Sabbat (1923)/Visions

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J. Ferenczi et Fils (p. 212-217).

VISIONS

Et la vision me visite, et toi qui l’inspires, va-t’en ! Tu n’es rien au regard de ce que tu me donnes. Tu es infime comme le gland d’où sort le chêne. Va-t’en.

Maintenant que tu as souri, j’ai mon soleil, et je n’ai plus besoin de toi. Que s’évanouissent tes mains qui m’ont ouvert les portes et que se ferment tes yeux qui m’ont conduite où je voulais, où je devais aller. Tu m’importunes, à présent, et puis, j’ai la pudeur de ne pas te montrer comment et combien tu m’as faite riche, et je veux jouer avec les diamants qui sont nés de toi, dans la solitude noire.

Je veux, aux sorcières de volupté qui se sont échappées de ton ombre, donner ton nom, ô mon amour, et elles seront sept à s’appeler comme toi.

Un cristal a, sous tes doigts, résonné, et, maintenant, c’est l’orchestre qui siffle, bourdonne et rugit, c’est le soleil des cymbales, le hautbois qui est du clair de lune, la harpe qui est tout un octobre ailé, le violon, cette riche robe d’or, la flûte, cette source désespérée au cœur d’enfant.

Tu n’as ému qu’un verre sensible, distraitement, mais comme les fleuves et les fleurs gémissent, comme l’harmonie est universelle et déchirante, comme me presse et me combat la tempête brutale et lumineuse des Walkyries et des automnes, comme la forêt celtique se plaint, la tête découronnée !

Tu as effleuré mes bras, à peine, mais je reçois toute la caresse des pampres parfumés par la présence du raisin. Tu as soupiré contre moi : me voilà mère, soudain, de vingt colombes. Tu as eu, dans les yeux, un peu de vapeur équivoque — ironie, splendeur, satanisme, tristesse ? — et voilà couché, à mes pieds, le bélier de mes perditions. Et, comme tu as essayé de me raconter des fables, voici autour de mon cou, le serpent bleu dont j’abattrai la tête d’un coup de fleur.

Va-t’en, va-t’en. Oui, tu m’as fait quitter ma robe. Mais tu ne verras pas ma nudité tendue comme une lyre, ni la danse du crime et des anneaux d’or.

Maintenant que j’ai surpris sur ta bouche un sourire perfide et complexe, je veux être seule et passer à ma main un certain gant velouté et noir. J’apprendrai, par ce sortilège, que l’intrigue, le silence, le poison, le fard, la volupté sont, ensemble, choses douces et si parfaites…

Maintenant que tu m’as révélé ta cruauté et ta convoitise, ta grâce et ta domination, je veux planter mes ongles d’onyx dans la poitrine vivante des choses, comme une fée… Et, puisque tu sais te taire, je veux faire traîner mes longs colliers de bois à l’odeur de violette et de vanille, dans la fumée des pipes qui méditent aux lèvres des Invisibles qui m’entourent.

Tu ne me verras pas inventer la lumière, les péchés, les roses, les monnaies, les rubis, les rois, les licornes, les siècles qu’il me faut pour peupler le désir que tu m’as laissé, ni faucher, avec une furie joyeuse, comme dans un jardin, les œillets rouges, les dieux que je te dois et qui sont trop…

Inspirateur du Sabbat, va-t’en !

Tu ne me verras pas, à présent que tu m’as comblée d’ingéniosité et de science, entrer dans l’Âge d’or et écouter parler, avec le sourire réservé et mystérieux des sages, les bêtes monstrueuses et divines. Va-t’en. Après l’avoir faite possible, tu ne prendras pas part à la conversation magnifique. Peut-être, aurais-tu peur de la sorcière qui sait que la poésie imite, pour la séduire et l’égarer, la lourdeur têtue du rhinocéros, le rire vorace des crocodiles, le silence crochu des hiboux, la frivolité mortelle des vipères, le vampirisme enchanté des hulottes folles du sang musical et tueuses de rossignols.

Chut !… Elles font, de leurs yeux, un sabbat de clair de lune, et, déjà, s’annonce l’ouragan des sorcières. — Vie aux bois mort et aux ossements ! — Mon cœur vole à son vent léger et terrible, mais tu ne le verras pas tourbillonner sous la forme d’une feuille qui a deux cornes de papillon et l’ourlet de phosphore à sa robe verte.

Va-t’en. Tu as, pour rivaux radieux et triomphants, ces adolescents que tu m’as amenés. Armés, fleuris, sonores et couronnés, ils se heurtent à la solitude avec leur flèche, leur rose, leur flûte ou leur pampre, de toute leur nudité de bronze, et je connais, par eux, l’indicible maléfice des cloîtres, dans ces musées où rien ne parle qu’un masque de pierre à une goutte de pluie.

Qu’ai-je besoin de toi ? Tu m’as laissé tes livres préférés, et, comme des clous d’or, je plante leurs mots les plus hardis dans mon âme la plus pourpre.

Va-t’en. J’ai convoité, jadis, toute la saine, toute l’abondante nourriture de la vie. Mais à cette heure, j’aime la table vide que je pare avec les rameaux, les coupes, les raisins que je me donne, ces raisins, ces rameaux, ces coupes que l’on gagne avec son soupir ou sa méditation.

Je préfère ton nom à toi. De ma main la plus belle, je le soulève comme une couronne ; de ma main la plus avare, je l’enferme comme un joyau dans un coffre scellé dans le mur ; de ma main la plus riche, j’en emplis des boisseaux qui débordent ; de mon geste le plus provocant et le plus mortel, je le jette à mon âme comme le matador jette, au taureau, le haillon rouge.

C’est sur ton ombre démesurée, falaise vertigineuse, que je veux monter comme une marée d’équinoxe. Et puis, je te quitterai pour voir ce que j’ai, sur toi, laissé de moi en ruissellement d’azur, en richesse inespérée, et tandis que je ramènerai, dans mon amertume grondante, le naufrage, la mort, les monstres aux yeux voilés par les brumes aquatiques, les algues traîtresses, les sirènes écailleuses, peut-être, t’aurai-je comblé jusqu’à la perle…

Va-t’en, toi qui m’as conduite dans la forêt. C’est, toute seule, que je veux cueillir la résine dans son essentielle goutte d’or, et chercher la fraise, rubis de chair odorante et sucrée, sous les jambes nerveuses des chèvres noires.

Enfin, je rentrerai dans la nuit de ma maison hantée. J’allumerai les flambeaux pour chasser les furies de tes angoisses ; puis, je les éteindrai pour laisser s’approcher de moi, en brodequins bleus, les reines de ta douceur. Comme tes fantômes me sont plus précieux que toi !

Privilège des passions sans bornes ! Je trouve que ton apparence te diminue, te restreint et me disperse. Mais, quand tu disparais, comme tu grandis, comme tu déploies ton âme, étendard de mon éternelle victoire, comme tu me groupes autour de ton harmonie parfaite, comme je règne au milieu de tes colères et de tes nostalgies, comme je joue avec cette bête rétive : ta joie, comme je me complais dans le crime savoureux et divin, notre crime, tu sais : la fraternité amoureuse !…