Sabbat (1923)/La nuit de l’ermite

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J. Ferenczi et Fils (p. 170-173).

LA NUIT DE L’ERMITE

— Que dit-il ?

— Il dit : « Va-t’en ! »

— À qui ?

— À une Ombre qui lui répond : « On ne chasse que ceux qui sont chez vous. »

— Il pleure.

— Il crie : « Va-t’en ! » encore, et, pourtant, que vois-tu ?

— Une besace, au mur ; une écuelle, sur la table ; une litière de feuilles sèches où l’Ermite est couché.

— Couché ? Ah ! Ah ! Il danse, partout, l’Ermite, et jusque dans la cheminée avec la hulotte, et jusque sur ce croûton de pain avec la souris vorace, et jusque devant la lune avec le blanc péché du désespoir. Tu aperçois un pauvre corps étendu, mais regarde : de la blessure que lui fit, au côté, le cilice pénitent, qu’est-ce qui s’échappe ?

— Des larmes d’or. En vérité, des larmes or…

— Cléopâtre eût pu les pleurer et Madeleine les pleura.

— De ce sein flétri, qu’est-ce qui s’élève ?

— Une rose, en vérité, une rose…

— Entr’ouvre-la.

— Un grand œil de braise ne cesse pas de s’y fermer et de s’y ouvrir…

— Je te défends de regarder le mien.

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur, car le rossignol a une cagoule brune, mais quelle voix ! Car la cruche est en grès, froide et pauvre, mais, de son goulot, coule, inépuisablement, — ô vision plus tentatrice que toutes ! — l’eau du Jourdain, l’eau pure par excellence, distribuée par la main mortelle de l’apôtre, une main calleuse, humble et grande… L’Ermite est troublé à cause de cette main.

— Comment ?

— Tout simplement parce qu’il la contemple dans son animalité passionnée et triste. Il n’en faut pas davantage pour être grandement coupable et grandement damné. N’as-tu jamais, toi, désespéré de ton âme à cause d’une main ?

— J’en vois une, souvent, immobile dans les ténèbres. À ses doigts, sauf à l’index, étincelle, en guise d’ongle, un diamant aigu, mais je ne peux jamais connaître ce que le doigt indicateur, à son extrémité, a comme symbole. Il reste dans l’ombre.

— Je te défends de regarder le mien.

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur. Il aperçoit sa ruche, à travers les volets clos. Elle est coiffée d’un soleil fatigué et doux, et rien de plus dissolvant, pour l’esprit, que de surprendre la langueur des audaces rayonnantes. Ne frémis-tu jamais, non quand les cymbales chantent, mais lorsque, dans un coin, elles sont là à attendre ou, peut-être, à désespérer ?…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elles pensent qu’elles ne seront, sans fin, que du pauvre bruit… Et, pourtant, l’âme des orages les habite.

Je te défends de regarder mes mains qui, parfois, font s’exalter vainement les cymbales…

— J’ai peur.

— L’Ermite, aussi, a peur. « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » Il veut chasser ainsi, avec l’Ombre sans nom, la poussière du sol, la corne du fagot, les racines qu’il a fait bouillir pour les manger à l’aube, heure où le péché grelotte, sous la croix du chemin, la bure mouillée à l’épaule, pèlerin contredit, égaré… Il veut chasser, ainsi, ces quelques châtaignes dont l’une garde la coque verte, piquante, amère, et cette sandale qu’égratigne la ronce, et ce clou qu’il a planté dans sa main par imitation sacrilège et sainte, et ce liseron qui se plaint, à sa porte, plus innocent qu’un soupir de chérubin… — Je te défends d’écouter mon soupir — « Va-t’en, murmure l’Ermite, va-t-en ! » Sais-tu ce qu’il a entrevu, cette après-midi ? Une chèvre, une belle chèvre grise comme la poussière et comme la misère et coiffée de chèvrefeuille, entre le soleil et le roc… « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » Sais-tu ce qui a sangloté quand il a passé ? Une compagnie de cailles… « Va-t’en, dit-il, va-t’en ! » au sanglot qui a plus ému le blé que ne le fera la faucille. Sais-tu à quoi il pense maintenant ? À la fumée de son toit, et il se voile la face. Ceux qui ne sont jamais envahis et tourmentés à cause de la fumée et de sa ceinture légère, sont, en vérité, indignes de moi.

Souris, ma fille, souris, mais je te défends de regarder ma ceinture…

L’Ermite, à présent, rêve d’une chasuble d’or et voit, braise forcenée et ravissante, son cœur brûler dans l’encens, pour la gloire de Dieu. — Ah ! ah ! — Je plante, dans son front, l’améthyste romaine, et le coupable mystère papal rit dans ses yeux maudits. Jamais il ne fut plus à moi, mais je le préfère avec son froc déteint.

— Je l’emporte — regarde ! — je l’emporte…

— Pourquoi ? Il ne pèche jamais, cet homme.

— Jamais. C’est pour cela que je l’emporte, ce grand désespéré. J’en ai de moindres : ceux qui succombent — Ah ! ah ! — J’en ai de pires : ceux qui ne sont jamais tentés. — Ah ! ah ! — Que ne donneraient-ils pas, dans la longue monotonie monacale, pour voir, sur le mur blanc, danser une ombre ? Pour voir, au chapelet de buis, s’enrouler le serpent ?

Je te défends de regarder mon chapelet.