Sabine/01/11

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Grande Imprimerie (p. 182-193).


XI


Le scandale que causait à Paris le don des fausses reliques s’attachait particulièrement à Sabine ; on réussissait enfin à l’en couvrir comme d’une lèpre ; mais sa réinstallation à l’avenue Frochot, la hardiesse de sa démarche, l’air menaçant de Duvicquet lorsqu’il sortait avec sa pupille, n’étaient pas de nature à rassurer les enquêteurs. Renée avait jugé à propos de partir immédiatement pour La Châtre, comptant visiter l’une après l’autre les autorités constituées. Dans les gosiers des membres du parquet et des policiers grouillaient des menaces, et pourtant l’on ne commençait aucun procès, on voulait voir se dessiner le caractère de Mme Raimbaut. Depuis le jour où, selon son expression, elle s’intronisait, grâce à son mariage, dans l’acajou chéri des bourgeois, depuis le jour où son mari lui ordonnait de revêtir cet aspect morne des femmes bien élevées auxquelles on répète dès leur enfance :

— N’ayez pas l’air de vous amuser, car s’amuser c’est manquer de tenue… — Sabine se demandait très sérieusement lequel du passé ou du présent l’emporterait. Sa nature tenace et entêtée se trouvait en proie à une épreuve plus cruelle qu’on ne l’aurait supposé. Un instant, il lui était venu à la pensée de se soumettre bravement à la vie provinciale ; au moment où elle crut réparer, grâce à de savantes manœuvres, les échecs de son mari, elle caressait l’espoir de vivre en Berry et d’y laisser doucement mourir ses sens. Vain espoir ! à cette organisation à la fois blagueuse et sentimentale un seul milieu convenait, celui du monde parisien.

— On découvrirait beaucoup de choses en moi, je t’assure, répétait-elle à Renée, si, au lieu de me regarder à l’endroit, on me regardait à l’envers.

En effet, ce caractère tissu de contrastes, de heurts, d’étrangetés, de caprices, au rebours de la banalité des autres caractères, ne pouvait être étudié de la même façon, et ne devait pas davantage rester en butte aux mêmes responsabilités. À certaines natures la vie sociale n’apparaît jamais dans sa gravité, parce qu’elles sont au-dessus de la convention. Une femme comme Sabine allait promptement se sentir des forces sans emploi. Le théâtre et le livre lui avaient servi d’initiateur ; et, pourtant, cette enfant qui s’imaginait tout savoir apportait dans le mariage autant d’ignorance des sens que de rouerie d’esprit ; mais, piquée par les hallebardes de la haine que l’on brandissait contre elle, son existence ne tarda guère à se déterminer nettement.

Ce fut à ce même moment qu’Henri Duvicquet reçut la lettre suivante :

« Monsieur et très honoré maître,

« Votre nom s’étant trouvé prononcé avant-hier soir dans une loge que j’occupais aux Français, je me permets d’user, à votre égard, du droit que la critique et la curiosité artistique s’arrogent généralement envers les personnalités comme la vôtre. Pour dire la vérité, votre atelier a été le sujet d’une discussion assez vive entre mes amis et moi : je me risque à vous demander la permission d’aller le visiter accompagné d’une amie. Je sais que ma demande est de celles qui contrarieront la réputation de sauvagerie, qu’à tort ou à raison, Monsieur, le monde vous donne. Je n’insisterai donc pas si vous jugez à propos de n’accorder aucune réponse à ma requête.

« Mais laissez-moi espérer que votre bienveillance concordera avec mes désirs, et veuillez agréer, à l’avance, Monsieur et honoré maître, l’expression de mes sentiments reconnaissants.

« Jenny Varlon. »

L’artiste répondit à cette lettre par une acceptation, et tomba ensuite dans un accès de marasme d’où il ne sortait que pour regarder furtivement sa pupille. Mais le surlendemain de sa missive, Jonquille lui présenta deux cartes : Mmes Jenny Varlon et la marquise de Mansoury se rendaient à l’invitation obtenue. D’un geste d’ennui, Duvicquet rajusta les bretelles de son pantalon, boutonna sa vareuse, assujettit son béret, et alla au-devant des visiteuses.

La première, Mme Varlon, était une femme de haute taille, d’un vaste embonpoint. La fête aurait rappelé celle de la loyale créature qui fut George Sand, sans une expression d’astuce et un ricanement de bouche, repoussant dans l’esprit le rapprochement qui commençait à s’y établir.

Deux larges bandeaux de cheveux noirs grisonnants et lisses coupaient symétriquement le front d’une hauteur pyramidale ; un nez très busqué, un nez de matrone romaine, partageait, il est vrai, noblement la face d’un grand ovale aux tons cireux ; mais la pointe mordait méchamment la lèvre aux sinuosités sifflantes et venimeuses. Le menton restait encore solide, et le visage, quoique desséché et décoloré, ne perdait pas ses lignes, grâce aux fausses dents qui permettaient aux joues de ne point tomber flasques, en remplissant certains creux. Les plis de la jupe et la coupe du corsage, le drapé du châle, le nœud des brides du chapeau remontaient à 1840. Mais sous cette simplicité affectée se révélait une suave odeur de linge blanc, un parfum vague, qui combattaient les émanations de la vieillesse ; seulement, des pieds de chasseur sortaient sous la robe écourtée, dans d’énormes souliers, laissant passer des bas blancs, et les mains gardaient des proportions masculines. Le regard seul vous avertissait des rages jalouses qui flambaient dru dans cette poitrine. Mme Varlon n’eut pas le temps de l’éteindre, ce regard haineux, en présentant son acolyte, la marquise de Mansoury.

Âme de boue dans un corps de reptile, l’abus des liqueurs fortes plaquait sur le visage de cette femme une couche de vermillon qui la dévorait de son hâle. La lippe de ses lèvres suceuses et odieuses, le menton court et gras divulguaient ses vices, et les cheveux noirs salissaient de leur graisse les tempes, l’oreille et la nuque. Elle s’avançait en boitant, et saluait avec un jeu de chanteuse de café-concert, au bord d’une estrade.

Chose étrange : l’artiste, d’une nervosité si étrange, voisine de l’hallucination, n’entrevit pas grand’chose à travers les deux visiteuses. Il se montra courtois, sourit franchement à une gauloiserie de Jenny Vallon, baisa la main de la marquise, et se lança, au bout de deux heures, dans une de ces causeries d’esthétique chaleureuse où sa personnalité sortait tout d’un bloc, où ses secrets lui étaient soutirés, où ses larmes étaient bues, où ses blessures étaient avivées, où ses rages étaient recueillies. De ses deux auditrices, il savait seulement que Mme Varlon se trouvait veuve, et la marquise séparée de son mari.

Et comme Sabine, à un moment donné, faisait irruption dans l’atelier :

— Je vous présente ma fille adoptive, Madame la marquise, avait-il murmuré de ce ton faussement railleur, où l’on sentait percer un triomphant orgueil.

Mme Varlon, qui étudiait un croquis à l’extrémité de l’atelier, accourait promptement pour avoir sa part de la présentation.

La glace n’existait plus ; l’accord se traduisait en paroles gaies. La marquise riait aux éclats des saillies de Sabine qu’elle appelait « Mademoiselle », feignant de ne pas croire à son mariage. Duvicquet se prêtait à la plaisanterie. Il aurait fallu la perspicacité de Renée pour discerner les coups d’œil que les deux commères se lançaient au-dessus de l’épaule de l’enfant. On se quitta en se donnant rendez-vous pour la fin de la semaine.

— Cette marquise a vraiment le diable au corps, répétait Duvicquet enthousiasmé, en se chauffant les pieds dans la chambre de Mme de Sérigny, dont Sabine prenait possession depuis son absence.

— C’est elle qui les aurait roulés, là-bas, répliqua Mme Raimbaut.

— Une drôle d’idée que tu as eue, aussi, pour chauffer une élection, reprit Duvicquet, ne pouvant s’empêcher de rire. Si seulement j’y avais été.

— Pour poser ta candidature ?

La pensée de poser quelque part sa candidature lui parut si bouffonne qu’il rit encore davantage.

— En attendant, nous comparaîtrons comme tes complices, les uns et les autres, c’est certain.

Sabine hocha la tête.

— Parions que non, fit-elle.

— Tu crois que la cause restera pendante ?

— Oui, mais non la représaille.

Dix heures sonnaient. Elle s’approcha pour lui dire bonsoir ; il la garda longuement ; sa figure eut un air qu’il ne lui avait pas encore vu, et, en la laissant aller, il remarqua qu’un flot de sang lui était monté aux joues après son baiser.

— Elle est femme, elle connaît maintenant la valeur d’une caresse un peu accentuée, se répétait l’artiste en se déshabillant, et cela ne l’effraie point.

— Ô Dieu !… pensait-il… Non… cela ne sera jamais… cela ne peut pas être.


À l’heure où les sergents de ville font main-basse sur les malheureux trouvés endormis le long des bancs du boulevard, sans asile et sans vêtements ; à l’heure où les recors rentrent chez eux en frôlant les maisons, où l’on se réveille souvent la sueur au front, pressentant la trahison cachée, certains êtres voient soudain le sommeil fuir, et, lentement, comptent les heures. Qui les a réveillés ? presque rien ; peut-être un coup dans l’estomac frappé au milieu d’un léger rêve ; un jet de sang rapide aux tempes. C’en est fait, il n’y a qu’à s’asseoir au milieu de sa couche et à attendre le jour venir. On ne se rendormira point et il n’est pas rare que des gouttes de sueur perlent au front dans le silence de la mansarde, parce que l’apaisement des bruits est propice aux tumultueuses évolutions du cerveau. Il se produit alors ce phénomène d’une décuplation de visions cérébrales. La poitrine saute, saute, et l’épisode le plus douloureux de notre passé se dresse alors avec ses crocs pour vous happer un coin de cervelle.

Duvicquet venait de vivre une de ces nuits-là ; il se leva, et, après une toilette sommaire, ouvrit sa fenêtre et regarda l’avenue.

— Allons, il faut en finir, pensa-t-il. Si elle n’est pas à Raimbaut, à qui donc sera-t-elle ?

À l’étage inférieur, il entendit la voix de Jonquille qui traversait l’atelier :


J’n’ai professé qu’la liberté,
Fils d’insurgé, surgé moi-même,
Et j’voudrais être député
Pour enrichir le peup’que j’aime.


— Sabine doit être réveillée, réfléchit le peintre, sans cela Jonquille ne chanterait pas.

Il descendit doucement, se dirigea vers le cabinet de toilette que Renée partageait avec Mme Raimbaut. Il ne se trompait pas en comptant sur la présence de celle qu’il cherchait ; Sabine, voluptueusement étendue dans sa baignoire, coupait une revue à l’adresse de Mme de Sérigny. Au bruit que fit Duvicquet, elle leva la tête.

— C’est vous ? dit-elle simplement, sans paraître étonnée. Tenez, asseyez-vous là, j’ai à vous parler.

Elle lui montra un escabeau en bambou. Le peintre obéit.

— Qu’est-ce que vous pensez de mon mari ?

— Je pense qu’il a raison de rester à Londres.

— Bien vrai ? vous n’êtes pas fâché que je sois revenue ?

Il s’approcha, l’entoura à demi par-dessus la baignoire et baisa comme sans y prendre garde un des seins à moitié hors de l’eau. Mais il s’était mouillé la barbe, elle se mit à rire, lui plongea ses deux mains trempées dans les cheveux qu’elle lissa, et reprit :

— C’est fini, me voilà ici, je ne repartirai jamais là-bas. Vous me garderez. Maintenant que je suis « Madame », je pourrai sortir seule, aller dans le monde, me montrer à ma fantaisie… Ah ! mais, j’ai froid. Tiens, donne-moi mon peignoir !

Étourdi, grisé, il se leva, saisit le peignoir-éponge, l’ouvrit tout grand, et, les mains tremblantes, le lui présenta.

— Ah çà, ne regardez pas, au moins !

— Mais non ! mais non !

— Donnez-moi la manche par ici. Bon !… et l’autre ?… Mais enfile-moi donc l’autre ! Sapristi ! Brrrou, je gèle.

— Attends, tu vas voir.

Il l’enleva dans ses bras, la porta sur le divan de Renée et se mit à la frictionner vigoureusement.

— Ça fait du bien ! je te prends pour mon masseur, à l’avenir. Dis, veux-tu être mon masseur ?

— Combien me donneras-tu ?

Elle se retourna pour l’embrasser, souleva sa barbe et chercha une place dans son cou, où elle enfouit sa tête entière.

— Laisse-moi comme cela, fit-elle, devenue très calme, j’ai chaud, je suis contente, ne bouge pas.

Sans comprendre absolument ce qu’elle attendait dans les pressions d’Henri, elle les demandait, elle allait presque au-devant. Son petit corps frileux se collait contre le sien, elle voulait qu’il se couchât à côté au bord du divan pour être complètement à son aise, assurait-elle ; et, pendant qu’il obéissait, et la tenait enfermée dans ses bras, l’un passé autour de sa tête, l’autre autour de ses jambes :

— C’est toi qui es mon mari, murmura-t-elle. Voilà, je serai ta petite femme et tu te mettras ici, à cette place. Je t’embrasserai comme cela, sur les yeux. — Bon, tu me lâches ? — Tu n’es pas gentil !

Elle se leva, les reins remués par des caresses dont elle appelait sournoisement le retour. Un trouble, une excitation naissante, que son mari ne lui avait pas fait connaître, mordait ses jeunes flancs.

Qu’est-ce que cela signifiait ? qu’était ce plaisir inconnu ? ce quelque chose qui la chatouillait dans les mollesses de sa chair ? Jamais Raimbaut ne la prenait ainsi en la tapotant comme son tuteur, en lui donnant de petites claques qui la faisaient rire. Il la traitait cérémonieusement, craignant toujours de la toucher. Mais comme elle éprouvait de singulières sensations près du peintre, et comme elle trouvait bon de rester longtemps étendue à portée de ses mains ! Il aurait dépucelé Jeanne d’Arc par l’enragement qu’il communiquait. L’un et l’autre sans se l’expliquer, songeaient que la présence d’un tiers les aurait gênés, et ce fut d’une voix un peu tremblante, qu’en le voyant s’arracher à ses étreintes, elle demanda de nouveau :

— Tu t’en vas ?

— Oui je vais profiter du jour qui me paraît bon pour peindre.

Dans l’après-midi, lorsqu’ils se retrouvèrent, on aurait dit que quelque chose avait passé d’elle à lui. Ils étaient heureux de se sentir l’un à côté de l’autre. Au dîner, elle rapprocha son couvert du sien ; une intimité d’une nature différente de celle qui présidait d’ordinaire à leurs épanchements flottait autour d’eux. L’absence de Renée, qu’ils regrettaient pourtant, y contribuait. Un vague instinct les tenait en suspens de ce qui pourrait advenir, et la scène du matin qui, sans doute, se retraçait pour chacun avec une signification maintenant précise, empêchait la conversation de s’ébaucher d’une façon suivie.

Le lendemain, comme Sabine sortait de la cuve de son appareil hydrothérapique, elle s’attendait à voir Henri, et s’épongeait lentement les jambes. Il entra, comme elle quittait, pieds nus la natte de joncs de son cabinet de toilette et piétinait le tapis de la chambre. Elle fit quelques pas et l’embrassa sans s’inquiéter de ce qu’elle montrait de trop, ou de trop peu, des écarts du peignoir mousse qui s’ouvrait devant elle. Cela n’étonna guère l’artiste. Tout enfant ne posait-elle pas en face de lui ? À peine ressuyée, les cuisses encore humides, les cheveux mouillés, comme des tresses gaufrées, sous l’épaisseur de leurs ondes naturelles, la réalité aidant encore à repousser d’elle l’idée d’un mari qui occupait, pour l’instant, une place trop hypothétique pour être vraie, Sabine se dressait dans les plis droits de son vêtement blanc, hennissante de provocation, plus longue, plus mince, plus affinée, plus marquée d’une prédestination étrange qu’elle ne lui était jamais apparue. Il allait peut-être s’en détourner, chercher un prétexte, reculer de quelques pas lorsqu’elle marcha droit à lui et plongea brusquement ses lèvres entre les siennes. Aucun doute ne pouvait subsister : l’ardillon de passion dont elle aurait pu détourner la pointe, elle le dirigeait elle-même sur elle.

Ivre, chancelant, l’artiste enveloppa de ses bras la jeune femme dont la forme semblait tourbillonner, et, sous le coup d’affolement qui lui monta au cerveau, l’entraîna sans peine vers le divan où ils tombèrent. Là, comme elle fermait les yeux, s’abandonnant, Henri dans un emportement immaîtrisable croisa ses membres autour des siens.

Quelques minutes après, ils revenaient à eux.

— C’était écrit, il fallait que ce fût, murmura-t-il.

Et il la tint longtemps embrassée, lui cachant la figure, tremblant de rencontrer ses yeux.