Sabbat (1923)/La pauvre petite sorcière

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J. Ferenczi et Fils (p. 275-285).

LA PAUVRE PETITE SORCIÈRE

En robe de tous les jours, assise sur le seuil de sa caverne sombre. Elle a, au creux de la main, une coque de noisette et elle la regarde tristement.

Toujours les âmes qui s’en vont, qu’elles soient celle du fruit boisé, de la rose légère ou de l’amoureuse qui va remplir sa coupe à la dernière fontaine.

Toujours, cette plainte, toujours ! La plus pathétique, c’est la plainte que les morts ajoutent au chant des courtilières, dans les profondeurs souterraines.

Toujours cet appel du départ, toujours ! Le plus mystérieux, c’est l’appel qui tombe de la voix des courlis quand la forêt sent le marécage et la pluie d’octobre.

Ah ! que la pauvre petite sorcière a mal à son cœur sauvage ! C’est par l’instinct qu’on se montre si compréhensive, quand on n’est qu’une pauvre petite sorcière, et, vraiment, les âmes innocentes ont beaucoup à consoler, ici-bas…

Tout le monde ne voit pas le deuil de la forêt lorsque la biche tombe et pleure de quitter la feuillée où les faons dansent pour la lune d’or sombre des fins d’été. Tout le monde n’entend pas, lorsque le plein silence nocturne se fait, le cri des grandes heures véhémentes qui tiennent la cognée, le marteau ou le glaive. Tout le monde ne pense pas aux retours lâches et méchants de la vie, à la vengeance aux dents serrées de cette gueuse occupée, sans fin, aux mauvaises besognes…

Ah ! tout le monde n’a pas, devant les yeux, le visage de l’Amour ingrat qui est plus amer à regarder qu’un champ d’ossements sous la lune.

Et la pauvre petite sorcière qui s’appuie à un arbre mort désire perdre, elle aussi, toute sa sève par une large blessure noire…

Et voici que la ronce frémit et que celle qui veille se recueille dans les âges et le vent…

Tout le monde ne sait pas que le lièvre ne cesse point de murmurer : « Je maudis mes oreilles qui écoutent tous les bruits, et l’ombre de mon ombre qui fait peur à l’âme de mon âme. Où donc est le Paradis des lièvres ? Quand pourront-ils jouer en paix, ces innocents, et faire du sainfoin grand carnage et grande liesse sur la tombe du dernier chasseur ? »

La pauvre petite sorcière sourit douloureusement. Toute la détresse du monde gémit contre son cœur plus sensible et plus éperdu que la feuille au souffle du soir.

Et voici que l’herbe tremble, et celle qui veille se penche un peu plus vers la terre.

Tout le monde n’a pas la visite d’un grillon tandis que l’écorce des chênes craque dans la sombre inquiétude de la nuit.

Et le grillon raconte que des monstres joufflus à la culotte déchirée — « Ici, là, Madame, et, surtout — excusez-moi ! — ici… » — cernent tous les jours son terrier. « Et ils m’auront, Madame, ils m’auront ! Mon cousin qui était fiancé et s’allait marier tout prochainement, est, à cette heure, le prisonnier de cette engeance. La famille de la grillonne est au désespoir. Quant à elle, la malheureuse…

De grâce, Madame, ne connaissez-vous pas, pour moi, une caverne pareille à la vôtre, mais en beaucoup, beaucoup plus petit ? Une fissure, dans ce rocher, et je serai heureux. »

« Oh ! naïf, fait la pauvre petite sorcière. Tu crois donc qu’on peut être à jamais à l’abri dans ce monde ? Mille pèlerins assiègent, tous les jours, la porte du plus farouche solitaire, et les bâtons frappent fort, et les coquilles heurtent les besaces, et les gourdes veulent être remplies, et les pieds veulent être lavés, et les robes de bure veulent être fleuries du lis du Seigneur, et les âmes veulent se répandre car elles sont des sources si captives, si captives, toujours…

Ah ! si tu savais, si tu savais !

Et quand, par miracle, les errants de la vie ont laissé, une fois, le solitaire tranquille, voilà que le bois de son foyer se plaint parce qu’il brûle, et que la fumée se plaint parce qu’elle s’évanouit tout de suite, et que la cendre se plaint parce qu’elle ressemble à la poussière des hommes, et que le rouge-gorge du toit se plaint parce qu’il n’a pas assez de matériaux pour faire son nid, et que le nid se plaint parce que…

Tu ne te doutes pas à quel point on peut être tourmenté, sur cette terre, quand on n’a que son cœur humain de…

— …Poète… Oh ! si, Madame. — Et la pauvre petite sorcière et le pauvre petit grillon se taisent et regardent devant eux, très loin, de leurs yeux dorés…

…En nudité de tous les jours, couchée sur sa litière solitaire.

« Hou ! Hou ! » fait le vent, et les morts ont bien de la peine à dormir.

La pauvre petite sorcière est pauvre et malheureuse comme tout le monde, ce soir… « Et ce n’est pas gai, Madame, ce n’est pas gai ! » lui crie, par l’huis de la porte, une hulotte qui a du plomb dans l’aile.

« Heureusement qu’il y a la superbe des écureuils », pense celle qui ne dort pas. Mais voici que l’un d’eux vient expirer dans ses bras car il a avalé un gland de travers. Et la pauvre petite sorcière constate que la taupe qui poursuit sa tâche aveugle et machinale, que l’écureuil qui, avec des grâces sacrilèges, promène, toute l’année, dans le bois, la couleur fastueuse et triste de l’automne, que l’homme qui fait de la philosophie à propos des feuilles et que les feuilles qui tombent, sur le crâne de l’homme, quand la Mort passe une robe de pâle soleil, entre le marécage et l’horizon, n’ont rien qui les distingue très particulièrement les uns des autres puisque l’humus universel fait d’eux tous sa pâture fatale.

« Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu ! Où êtes-vous ? Comment expliquer que vous ne me soyez sensible que lorsque le Diable me possède ?

Vous ne savez donc pas comme je souffre de la pauvreté des louves qui allaitent, du cri de l’agneau qu’on égorge, des petits pieds qui ont froid en allant à l’école, et, plus encore, en rentrant au logis où le chat ne compte, pour manger, que sur la souris qui ne paraît pas ?… Détresse ! Détresse ! Les arbres qui pleurent, dans la nuit, pensent, comme moi, que nos plus grands malheurs sont nos petits désespoirs, et que nous sommes quasiment mourants de douleur quand nous nous disons qu’il est des malades abandonnés, des coupables qui expient trop, des malheureux qui sont nés un couteau à la main et qui n’ont, toute leur vie, jusqu’au crime, senti, autour d’eux, que l’odeur du crime.

Épouvante ! Épouvante ! Je sais que ma mère qui est si douce a peur de mourir, et, parfois, ses yeux bleus pleins de ces larmes enfantines qui contiennent tous les reproches me supplient de l’en empêcher.

Mon Dieu !

Tel champ de bruyère, sous le vent, m’est aussi triste à contempler que la destinée de l’homme.

Mon Dieu, que les poètes ont mal quand leur démence enchantée les quitte ! Que de ténèbres quand je ne porte plus mon flambeau, que de silence quand je ne chante plus mon hymne ! Comme l’araignée me regarde, du fond de sa toile, et que les linceuls sont froids ! Comme le termite m’appelle, du fond de son trou, et que les tombeaux sont seuls ! Comme l’étoile m’implore, du fond de son abîme, et comme les cieux sont vides quand le poète ne les peuple pas !

Ah ! miraculeuse aurore où je suis si vivante, si vivante, si vivante que, dans le cercueil où l’on m’a étendue, un instant, par simulacre, je ne laisse que mon voile — pudeur de la mort — et l’ironique et léger soupir du cœur éternel qui va battre ailleurs !

Ah ! soirs inouïs où Satan, le Dieu magnifique des mondes de cristal et de science, ne me donne, pourtant, que le charmant rayon de ses yeux, dans l’émeraude ou la topaze de la fable ! « Par le symbole gracieux et puéril, communique, me dit-il, avec l’Invisible, danse avec le mystère, comme l’enfant rieuse enlacée à l’enfant qui ne parle pas. Voici le parfum de myrte et de solitude : n’est-ce vraiment qu’un parfum ? » — « Oh ! c’est, déjà, toute l’inimaginable forêt où, plus tard, je serai nue, terrible, radieuse et sagace comme l’Ombre originelle qui, sous chaque feuille profonde, regardait se cacher la tête plate et furtive qui voulait savoir… » — « Voici une rose : n’est-ce vraiment qu’une rose ? » — « Tant pis pour ceux qui ne volent pas, sur sa multiple face, circuler et se contredire le sourire infini, poindre l’épine démoniaque… » — « Voici une goutte de rosée : n’est-ce vraiment qu’une goutte de rosée ? » — « Mes futurs soleils l’habitent et l’embrasent. Encore une fable, Satan ! » — « Une fable ? Ah ! ah ! Je viens de te présenter des univers… En veux-tu d’autres ? Des régions musicales et pures, descendons dans les régions sonores et maudites que la couleur rouge frappe de sa corne de taureau dément, et viens, avec moi, toucher le front des possédés, comme Jésus, vêtu de lin, les touchait avec moi qui étais couronné de sainte indignité humaine.

Ma fille, approche-toi de mes fils et de mes filles qui ont eu soif et faim ainsi que toi. Qu’importe la boisson, la nourriture auxquelles ils aspiraient ! Ce qui compte, c’est la soif, c’est la faim, et, plus on est dévorant, plus on devient la proie que l’on guette, et la divinité est à ceux qui cherchent Dieu ou Satan, son frère… » —

Nuits précieuses où je fais d’une ombre une réalité telle que la lame est moins présente au manche, dans le couteau, et la soie moins présente à la hampe, dans l’oriflamme, que mon âme à l’âme chérie…

Où sont-elles ces nuits parfaites ? De quel cœur nourri de force et de résines embaumées, je te parle, ô toi que j’aime ! Mon âme s’effeuille sur la tienne comme un dôme de roses sur le bain qui, à l’ombre, attend la blanche nudité.

Alors, je retourne à ma destinée première, au cantique violent et joyeux dans l’azur, à l’armure jalouse dressée devant l’amour et — qui sait ? — peut-être, en raison de sa ferveur, hostile, car tout ce qui aime, s’arme…

Ma puissance possède, alors, toutes les splendeurs viriles de l’Archange. Elle en a la souveraine dureté sous le casque pur.

Mais ce soir, hélas, ce soir !

Comme ma misère, serpent perdu dans la nuit et déchiré par la broussaille, rampe, en vain, vers la misère ! Je ne sais plus te dominer et te conduire, te séduire et t’égarer divinement, moi qui attends, comme toi, la consolation et l’étoile.

Où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Dans le plus morne Sahara, deux pèlerins dont les manteaux se reconnaissent, à peine, font un signal et passent, ne sont pas plus pitoyables et étrangers l’un à l’autre que nous, mon frère — ah ! mon frère ! — les nuits où la Fête sans nom ne nous anime plus.

Sabbat de la poésie ! Ô seul magnifique délire ! Quoi ! la folie peut nous abandonner, parfois ?… Pourtant, quand nous sommes en proie à sa félicité inconcevable, elle nous semble absolue. Nous l’accueillons comme la récompense éternelle de notre vitalité de démons.

Mon cœur qui n’appartient plus, ce soir, qu’à l’obscure force de mon sang, me fait peur, maintenant que les déesses de frénésie et les sorcières de volupté l’ont laissé tomber de leurs mains chaudes et violentes.

Je suis nue. Rien sur moi : Ni l’ondoyante tunique de l’illusion, ni le manteau serré des secrets détours, ni l’armure des beaux défis, ni le feuillage des perfides pudeurs, ni les roses hautaines de ce qu’on invente, de ce qu’on croit, de ce qu’on veut, ni la pourpre coupable et ravissante du démonisme, ni cet azur de perdition qu’on voit aux fleurs des presbytères, aux papillons plus maudits, encore, que la luxure et les vitraux, ni cet or implacable et vainqueur qui tombe des cymbales, ni la lumière prodigieuse du rêve qui naît à sa malice luciférienne et fouille, déjà, dans les infinis, de ses frémissantes antennes, car il faut que je l’avoue, une fois de plus : dans l’inspiration, tout ne fut, pour moi, que tentation occulte, savante et subtile, curiosité embrasée et pécheresse, transposition dans le miracle infernal, interprétation satanique, triple cœur du Diable, soleil de son cerveau, ironie de sa danse, sadisme adorable de ses conceptions, poison de ses offrandes, pièges de sa beauté, magnificence de son rire, candeur de son dandysme insolent et princier, tonnerre de son génie, éclair de sa démence, corne pensante de Belzébuth et ventre étoilé d’Absaroth !

— Ah ! Ah !

— …Mais, ce soir, hélas ! mon visage n’a plus la royauté du diamant qui étincelle, et voici que l’aridité des déserts pèse à mes paupières de mortelle, que l’inquiétude du vieux monde s’est étendue, à mes pieds, sombre et sans voix, comme le pèlerin vaincu par les cyprès.

Tout croule quand les poètes sont en ruines, et, les lyres mortes, le néant commence… » —

Et la pauvre petite sorcière fermée, ce soir, à l’étincelant enthousiasme des Lucifers, pleure, pleure comme tous ceux qu’attendent l’ombre funeste, l’urne sans âme…

Le Sabbat fini, que reste-t-il ? Une coque de noisette dans une main périssable… L’adieu des courlis… La plainte des morts…

Ah ! Ah ! toi aussi, tu te lamentes ? Le beau miracle d’exulter quand frémit, à votre main, la damnée sonore ! Plus de musique, plus d’allégresse, donc ?

Tous, vous confondez la religion et l’exaltation. Si celle-ci vous abandonne, un instant, vos dieux les plus adorés, les plus certains, les plus reconnus ne sont plus, sur le sol, que des cadavres noirs.

Et, cependant, que fais-tu des choses qui t’entourent, de cette terre brune aussi possédée, par le souffle invisible, que les ombelles légères des étoiles ? Que fais-tu de ce doute, même, qui vient de t’effleurer ? Ingrate ! Le doute, c’est le recueillement du rêve, l’ombre ambiguë et profonde qui ne l’enveloppe que pour, tout à coup, le jeter, nu et plus radieux, à sa marche éternelle…

Satan est-il ou n’est-il pas ? Satan, le tien, le poète qui danse au cœur des poètes ?

— Il est.

— Mais, parfois, je vous quitte, chanteurs, et c’est par les plaintes que vous exhalez, alors, que je connais ma puissance sur vos âmes maudites et divines.

Viens, volons ici, là, partout…

Et ris, ma sorcière vivante. —