Sabbat (1923)/La sorcière au couvent

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J. Ferenczi et Fils (p. 23-40).

LA SORCIÈRE AU COUVENT

La converse nous laissait en présence, ma grand’mère, moi et Jésus. Celui-ci, frais comme une rose aux yeux de myosotis, souriait dans la moisson blonde de sa barbe. Nous nous jetâmes, lui et moi, un regard et nous nous comprîmes. La converse qui, fatalement, manquait d’élégance, n’avait qu’un pittoresque prévu, et ses clefs d’abbaye, formidables et puériles, son groin candide et agressif, sa robe grise qui rappelait l’odeur de l’humble souris des couloirs, n’étonnèrent pas davantage la sorcière de dix ans qui, la veille, encore, poursuivait, dans son Ariège, de rocher en rocher, la sirène au cœur de neige, fille intrépide et fuyante des Pyrénées.

Madame sainte Angélique qui venait d’entrer posa sa main de parchemin dégoûté sur mon épaule et dit, de sa voix aigre, en me faisant connaître son visage rapace et pompeux : « Cette enfant est à nous. Nous en ferons une petite sainte. »

Ma grand’mère salua de tout son mantelet cossu, d’un noir extravagant, ne fit aucune excuse à la sorcière de dix ans qu’on arrachait à la nature, lui recommanda l’ordre, l’assiduité, le travail manuel, particulièrement le raccommodage des bas, et, enfin, si possible, la culture du latin.

La petite porte se referma sur la petite grand’mère, et la grande Madame sainte Angélique à l’œil d’aigle impérial et vieillissant, précipita la sœur de la mandragore dans la salle de catéchisme.

« Dites-vous bien, mes enfants, gémissait un homme noir et long, que ces supplices-là dureront toujours, toujours, toujours. L’enfer, ce lieu de peines inimaginables où vous plonge un seul péché mortel… »

La sœur des couleuvres ouvrait tout grands ses yeux dorés. Elle sentait le foin et le soleil, et, donnant un coup de coude à sa voisine, chétive petite pomme d’espalier bourgeois, elle dit trop haut : « Quand est-ce qu’on joue aux billes ? »

Une nonne à la face de vieux singe méfiant et scrupuleux, s’approcha : « La Nouvelle, apprenez qu’on ne parle pas au catéchisme. Monsieur l’aumônier vous donnera une mauvaise note. »

En effet, il cria : « Une goutte de sang dans le cerveau (?) — crac ! et c’est fait. Dans quel état, ô mes enfants, paraîtrez-vous, si la mort vous surprend, d’un moment à l’autre, devant le terrible Juge ? Que poserez-vous sur le plateau droit de la balance ? Sur le gauche — ô épouvante ! — je vois vos mensonges, vos désobéissances, vos tiédeurs, votre gourmandise… »

La sœur des digitales et des scorpions prit, dans sa poche, un quignon un peu sec et le dévora à belles dents.

« La Nouvelle, sortez ! »

Ce mot lui fut souvent répété au couvent et dans la religion qu’il enseignait. Rien de plus naturel. Les sorcières, ce sont des fagots à bûcher, et quand les sorcières ont approché les nonnes et les prêtres, elles comprennent l’antagonisme fondamental qui rend si suspect un bréviaire à une corne et réciproquement.

Malheureusement, les sorcières enfants qui, pleines de candeur, jouent avec les hiboux et le Diable, ne voient, de leurs yeux trop lucides, la plupart des hommes à soutane et des femmes à cornette qu’en épouvante. Dans leur ascendance, sans doute, se promènent pas mal de pénitents noirs, de religieuses-geôlières à l’œil en lucarne de prison, et comment aurais-je accepté, sans crier et bondir, la gent bornée et persécutrice, moi dont l’aïeule maternelle fut cette brune et belle montagnarde, cette sorcière à l’œil vert qui, dans son parc sauvage, récitait des vers de Desbordes-Valmore, la céleste damnée, aux hulottes de minuit ?

Quant aux nonnes de mon adolescence, en voici quelques-unes : Madame saint Paul, la potinière imbécile à la chaude voix de garçon. Madame saint Eustache, si goinfre et si pieuse — au couvent, ça va ensemble la ferveur et la boulimie — et dont les borborygmes étaient aussi zélés que les rosaires. Madame sainte Rosalie, grotesque et apoplectique — cou énorme et voix de fausset étouffée par la pléthore, l’hypocrisie et l’eau bénite. Madame saint Pascal — la supérieure — à la tête de Jésuite mondain, au sourire prudent et gâté, douce, molle, douteuse, fruit blet et véreux des greniers célestes. Madame sainte Augustine habitée, au ventre, par le fibrome et, à l’âme, par la perfidie élégiaque. Madame saint Bernard, « le Voltaire » du couvent, l’« encyclopédiste » suspecte à la supérieure, mais si pittoresquement parente du vase étrusque, du gendarme et du requin que la sympathie qu’elle nous inspirait, nous la répandions en éclats de rire irrévérencieux sur ses pas.

Oublierai-je Madame saint Roch, brutale et obtuse, punissant en masse comme Jéhovah, chien hargneux du Bon Pasteur, fanatique conductrice de tribu, ayant — la malheureuse ! — du poil et des clefs partout ? Sa lourde mâchoire, son lourd crucifix, sa lourde sonnette faisaient d’elle un Dominique à la colère permanente, mais, de temps à autre, comme elle était une passionnée de l’Eucharistie, elle beuglait le nom de Jésus avec une impudeur désespérée, et nous nous apercevions, alors, qu’elle possédait de ravissants yeux bleus.

Oublierai-je Madame saint Maurice, cordiale, intelligente, généreuse, en tous lieux, sauf, le soir, au dortoir ? Là, quand nous nous déshabillions, qu’il s’agissait, pour nous, de nous précipiter vers la secrète « petite chambre », et que la trompette d’Absaroth résonnait à ses oreilles, elle éteignait brusquement le gaz, frappait son sein creux d’un poing sonore et vociférait des litanies à la chasteté qui, par réflexe, nous faisaient songer au libertinage.

Je dois, encore, citer Madame sainte Agathe, momie et guenon, yeux jaunes et peau jaune, correcte, insensible, posant le même regard fixe et luisant sur l’ostensoir, à la chapelle, et sur le bain de pieds des enfants, à la buanderie… Madame saint Lucien si dure aux orphelines, avec une face camuse, sylvestre et brune, mais couvrant de fanfreluches blanches et bleues sa nièce, cette sanguine et coléreuse Marie-Thérèse, consacrée par la marâtre faunesque à la « bonne Mère » de tous.

Et place à Madame sainte Marie du Jourdain ou du Liban — je ne sais plus — aux yeux de veau supplicié, à l’odeur néfaste, qui, la cinquantaine dans sa rotondité flasque et sa hauteur démesurée, taquinait, dans un rondeau, les « fâcheux » trente ans d’une de ses sœurs en religion, célébrait, dans un madrigal, les épousailles d’une novice encore un peu rétive et de l’Agneau enragé d’amour, et, faisant, à tous coups, rimer : « Ange » et « fange », racontait, dans une villanelle, ses transports, par les prairies divines, quand le lis de la vallée à la ceinture et la harpe de David aux doigts, elle danserait en Dieu au milieu de ses « jeunes compagnes ».

En attendant, avec un empressement affreux, elle nous poursuivait dans tous les coins, le crucifix dans une main, le portrait de Marie Alacoque dans l’autre, ses manuscrits dans les poches et sous la bavette de son lugubre tablier… Et quand, furtivement, elle avait passé, que trouvions-nous dans nos pupitres ? Des aveux incendiaires sous la forme d’images où il n’était question que de cœurs transpercés d’un glaive et de lis sur lesquels les langues apostoliques étaient distribuées par une colombe à l’œil implacable.

Mais, comme nous repoussâmes toutes ses avances, elle tomba dans une langueur qui nous débarrassa d’elle car, après avoir réuni, autour de la couperose distinguée de ses grands traits moroses, toute la communauté, la supérieure, alarmée justement, l’envoya exalter en vers, à la campagne, à la maison de retraite, les nonnes hors d’usage et le cochon que les filles de Sion faisaient engraisser pour fêter la sainte Catherine.

Enfin, je veux, certes, présenter cette autre « épouse du Seigneur », Madame saint Savinien, la maîtresse du pensionnat, aux sombres yeux effroyablement beaux, à la parfaite et minutieuse prononciation dentale, et mauvaise, mauvaise, mauvaise — ah ! la garce ! — comme le silence d’une cellule qu’on n’aime plus, et, vipère voilée, dans les glandes de sa mâchoire plate, fabriquant du poison à l’ombre de la croix…

Sans âme, presque toutes, ces saintes, ainsi que ceux qui ne travaillent qu’à leur salut éternel. Pas de flancs, et, pourtant, obèses : ballons de bure. Pas d’os, et, pourtant, étiques : fantômes de cachemire noir.

Et, pourtant, parmi ces cigales du cantique, ces moustiques exaspérés autour des cierges en feu, ces taupes du chemin de croix, ces fourmis dévorantes de la récolte suprême, ces chenilles de la rose du matin, ces termites des parvis sacrés, voici Madame sainte Joséphine qui rêvait de toute sa blancheur épanouie et lasse, voici Madame sainte Anne qui n’était qu’aristocratie mystique, que jeunesse, sagesse, mais désespoir. Je baisais les mains de celle que j’appelais : « Sainte Douleur ». Je regardais mourir de regrets, de musique et de ses grands yeux noirs celle que j’appelais : « Sainte Cécile ». Pauvres vases d’élection remplis par les larmes des vies manquées !

Deux ou trois religieuses, harmonieuses dans leur vocation, aimaient les enfants, les myosotis, la méditation, le sourire, le rayon du soleil sur leur cornette blanche, le pas de Jésus dans leur cellule…

Grâce, poésie, prière de la captivité monacale, je ne vous oublie pas. Mais les autres ? Les vingt autres ? Les trente autres ? Toutes les autres ? Vous les rappelez-vous, vibrante et jolie Madame sainte Claire, vous, qui, tant de fois, avez pleuré contre mes cheveux révoltés ?

Le couvent réussit, d’abord, avec cette perfection qu’il apporte dans les petites choses, à me rendre incompréhensible son Dieu mesquin et ostentateur.

Du reste, dans les églises idolâtres du Midi où la folâtrerie fastueuse des nonnes nous promenait, je n’étais capable que de terreur ou de poésie. Ici, je respirais, toute pâle, l’odeur humide des morts et des catacombes ; là, je m’enflammais pour ces prédicateurs imbéciles et charmants qui, dans les verrières, ont un cou de taureau et, sous leur robe de bure, la grande agitation des cavales sauvages.

Parfois, je fleurissais, lis corrompu par la désolation et la pénitence, sur la branche des chandeliers pompeux ; parfois, les bottes de myrte me semblaient d’agréables martinets que devait souhaiter l’impétuosité des petites saintes de quinze ans.

Je fuyais les nappes avares, les cierges éphémères, les chaises qui gémissent de porter les prières moroses, les humiliations aux jupes de mérinos de ces parentes pauvres des chapelles orgueilleuses : les dévotes aux yeux baissés, mais je m’éprenais de quelque Gabriel d’un bleu satanique, dans la rosace d’une abside.

Peu à peu, le goût d’une sorte de dissipation spéciale s’empara de moi : je mettais en « imagerie » toute l’église — ce qui m’y épouvantait et ce qui m’y enchantait — et j’éprouvais une joie de petit Satan joueur, fautif et vengé.

Et puis, la victorieuse couleur rouge des vitraux m’a toujours prédisposée aux jeux de l’inspiration, de la tuerie et du désir.

J’étais poète. On ne doit pas enfermer les poètes. C’est dangereux pour eux et pour ce qui les entoure en les bornant. Ils fichent le camp comme ils peuvent, ces forcenés, et, comme je suis équitable, je dis que les nonnes étaient les nonnes, mais que la sorcière était la sorcière.

Bientôt, je m’étonnai extraordinairement : ici, les draps funéraires, les buis glacés, les goupillons sinistres, les officiants obtus, suppliants et vengeurs qui organisent autour des morts — ces vivants entre les vivants ! — le Carnaval de l’Épouvante.

Là, les saints cupides qui ne cessent pas d’être aux prises avec l’avarice des veuves et le petit sou des orphelines. Ils finissent toujours par rafler l’un et par faire, dans l’autre, fumer un peu d’enfer. Il est vrai qu’ils signent, en retour, de fabuleux assignats : les Indulgences, ces gredins délicieux, et je ne sais ce qui me stupéfait le plus : ou l’humble tronc d’Antoine — ce gagne-petit — ou le cœur rutilant de Judes qui, en sa qualité de beau garçon, arrache — ce rastaquouère bouclé — émeraudes et rubis aux aventurières de la dévotion.

Cependant, j’avoue que ces démonstrations affreuses ou ces idolâtries intéressées ne m’empêchaient pas de me pâmer devant l’anguleuse douceur des Philomène et des Roses de Lima, de faire, du plâtre de leur innocence, ma communion enfantine, de me jeter, dans la fournaise des topazes béatifiques envahies par le soleil levant, avec un cœur ravagé d’or et de folie, de m’absorber dans l’adoration d’un de ces reliquaires qui tiennent de l’apothéose et de la damnation et autour desquels sont cristallisés, en joyaux insolents, la sueur et l’effroi des esclaves chrétiens, de chérir la blanche Vierge à l’heure étoilée des litanies… Mais était-ce là de la piété ? Et quand je frémissais d’un étrange et prodigieux sadisme en contemplant l’éternité des saints en robe pourpre, les saintes armées de la quenouille ou parées trop fémininement de la colombe, les roses affamées de perfection avec une lèvre boudeuse de vierges tentées, les pavots qui, décidés à ne pas passer par le purgatoire, ont solennellement renoncé, le scapulaire au cou, aux voluptés de la vallée de larmes, les boutons d’or pénitents qui meurent de repentir sur des fagots d’épines, les cœurs pleins d’une passion provocatrice et sinistre, les bons Pasteurs très fatigués, les jeunes Louis de Gonzague, anémiques, verts, atrabilaires et louches, la pensée élégamment funèbre au pied de la croix obliquement frivole, le confesseur déchaîné coiffé d’une tourterelle bien sage, le décent Ermite livré à la peau de bouc et à la litière de foin doré, je sentais que toutes ces splendeurs qui régnaient sur le vélin et la gélatine, avec trop de candeur pour être pures, étaient inspirées, peut-être — qui sait ? — par le Diable, mais sûrement pas par le Dieu dont j’avais la vague, amoureuse et formidable conception.

Ainsi, dans les églises, quand je n’y étouffais pas d’angoisse, tout me ravissait en m’éloignant du Dieu qu’elles révèlent, tout jusqu’à ces brutes bibliques qui, dans les verrières, me faisaient étinceler de lyrisme : Abraham armé du glaive, Jacob tenté par l’échelle d’or, Moïse qui ruisselait de l’âcre sueur des prédestinés de Jéhovah et l’hystérique mangeur de sauterelles qui, lançant les bêtes affamées et plates dans la terreur des mondes agonisants, condamne la Création en ouvrant, sur elle, des yeux furieux et terribles dont l’un est une lune rouge et, l’autre, un soleil devenu fou.

Mais Dieu ? Mais Dieu ? Mais Dieu ?

Ces déformations délirantes provoquaient, excusaient les miennes. La belle Proserpine, la licorne folle, la sorcière ressuscitée, la miraculeuse Dame au pied fourchu : la Poésie ne quittait plus l’enfant exaltée et farouche.

Un jour, elle jeta les violettes de Thaïs sur les pieds énormes et cornés d’un prophète, roc habité par la pénitence, les criquets dévorants et les vents parfumés du sud… Un soir, dans le cristal sensible d’un vase pur rêvant sur un petit autel isolé, elle entendit tinter la perle de Cléopâtre… Une autre fois, elle y vit tomber, adorablement, l’obole de Marie l’Égyptienne qui fut accessible, à force de sainteté, à la concupiscence des passeurs…

Mais Dieu ? Mais Dieu ? Mais Dieu ?

. . . . . . . . . . . . . . .

Quant au confessionnal, ce cachot où clapotent, dans l’ombre, les égouts de la misère et de la médiocrité humaines, cette boîte coiffée de poussière — et de quelle symbolique sculpture ! — je l’avais en horreur. Il n’y tombait, de mes lèvres, aucune confidence dont je pusse rougir, mais j’étais… délicate, et je crois que ma délicatesse fut la raison première de toutes les révoltes de ma vie. J’abominais le prêtre dans cette prison ridicule et triste. Il sentait la sacristie et la laideur, il posait sur moi des lunettes troubles et curieuses, il soupirait à tort et à travers, m’offensait par ses questions, et puis, le « combien de fois ? » qui suit l’aveu a touours semblé, à mon esprit vite diverti, le leit-motiv d’un frivole jeu de société.

Un jour où j’entrais dans la chapelle afin d’y saluer quelque coupable Gabriel d’azur, soudain, dans le confessionnal, assis, attentif, amusé, le doigt levé et la barbiche dansante, m’apparut le Satan qui sait, comme moi, que l’ingénuité et la malice sont deux sœurs gracieuses et jumelles quand elles s’ébattent à l’air pur et mêlent leurs jeux qui, pour la première, consistent à cueillir la rose et, pour la seconde, à la sentir.

« Comment, aurais-je pu dire, cette fois-là, en toute innocence, à mon catéchisme, répandez-vous tant de préceptes, de lois, de menaces, de rigueurs, quand j’ai, moi, une si rudimentaire et si touchante notion de ce que vous appelez : « le Bien », de ce que vous appelez : « le Mal » ?

Mais je n’étais, encore, qu’une fillette extravagante et rêveuse, et l’épreuve monacale n’éclata sur moi, dans toute sa violence, que plus tard. Elle dura des années. J’avais fait cet acte charmant et vide : ma première communion avec une ferveur désespérée et ravissante, mais l’enfer dont on ne cessa pas de me menacer, à cette époque, était resté dans mon âme terrible de poète.

Bientôt, je sentis tomber, sur mon front, les larmes de l’angoisse couronnée d’épines. J’entendis, aux doigts des nonnes, le jeu des ossements et des chapelets. Je sentis le souffle brûlant et sulfureux dans les rideaux de mon petit lit de pensionnaire, déjà touchés par l’eau de Javel. Je connus les dépravations du jeûne, du chemin de croix, de la confidence faite à voix basse à une robe noire qui pèche en écoutant gémir le péché, de l’examen de conscience s’inspirant des manuels secrets qui, dans les chapelles obscures, entre le plâtre hystérique et le bois pantelant, halètent autant de concupiscence que de peur du Diable.

L’inquisition incessante du Dieu de l’effroyable de profundis ne quittait plus mon âme que, jadis, le moindre jardin faisait si libre.

La sœur des violettes, ces douces démoniaques, pâlissait, devenait longue et sérieuse, ne sentait plus le soleil et le foin, mais l’alpaga et le savon dégénéré que vendait, entre des prises de rhubarbe et la bénédiction papale, sœur saint Mercanti de Jésus.

La sonorité de son esprit joyeux, elle l’avait fêlée pour longtemps contre la porte de fer des tribunaux catholiques. Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Déjà, ce réceptacle enivré des soleils croyait aux pleurs et aux supplices des réprouvés.

Des prêtres aboyants, des nonnes miaulantes l’envahirent.

« Vous perdre, rêver dans les prés du Seigneur ? Mais considérez-vous donc, trop gracieuse sorcière aux joues trouées de fossettes, aux nattes couleur de châtaigne sous le soleil d’automne : Vos yeux dorés ? De la damnation. Votre sein velouté ? De la pourriture. Votre joue attentive au miracle de l’heure ? Une offense aux saints visages rongés d’ulcères et de crainte de Dieu. Votre innocence ? Une embûche. Votre pudeur ? Toute la malice. Votre silence ? Tout le péché. »

Dans cette crise, un Oblat vint nous prêcher une retraite. Celui-là ne badinait point. Il avait dû planter, jadis, quelques périssables oignons de tulipes, à Port-Royal, tout en méditant sur la prédestination.

Le Père Olivier ? Un homme de quarante ans, gras, sans force, crevant de sainteté et implacablement brun. Il portait, sur sa poitrine, un crucifix de cuivre astiqué férocement, et ses grands yeux meurtris étaient ceux d’un martyr fort pommadé.

Comme je fus l’implorer, un soir, dans le parloir où il se tenait à la disposition des « âmes en peine », il me rassura à peu près, en ces termes : « Courez vers la volupté, jeune fille… vous êtes perdue ; mais agenouillez-vous cinquante années, sur nos carreaux froids, pas une de vos prières ne vous dira : « Tu es sauvée. » Si vous serrez contre vous, le parfum de la vie, dans votre brûlante ceinture, notre rigueur vous condamne ; mais si vous portez le cilice, sur vos flancs déchirés, l’infini silence des pierres monacales ne cessera plus de vous torturer, car, sachez-le : dans les labyrinthes de la Grâce, on cherche, on trouve, on suit, on perd Dieu… On le rencontre encore… Il vous échappe, soudain… Il vous tend les bras… Vous lui parlez… Qui répond ? Ah ! trop souvent, nos larmes plus vaines que les gouttes des cierges funèbres… Le cri d’un saint qui n’ose plus mourir…

Votre santé ? Un esprit malin l’anime. Détestez, en elle, la tentation insolente et rieuse, Mais si vous méritez l’humble état de maladie, redoutez, en lui, la tentation tremblante et plaintive. Voyez-vous, quoi qu’on fasse, dans la vie mortelle, on ne fait que changer de démons. Quels sont les plus éprouvés parmi nos frères ? Les florissants ou les desséchés ? La joie est-elle plus tentée que la douleur ? La chair est-elle plus faillible que les os ? Le jeûne ne nous damne-t-il pas autant que le pain ? Et l’éternel piège n’est-il pas tendu de la soie des chasubles à la bure des frocs ? »

Ah ! « pauvre ! », comme on dit chez nous et avec un accent qui aurait désarmé Jéhovah, lui-même.

Il fallait, après cette entrevue de l’Oblat et de la sorcière, voir les dix-sept ans de celle-ci !

Un soir, le Pascal décharné de Jansénius, elle l’entrevit sur le seuil de sa destinée éternelle.

Dès lors, elle refusa le pain au lait du dimanche, la promenade du jeudi où, tout en allant rendre visite aux « Solitaires », farouches nonnes cloîtrées, on achetait un sou de cacahuètes dans la banlieue rongée de lumière et fleurie, parfois, d’un pantalon de fantassin.

Accablée par cette idée qu’elle était un infime, mais très responsable Point d’interrogation éternel devant le divin Hurluberlu d’Olivier, les stérilités de son amour, l’arbitraire de ses prédilections, ses tyrannies, ses disgrâces, ses foudres, elle connut, enfin, — ô perversité catholique ! — le scrupule plus rongeur qu’une plaie, l’inquiétude plus désorganisatrice que la fièvre, le doute plus aride que le sol des Judées vaincues.

C’était de la « belle ouvrage ». Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Elle maigrit, ne dormit plus, s’éloigna de la communion et appela tout bas sa mère.

« Une damnée ! » disaient les vieilles religieuses en rassemblant leurs lunettes et leurs râteliers, en me passant au cou des scapulaires de leur fabrication dont la moire bleue ou verte semblait vomie par quelque gastrite angélique, et les borborygmes de Madame saint Eustache se firent réprobateurs comme le tonnerre du Sinaï.

Mais la sorcière de dix-sept ans qui cherchait le Dieu de la nature heureuse et à laquelle on présenta le Dieu des moines et des obsédés tomba dans une inquiétante mélancolie. « Crise de la dix-huitième année », diagnostiquait le docteur Pratiquant, dévot prolifique qui, oint, modeste et brûlant, faisait penser à un cierge père de onze bougies.

Pauvre sorcière de dix-sept ans ! Dieu, pour elle, était ce qui lui restait du sourire maternel toujours absent… Tout ce qu’elle espérait quand elle portait ses yeux, comme elle a coutume, au-delà de l’horizon…

On la condamna au Dieu que l’on fait passer d’une burette à une nuée vengeresse, qui ensanglante, dit-on, les mains de Marie Alacoque et incendie les flancs des Dominique et des Torquemada.

Elle eut, en effet, sa crise de la dix-huitième année.

On la boucla, seule, — cette réprouvée, — à l’infirmerie qui, se trouvant sur la buanderie, était, aussi, la patrie des cancrelats. Puis, après diverses épreuves, elle en descendit fraîche, vigoureuse, sournoise, vivante…

La foi — celle du couvent — elle l’avait laissée sur la cheminée de la sinistre petite salle, aux pieds d’un indescriptible Sauveur des hommes qui, d’un doigt poussiéreux, présentait son cœur au jus de tomate, cependant que, sans cornette, un châle noir sur son crâne tondu, réglementairement, le soir, à huit heures, se penchait, sur un lit douloureux, l’infirmière en chef : sœur sainte Indifférence de la Mort.