La ville de Cholen en ayant été distraite, a maintenant sa municipalité et son administration particulières. Elle communique avec Saigon par trois routes : l’arroyo chinois, la route proprement dite, et le boulevard Chasseloup-Laubat.

Quiconque n’a pas vu Cholen depuis deux ans est agréablement surpris en trouvant, au lieu d’une cité boueuse, aux rues étroites et fétides, une ville nouvelle ayant su conserver son cachet oriental, avec des rues larges pour la plupart, et de jolis quais bordés de maisons aux murs blancs ou peints, aux toits rouges, quelques-unes à plusieurs étages, toutes originalement ornées de dessins variés, aux couleurs éclatantes, se mariant parfaitement avec les lanternes chinoises, les banderoles, les guirlandes et les enseignes des diverses corporations, chargées d’inscriptions en caractères dorés, qui flottent attachées à de grands mâts surmontés de tiges de bambous. Il faut aux Chinois beaucoup de brillant, beaucoup d’éclat. Du reste, ils ne reculent pas devant la dépense : certains négociants, plusieurs fois millionnaires, sacrifient volontiers bon nombre de piastres à la représentation ; et si leur ville a aujourd’hui un aspect si riant, c’est grâce sans doute à l’initiative et à l’intelligente direction de l’inspecteur des affaires chinoises ; mais c’est grâce aussi, et surtout aux sacrifices énormes que ces marchands intelligents, gens d’esprit et de pratique, ont su s’imposer. Beaucoup d’entre eux ont spontanément proposé de démolir leurs vieilles masures pour construire de jolis magasins, et offert de l’argent pour ouvrir ces belles rues et ces beaux quais qui charment les visiteurs.

Rien n’est plus pittoresque que le canal qui traverse la ville chinoise. 11 est constamment couvert d’embarcations, que des hommes, des femmes et des enfants habitent pêle-mêle. Leur barque est leur seule demeure.

Comme nous l’avons dit plus haut, Cholen, malgré ses embellissements, a conservé son cachet chinois, sa physionomie orientale, sa couleur locale, enfin. On y trouve encore un grand nombre de pagodes, avec leurs idoles, leurs monstres hideux et leurs inscriptions, que je suis désolé de ne pouvoir déchiffrer. Il est curieux de voir l’Occident, représenté par nos soldats insouciants, rire de bon cœur devant un gros Bouddha joufflu, qui, couché paresseusement, semble symboliser l’Orient. Presque toutes ces pagodes sont abandonnées et servent d’habitations à des chauve-souris (roussettes), énormes vampires parfaitement inoffensifs, malgré le nom sinistre qu’ils portent.

Parmi les monuments de Cholen, il faut citer la Grande Pagode, chef-d’œuvre du genre, dédiée à la déesse Kwang-chiu Way-quan, patronne des navigateurs et des voyageurs. Nous ne dirons pas : « Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales », mais nous dirons que l’on trouve dans l’intérieur de curieux décors, des peintures et des statues très-originales, dont quelques-unes grotesques : un gros Bouddha en bronze doré, une gigantesque déesse, des statuettes en grand nombre, des inscriptions dorées, un plafond à fresque, des frises et des bas-reliefs qui méritent d’être étudiés, surtout ceux de l’extérieur, en terre artistement moulée, cuite, vernie et coloriée, représentant des montagnes, 550 des arbres, des fleurs, des papillons, des insectes, des oiseaux, des palais, des pagodes, des personnages bizarres, affectant toutes les poses, depuis celles du repos et de la table jusqu’à celle du combat, soit à pied, soit à cheval ; des monstres, des dragons et autres animaux horribles et fantastiques, tels que l’imagination européenne la plus vive n’en a jamais rêvés ; des démons à tête hideuse, aux membres difformes, disposés de la façon la plus bizarre, affectant des attitudes singulières. Enfin ce curieux spécimen de l’architecture chinoise est digne en tous points de l’attention des archéologues, et mérite certainement les honneurs d’une étude spéciale faite par un homme compétent.

En voyant les nombreux malheureux qui mendient à la porte de ce monument, on regrette l’absence d’un hôpital. Les Chinois qui possèdent au plus haut degré l’esprit d’association, de coalition, qui ont su inventer les monts-de-piété et la banque, n’ont pas encore su organiser des hôpitaux. C’est que cette institution découle d’une vertu éminemment chrétienne : la charité. On s’occupe actuellement de la construction d’un hôpital.

Une chose qu’il ne faut pas omettre de classer parmi les curiosités utiles de la Ville Chinoise, c’est le puits renommé, connu sous le nom de Puits de l'évêque d’Adran, qui est creusé au milieu de l’arroyo, et dont l’excellente eau est transportée par des barques dans toute la partie S.-O. de la province de Saigon, et quelquefois même jusqu’à Mitho. Ce puits parait être un îlot, une motte de terre couverte de verdure et flottant sur l’eau. Il est constamment entouré de barques faisant leur provision pour aller apaiser la soif de ceux qui, habitant les plaines basses et marécageuses, n’ont pas d’eau potable.

Cholen compte environ 40,000 habitants, parmi lesquels ne se trouve pas un seul catholique. Presque tous sont commerçants ou ouvriers ; mais ce sont les Chinois qui ont le monopole du haut commerce, non seulement de Saigon, mais encore de toute la Cochinchine. Ils se préparent même à soutenir la concurrence que les Européens pourraient leur faire ; et c’est dans ce but qu’ils ont commandé en France plusieurs petits bateaux à vapeur. Comme on le voit, ces négociants, non-seulement se prêtent à toutes les mesures concernant leur petite cité, mais ils se plient aussi, avec une surprenante facilité et une rare intelligence, à nos idées, à notre civilisation. Ils se montrent très-attachés aux destinées et aux intérêts de notre jeune colonie. Celle-ci peut compter sur leur concours sérieux et sur leur dévouement, car son avenir est aussi le leur. L’établissement de cette colonie chinoise ne date pas seulement de notre installation en Cochinchine ; il remonte à la fin du dix-septième siècle. A cette époque, des Chinois restés fidèles à la dynastie des Ming, et voulant se soustraire à la domination des Tsing, furent autorisés par le roi d’Annam à aller s’établir dans la province de Gia-dinh (Saigon), nouvellement conquise sur les Cambodgiens. Ils choisirent l’ile de Cou-lao-pho, près de Bien-hoa. Cette île prospéra rapidement entre leurs mains, et bientôt la nouvelle colonie fournit la soie et le coton, tissés et teints, aux Annamites, peu habiles alors à la culture du mûrier et du coton, ainsi qu’aux arts de tisser et de teindre.

La révolte des Tay-son vint troubler cette prospérité, et les colons durent se retirer sur le territoire de Saigon, où ils fondèrent la ville de Cholen, dont l’importance commerciale augmenta de jour en jour sous la direction de ses habiles fondateurs, qui bientôt appelèrent à eux leurs compatriotes.

Une partie de ces colons se renouvelle périodiquement ; mais quelques-uns sont attachés à la ville depuis longtemps déjà et ne songent point à la quitter ; la vieillesse seule les détermine à retourner en Chine. En attendant, ils vivent loin de leurs familles, loin de leurs femmes, car aucun d’eux n’amène la sienne en Cochinchine ; c’est pour cela qu’il y a à Cholen tant de métis chinois-annamites (Minh-huong). Si la mort les surprend loin de la patrie, presque tous font transporter leurs restes mortels dans leur pays, afin de n’être pas privés du culte que les vivants rendent aux morts.

Les Chinois ont importé en Cochinchine leurs mœurs et leur religion, de sorte qu’il n’est pas absolument nécessaire d’aller en Chine pour étudier les habitants de l’empire du Milieu.

Près de Cholen se trouvent la pagode des Clochetons et le petit fortin de Cai-maï : deux noms cités dans la relation de la bataille de Ki-hoa.

Le fort de Caï-maï doit son nom à un arbre donnant des fleurs dont l’odeur agréable rappelle l’odeur de la violette. Avant notre arrivée dans le pays, les jeunes filles et les jeunes garçons (particulièrement les étudiants) se réunissaient sous son ombrage pour faire des offrandes au Bouddha, chanter des chansons d’amour et joncher le sol de fleurs de lotus et de nénuphar.

Nous nous arrêterons ici, car, pour nous étendre davantage, il faudrait décrire toute notre colonie, toute notre France asiatique, qui ne pourrait que gagner à être connue.

P.-C. Richard,
Lieutenant d’artillerie de la marine et des colonies.

  1. Sorte de saumure faite avec du poisson pourri et servant à épicer les mets annamites.
  2. Une grande frégate, la Persévérante, a été mise dans ce dock flottant le 8 août dernier.
  3. Càu, mot annamite qui signifie pont.
  4. L’enclos des mares renferme deux pagodes, l’une dite Hôi-dong, et l’autre Huin-cong-than, mais il n’est question ici que de cette dernière.
  5. Dans la 1re année du 69e cycle chinois (le cycle chinois est de 60 ans), qui finit le 7 février 1864.
  6. On se sert avec succès de cette substance pour parqueter les maisons.
  7. Pagode Khai-tù-ô-ng (aurore des présages), élevée par ordre de Minh-mang, fils et successeur de Gia-long, sur l’emplacement même qu’occupait une case où il est né, dans un carrefour, près de la citadelle, pendant la guerre des Tay-son. C’est près de cette pagode que le capitaine Barbet a été assassiné. De là son nom actuel.
  8. La soie du Go-viap étant de très-bonne qualité pourrait devenir la source d’une industrie lucrative.
  9. Le titre de concubine n’a rien de déshonorant en Cochinchine. (P. C, R.)