Sabine/00/02

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Grande Imprimerie (p. 8-18).


II


Trente-six heures ne s’étaient pas écoulées avant que Henri fût installé sur le balcon de l’hôtel du Nil, fumant des cigarettes et buvant des sorbets.

— Savez-vous que ma curiosité est excitée au plus haut point ? répétait Mme de Lupan en regardant la mine singulière de son hôte. Heureusement que ça repousse. Vrai, je n’aurais jamais cru à un pareil émondage de crins. Que peut donc être cette créature ?

— Je vous atteste que je n’ai absolument réussi qu’à l’entrevoir une seconde, et jamais type aussi étrange ne m’est apparu depuis… très longtemps. Ce sont bien, ajouta le peintre en se parlant dans une sorte d’aparté, les mêmes arcades sourcilières creusées en voûte…, le même regard étrange…

— Les mêmes… dites-vous ? à qui pensez-vous, s’il vous plaît ?

— Rien. Je compare cette tête de dix-huit ans à un type de femme complètement… disparu. Cette jeune fille est simplement le reflet d’un souvenir… demeuré très persistant dans ma mémoire. Voilà tout.

— Bon, bon, arrangez ça à votre fantaisie. Je ne cherche pas à vous demander le récit de vos fredaines ; l’important, c’est que je réussisse à exécuter ma promesse. Laissez-moi donc vous examiner encore. Vous avez beau prétendre le contraire, vous êtes un furieux original quand vous souhaitez quelque chose. Jamais je ne me serais figuré que vous auriez si vite adhéré à mes conditions. Quand j’ai reçu votre noire toison, j’ai cru que c’était celle d’un sapeur que vous aviez achetée à prix d’or. Vous pourrez la déposer aux pieds de votre adorée, si cela vous plaît ; je l’ai serrée précieusement dans mon tiroir de toilette. Je vais vous la chercher. La comtesse se leva, et revint, au bout d’un instant, munie de la formidable barbe.

— C’est qu’elle se rajuste parfaitement ! Il n’y manque pas un poil.

— En y adaptant un manche, répliqua Duvicquet, vous en ferez un petit balai.

— Décidément, vous êtes drôle, nous nous amuserons. Moi, j’ai travaillé de mon côté, et, demain à trois heures… Ah ! demain…

La comtesse fit claquer sa langue et regarda l’artiste d’un air fripon.

— Je vous ai annoncé comme une de mes amies, venue pour étudier les mœurs des harems. Ce brave Ibrahim m’a crue sur le coup et voulait, dès aujourd’hui, vous rendre visite. J’ai dû lui taire votre demeure, ce qui a été difficile, et parler de vos justes susceptibilités européennes, de vos effarouchements à l’anglaise… Demain, il est capable de ne pas oser vous toucher le bout des doigts… Ah çà, vous resterez dans votre rôle, hein ? savez-vous qu’il irait de la vie pour vous, sinon pour moi ?

Duvicquet affecta une nonchalance de giaour et se caressa, par habitude, un crin absent.

— Qu’ont dit les femmes de Sidi Mohammed ? demanda-t-il.

— Oh ! elles ont laissé éclater une joie… Songez donc à l’honneur qui leur est accordé ! Une matinée chez le Bey ! jamais elles n’y auraient prétendu.

— Je suis capable de ne pas reconnaître les yeux de gazelle qui m’ont amené à couper ma barbe. Et, cependant, j’ignore quel coup de sabre les a fendus, mais je vous jure bien qu’ils sont grands comme ça…

— Cela s’accorde à merveille, continua Mme de Lupan, Rachel est encore à Gênes ; elle eût brouillé les affaires avec sa pétulance s’il elle avait été ici. À nous deux, nous nous en tirerons supérieurement ! À présent, mon ami, vous allez venir dans ma chambre à coucher, essayer quelques-unes de mes robes…

— Mâtin, que ça sent bon ! s’exclamait Duvicquet, un quart d’heure après, accoutré dans un des costumes de la comtesse. Que je rends grâce, Madame, à cet estimable embonpoint qui vous caractérise, et me permet d’endosser ce corsage et d’enfiler cette polonaise ! Par exemple, c’est tout de même un peu raide sous les entournures… Aïe !… voilà que ça craque. Mille tonnerres ! ça n’est pas drôle…

— Mais aussi, vous faites mouvoir vos bras comme un tambour-major.

— Si votre robe ne résiste qu’à la condition de ne jamais remuer, donnez-m’en une autre… En admettant, par hasard, que, dans un élan très vif, je me précipite pour ramasser le mouchoir ou l’éventail d’une de ces dames, je suis capable de m’entortiller dans vos jupes.

— Gardez-vous de ramasser quoi que ce soit, c’est l’affaire des esclaves ; vous vous attireriez le mépris de la femme et de la fille du Bey, et ce mépris me serait fatal. La maison vous tomberait sur la tête que vous ne devriez point sourciller. Rappelez-vous qu’il faut expressément garder votre rôle de visiteuse, qui exige une grande lenteur et une modération absolue dans vos mouvements. — À présent, marchez un peu, que je vous voie à loisir. Pas si vite !… Ah ! vous êtes décourageant, à la fin ! Je ne me mêle plus de rien.

Désirant prouver sa bonne volonté, Duvicquet, alors, jugea à propos de relever de chaque côté le bord de sa jupe. Il retint l’étoffe en enfonçant ses mains dans les poches de son pantalon, et se prit à marcher autour de la chambre. Cette fois, Mme de Lupan se fâcha sérieusement.

— Est-ce que vous vous imaginez que vous allez entrer de cette façon, la jupe relevée jusqu’au ventre ?

— Si je ne tiens pas ma traîne, mon pied va s’empêtrer, c’est certain.

— Êtes-vous bête ! comment faisons-nous donc, nous autres ?

Tout en s’étudiant dans la glace, Duvicquet buvait du kümmel à mort, et prenait la pose de Mme Viterlin lorsqu’elle chantait Galatée dans les couplets de la coupe :

Ah ! bouerse, bouerse, bouerse encore…

— J’aurai beau faire, ajouta-t-il, je n’imiterai jamais la grimace de cette bouche de macaque.

Et, changeant brusquement de ton :

— Quel homme est-ce donc qu’Ibrahim Bey ?

— Un brave homme de Turc, au front craquelé comme une potiche, qui a donné à ses femmes une vague teinture de l’éducation européenne. J’ai été admise chez lui en qualité de professeur de dessin. Mes élèves dansent et font de la musique, mais elles savent à peine écrire. Les riches particuliers, tels que Sidi Mohammed, ont une tendance à introduire un peu des usages occidentaux dans leur harem.

— C’est une chose que j’ai déjà relatée, en effet, répliqua Henri. Je crois que le vice-roi d’Égypte est pour beaucoup dans cet esprit de nouveauté qui a dicté ses lois aux vieux usages.

— À propos, comment avez-vous connu la concubine de Sidi Mohammed ?

— Comment je l’ai connue ? à l’extrémité de l’avenue de Choubrah, un jour qu’elle s’était hasardée à se débarrasser de ce sac horrible dont on oblige les Turques à s’envelopper. Se croyant seule, elle essayait de humer le plus d’air possible. Sur un mot, l’eunuque alla chercher dans sa voiture je ne sais quelle chose — boîte ou coffret. — Je suppose que cela pouvait être une collection de photographies. Je sortis de derrière l’arbre où je m’effaçais, et, à ma vue, elle remit précipitamment son féridjé qui ne s’abaissa plus. Je m’attendais à ce geste ; aussi je m’y pris de mon mieux pour la rassurer et la prier de ne pas me savoir mauvais gré de ma présence ; j’ajoutai, ce dont je suis convaincu ne jamais être insensible à une fille de cet âge, la faveur de lui laisser feuilleter mon album où j’avais déjà représenté quelques-unes de ses compatriotes. Au même instant, l’eunuque revint à toute volée et me montra le poing. D’un coup de pied quelque part je le fis rentrer en lui-même. Probablement cette preuve sans réplique de mes forces musculaires en dit davantage à la jeune femme que n’importe quelles paroles, car elle sourit, imposa silence à son gardien par quelques mots prononcés très vite. Je ne pus causer avec elle qu’en grec, entendant assez peu la langue des houris. Grâce à quelques poignées de piastres que je donnai à son exécrable guide, et aux deux muets postés à distance, — car elle n’avait point de saïs, — grâce aux menaces qu’elle ne leur ménagea point, nous obtînmes de prolonger l’entrevue. J’appris son nom et je sus où elle habitait. Elle m’engagea à me rendre le surlendemain à cette même place ombragée, et repartit, traînant ses babouches.

Très inutilement je me postai, le jour indiqué, sous les ramées de Choubrah. Chose singulière, alors, l’esquisse qu’il m’avait été impossible de fixer sur mon papier teinté lorsqu’elle était là, revint sous mes doigts, franche, précise, lumineuse. Il y a dans ces singulières natures de l’Orient quelque chose qui a toujours l’air de s’offrir à l’homme, et qui ne le provoque jamais par les côtés ordinaires. Je traçai sur les tempes cette veine de la volupté, sinueuse, bleuâtre…

— Laissez donc, interrompit Mme de Lupan, c’est votre fantaisie qui a créé votre Orient, à vous ! Les musulmanes des Batignolles sont plus belles que celles-ci, au moins vous le prétendiez hier.

— Oui, mais je n’invente rien cette fois. Représentez-vous un trait de crayon pour accuser la double tunique ; quatre ou cinq afin de planter le col hardiment, et en détacher une tête pâle comme un lever du jour ; — écrasez entre les paupières, non bordées de noir, le grain d’un pastel fauve — un filtrage de clarté allumant la nacre des dents ; — mettez le tapage des tons dans le costume — tapage de mauvais goût, peut-être, mais couleurs remuantes, fébriles, où l’on se figure la chair battue sous la dentelle et la soie — un écrasement de bleu, de noir, de rose, à l’aide duquel les plans d’une figure en pied s’installent sur le papier grenu — et vous aurez l’imparfaite idée de l’esquisse que je réalisai ce jour-là.

— Ensuite ?

— C’est tout. Sans mon pastel, je croirais que j’ai rêvé. — À propos, qui vous a donné des renseignements sur Sidi Mohammed ?

— Ayant entendu parler de lui depuis trois mois environ, répondit la comtesse, je savais qu’il venait de réaliser des gains assez importants, qu’il faisait des prêts au gouvernement musulman. Vous comprenez qu’il n’en fallait pas davantage pour fixer mon centre d’opérations. Il y a dix-huit mois, poursuivit-elle, que l’on m’a accueillie dans la maison où nous allons. Je suis un peu la confidente des cadines, qui m’ont gracieusement octroyé le droit de les visiter à toute heure. Aussi, demain nous devancerons le moment fixé, pour arriver un peu plus tôt.

— Pourquoi ? demanda curieusement le peintre.

— Parce que nous aurons la chance, alors, d’être introduits dans un coin assez inédit du harem.

Malgré l’insistance de Duvicquet, la comtesse ne voulut pas s’expliquer davantage. Était-ce une épice dont elle se plaisait à assaisonner leur projet, ou voulait-elle graduer encore le jeu inouï, la hardiesse stupéfiante dont elle offrait la preuve pour être agréable à Duvicquet ? Quoi qu’il en fût, il ne parvint pas à lui tirer autre chose.

— Puisque vous vous taisez, parlons alors du dernier amant de votre fille. Voulez-vous ? Cela va-t-il gentiment avec elle ?

Il rebut cinq ou six gorgées de kümmel et s’allongea sur la causeuse.

— Ne m’en parlez pas, répliqua Mme de Lupan, Rachel se conduit fort mal… à mon égard.

— Ce qui équivaut à se bien conduire dans la société ?

— Ma fille me laissera mourir à l’hôpital, Monsieur.

Duvicquet haussa les épaules.

— Qu’elle vous égorge un jour ou l’autre, si elle parvient à devenir une grande cantatrice, qu’est-ce que ça peut vous faire ? L’honnêteté doit-elle entrer pour quelque chose dans une conscience d’artiste ? Vous n’avez pas la prétention d’émettre cela ?

Elle voulut protester ; il poursuivit :

— Mais, moi qui vous parle, si en exprimant les entrailles de mon meilleur ami sur une palette, j’y trouvais des tons imprévus, rien ne m’empêcherait de le vider comme un poulet et de m’emparer de tout le jus de sa personne. Il n’y aurait qu’un bourgeois de moins et un chef-d’œuvre de plus.

Et comme elle regimbait de nouveau :

— Ô Lupan ! ô moule sacro-sainte ! et vous les autres moules, ses compagnes, qui continuez à baigner vos pieds dans la vague bleue de la banalité remontante, comment se fait-il qu’on n’ait pas déjà mis vos chairs au saloir en vue d’un prochain siège ? Mais non, l’idée n’en viendra ni aux républicains, ni aux orléanistes. On vous tolère vivantes à Paris, parce que vos épaules de bas-bleus et votre esprit de matelassières charrient cette hotte gigantesque du lieu-commun qui contient toutes les œuvres du génie moderne…

— Voulez-vous un dépuratif ? interrompit Mme de Lupan.

— Mon huître adorée ! quel âge séculaire pouvez-vous donc avoir, pour adhérer depuis si longtemps au rocher de la vie ? Vous, et cette suave tribade, qui a nom la Massicourt, êtes gélatineuses en diable, je le sais trop ; mais enfin, il existera donc toujours des cité Gaillard, des rue de Douai et des rue de la Sourdière pour vous loger ?

— Monsieur ! ce tutoiement…

— Rassure-toi, idéale proxénète aux yeux pers, ma main respectera tes os blanchis ; mon pied n’escaladera pas ton épaule en train de dévaler sous les doigts qui la touchent. Si je t’effleurais du pouce, j’aurais trop peur de voir mon corps englouti sous les sept arpents du tien.

En achevant ces mots, entrecoupés de hochements de tête, Duvicquet, ivremortisé par ses absorptions réitérées de liqueur, s’endormit complètement, sans retirer les ajustements empruntés. La comtesse n’eut d’autre ressource que d’aller coucher dans la pièce voisine.