Sabbat (1923)/Rédemption

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J. Ferenczi et Fils (p. 235-240).

RÉDEMPTION

Il fut un temps où j’ai rêvé de l’ardent apostolat et de la rédemption douloureuse, mais j’ai su bientôt que nous évangélisons en vain et que le salut de ceux que nous aimons dépend de nos divinités les plus inconscientes. Ce qui reste et agit, entre deux êtres, c’est la fugitive transfiguration du sourire. Ne portons de croix pour personne puisqu’on ne nous tient compte que de la lumière de nos yeux.

J’implore donc ma poésie, et je lui demande de jeter, sur vos pas, une de ses roses involontaires. Mon frère, ce n’est pas avec ma tendresse que je vous désaltérerai. Dans la coupe, il n’y a que le geste dont on la tend qui a sa signification et sa valeur. Il n’y a de salutaire, entre les êtres, mon frère, que la musique et le chant de rossignol qui s’échappe, parfois, des âmes. Il n’y a que la grâce et son divin mérite ignoré de soi.

Tout est inutile de ce qui tend à servir, et, nous tous, nous avons plus besoin de papillons que d’esclaves.

Il fut un temps où je priais pour vous, et si sérieusement que j’en ressemblais à l’ange ignoble et dégénéré qui, au pied du Maître-Autel, permet au sacristain d’épousseter son menton. Morne effet de l’esprit pudique et contrit ! Sur-le-champ, je le jure, je maigrissais et jaunissais, et, sonore de chapelets, je faisais fuir les démons de votre route. Quelle imprudence ! Mes oraisons ajoutaient un voile funeste aux chapelles de vos afflictions, je mêlais, au long souffle d’outre-tombe qui effeuille, parfois, les pauvres automnes des poètes, je ne sais quelles litanies sans espoir, et notre âme sensible et malade, traitée par l’eau bénite et le renoncement, tomba dans cette anémie funèbre dont on parla quelque peu et que Pascal, au cours des innombrables visites qu’il voulut bien nous faire, finit par nous envier.

Ah ! sans diables, que nous étions tristes ! Vous vous avanciez vers moi, plein de rancune comme le jeûne. Je vous saluais, pleine d’allusions amères comme la pénitence. Vous souvenez-vous de ces rencontres quasi monacales ? Dieu ! que nous étions affreux et mesquins ! Et, pour comble, nous soupirions. Nous nous regardions avec acharnement et soupçon comme font, entre eux, les trappistes, et tout ça, mon frère, parce que je recommandais routinièrement votre chère âme au vieux bon Dieu de mon ancien scapulaire marron, à ce Jéhovah rhumatisant, hors d’usage et fatigué qui daigna habiter un petit morceau de drap entre mes seins glorieux et sur mon dos adolescent.

Finalement, nous faisions horreur au soleil et aux quelques fleurs qui consentaient encore à folâtrer par là.

Mais, à présent que je n’ai plus de ferveur que dans mes défis et mes chansons, à la bonne heure ! Nous voilà bien portants. Ennemis toujours ? Oui ; mais bien portants.

Je dois vous avouer que c’est à la musique de la colère que je danse le plus volontiers, et que les malédictions qu’on me lance, étant donné que mon front est fier, me font des cornes de rubis dont je suis passablement fière.

Une ivresse triomphante et joyeuse qui s’apparente aux sifflements des fouets et aux cris désaccordés du vent, m’anime quand vous avez envie de me tuer, c’est-à-dire de me donner bel et bien une gifle, et vous n’avez, mon frère, qu’à admirer, alors, les rayons de mes joues et la violence rose qui m’environne.

Laissons la pitié aux gestes des fileuses. Moi, je suis la Parque bondissante et folle. Qu’importe les fils que je romps : mes ciseaux sont si brillants !

Oui, mon frère, entre les êtres, il n’y a de profond que le jeu, l’adorable jeu qui s’inspire de la surprise que, chaque fois, la fleur fait au soleil, en s’ouvrant, et de la stupeur que, chaque fois, la pierre cause à l’eau quand elle est lancée vers le rire du dieu d’argent. Il n’y a de réel, entre les êtres, mon frère, que le battement d’ailes des oiseaux insaisissables ; il n’y a de charmant que le vagabondage du désir qui, tout en cherchant l’enfer, s’attarde à Proserpine, et, même, au simple coquelicot. Il n’y a de vivant que la fête du rêve, que son incohérence enchantée, et je puis tirer, pour vous, plus de bonheur d’une tige creuse que n’en pourraient vous apporter mille chances et mille vaisseaux.

Mais viens à moi, mon frère. Pour t’alléger de tous les maux que tu t’es faits, dans l’ingénuité et la conviction de tes erreurs, je n’aurai recours qu’à la danse, et je danse pour toi, dans ma solitude, comme d’autres jeûnent pour d’autres, gravement.

Les bonnes œuvres, c’est la joie, et pas autre chose. C’est le parfum de la vie dans les mains qui caressent. Tordons le cou aux dévotes — veux-tu ? — et couchons-nous ensemble en mettant, entre nous, un petit chevreau blanc.

Des larmes ? Des larmes ? Tu attends de moi des larmes ? Voici des coups et la moitié de mon goûter. Nous partagerons les mûres et les épines, et si j’ai plus faim que toi, tu n’auras que mon appétit et mon avidité. Mais sais-tu de quoi on est vraiment riche ? De la vitalité de ceux qui nous aiment, des fulgurantes vertus de leurs allégresses et de leurs loisirs.

Quant au bienfait et à la gratitude, quoi de plus laid, de plus morose, de plus falot, de plus affligé de coryza chronique, de plus pourvu de cache-nez, de plus vêtu de noir et crotté de boue que ces parents pauvres qui se haïssent ?

Moi, je ne vous rendrai que le service d’être jolie, mais à ma façon et de toutes les manières qu’il me plaira, lancée dans le mystère, la piste et l’embuscade, détournée de vous par votre visage le plus secret, séduisante jusqu’au prodige, inconstante jusqu’au désastre, ailée jusqu’au triomphe, rapide jusqu’à la victoire, enfantine jusqu’à la divinité. Et, parfois, pour vous, j’aurai un de ces soupirs qui émeuvent toute une forêt de genêts en fleur, et vous saurez enfin combien est douce la démone qui fait danser une vipère.

Allez chercher ailleurs la compassion, la sollicitude, l’affection empressée, encombrante, maladroite, affreuse quand il vous arrive d’avoir un cœur en coton à rame et une âme assoiffée de sirop de gomme. Allez, allez !… Je ne m’habille plus des guenilles du dévouement. J’ai appris que le devoir sent mauvais, qu’il est comme ces vêtements misérables qui reçoivent la pluie et provoquent la sueur, et, moi, je ne veux vous faire que le don de mon ombre jouant aux osselets ou caressant les morts couronnés de myrtes.

Pas de potages chez moi, rien que des fruits ; et, aussi, droite, haute, solide, pure, fière, étincelante, la coupe que je brise, parfois, sur la gueule d’un dieu.

Les vertus n’ont que des coiffes d’épicières ou de reines-mères. Ah ! jetons nos cheveux au vent, et regardez-moi nue, c’est-à-dire indisciplinée, méchante, capricieuse, folle, inspirée, curieuse et fuyante, provocante, douce et fleurie, et, ainsi, agréable aux chattes joueuses et aux colombes printanières.

Et, en vérité, mon frère, quand la simple vie nous est assurée, nous tous, nous n’avons besoin ni de tentures de velours, ni de coffre bardé de fer, ni de bibliothèque de palissandre, ni de service à découper, ni de servantes à tout faire, ni des conseils des apothicaires, ni des faveurs de l’obésité officielle, ni de l’espérance grelottante qui soupire au fond des bénitiers, ni de mausolées, ni de carrosses, ni de ceci, ni de cela, ni de rien, ni de personne, sauf… de colombes et de chattes.

Et, sur ce, voici mon aile sur votre front et ma griffe dans votre cœur.