Sabbat (1923)/L’insatiable

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J. Ferenczi et Fils (p. 199-206).

L’INSATIABLE

Tu connais l’église qui est bâtie dans un coin de mon âme — n’est-ce pas ? — la lugubre et somptueuse et ravissante célébration de ses rites.

Mon regard a gardé, des reliquaires contemplés, la sombre et précieuse lumière de l’or qui vieillit dans le silence et l’odeur du Dieu cloîtré.

Entre dans cette basilique. Il me plaît d’ouvrir, avec toi, ses portes de terreur et de miséricorde, de te montrer la rose et le démon des alliances ingénues et terribles. L’encens nourrit les péchés grotesques et punis, l’indécence des Gargouilles grimace auprès des Anges qui portent le flambeau, le sceptre, le missel ou la clef… Chacune des perles des lampadaires est grelottante d’une petite source triste, les ostensoirs sont pareils à des soleils ravagés, et, sur les murs qui sentent le moisi et la myrrhe, adore la pourpre doublée de luxure des silencieux Princes romains.

Touche ces chapes funéraires. Des siècles en ont augmenté l’horreur en la flétrissant… Ouvre ces missels sur lesquels a pesé l’ombre des moines pourris de patience et d’orgueil. Je suis effrayée par l’encre épaisse et pâlie qui les couvre plus que par toute l’écriture stellaire.

Regarde ces vitraux bleus comme un printemps de l’âme, rouges comme une blessure du cœur, violets comme une salutation de l’esprit.

Adore l’or qu’allume un brasier de supplications blanches.

Écoute : l’heure sonne dans la tour de la basilique… Et pense à l’éternité à cause de cette voix d’argent qui se tait si vite.

Ah ! délectation religieuse de mon esprit damné !

…Je sais qu’une pâmoison pire que celle qui nous vient des musiques charnelles, dans les lits tout sonores d’enfer, sera la mienne quand je verrai s’accomplir, au-dessus des lutrins massifs, dans les verrières haïssables de suavité céleste, la Nativité, l’Ascension, la visite d’Anne à Élisabeth.

Silence.

Satan n’habite que la sainteté des choses. Et c’est justice que notre avidité mentale qui est si formidable ne s’apaise un peu qu’en dévorant le cœur des Séraphins.

T’ai-je montré ma sainte Thérèse ? Comme elle me ressemble, parfois, cette maudite qui n’est que pénitence, voiles noirs, sombres regards, soupirs intérieurs, poitrine de braise, flancs inféconds et chastes, figure étroite et bandée de blanc !

Vois-tu, il n’y a que les damnés qui soient vraiment amoureux de Dieu.

Mais la paix ne vient pas. En vain, ferions-nous ruisseler tout le fleuve des orgues dans la rigole qu’habitent les morts… En vain, jetterions-nous toute l’allégresse aérienne des cloches dans l’humidité souterraine où gémit Pascal…

Allons ailleurs… Allons ailleurs… Je hais cette Église. Qui l’a édifiée dans mon âme païenne ? Voyons, qui a donné la funeste sensualité de l’âme à ce petit dieu cornu que je suis si souvent ? Qui l’a baptisé, ce chèvre-pied ?…

Pourquoi suis-je, parfois, ce mélancolique soleil catholique que la volupté a amoindri d’un rayon et augmenté d’une blessure ?…

Allons ailleurs…

Miracle soudain ! Mon visage est rose du sang joyeux et pur qui le pique de ses mille aiguillons dans sa lumière fleurie. N’est-ce pas que le soleil se porte bien ? N’est-ce pas que la forêt mutilée recommence toujours ses branches ? N’est-ce pas que je n’ai point la main immatérielle et flétrie d’une femme qui n’est qu’un serviteur de Dieu ? N’est-ce pas que mon âme c’est mon corps qui est jeune, qui est beau, vers lequel afflue la vie par toutes les veines de la création ?

Ah ! fuyons l’Église où les pécheurs s’accusent, dans le raffinement abominable, et flagellent leurs fautes pour les entendre crier, autour d’eux, comme des bêtes non soumises et des filles de colère.

Que la joie vient vite à ceux qui ne veulent qu’elle !

Regarde-moi : dans ma séduction, mon âme trempe à peine le bout de l’aile. Ainsi l’hirondelle rapide dans le lac clair.

J’apprends qu’il est des cœurs qui battent plus vite et plus amoureusement à l’odeur du pain, des chevreaux qui suivent leur mère, des petits enfants qui veulent saisir dans leur main l’éclat de rire du soleil, des ruisseaux qui tombent l’un dans l’autre, dans un éblouissement de colliers confondus et de lumière partagée, des abeilles qui vont du buisson à la treille et qui ne savent jamais de quoi elles sont le plus soûles : de la rose ou du raisin.

Colombes qui ouvrez votre aile pour dire oui, chèvres qui avancez, au travers des herbes amères, votre tête aride et méchante pour dire oui, biches qui faites trembler la feuillée en disant oui, lionnes dont les flancs battent dans les brûlants déserts de l’instinct, saluez, en moi, la petite brute têtue et ardemment perfide qui ne cesse pas de crier : « Non ! » même sous le rythme qui rappelle le blé qu’on sème, la moisson qu’on fauche, la maison qu’on sape, la mer qu’on frappe, la forêt qu’on abat.

La faim, la soif, la santé, le désir sont les désespoirs enivrés du corps.

Console-moi.

Heureuse la nudité qui peut se parer d’une rose ! Heureux le sein auquel peut adhérer la perfection de la coupe vide ! Heureuse la hanche qui répète la courbe de l’amphore, la lèvre qui veut en avoir la destination sacrée !

Mais, avant de me dévêtir, je songe — Ah ! première révolte des chevelures au soleil ! — Je me vois quand j’étais petite. Je portais, dans ma robe de baby, la promesse de l’éclosion future. Je possédais, déjà, la fierté, l’assurance de la femme qui sait, pendant toute son existence, qu’elle est cette énigme que les plus vrais de ses regards ne trahiront jamais.

J’avais la vie pour attendre la vie. Je devinais que je grandissais vers toi, pour toi, ô Inconnu, Étranger, Ennemi !… Frère en solitude et tourment…

Je pressentais que j’employais ma santé d’enfant à me faire une santé plus forte, plus définitive, plus troublante, plus particulière, une santé de seins robustes, de joues amoureuses, de ventre rond, de jambes hardies, de bouche souriante, affamée et tendre.

Mais il y a après… Et la pluie qui tombe, quelquefois, dans l’assouvissement, sur la vitre de Novembre. Dieu !… Il y a les rancœurs qui s’éveillent, sous les rideaux fermés, et la fermentation de l’esprit qui est insupportable aux narines délicates.

Pas cela… Autre chose… Quoi ?

La méditation dans l’Église est maudite pour moi car ce Dieu qui ne me séduit qu’en raison de ses fastes voluptueux m’égare, et je suis, au fond, trop religieuse et trop honnête pour confondre la foi et la poésie, la sensualité et la prière, la gloire du Seigneur et cette Damnation qui fit toujours, pour moi, les verrières animées comme mille comètes rouges, comme mille étoiles violettes, comme mille soleils sertis par la science des Asmodées et par la langueur ineffable des Lucifers aux yeux trop bleus…

La frénésie de la joie mène à l’autre qui a une fin et — excuse-moi ! — cette odeur de sueur et de fatigue que je n’ai jamais pu pardonner aux trimardeurs.

Peut-on se lever joyeux d’une couche souillée et se sentir encore poète ? Non. La volupté doit descendre de l’âme comme une divinité qui sourit à son sacrifice. Mais, écoute : elle doit y remonter avant que le couteau ait été plongé dans sa gorge et que ses entrailles fument sur l’autel brutal et brûlant.

Je l’admets comme une Annonciation mystérieuse… Comme l’espérance que nous poursuivons, à jamais, d’une sandale verte, dans les prés émerveillés du soir…

Elle doit être le festin servi, mais pas la table renversée… Le breuvage offert, mais pas l’amphore gisante. La rose que les danseurs ne piétinèrent pas.

Non ! Ce n’est pas la possession que ces corps enlacés d’où émanent, à l’instant détestable, le musc et la haine des bêtes félines. Non ! Ce n’est pas l’ivresse ces lèvres qui se baisent, mais s’injurient tout bas…

Le plaisir a je ne sais quelle médiocrité canaille de coiffeur empesté de jasmin. Et vous pouvez me donner, ô faubourgs, votre orgue de Barbarie et votre printemps élégiaque, je n’en oublierai pas votre poussière et vos boîtes à ordures, car — despotisme de nos pressentiments ou de nos réminiscences ! — le plaisir, ce sera, toujours, pour moi, la chambre garnie dans un quartier suburbain.

Ah ! le couple ! Si nous voulons être édifiés, approchons-nous de lui. Pour ma part, ne suis-je pas, en sa présence, incommodée jusqu’au malaise par ce mensonge si vénéneux qu’il se trahit par son odeur ? Ainsi, ces fleurs empoisonnées qui vivent entre deux pierres.

Les plus purs des amants, ce sont encore ceux qui se pourvoient de vengeance à bon marché : mort aux rats et vitriol…

Mais, dis, qui a vu l’amour dans ce monde ? En toute sincérité, pas moi.

J’ai préféré, à nos caresses, le vol de nos courlis voyageurs, et, à nos baisers, le sceau parfumé de la fleur sur le printemps. Et, aussi, à ta présence — ne souris pas ! — ton ange invisible qui ne me quitte plus.

J’ai le sens et le goût du bonheur, moi, et je sais qu’il n’est possible que par l’âme.

Loi flamboyante des Archanges ! Vous nous défendez du désir par le glaive, mais vous nous ravissez, dans l’Amour, par la lyre sept fois accordée.

« Ma mie, m’a-t-elle murmuré, chaque fois, après la triste étreinte, viens-tu ?… » Et n’aie pas peur, mon enfant, et bénis-moi quand, appuyant ma tête rayonnante contre ton cœur, alors que le silence est posé près de nous comme la coupe suprême de la dernière nuit, je tends nos mains enlacées à Celle qui ne cesse pas de me dire : « Viens-tu, ma mie ?… Viens-tu ?… »