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SABINE




PROLOGUE


I


— Je ne me trompe pas, c’est bien mon incomparable Junon ?

— Tiens, vous ici, mon cher ?

Ces deux exclamations se croisaient dans une rue du Caire, entre une femme d’une corpulence excessive et un homme de trente-cinq à trente-huit ans.

En une minute, la dame à l’embonpoint au-dessus de la moyenne eut inspecté la toilette et l’air de tête du personnage qui l’interpellait, et, satisfaite de son examen, poursuivait :

— Que diable faites-vous dans ce quartier, rôdant ainsi autour de la maison de Sidi Mohammed ?

— Mais, vous le voyez, j’ai mon album sous le bras, je voudrais enlever cette façade…

— Est-ce qu’il ne serait pas plus exact de dire : escalader ?

Celui auquel s’adressait la réplique sourit légèrement ; son sourire équivalait à la meilleure affirmation.

— Écoutez, continua la dame, je vous trouve à la porte d’un de nos riches Levantins, qui a le périlleux avantage de posséder le sérail le mieux réputé pour la vigilance de ses gardiens et la beauté de ses invisibles, quoi d’étonnant à ce que j’en conclue que mon célèbre compatriote… ?

— Oh ! oh !… interrompit l’autre avec une modestie affectée.

— Allons donc, mon cher ! ne me coupez pas la parole…

— Pour Dieu, comtesse, ne parlez pas de rien couper ici.

— Je reprends, alors. Quoi d’étonnant à ce que mon célèbre compatriote, Henri Duvicquet, toujours fou d’orientalisme, se brûle les yeux en face d’un mur blanc, derrière lequel il se passe tant de choses ?

— Puisque vous êtes si perspicace, j’aime mieux convenir franchement de la vérité.

— Et vous aurez raison, car je pourrai peut-être vous aider.

— Bah ! Vous connaissez Sidi Mohammed ?

— Moi ? par exemple ! Je ne connais d’autre Mohammed que mon domestique, un eunuque, qui me sert de femme de chambre, — la perle des femmes de chambre, mon cher ; — il ne lui manque que de savoir coudre. Je l’emmènerai en France, à mon retour.

— Quelle bêtise ! vous trouverez l’équivalent au Hammam.

— Pas si sûr ! Songez donc, je suis absolument certaine que je peux laisser Rachel — vous savez ? ma fille — avec celui-là. Tandis qu’un autre, recruté à Paris, hum ! c’est… délicat, vous en conviendrez.

— Excessivement délicat. Et même, sous ce côté de la turquerie, je ne demanderais qu’à être l’heureux Turc qui aurait l’avantage de vous expédier à toutes deux vos toilettes du matin.

— Nous avons mieux que vous, mon petit. Mais parlons un peu de vos affaires. Vous préparez une toile, je suppose ?

— Oui, seulement la ville me fait regretter mon ancien désert.

— Qu’est-ce qui vous gâte l’Orient ?

— Les Orientales, parbleu ! Croyez-vous qu’il me plaît tant que ça, pour exprimer le superlatif du beau, de m’écrier, en imitant le Cantique des cantiques : « Les hanches de ma bien-aimée sont comme un bastion… et ses pieds comme des coussins. Sa figure est pareille à un soleil, et, si elle marche, elle possède la majesté d’un éléphant ! » Au diable la Mingrélie et la Circassie ! Imaginez-vous que, le jour même de mon arrivée, le hasard m’englobe dans un cortège lugubre : une file de voitures mornes. Je me crois, décemment, obligé de prendre mon chapeau à la main, comme si je suivais un enterrement civil. Pas du tout ! c’était un mariage. Ça me ragaillardit. Mais, dans le même moment, une troupe arrive, musique en tête, chantant un air à peu près comme celui-ci : — La illah il Allah ! ou, Mohammed Ressoul Allah ! — Je me dis : à la bonne heure ! ce sont de braves villageois qui n’attendent pas leur arrivée au point de réunion pour ouvrir le bal ! Et me voilà criant à tue-tête : La illah il Allah ! Mohammeh Ressoul Allah ! — Au bout d’un instant, j’étais complètement turquifié ; je gambadais comme un vrai bamboula. Tout à coup, à la tête du cortège, j’aperçois des hommes qui font danser à qui mieux mieux un coffre étroit et long, couvert d’un châle rouge qui devait au besoin servir de couvre-pied les jours ordinaires. — Naturellement, le refrain ne discontinuait pas. Or, cet objet se trouvait être une bière qui bondissait gaiement sur les épaules de ses porteurs, et cette bière contenait un défunt qu’on allait enterrer avec un entrain de diable-au-corps.

— C’est exact, répliqua la comtesse. Seulement vous n’avez rencontré là que les mœurs populaires.

— Je le crois fichtre bien ! mais pensez-vous que ce soit préférable dans les classes riches, par exemple ? Perdre quelqu’un, mazette ! ce n’est pas une petite affaire, si l’on veut le pleurer dans les rites convenus ; on n’en est guère quitte à moins d’un combat d’où l’on revient presque toujours éclopé. Quand, amis et parents se sont disputé le cercueil, en se l’arrachant avec des vociférations, c’est qu’il ne s’agit plus d’en rester là, mille dieux ! À peine le mari enterré, ses femmes sont tenues, chaque jour, à la même heure, de pousser des hurlements et d’assourdir les voisins. Quand la voix leur manque, elles frappent sur le tarabouk et tirent des coups de pistolet. — Au besoin, — je n’invente rien, — on appelle les bonnes amies à la rescousse… et allez donc !… Ça donne du renfort et on crie de compagnie. Que le prophète me préserve de rendre des visites de condoléance aux femmes haut placées. J’aime encore mieux la gigue — non, l’enterrement du populo, où l’on chante : tra la la illah il Allah… en se trémoussant comme des diables. — On ne comprend pas ce que ça veut dire, mais les gens vous en savent gré quand même. Et on a la satisfaction, lorsque l’on s’est démené en conscience, de ne pas rapporter de horions.

La comtesse haussa les épaules, en femme qui s’apprête à répondre : — Vous n’avez pas tout vu.

— Si j’ai bien entendu, poursuivit le peintre, vous venez de me combler en me proposant de me présenter à ce marchand levantin ?

— Moi ? c’est trop fort ! Je ne vous ai rien proposé de pareil. Je vous répète que je ne connais point cet estimable négociant.

— Alors, je ne comprendrai jamais.

— Voyons, ne luttons pas de finesse. Je présume que ce n’est point précisément pour Sidi Mohammed que vous désirez entrer dans cette maison ?

— Vous présumez juste, comtesse.

— Je suppose même que le jour où vous parviendriez à y être introduit, vous seriez fort aise que ledit Sidi Mohammed fût parti en lointaine contrée ?

— C’est encore on ne peut plus juste.

— Eh bien, mon bon monsieur, que vous importe donc si la cause… encore impalpable à mes yeux, de vos ardents soupirs, est un moment transportée dans un autre endroit, et vous apparaît ailleurs que dans la maison de son seigneur et maître ? Je n’ai en aucune façon le pouvoir de vous aider à franchir ce seuil redouté, mais je puis obtenir qu’on en laisse sortir, un certain jour, la dame pour laquelle vous vous morfondez en ce moment.

— Ah ! fit le peintre devenu rayonnant, il n’y a que vous, chère comtesse, pour avoir des combinaisons aussi subitement engageantes. Votre main, que je la baise. Ainsi vous m’obtiendrez…

— Après-demain, présentation chez Ibrahim Bey, juste le temps de faire inviter une partie du harem de Mohammed, qui tiendra à grand honneur de rendre visite à la femme du Bey. Seulement, si vous désirez voir votre beauté à visage découvert…

— En voilà une question !

— Alors, il vous faudra un travestissement féminin.

— Sacrebleu ! comment voulez-vous que je m’y prenne ? Ma barbe est si longue qu’on marcherait dessus.

— Ah ! si vous tenez à votre barbe, vous ne tenez guère à votre belle, et, dans ce cas, plus d’introduction, plus de sérail. Envoyez-moi, dès demain matin, la susdite barbe dans un morceau de papier, en signe que vous agréez ce que je vous propose, ou renonçons au projet.

— Mais, cependant, le travestissement exige que je sois voilé, n’est-ce pas ? Par conséquent l’étoffe ne sera trouée qu’à l’endroit des yeux et de la bouche, et tiendra le reste caché, aussi bien le menton que le cou ?

— Chansons ! Et si on vous demande d’enlever vos voiles quand nous serons entre odalisques du même bazar ?…

— C’est juste, car vous me conduisez dans un sérail ?

— Et j’ajoute que les hanums y seront, je vous le garantis, fort peu vêtues. Tout ce que je pourrai gagner, c’est qu’on ne vous force pas d’accepter un bain… ou autre chose où votre sexe serait indissimulable.

— Allons, vous pensez à tout. En ce cas…

— Ne me répondez pas maintenant. Demain matin votre barbe, bien et dûment ficelée dans une feuille de papier, en forme d’acceptation, sinon rien de fait.

Duvicquet voulut la retenir, elle se sauva en lui criant :

— Hôtel du Nil, chambre 34. À bientôt !

— Tête folle ! murmura le peintre en haussant les épaules ; elle est vraiment de taille à exécuter ce qu’elle me propose. Au bout du compte, lorsque Mme de Lupan quitte ses airs d’entremetteuse, c’est un bon garçon.

Et il continua flegmatiquement d’examiner la maison de Sidi Mohammed.


II


Trente-six heures ne s’étaient pas écoulées avant que Henri fût installé sur le balcon de l’hôtel du Nil, fumant des cigarettes et buvant des sorbets.

— Savez-vous que ma curiosité est excitée au plus haut point ? répétait Mme de Lupan en regardant la mine singulière de son hôte. Heureusement que ça repousse. Vrai, je n’aurais jamais cru à un pareil émondage de crins. Que peut donc être cette créature ?

— Je vous atteste que je n’ai absolument réussi qu’à l’entrevoir une seconde, et jamais type aussi étrange ne m’est apparu depuis… très longtemps. Ce sont bien, ajouta le peintre en se parlant dans une sorte d’aparté, les mêmes arcades sourcilières creusées en voûte…, le même regard étrange…

— Les mêmes… dites-vous ? à qui pensez-vous, s’il vous plaît ?

— Rien. Je compare cette tête de dix-huit ans à un type de femme complètement… disparu. Cette jeune fille est simplement le reflet d’un souvenir… demeuré très persistant dans ma mémoire. Voilà tout.

— Bon, bon, arrangez ça à votre fantaisie. Je ne cherche pas à vous demander le récit de vos fredaines ; l’important, c’est que je réussisse à exécuter ma promesse. Laissez-moi donc vous examiner encore. Vous avez beau prétendre le contraire, vous êtes un furieux original quand vous souhaitez quelque chose. Jamais je ne me serais figuré que vous auriez si vite adhéré à mes conditions. Quand j’ai reçu votre noire toison, j’ai cru que c’était celle d’un sapeur que vous aviez achetée à prix d’or. Vous pourrez la déposer aux pieds de votre adorée, si cela vous plaît ; je l’ai serrée précieusement dans mon tiroir de toilette. Je vais vous la chercher. La comtesse se leva, et revint, au bout d’un instant, munie de la formidable barbe.

— C’est qu’elle se rajuste parfaitement ! Il n’y manque pas un poil.

— En y adaptant un manche, répliqua Duvicquet, vous en ferez un petit balai.

— Décidément, vous êtes drôle, nous nous amuserons. Moi, j’ai travaillé de mon côté, et, demain à trois heures… Ah ! demain…

La comtesse fit claquer sa langue et regarda l’artiste d’un air fripon.

— Je vous ai annoncé comme une de mes amies, venue pour étudier les mœurs des harems. Ce brave Ibrahim m’a crue sur le coup et voulait, dès aujourd’hui, vous rendre visite. J’ai dû lui taire votre demeure, ce qui a été difficile, et parler de vos justes susceptibilités européennes, de vos effarouchements à l’anglaise… Demain, il est capable de ne pas oser vous toucher le bout des doigts… Ah çà, vous resterez dans votre rôle, hein ? savez-vous qu’il irait de la vie pour vous, sinon pour moi ?

Duvicquet affecta une nonchalance de giaour et se caressa, par habitude, un crin absent.

— Qu’ont dit les femmes de Sidi Mohammed ? demanda-t-il.

— Oh ! elles ont laissé éclater une joie… Songez donc à l’honneur qui leur est accordé ! Une matinée chez le Bey ! jamais elles n’y auraient prétendu.

— Je suis capable de ne pas reconnaître les yeux de gazelle qui m’ont amené à couper ma barbe. Et, cependant, j’ignore quel coup de sabre les a fendus, mais je vous jure bien qu’ils sont grands comme ça…

— Cela s’accorde à merveille, continua Mme de Lupan, Rachel est encore à Gênes ; elle eût brouillé les affaires avec sa pétulance s’il elle avait été ici. À nous deux, nous nous en tirerons supérieurement ! À présent, mon ami, vous allez venir dans ma chambre à coucher, essayer quelques-unes de mes robes…

— Mâtin, que ça sent bon ! s’exclamait Duvicquet, un quart d’heure après, accoutré dans un des costumes de la comtesse. Que je rends grâce, Madame, à cet estimable embonpoint qui vous caractérise, et me permet d’endosser ce corsage et d’enfiler cette polonaise ! Par exemple, c’est tout de même un peu raide sous les entournures… Aïe !… voilà que ça craque. Mille tonnerres ! ça n’est pas drôle…

— Mais aussi, vous faites mouvoir vos bras comme un tambour-major.

— Si votre robe ne résiste qu’à la condition de ne jamais remuer, donnez-m’en une autre… En admettant, par hasard, que, dans un élan très vif, je me précipite pour ramasser le mouchoir ou l’éventail d’une de ces dames, je suis capable de m’entortiller dans vos jupes.

— Gardez-vous de ramasser quoi que ce soit, c’est l’affaire des esclaves ; vous vous attireriez le mépris de la femme et de la fille du Bey, et ce mépris me serait fatal. La maison vous tomberait sur la tête que vous ne devriez point sourciller. Rappelez-vous qu’il faut expressément garder votre rôle de visiteuse, qui exige une grande lenteur et une modération absolue dans vos mouvements. — À présent, marchez un peu, que je vous voie à loisir. Pas si vite !… Ah ! vous êtes décourageant, à la fin ! Je ne me mêle plus de rien.

Désirant prouver sa bonne volonté, Duvicquet, alors, jugea à propos de relever de chaque côté le bord de sa jupe. Il retint l’étoffe en enfonçant ses mains dans les poches de son pantalon, et se prit à marcher autour de la chambre. Cette fois, Mme de Lupan se fâcha sérieusement.

— Est-ce que vous vous imaginez que vous allez entrer de cette façon, la jupe relevée jusqu’au ventre ?

— Si je ne tiens pas ma traîne, mon pied va s’empêtrer, c’est certain.

— Êtes-vous bête ! comment faisons-nous donc, nous autres ?

Tout en s’étudiant dans la glace, Duvicquet buvait du kümmel à mort, et prenait la pose de Mme Viterlin lorsqu’elle chantait Galatée dans les couplets de la coupe :

Ah ! bouerse, bouerse, bouerse encore…

— J’aurai beau faire, ajouta-t-il, je n’imiterai jamais la grimace de cette bouche de macaque.

Et, changeant brusquement de ton :

— Quel homme est-ce donc qu’Ibrahim Bey ?

— Un brave homme de Turc, au front craquelé comme une potiche, qui a donné à ses femmes une vague teinture de l’éducation européenne. J’ai été admise chez lui en qualité de professeur de dessin. Mes élèves dansent et font de la musique, mais elles savent à peine écrire. Les riches particuliers, tels que Sidi Mohammed, ont une tendance à introduire un peu des usages occidentaux dans leur harem.

— C’est une chose que j’ai déjà relatée, en effet, répliqua Henri. Je crois que le vice-roi d’Égypte est pour beaucoup dans cet esprit de nouveauté qui a dicté ses lois aux vieux usages.

— À propos, comment avez-vous connu la concubine de Sidi Mohammed ?

— Comment je l’ai connue ? à l’extrémité de l’avenue de Choubrah, un jour qu’elle s’était hasardée à se débarrasser de ce sac horrible dont on oblige les Turques à s’envelopper. Se croyant seule, elle essayait de humer le plus d’air possible. Sur un mot, l’eunuque alla chercher dans sa voiture je ne sais quelle chose — boîte ou coffret. — Je suppose que cela pouvait être une collection de photographies. Je sortis de derrière l’arbre où je m’effaçais, et, à ma vue, elle remit précipitamment son féridjé qui ne s’abaissa plus. Je m’attendais à ce geste ; aussi je m’y pris de mon mieux pour la rassurer et la prier de ne pas me savoir mauvais gré de ma présence ; j’ajoutai, ce dont je suis convaincu ne jamais être insensible à une fille de cet âge, la faveur de lui laisser feuilleter mon album où j’avais déjà représenté quelques-unes de ses compatriotes. Au même instant, l’eunuque revint à toute volée et me montra le poing. D’un coup de pied quelque part je le fis rentrer en lui-même. Probablement cette preuve sans réplique de mes forces musculaires en dit davantage à la jeune femme que n’importe quelles paroles, car elle sourit, imposa silence à son gardien par quelques mots prononcés très vite. Je ne pus causer avec elle qu’en grec, entendant assez peu la langue des houris. Grâce à quelques poignées de piastres que je donnai à son exécrable guide, et aux deux muets postés à distance, — car elle n’avait point de saïs, — grâce aux menaces qu’elle ne leur ménagea point, nous obtînmes de prolonger l’entrevue. J’appris son nom et je sus où elle habitait. Elle m’engagea à me rendre le surlendemain à cette même place ombragée, et repartit, traînant ses babouches.

Très inutilement je me postai, le jour indiqué, sous les ramées de Choubrah. Chose singulière, alors, l’esquisse qu’il m’avait été impossible de fixer sur mon papier teinté lorsqu’elle était là, revint sous mes doigts, franche, précise, lumineuse. Il y a dans ces singulières natures de l’Orient quelque chose qui a toujours l’air de s’offrir à l’homme, et qui ne le provoque jamais par les côtés ordinaires. Je traçai sur les tempes cette veine de la volupté, sinueuse, bleuâtre…

— Laissez donc, interrompit Mme de Lupan, c’est votre fantaisie qui a créé votre Orient, à vous ! Les musulmanes des Batignolles sont plus belles que celles-ci, au moins vous le prétendiez hier.

— Oui, mais je n’invente rien cette fois. Représentez-vous un trait de crayon pour accuser la double tunique ; quatre ou cinq afin de planter le col hardiment, et en détacher une tête pâle comme un lever du jour ; — écrasez entre les paupières, non bordées de noir, le grain d’un pastel fauve — un filtrage de clarté allumant la nacre des dents ; — mettez le tapage des tons dans le costume — tapage de mauvais goût, peut-être, mais couleurs remuantes, fébriles, où l’on se figure la chair battue sous la dentelle et la soie — un écrasement de bleu, de noir, de rose, à l’aide duquel les plans d’une figure en pied s’installent sur le papier grenu — et vous aurez l’imparfaite idée de l’esquisse que je réalisai ce jour-là.

— Ensuite ?

— C’est tout. Sans mon pastel, je croirais que j’ai rêvé. — À propos, qui vous a donné des renseignements sur Sidi Mohammed ?

— Ayant entendu parler de lui depuis trois mois environ, répondit la comtesse, je savais qu’il venait de réaliser des gains assez importants, qu’il faisait des prêts au gouvernement musulman. Vous comprenez qu’il n’en fallait pas davantage pour fixer mon centre d’opérations. Il y a dix-huit mois, poursuivit-elle, que l’on m’a accueillie dans la maison où nous allons. Je suis un peu la confidente des cadines, qui m’ont gracieusement octroyé le droit de les visiter à toute heure. Aussi, demain nous devancerons le moment fixé, pour arriver un peu plus tôt.

— Pourquoi ? demanda curieusement le peintre.

— Parce que nous aurons la chance, alors, d’être introduits dans un coin assez inédit du harem.

Malgré l’insistance de Duvicquet, la comtesse ne voulut pas s’expliquer davantage. Était-ce une épice dont elle se plaisait à assaisonner leur projet, ou voulait-elle graduer encore le jeu inouï, la hardiesse stupéfiante dont elle offrait la preuve pour être agréable à Duvicquet ? Quoi qu’il en fût, il ne parvint pas à lui tirer autre chose.

— Puisque vous vous taisez, parlons alors du dernier amant de votre fille. Voulez-vous ? Cela va-t-il gentiment avec elle ?

Il rebut cinq ou six gorgées de kümmel et s’allongea sur la causeuse.

— Ne m’en parlez pas, répliqua Mme de Lupan, Rachel se conduit fort mal… à mon égard.

— Ce qui équivaut à se bien conduire dans la société ?

— Ma fille me laissera mourir à l’hôpital, Monsieur.

Duvicquet haussa les épaules.

— Qu’elle vous égorge un jour ou l’autre, si elle parvient à devenir une grande cantatrice, qu’est-ce que ça peut vous faire ? L’honnêteté doit-elle entrer pour quelque chose dans une conscience d’artiste ? Vous n’avez pas la prétention d’émettre cela ?

Elle voulut protester ; il poursuivit :

— Mais, moi qui vous parle, si en exprimant les entrailles de mon meilleur ami sur une palette, j’y trouvais des tons imprévus, rien ne m’empêcherait de le vider comme un poulet et de m’emparer de tout le jus de sa personne. Il n’y aurait qu’un bourgeois de moins et un chef-d’œuvre de plus.

Et comme elle regimbait de nouveau :

— Ô Lupan ! ô moule sacro-sainte ! et vous les autres moules, ses compagnes, qui continuez à baigner vos pieds dans la vague bleue de la banalité remontante, comment se fait-il qu’on n’ait pas déjà mis vos chairs au saloir en vue d’un prochain siège ? Mais non, l’idée n’en viendra ni aux républicains, ni aux orléanistes. On vous tolère vivantes à Paris, parce que vos épaules de bas-bleus et votre esprit de matelassières charrient cette hotte gigantesque du lieu-commun qui contient toutes les œuvres du génie moderne…

— Voulez-vous un dépuratif ? interrompit Mme de Lupan.

— Mon huître adorée ! quel âge séculaire pouvez-vous donc avoir, pour adhérer depuis si longtemps au rocher de la vie ? Vous, et cette suave tribade, qui a nom la Massicourt, êtes gélatineuses en diable, je le sais trop ; mais enfin, il existera donc toujours des cité Gaillard, des rue de Douai et des rue de la Sourdière pour vous loger ?

— Monsieur ! ce tutoiement…

— Rassure-toi, idéale proxénète aux yeux pers, ma main respectera tes os blanchis ; mon pied n’escaladera pas ton épaule en train de dévaler sous les doigts qui la touchent. Si je t’effleurais du pouce, j’aurais trop peur de voir mon corps englouti sous les sept arpents du tien.

En achevant ces mots, entrecoupés de hochements de tête, Duvicquet, ivremortisé par ses absorptions réitérées de liqueur, s’endormit complètement, sans retirer les ajustements empruntés. La comtesse n’eut d’autre ressource que d’aller coucher dans la pièce voisine.


III


Le lendemain, Duvicquet s’éveillait avant Mme de Lupan, et, très sérieusement, recommençait sa toilette. Il enfilait sur son pantalon les jupons blancs, en assujettissant solidement chaque objet après lui, enfin consommait un travestissement réel.

Lorsque la maîtresse de la maison vint le retrouver, — sans rancune pour son langage imagé de la veille, — elle jeta un cri d’ahurissement.

— Allons, je vois que tout ira bien, s’écria-t-elle. J’ai eu tort de redouter vos manières.

— N’est-ce pas, comtesse ? Et comment vous va ? Je vous trouve l’air florissant.

— Merci, je vais parfaitement.

— Sérieusement, vous avez bonne mine.

— Vous croyez donc m’être désagréable que vous me le répétez autant de fois ? Sortez de votre erreur, il ne me déplaît pas d’avoir bonne mine.

— Dans ce cas, je me tais, car je ne vous complimentais que dans l’espoir de vous horripiler.

— Allons nous mettre à table ; après, nous partirons, et, ma foi, le reste vous regarde.

Tout en servant Henri, Mme de Lupan lui demanda à brûle-pourpoint :

— Donnez-moi donc des nouvelles de vos amis — qui étaient un peu les miens, lorsque j’habitais un des immeubles de lord Wallace. — Ils ont dû terriblement vous piloter, pour que vous arriviez si haut ?

Le peintre éclata d’une telle violence de rire que son ventre se gonfla et se retira comme une vague, et que la comtesse craignit un instant que le devant du corsage qu’il portait très serré ne crevât sur le coup.

— Mes amis ? — articula Henri, quand il put parvenir à émettre ces trois syllabes — mes amis ? — Où en serais-je si j’en avais été affligé ? De quel genre relève ce mot : « amis », s’il vous plaît ? Est-ce un légume ? Est-ce un bipède ? Ça se mange-t-il ? Ah ! Madame, depuis que deux de mes camarades de jeunesse sont allés rejoindre… votre virginité, je n’ai jamais rien entendu d’aussi fort.

— Écoutez donc, Monsieur Duvicquet, qui riez si insolemment de ma candeur…

— Par exemple, oui ! j’en ris. C’est que je demeurais persuadé que cette candeur sentait déjà sa petite odeur de roussi, quand le père Dumas cuisinait ses roux. Jugez de mon ébahissement lorsque vous me la servez encore aujourd’hui, moi qui la croyais brûlée au fond des casseroles du maître, muette comme le violon d’Ingres, immobilisée comme la seringue d’ivoire à filer le macaroni de Rossini, envolée comme les gouvernements chantés par la politique de Lamartine…

— Ta, ta, ta ! Tout ce verbiage, parce que je vous ai demandé si vous aviez des amis ?

— Convenez que pour m’adresser une question semblable, il faut être terriblement — ainsi que dirait Gautier — « tabatière Touquet » ! Allons, il ne vous manque plus, maintenant, que de découvrir votre petit camp romain, aux environs de votre proprillliété. Ça viendra. Ne désespérons pas.

Et, tout en se tenant les côtes, Duvicquet regardait, non sans inquiétude, si le corsage d’emprunt qui lui prenait si élégamment la taille, n’offrait aucune trace de sa subite hilarité.

— Au fond, ajouta-t-il, je ne suis pas fâché de cette question, qui me permet de constater que votre robe est solidement bâtie ; et, puisqu’elle a tenu bon devant une pareille naïveté, c’est qu’elle est à l’épreuve de celle des autres. Vous seriez capable, chère et excellente amie, de faire partir une locomotive toute seule, rien que par la force de votre raisonnement.

Une demi-heure après, la comtesse et son intarissable persifleur montaient en voiture pour se rendre chez Ibrahim Bey.


IV


Henri Duvicquet ne se doutait guère du rôle que pouvait revendiquer la comtesse en le faisant pénétrer si près des femmes d’Ibrahim. Il ignorait que l’audience qu’on lui accordait était due aux services que Mme de Lupan rendait chaque semaine à ses nobles élèves, dont elle favorisait les intrigues en introduisant, sous le déguisement féminin, quelques-uns des jeunes gens qu’elles convoitaient. Mme de Lupan ne tentait pour Duvicquet que ce qu’elle réalisait pour d’autres. Et, cependant, elle eut un soupir d’allègement lorsqu’en arrivant elle apprit du secrétaire du Bey que son redouté maître avait dû s’absenter le matin, requis par un ordre du sultan, et qu’il ne reviendrait qu’au coucher du soleil. On savait la comtesse attendue, et son arrivée ne présenta aucune difficulté.

De l’autre côté du selamlik, à l’extrémité d’un vaste jardin, le sérail dressait ses prétendus murs impénétrables. Ces murs encerclaient les fameuses piscines où toutes les pécheresses, non cataloguées dans l’Ancien et le Nouveau Testament, se montraient, ventre et dos en lumière, s’ébattant dans un bassin de pierre où l’eau jaillissait par la gueule de bronze des crocodiles. Le peintre comprit si vite la nécessité d’être prudent, que, pendant près de vingt minutes, il immobilisa ses gestes. En apparence, on n’eût jamais cru à son trouble intérieur. Les hanums faisaient alors les honneurs du bain à leurs invitées, parmi lesquelles Henri distingua celle qui le préoccupait si fort.

Pourtant Mme de Lupan ressentit quelque frayeur lorsqu’un eunuque ayant apporté des sorbets, Henri le repoussa, en murmurant en français :

— Merci, c’est débilitant comme une liaison de femme, cette boisson-là ! J’aimerais autant un petit verre de casse-poitrine, par cette sacrée canicule.

Heureusement, l’étrangère aux belles lèvres, qui s’incarnait dans cet instant sous l’attirail féminin du peintre, jugea à propos de se taire, et, tout en se caressant une barbiche disparue, plongeait devant elle des yeux de vautour. Le trémoussement de cette vision de croupes remuantes dura environ une demi-heure. C’était bien la vision qui force les nuées du sommeil à exprimer des gouttes de sueur sur le front d’un homme endormi, et qui, au matin, vous réveille, les lèvres sèches, les bras et les jambes cassées. Un instant après, s’opéra la sortie du bain.

Les jeunes femmes livraient leurs bras et leurs jambes pour les frictions parfumées. Les cassolettes fumaient ; l’encens exsudait des percées du cuivre. À la faveur de ce voile bleuâtre, glissant subitement, Duvicquet arriva près d’Arroukba et lui balbutia :

— Je suis là !

Elle répliqua :

— Aqbal ! aqbal ! — Bonheur ! bonheur !

Il la vit se diriger vers un divan de cuir, et ferma les poings de rage de ne pouvoir encore l’attirer près de lui. À chaque instant il redoutait d’être deviné sous son costume de soie violette, dont ses deltoïdes menaçaient de crever les manches.

Ce n’était pas un spectacle banal que ce groupe de jeunes barbares, vaguement initiées à la civilisation européenne, recevant cette soi-disant Anglaise que représentait un peintre français. De taille plutôt moyenne que grande, le galant aventurier, assis, pelotonné à l’orientale, offrait peu de prise à la critique ; sa tête seule attirait l’attention. Or, cette tête possédait un front merveilleux, un front coupé comme une butte, au-dessus duquel la pensée bourdonnait, creusé de ci, souriant de là, tantôt mou, tantôt brutal, et où se lisaient les grondements d’une nature en ébullition, pareille à une terre perpétuellement secouée dans ses couches de salpêtre. Les paroles s’humectaient de lumière aux angles de la bouche et sous les narines un peu fortes. Les yeux, d’abord indécis, n’accentuaient leur nuance qu’à la montée de l’idée dans l’esprit, de l’idée, qui ne jaillissait que tordue sous l’enveloppe de la phrase toujours amère. Chose caractéristique, le crâne s’offrait légèrement mamelonné et les cheveux bondissaient par touffes de l’épiderme tendre. Les doigts, trop fins pour les rudes labeurs, étaient ciselés pour pétrir, pour broyer une hanche de femme, s’embusquer au bon endroit, afin de faire lever un désir. Aussi, les houris, surprises dans leur bain, et rapportées sur les bras des matrones, regardaient-elles, saisies de stupéfaction, ce singulier personnage, auquel un eunuque montrait le palais en vertu d’un ordre suprême.

Le sérail d’Ibrahim présentait un luxe rarement usité dans les harems actuels. Les ibis roses, empaillés, vous traquaient au passage de leurs yeux incrustés de pierreries, flamboyants et doux ; divinités de l’antique Égypte, pendant que leurs pieds d’ancêtres restaient rivés à la pierre, le mouvement de la galerie mettait à leurs flancs emplumés le frisson de la vie moderne. Les vases en porphyre trônaient avec la crue prodigieuse de leurs feuillages très compactes, qui se projetaient comme l’expression d’un élan formidable. Cependant, l’exotisme des parfums vous plongeait au plus profond de l’alanguissement, pendant que l’œil rencontrait les plis mous et lourds des statues antiques, moulées dans la pierre de Sepa.

Allongées sur les divans de cuir et d’étoffes de Smyrne, les jeunes filles offraient, avec l’excitant attrait des molles courbures, leurs ondulations serpentines. Mais, par l’effet du jour mêlé à la fumée d’opium, l’avancé d’un bras, la rotule d’un genou, apparaissaient dans un écorché de lumière qui ressemblait à un rayon caressant une frise de marbre. Au bout de la galerie, les losanges d’une tapisserie algérienne empruntaient du haut des piliers la majesté d’un rideau de sanctuaire. Et, sur le sol dallé en mosaïque, parmi les coffres ouverts, gisaient des voiles dont les broderies plantaient des arabesques d’or, qu’on eût dit exécutées comme des sgraffiti, dans l’ingénuité blanche des mousselines.

Un observateur eût cependant constaté, dans toutes ces saillies rondes de l’enveloppe féminine, la massiveté inhérente aux pensionnaires du harem. Contre le fond de stuc blanc, intermêlé de tranches de stuc rosé semblable à des chairs meurtries, quelques carreaux de velours supportaient un torse humain s’élevant en corbeille et rappelant à la mémoire du peintre ces vers de Gautier, publiés récemment :

Nombril, je t’aime, astre du ventre,
Œil blanc dans le marbre sculpté.

À l’un des angles de la pièce, quelques femmes s’agitaient sous un baiser reçu et rendu, pendant que l’eunuque continuait à les frotter d’onguents. Celles-ci attachaient à leurs oreilles des amulettes ou des pierres gravées ; celles-là se coulaient semblables à de jeunes couleuvres dans le jaune violent d’une robe. D’autres, enfin, restaient là, provocantes, près de ces hautains feuillages s’entrelaçant en dôme comme l’entrée d’un bois obscur, où l’on rêvait d’aller sombrer sur elles.

Pendant ce temps, les plus folâtres de la troupe ayant imaginé de se replonger dans les piscines, remontaient lentement les degrés de l’escalier de jaspe, sans songer à se vêtir. Celles qui demeuraient étendues au milieu des divans circulaires, restaient intimidées par ce puissant regard d’artiste, qui s’enfonçait en elles et scrutait les moindres détails de leur musculature. La femme de Sidi Mohammed sortait également d’un haick en poil de chameau. Son corps s’enlevait, de profil, devant les dessins étrusques de la muraille. Duvicquet, qui eût exprimé ce torse de dix-sept ans à l’aide d’un vigoureux lavis au bistre, se pourléchait les lèvres en murmurant : — Quel glacis de vert Véronèse je passerais dans ces ombres-là, mes enfants ! si j’avais le droit de poursuivre pendant une heure, armé d’une brosse, toute cette fidélité pénétrante d’une forme sincère ! — À travers les découpures en bois du moucharabieh, la vivante argile de cette belle créature vibrait, effleurée des tons laqués du jour — de ce jour de harem, d’une spécialité transparente. On eût dit que cette pâte humaine était impétueusement pétrie sous les cercles d’argent massif qui l’étreignaient aux poignets et aux jambes. La chevelure, crépue, lourde, eût tenté les noires colorations de l’eau-forte, comme elle excitait les tendances fantaisistes de ce pinceau qui jamais ne s’emprisonnait dans les contours gourmés de la ligne sèche. Aussi, l’artiste remontait-il sans se lasser de la souple malléole du talon jusqu’à l’engorgement des lignes de la cuisse.

On connaît de l’Orient, aujourd’hui, ces longues oscillations de bournous blancs dans l’outremer du ciel ; mais ces beaux corps de femmes, atteints si vite d’obésité, les a-t-on représentés dans les molles courbures qui caractérisent le kief ? Duvicquet se repaissait, en quelques minutes, de cette montueuse rotondité du sein, dressant sa pointe comme pour héler un désir. Ce qu’éprouvait le peintre en face d’Arroukba devenait difficile à cacher ; chacune de ses impressions retroussait sa chair sur ses muscles. À quatre pas de lui se dévoilait l’exultance de la fille encore ingénue, vers laquelle son bras se tendait, mais qu’il s’empressait de retirer, s’apercevant bien qu’il excitait l’inquiétude. Son buste menaçait de fléchir, et, sous la convoitise refoulée, son front se resserrait. Il sentait glisser l’agression subite de ce coup de sensualité qui arrivait palper secrètement son corps engourdi, roulé dans la soie d’un travestissement de femme.

Arroukba étudiait, toute paisible, l’effet de ses minauderies aux yeux d’Henri, se prêtant à la défaillance de l’étoffe aux endroits engageants. Elle était posée au milieu d’un monceau d’ajustements qui s’éparpillaient autour de ses hanches ressuyées. En regardant le peintre, elle devinait ses contractions jouisseuses, les étirements de ses membres aux abois, la rumeur énergique d’un sang de mâle que roulaient furieusement ses veines jusqu’au bout de ses doigts, et dont la violence allumée lui eût fait entamer la pierre.

Dans cette étoffe pailletante, légère, tissée pour ainsi dire de fil de la vierge, et que les femmes d’Orient drapent si savamment autour de leurs hanches flexibles, reposait ce qu’elles avaient de prenable, et ce qui, pour l’instant, ne l’était point. Les eaux pharaoniennes venaient de battre les flancs de ces créatures qu’Henri Duvicquet aurait été de force à aller chercher, même sous la courbache du vieil Ibrahim. — Dix ans de ma vie, songeait-il, pour être garçon de bain ou fille de service, et présenter à la vague ce que je ne parviendrai jamais, comme plusieurs de mes confrères, à ravaler plus bas qu’une source, un arbre ou un rocher. — Mais il se trouvait forcé de rester calme, stupide en apparence, et d’écouter la phrase de l’eunuque, l’initiant à la vie des habitants du sérail, au nom du maître, comme on livre un haras à l’œil d’un visiteur. Le peintre ne voulait pas qu’on lui supprimât aucun détail ; il allait au-devant de tout, poussant l’indiscrétion assez loin. Un instant, emporté par sa fougue, il s’écria en présence d’une jolie kalaïks :

Dis-moi, jeune fille d’Athènes,
Pourquoi m’as-tu ravi mon cœur ?

Mais la jeune fille d’Athènes, qui arrivait peut-être de Circassie, le regarda d’un œil stupide. — Henri pirouetta, très décontenancé.

L’eunuque remarqua cependant que la prétendue étrangère roulait des yeux aux mouvements assez bizarres et qu’elle s’aventurait de trop près au bord de certains détails. Cela finit par taquiner ce nègre, qui se grattait la joue d’une façon inquiétante. Mme de Lupan, qui ne perdait pas de vue Duvicquet, lui lança deux ou trois phrases en anglais qui le rappelèrent au sentiment de sa situation. Les femmes, encore à demi vêtues, oubliant toute étiquette en présence de Mme de Lupan et de sa compagne, passèrent des pantalons bouffants, et une espèce de peignoir en crêpe, comme celui qu’on décrit d’ordinaire parmi les vêtements féminins d’Orient.

On se rendit dans une galerie voisine, où l’on but le moka absolument brûlant. Voulant effacer le soupçon dans l’esprit de la valetaille, le peintre s’assit au piano — un horrible piano aux sons fêlés — et joua des polkas à grande volée. La gent égyptienne hurla de plaisir. Le noir gardien remua à travers son troupeau de jolies bêtes le velours de ses yeux, et la femme de Sidi Mohammed fit courir sur les cordes vocales de son gosier comme un miaulement de chatte sauvage en ébriété amoureuse.

Cela retentit comme un signal. La troupe entière, familiarisée, au son de la musique parisienne, se dressa d’un mouvement spontané. Sous l’effet de la chaleur, l’odeur fauve des couvertures en peaux de bêtes saisissait à la gorge ; un frisson d’animalité gagna dans leur tournoiement ces lourdes croupes de femmes sur lesquelles se bossuait l’étoffe soyeuse. Duvicquet, oubliant qu’aperçu de dos il était grotesque, faisait sautiller les notes en pressant les pédales. Les fils de laiton de l’instrument désharmonisé éraflaient les nerfs des auditrices tendus ainsi que des cordes à violon. Une pensée singulière s’empara de l’artiste, qui eut alors l’idée d’installer Mme de Lupan au piano à sa place. L’enthousiasme monta, inexprimable. Duvicquet, poursuivant son projet, enlaça la belle Arroukba Mohammed, prétextant vouloir lui enseigner un mouvement de valse. Que lui murmura-t-il à l’oreille en l’entraînant vers un cabinet creusé en rotonde, où l’œil des gardiens oublia de les suivre, puisque Arroukba ne tombait pas sous leur surveillance ? Quels accents passèrent dans cet idiome à présent si corrompu, si éloigné de la source classique ? C’eût été promptement découvert si l’on avait vu Arroukba pâlir jusqu’à l’évanouissement en s’appuyant contre l’épaule d’Henri.

Quand il sentit cette puissante matérialité peser entre ses bras ; lorsque après une énergique pression, l’épiderme de la jeune femme devint brûlant, il comprit que c’en était fait d’elle. Les sens opéraient avec leur brutalité naissante dans cette créature ployant à la première caresse virile. Heureusement, la rotonde s’ouvrait assez loin de l’endroit où l’on dansait, et nul ne les vit disparaître derrière une draperie couleur de safran. Le peintre, alors, assit Arroukba sur lui, et, dans le flottant de ses vêtements, aventura sa main parmi le roulement des lignes les plus somptueuses. Cependant ses caresses ne s’émancipèrent pas immédiatement, tant il prenait de plaisir à la voir saisie, toute palpitante. Il plongeait dans le trait fixe de ses yeux, comme s’il eût voulu pousser la descente de son regard jusqu’au heurt des formes enchevêtrées d’un caractère dont il soupçonnait la bizarrerie. Il rencontrait en elle les vices inconscients de l’orientaliste abandonnée à sa fantaisie, car elle n’offrait qu’une mince résistance à ses tentatives folles. Il achevait de dénouer les glands qui serraient le vêtement en forme de gandourah autour de sa taille ; peu de chose lui restait à accomplir pour contempler à nu l’envergure de ces membres, dont le poids lui semblait peser à peine à ses genoux. Arroukba, presque grisée par les liqueurs, collait à la poitrine de Duvicquet sa tête alourdie, le laissant fourrager son corsage entr’ouvert… lorsqu’un cri étouffé les remit subitement en défiance l’un et l’autre ; l’œil à sclérotique jaune d’un Africain enveloppait le peintre au moment où sa position près d’Arroukba ne permettait aucune illusion au sujet de son sexe. — En un instant ils comprirent le danger, et Duvicquet, d’un bond, enleva la jeune femme et sauta dans une cour intérieure entourée d’un treillis. Mais alors ils se trouvèrent acculés d’une façon plus périlleuse, car aucune issue ne s’offrait à eux. Pour la consoler, il l’appelait son hiéroglyphe, son petit museau de déesse, son sérapeus, sa pyramide adorée ; je ne suis guère certain qu’il ne l’ait point qualifiée de délicieux crocodile. Cela ne l’empêchait pas de se mordiller les ongles, car il se voyait dans la position embarrassante qui consistait à tenir d’une main la traîne de sa robe, et de l’autre, une femme adorée. Seulement, il en vint à penser que les Chinois personnifiaient le bonheur avec une main pleine de riz, et il songea que les époques démentaient singulièrement les symboles.

Pendant ce temps, le harem était bouleversé. Les esclaves couraient ; on fermait les portes en fer ; deux ou trois cris de : « Attention ! Arrêtez-les ! » furent poussés. Henri déposa Arroukba dans une cuve en pierre mise à sec et resta debout, à côté, en expectative. Il tira de sa poche un petit revolver à six coups, écouta, et prit le parti de regarder à travers le treillis. Un quart d’heure se passa dans un tumulte indescriptible, les piétinements s’avançaient ou s’affaiblissaient dans l’éloignement.

Rani meh’rog ouenh’ébdek ! — Je brûle, je t’adore ! répétait Arroukba, empruntant des intonations à rendre fou l’Européen le plus blasé.

Duvicquet n’y tint pas, et, se penchant au bord de la cuve où elle se tapissait en grelottant et en jetant de petits cris, il l’embrassa. Une demi-heure s’écoula ; le bruit s’apaisait. Duvicquet se demandait s’il ne ferait pas mieux d’aborder carrément Ibrahim Bey en emportant sous son bras Arroukba demi-pâmée ; mais, après réflexion, il craignit qu’on ne la livrât à l’autorité. Arroukba le regardait dans de telles mines effarouchées qu’il se sentait littéralement aux abois ; son exaltation grandissait d’instant en instant. Ce malheureux Mohammed, possesseur de quatre femmes, aurait bien pu se donner la peine de veiller davantage sur son harem ; car, enfin, tout venait de l’imprudence de l’eunuque qui s’était complaisamment prêté à ce que, dans une promenade, Arroukba relevât son féridjé.

Duvicquet se taisait, plein d’amour, plein d’angoisse, lorsque deux petits bras serrèrent sa taille :

Rani meh’rog ouenh’ebdek ! répétait la voix d’or.

Le peintre ne put résister davantage, et, enlaçant Arroukba, baisa ses lèvres et ses seins tremblants. Soudain des cris furent poussés si près des deux fugitifs qu’il leur devenait impossible de se méprendre au sujet de la scène qui allait se passer.

Duvicquet se leva du bord de la cuve en pierre, oublia une minute Arroukba, et vint coller son œil à la fente du treillis. Là, il aperçut une demi-douzaine d’eunuques dans des attitudes de maîtres d’école, fouettant vigoureusement, à tour de bras, les hanums dont les cris se changeaient en hurlements et eussent ameuté une garnison. Il n’y avait rien à dire, le Bey usait du droit légitime de faire corriger ses houris… par les endroits où elles s’offraient le moins endommageables : c’était une question de discipline. Pour les cas de criminalités plus sérieuses, il eût été obligé de les livrer au cadi.

Stupéfait, Duvicquet faillit renverser la mince barrière de bois ; mais, à sa grande surprise, Arroukba arrivait près de lui, regardant sans effroi l’exécution de cet acte des plus ordinaires dans les mœurs domestiques du harem. Devant sa paisible attitude, il resta confondu. Ce fut elle qui lui dit tout bas :

Hada el ajar en neg’emu, enherbu, sa à. — C’est la fin, nous pourrons nous sauver tout à l’heure.

Or, le « rez-de-chaussée » de chacune de ces dames se détachait très isolément sous le bras gauche des eunuques. — Arroukba recommençait à expliquer à Henri que c’était une coutume dans la discipline du sérail, lorsque les femmes en violaient les lois. Henri n’en pouvait croire ses yeux, et il restait là, cloué, absolument stupide, comprenant vaguement que l’intendant d’Ibrahim ne se montrait si rigoureux que par suite de la découverte que l’on venait de faire de son sexe d’homme. Il n’y a pas déjà si longtemps, pensait-il, que deux ou trois des plus jeunes de cette bande-là auraient pu être exposées publiquement sur une place du Caire ou jetées à l’eau pour avoir été convaincues de conversation criminelle avec moi. Les exécutions secrètes ne sont pas abrogées. Ibrahim se montre encore un modéré parmi ce tas de sauvages ; car, enfin, le mari est toujours maître absolu quand il a acheté une jeune fille, et si elles en sont quittes pour payer de cette façon une pareille escapade, il paraît que leur désobéissance a été taxée de simple légèreté.

— Miséricorde ! songea tout à coup Duvicquet.

Qu’est donc devenue la comtesse dans cette fessée générale ?

Il n’osa pas communiquer ses craintes à Arroukba en train de le considérer jalousement. Mais il se demandait lequel de ces « inexpressibles » dont on faisait rougir la peau, pouvait bien appartenir Mme de Lupan.

Cependant les cris cessèrent. L’exécution avait eu lieu, et, malgré sa position critique, Henri se représentait comiquement le vieil Ibrahim donnant ses ordres aux « muets » :

Qu’à ces nobles seigneurs le sérail soit fermé,
Et que tout rentre enfin dans l’ordre accoutumé.

La nuit arrivant, ou plutôt le crépuscule, il s’agissait d’ouvrir une brèche dans la palissade qui les entourait. En cinq ou six coups de pied, Duvicquet eut raison des lattes qui cédèrent à sa poussée. Il fit passer Arroukba, et réussit lui-même à introduire son corps à travers l’ouverture. Une fois dans cette seconde cour intérieure vitrée, ils n’eurent qu’à soulever l’étoffe en coutil d’un rideau disposé entre plusieurs colonnettes. En trois secondes, ils descendirent une douzaine de marches, foulèrent un épais gazon, et atteignirent un mur situé environ à cinquante pas de l’escalier. Soulever Arroukba dans ses bras et lui indiquer comment elle n’aurait qu’à se laisser glisser de l’autre côté en atteignant l’arête du mur n’était qu’un jeu. Souple comme une chatte, la jeune femme ne fut pas effrayée ; elle grimpa presque en riant le long du corps de son sauveur, et se tint debout sur son épaule.

Ourani meh bul men, nek ! Je suis folle de toi ! balbutiait-elle de son mélodieux accent.

La position s’accusait si critique que Duvicquet, quelque exalté qu’il fût, à l’aveu de cette jolie créature, ne pouvait s’empêcher de trouver la moindre parole oisive en ce moment. Mais, soit qu’Arroukba eût prononcé cette phrase pour attirer une réponse, elle semblait si confuse de son silence, que Duvicquet dut faire une pause et lui donner un baiser qui, cette fois, ne laissa à la belle aucune incertitude.

Cette pause entraîna la perte de trois minutes. Or, au moment où Arroukba, à cheval en haut de la muraille, se retournait pour prendre du champ et sauter, Duvicquet eut la perception d’un signal donné. Une seule chance de salut se révéla aussitôt à sa pensée. Voyant de loin un arbre auprès d’un petit pavillon soutenu par des piliers en bois, il reconnut que le toit lui ménageait une base pour s’élancer au faîte de cette muraille. En quelques secondes, il atteignit le sommet de la légère construction, bondit à son tour sur le mur, de l’extrémité duquel il se laissa couler à terre de l’autre côté.

Arroukba l’accueillit par un cri étouffé et ils se mirent l’un et l’autre à courir. Mais au bout de quarante pas, ils reconnurent qu’on les poursuivait. Une porte ménagée dans l’enceinte qu’ils venaient d’escalader, livrait passage à cinq ou six émissaires d’Ibrahim Bey. Duvicquet, embarrassé dans ses jupes, obligé de se conformer aux petites enjambées d’Arroukba qui ne pouvait courir assez rapidement, vit qu’ils seraient perdus s’il n’intimidait les poursuiveurs. Il se retourna soudain d’un air terrible et se montra de face, le revolver au poing. Les « muets » reculèrent ; l’un d’eux essaya cependant de saisir Arroukba ; Duvicquet lâcha un coup et le blessa à la main. C’en fut assez. La valetaille jeta quatre ou cinq beuglements dans les airs et tourna les talons en hurlant. Duvicquet n’en attendit pas davantage ; il reprit Arroukba à demi affolée entre ses bras, et marcha d’un pas rapide vers une rue du Caire.

Quinze jours après, le Moniteur du Caire insérait le fait suivant :

« La ville du Caire a été émue un instant par un étrange incident. Un peintre français bien connu, M. Henri Duvicquet, ayant réussi à pénétrer à l’aide d’un travestissement, au mépris de toute pudeur, dans le sérail d’Ibrahim Bey, en a enlevé une jeune Circassienne qui se trouvait en visite chez les cadines. Ce détournement est l’objet d’une enquête sévère, car Henri Duvicquet, en résistant à une troupe de « muets » qui s’opposait au ravissement de la favorite, a tué l’un d’eux. Le consul français a fait de vains efforts pour retrouver les fugitifs. L’enquête donne à supposer qu’ils auraient gagné la Grèce à bord d’un navire en partance, où le peintre possédait des camarades. On a cependant réussi à mettre la main sur une certaine Mme de Lupan, Parisienne de mœurs hybrides, et qui, dit-on, est mêlée comme complice à ce singulier rapt. Nous donnerons ultérieurement de plus amples renseignements. »


SABINE



PREMIÈRE PARTIE



I

SABINE À Mme RENÉE DE SÉRIGNY


Comment, créature bizarre, toi aussi, tu veux que je me marie ? C’est sérieusement que tu oses convier ta biche aimée à savoir ce qu’il en est de cette chose que j’ai prétendu définir chez mon tuteur : « un échange de mauvais procédés pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit » ? Dame, je crois bien que j’en connais un peu trop, et qu’une « jeunesse » comme moi devrait s’abstenir ; mais que veux-tu, ma belle amie ? des rares qualités que j’ai eu grand’peine à défendre dans le milieu où j’ai vécu, la franchise n’a pas suivi le même chemin que mon innocence d’esprit. Elle y est restée, la « pôvre » ! et elle n’a pas eu de mal à s’installer maîtresse chez moi, puisqu’elle y réside actuellement presque seule.

Imagine-toi que depuis l’instant où mon tuteur s’est logé son projet dans la tête, il me semble que le monde entier s’empresse autour de moi de la même façon que si j’étais un infirme ; on me demande des nouvelles de ma santé, comme si j’étais ma tante, et comme si à tout prix il fallait m’empêcher de mettre mon bien en viager. Je t’assure que la chose est exacte ; je rirais fort si je ne craignais que M. Henri Duvicquet, dont je suis la très tendre et gâtée pupille, ne poursuivît jusqu’à la fin son projet malfaisant. Mais tu sais comme moi, ma chérie, que lorsque quelque chose a été soupçonné devoir entrer dans la vie de quelqu’un de ta connaissance, cet exubérant d’affection qui constitue mon tuteur ne permet pas aux obstacles de l’éloigner : bon gré malgré il faut que ça arrive. Juge ce qui m’attend s’il se persuade que la sagesse, ou plutôt Mentor sous la forme d’une tirelire, doit me conduire à l’hymen ?

Cependant, figure-toi qu’il est des instants où je m’imagine que je ne lui fais pas de peine en battant en brèche ses plans matrimoniaux. Hier au soir, par exemple, je l’ai mis dans une de ces rages au milieu desquelles je tremble pour nos pièces rares, vieux Rouen. Il m’achevait pour la millième fois l’exposé de sa théorie au sujet de je ne sais quel parti qu’il a en vue pour moi et sur lequel il m’interrogeait. Je fus obligée d’avouer que, tout en ayant causé ici un hiver avec le « parti » en question, je ne me sentais aucun… comment te transcrirai-je cela ?… aucun béguin pour lui. — À ce mot de béguin, prononcé très innocemment, j’ai cru que mon tuteur allait fracasser la pendule. — Jamais je ne viendrai à bout de te marier dans le monde ! s’est-il écrié, comme dernier argument… Jamais, non, jamais ! Et, après avoir trépigné comme je trépignais dans mon enfance, il a… accepté une tasse de thé que je lui préparais gravement. Alors je lui dis : — Mais, enfin, qu’appelez-vous : le monde ? — Le monde ! m’a-t-il répliqué, en essayant un geste qu’il voulait rendre immense… c’est… ce coin de terre, ce préjugé géographique du globe où l’on a la chance de voir éluder le bourgeois, quoiqu’il réussisse parfois à s’y glisser. Le monde ! c’est cette société contraire à celle qu’on reçoit au palais du grand Manitou ; car ce qu’on appelle le monde ne va pas chez le grand Manitou. Là, dans le vrai monde, on a le courage de cracher à la trogne du parvenu. Si l’artiste y est encore par trop sous l’empire d’une bienveillance protectrice, au moins fait-on cause commune avec lui pour combattre des ennemis qui sont aussi les siens. Je crois bien que cette flatteuse définition du monde est absolument erronée et que je suis appelée à en fournir des preuves sérieuses à celui qui me les offre dans sa naïveté de cœur. Mais je restai convaincue que mon obstination à le contredire le chagrinait, et, dans le but de lui plaire, je répliquai : — S’il en est ainsi, je consens à y aller. — À la bonne heure ! m’a-t-il ajouté ; mais tu sais à quel point mes travaux m’absorbent, et pour y paraître, ma chère enfant, il faut que ce soit au bras d’un mari.

Le croirais-tu ? Il a prononcé avec peine ce dernier mot, et, par moment, je me demande s’il ne fait pas autant de sorties pour m’éprouver, et s’il serait bien difficile de persuader à cet homme, qui n’a d’autre souci que de se creuser la tête pour moi, qu’il me suffit d’être à ses côtés pour me trouver parfaitement heureuse.

D’ailleurs, quel parti veux-tu que l’on me trouve ? Est-ce parmi les fonctionnaires ? Le ministre actuel refuse tous ceux qui n’exhalent pas une forte odeur de pipe culottée dès son antichambre. Récemment on m’a parlé d’un malin, qui a enlevé sa nomination de secrétaire de la préfecture en ayant le bon esprit de cracher subitement sur le tapis et de se moucher dans ses doigts. — Le ministre a été touché d’une telle preuve d’éducation démocratique, et en signant sa nomination séance tenante, il a ajouté une apostille flatteuse.

Que veux-tu ? je ne veux pas penser à un mari fonctionnaire jusqu’au jour où il sera récuré, passé à l’eau de javelle et frotté dans les coins. — Maintenant, il y a encore quelques chefs et sous-chefs de ministère ; mais, afin de conserver leurs places et pour faire la cour au patron, ils trouvent bon de s’ingurgiter de l’ail chaque matin en allant au bureau, afin de n’être pas soupçonnés de donner dans la « gomme ».

On m’a présenté quelques députés. Je n’ai rencontré que d’honnêtes figures de passementiers, habitués à faire asseoir leur bobonne à table avec eux et à se lécher les doigts pour ne pas recourir à l’emploi des serviettes. Franchement, ce n’était pas encore mon affaire, surtout si je te disais que leur nez, assez froid le matin, se colorait en violet le soir. Lorsqu’ils vont à l’Opéra, ça suffit pour démonter les artistes, ce public-là. Et moi qui commettrais un crime sur n’importe quelle musique !… Ajoute que ma chambre nuptiale se dressait à mes yeux, tendue d’un papier glaireux, ayant aux murs les portraits du président de la République et du président de la Chambre des députés tout piqués de mouches… Juge si cette expression de l’art décoratif est faite pour porter au lyrisme !

Les femmes de nos professeurs qui, jadis, chez nos parents, avaient grand soin de ne pas poser leurs coudes sur la table, imaginent maintenant de donner des soirées en robe de poil de chèvre et en bottines de lasting. On a persuadé à mon tuteur qu’il fallait me conduire dans ce monde-là, et c’est peut-être parmi ces bonnes gens que j’ai pris ce tact de fille mal élevée qui lui déplaît si fort. Mais enfin, est-ce ma faute ? De plus, on m’assure que si ces dames reçoivent chez elles ainsi accoutrées, en revanche elles sortent en plein jour, arborant des diamants à leur ombrelle.

Ah ! chères majestés tombées, que je n’ai connues qu’en lisant mon histoire de France, que j’aimais par une horreur instinctive du difforme, du bête et du clinquant… vous qu’on aime sans savoir pourquoi, uniquement parce qu’on vous aime, dire que nous sommes condamnés, en guise d’amusement, à mettre le feu au ventre de nos grands hommes transformés en pièces d’artifices, comme par exemple pour défunt M. Thiers !

Est-ce que, vraiment, tout arrive parce que tout doit arriver ? — Alors, il serait inutile d’empêcher mon mariage.

Ce matin, je suis entrée dans l’atelier et j’ai vu M. Henri Duvicquet, comme cela m’arrive souvent de le rencontrer, en face de cette suave et délicieuse figure, — qui fut celle de ma mère, — que je le soupçonne d’avoir follement aimée, quoiqu’il m’ait soutenu le contraire.

— Eh bien ! ai-je interrogé gaiement, que vous a-t-elle insinué pour sa fille ? J’espère enfin qu’elle vous a ordonné de la laisser tranquille une bonne fois ? — Tu te trompes ! m’a-t-il répondu presque gravement ; elle m’a ordonné de te tourmenter. — Mais vous n’en ferez rien, n’est-ce pas, mon petit tuteur chéri ?… Vous comprendrez qu’il faut lui permettre d’arranger sa destinée à sa guise, car nul mieux qu’elle n’est apte à savoir ce qui lui convient !… — En même temps, je lui chatouillais le cou avec un pinceau… — Voyons, — et je tentais de le faire rire, — il me semble que vous vous préoccupez à tort. On m’a assuré, en certaines maisons, que je n’étais pas trop mal comme organisation, — ce qui ne doit pas vous étonner, puisque vous m’avez élevée ; — par conséquent, pourquoi vous presser de me trouver un maître ? — Tant que tu resteras près de moi, m’a-t-il répliqué, tu laisseras toujours à désirer comme éducation. — Vraiment ! Je ne suis donc pas bien telle que me voilà ? À ma très grande surprise, il m’a répondu : Non, tu n’es pas ce que tu aurais pu être… si tu t’étais trouvée en d’autres mains ; tu me ressembles trop comme caractère. Dame, je ne me suis inquiété, moi, jusqu’à présent, que de ce qui pouvait t’égayer. Je dois encore être heureux que tu aies consenti à te laisser donner quelque teinture des choses indispensables ; car si tu n’avais pas voulu, du diable si je t’y aurais forcée. Combien de changements de maîtres, de gouvernantes et d’appartements pour te trouver des gens et des endroits convenables ? — C’est absolument comme moi, repris-je, quand j’ai voulu organiser ma chambre. Je ne me suis trouvée à mon aise pour dormir que dans un hamac. — C’est que la vie n’est pas un hamac, mon ange ; on ne s’y balance pas tout le temps. — Et, s’il me plaît d’exister ainsi cependant… Si je ne veux pas d’autre installation. — Oh ! pour cela, ce n’est pas moi qui te contrarierai, si ton mari s’arrange du hamac. On est supérieurement, au bout du compte, dans un hamac. — Mon mari ! toujours mon mari ! Mais quand je vous répète que je n’en veux pas de mari ! — Alors, il a plongé dans mes yeux avec un trait si enflammé, si aigu, que j’ai reculé, n’y comprenant rien.

À la fin, j’ai éclaté de rire : — Tais-toi, mignonne, ne ris pas ainsi, a-t-il murmuré en devenant pâle ; et il m’a presque poussée vers la porte en me disant : — Va travailler, veux-tu ? Et, comme je ne faisais pas mine de l’entendre, il a poursuivi avec impatience : — Cela me dérange de t’avoir là ; il faut que je fasse un croquis.

Alors, tu comprends que c’est moi qui suis partie furieuse !

Deux heures de l’après-midi.

Ma belle Renée, je rouvre ma lettre pour te demander en grâce d’arriver. La vie n’est plus tenable ici. J’ai menacé de quitter la maison si on m’obsédait davantage, et si cela continue, mon tuteur, la maison et moi nous allons nous prendre aux cheveux.

Sabine.


II


Cinq jours après l’envoi de la lettre précédente, M. Henri Duvicquet, assis au coin de la cheminée de son salon, essayait de lire un journal, non sans lancer un coup d’œil furtif à Mlle Sabine, étendue au fond de la pièce sur un canapé. La brouille légère survenue entre le tuteur et la pupille semblait n’être point terminée encore vers dix heures. Le dîner s’était passé silencieusement. Mlle Sabine, empruntant l’attitude d’une jeune déesse offensée, décidée à ne pas pardonner si vite que cela, avait offert le thé à son tuteur en s’abstenant d’en boire avec lui. M. Henri Duvicquet, affectant la plus nonchalante insouciance, paraissait s’acharner à fumer une pipe orientale qu’il oubliait de tirer. La pendule marquait dix heures et demie. Les gens de service venaient de se retirer, en domestiques qui prennent leurs aises. Sabine gardait toujours un silence gros de ressentiments.

Ce salon d’artiste, situé au premier étage d’une maison fermée par une grille et non loin d’un des anciens ateliers du peintre, donnait sur un de ces petits jardins qui ont rendu l’avenue Frochot un séjour de privilégiés. Il s’y trouvait un arbre de Judée d’une coupe particulière, qui semblait se hausser, et, de ses branches effeuillées par l’automne, frappait de temps en temps la vitre comme avec des doigts. Une seule lampe, placée au milieu du guéridon, projetait un cercle de jour duquel Sabine affectait de se retirer, — ce qui conservait à sa tête fine, un peu inquiétante d’expression, une grande douceur d’estompage. Les sièges se différenciaient les uns des autres ; deux ou trois chaises volantes, au dossier terminé en pointe et busqué comme un corsage féminin, se pressaient contre ce meuble du temps de la Restauration appelé « ganache », le meuble des regrets, où ceux qui en ont usé la trame s’installent chaque fois qu’il leur prend des comparaisons fâcheuses à établir — le meuble où nos grand’mères se souvenaient d’avoir existé, refusé ou accordé quelque chose. En cet instant, la ganache était occupée par la personne de M. Henri Duvicquet, vêtu d’une vareuse rouge et d’une chemise de soie de la même couleur, très évasée autour du cou, d’un large pantalon de molleton gris, et chaussé de babouches écarlates qui s’arc-boutaient en l’air sur la tête joufflue d’un des amours sculptés à l’angle de la cheminée.

Le piano, avec ses pieds de griffons comme une bête au repos, plantait, sous son couvercle entrebâillé, une rangée de touches d’ivoire pareille à la denture de quelque monstre. Au-dessus on voyait suspendue une toile anonyme aussi enfumée qu’authentique, dont l’auteur révélait certainement un disciple du Titien. Il s’agissait d’une jeune fille conduite à un vieux sénateur par une marchande juive. Ce tableau, imité du maître, en gardait la chaude splendeur. L’entremetteuse, au teint orangé, poussait l’enfant, que l’artiste avait peinte dans une pâte rayonnante et laiteuse, entre les bras du vieillard à barbe de bouc, qui tendait les mains pour la saisir avidement. Le cou de la jeune femme participait, comme dessin, des lignes indécises de la fille qui grandit. Le rejet hardi de la gorge agitée, sur laquelle s’arrêtait le vol lubrique des yeux de l’homme qui venait d’acheter cette nuit de plaisir ; la fumée rousse de cette chevelure d’une créature de dix-huit ans se perdant vers le fond ; enfin ce corps où, dans les régions molles du ventre, le peintre s’était assimilé le dessin du maître ; le cynisme de la mérétrice, en un mot l’ensemble, dans lequel l’idée unique détaillait la pudeur vendue, ne se dévoilait que par morceaux après une analyse minutieuse. Et ce qui vous arrêtait, entre les rares parties non encore dévorées sous les ombres dont la toile s’embuait chaque jour, c’était la physionomie insolente de la procureuse qui paraissait là toute seule, comme une tête sans corps, qui vivait quand même dans la persistance de son astuce, et qui vous accrochait, vous prenait de force à l’angle aigu de son ricanement.

En face de cette composition du xvie siècle, une réduction de la Diane de Poitiers, de Jean Cousin, plantait dans le diamètre lumineux du salon une rondeur de ventre et l’enveloppe sphérique d’un sein tendu, fouetté de tons de soufre, que lui communiquait le rapprochement miroitant d’une draperie jaune.

Ces deux toiles, aux jours où l’on envahissait l’atelier et la salle à manger chez Duvicquet, écrasaient du haut de leur pesanteur magistrale les épaules de ces échinés de la bohème, de ces ratés de l’art dont Duvicquet aimait parfois à s’entourer. À elles seules elles suffisaient pour convaincre que ceux qui vivaient à leur contact n’endureraient point facilement l’évolution de la sottise moderne. La bureaucratie n’eût pas osé s’aventurer dans ce salon qu’elles remplissaient ; gueuses et gueux de plume, traçant leur pensée sur du papier bien réglé, ne s’y seraient pas risqués. On sentait de suite, en frôlant les livres épars qui couvraient le guéridon, les partitions du casier de musique, qu’il ne ferait pas bon entamer là certains éloges du régime actuel, ou celui du grand Manitou, sous peine de recevoir l’épaisseur d’une semelle de botte au derrière. C’était à la fois comique et sérieux, cette horreur de la morgue présidentielle à chaque réunion avenue Frochot. Et toujours, si la phrase menaçait de devenir concessionnaire à l’endroit du Manitou, il suffisait de l’allée et venue du regard dans cette pièce, pour bannir comme outrageant envers les œuvres de l’esprit le nom du despote bourgeois jouant au Washington ou plutôt au César. Et les deux tableaux, s’enlevant sur le fond neutre du salon, vous parlaient de ce xvie siècle, de cette génération si indépendante de peintres et de penseurs, et vous communiquaient cette invincible attirance de la matière, que Fromentin a caractérisée : « l’énigmatique et mortel regard des Jocondes ».

Cependant Sabine commençait à trouver que sa dignité lui coûtait cher, et elle s’ennuyait si fort qu’elle prit le parti de sortir de sa prétendue, somnolence et d’aller ouvrir le piano où elle joua des airs… qu’elle savait devoir exaspérer Duvicquet. S’apercevant que son manège ne lui attirait pas une syllabe de reproches, elle ferma violemment l’instrument ; très agacée, elle retourna se rasseoir en s’étirant les bras et en exécutant un bâillement formidable. À ce même moment, un coup de sonnette la fit sursauter.

— Enfin ! ce doit être elle ! cria la jeune fille en bousculant les meubles pour courir à la porte, et pénétrée d’une joie extraordinaire.

Duvicquet s’attendait probablement à ce que ce coup de sonnette lui amènerait, car il n’eut aucun geste de surprise lorsqu’un cri de plaisir étouffé lui révéla une présence qu’il paraissait attendre, lui aussi. Une femme de quarante-six ou sept ans à peu près, en costume de voyage, entra enlacée par Sabine, et reçut une vigoureuse embrassade de Duvicquet, qui songea mentalement :

— Je l’aurais parié !

— Est-il possible que ce soit là notre Renée de Sérigny ? murmura-t-il en marquant plus d’émotion que de surprise, ayant des raisons de soupçonner le but de cette visite. Je l’avais crue rivée là-bas.

— Moi aussi, répliqua gaiement la nouvelle arrivée ; mais comme vous me menaciez de rester encore une autre année sans m’octroyer votre présence, j’ai pensé que, puisque l’ingratitude était de votre côté, la magnanimité devait passer du mien, et j’arrive.

— Attends que je t’enlève ton chapeau et ta houppelande de berger pour mieux te voir, interrompit Sabine qui ne tenait pas en place et tournait autour de Renée, prise d’une joie folle.

— Tout à l’heure ! laisse-moi m’approcher du feu. Eh bien ! de quoi parliez-vous pendant que je complotais de vous surprendre ? ce n’était pas de moi, certainement ?

— Nous nous disputions, fit gravement Sabine.

— On devient intolérable, ajouta Duvicquet, profondément heureux d’être forcé de parler à sa pupille.

— Je meurs à la peine, déclara la jeune fille.

— C’est-à-dire qu’il n’y aurait plus qu’à fuir la maison, recommença le peintre.

— Poursuivez, poursuivez, répliqua Renée sans s’émouvoir. Ah çà, mais on gèle, ici !

— C’est la faute de mon tuteur. Il est de si mauvaise humeur qu’on n’ose plus ouvrir ni fermer la porte du salon.

— À ce point ? répéta railleusement Mme de Sérigny. Fais-moi donc le plaisir, toi, d’aller me chercher des bûches et de m’offrir une tasse de thé.

Et Renée ajouta en grelottant :

— On n’a jamais vu un feu pareil ! non, d’honneur, en plein automne… — Mon ami, ajouta-t-elle, il y a deux jours que j’ai aperçu mon dernier arrosoir accroché aux branches mortes, les dalles du perron tachées de rouille, les nuages s’accumuler juste au-dessus du mur de mon jardin, ma vigne ramper… jusqu’à la porcelaine qui s’ébréchait. Alors je me décide, je précède mes bagages d’un jour et je suis venue vous apprendre comment on allume le feu, acheva Mme de Sérigny en décapitant la pile de bois du bûcher et en entassant le combustible dans la cheminée d’où jaillirent des torrents de flammes.

Duvicquet se sentait revivre en écoutant cette voix chaude, cette parole nombreuse qui allait et venait autour de lui, pendant que Sabine, en moins de trois secondes, trouvait de l’eau bouillante, apprêtait le samoward, secouait les petites cuillères, bousculait les meubles, éprouvant le besoin de faire du bruit et de sauter sur les poufs, une assiette de petits fours à la main. La vie était si impatiente chez elle qu’il lui devenait impossible de maîtriser le plaisir qu’elle éprouvait en voyant l’empressement de Renée accourant à sa prière. D’une main agitée elle versa le thé.

— Étourdie que je suis ! s’écria-t-elle, voyant qu’il manquait du sucre.

— Nos gens se couchent ridiculement tôt, remarqua Duvicquet. On est obligé de se servir soi-même ici. La maison est au bon plaisir de tous ces drôles !

— Savez-vous que Sabine est terriblement embellie ? interrompit subitement Renée, pendant la sortie de la jeune fille qu’on entendit fracasser la porcelaine dans la salle à manger.

— N’est-ce pas ? dit Henri en se rapprochant de Renée. Ah ! ma chère, que vous avez bien fait de quitter le Berry ! Que j’ai donc besoin de vous !

Et il frôla de sa moustache les doigts délicats qu’il réchauffait depuis un instant.

— À l’autre main, s’il vous plaît, reprit Renée. Vous tenez la même depuis cinq minutes.

— Que ne l’ai-je toujours gardée ! murmura le peintre à voix basse en la contemplant.

Et il ajouta en soupirant :

— Déjà des cheveux blancs, madame ?

— Montre, fit en revenant et curieusement Sabine, qui avait entendu et lui soulevait les bandeaux noirs de ses tempes où passaient quatre ou cinq fils argentés. Ah ! mais oui ! c’est qu’elle en a !… six, sept, huit. Veux-tu que je les arrache ?

— Merci ! répliqua Mme de Sérigny, s’emparant résolument d’un sandwich et le trempant dans sa tasse. Mais toi, mignonne, tu n’es pas trop mal, il me semble ?

— Oh ! moi, je maigris !… Tiens, ce n’est pas une plaisanterie.

Et Sabine, retroussant à la fois sa robe et ses jupons, montra une partie de ses jambes effilées à Mme de Sérigny.

— Et, encore, tu ne vois pas le reste. Si je n’avais des bas de laine, mes mollets ressembleraient à des manches de couteau. C’est effrayant ! As-tu jamais trouvé une araignée comme moi ?

Elle défit sa jarretière, ôta son bas et son soulier, et posa son pied nu entre les genoux de Duvicquet, qui enferma ce pied dans sa main.

— Aïe ! tu me chatouilles ! finis donc ! Et pas de gorge du tout, poursuivit Sabine. C’est au plus si j’ai la place. Je défie de rencontrer un manche à balai comme moi. Je ne plaisante pas ; c’est absolument exact.

Elle dégrafa sa robe, et une gorge de dix-sept ans planta gaminement deux petits points roses au bord d’un corset de satin noir.

— Allons, rhabille-toi, reprit le peintre, un peu ému.

Mais elle s’assit sur son tuteur, et il fallut que Renée palpât bon gré mal gré ses mollets et ses épaules. Après, elle prit la main de Duvicquet et le força d’en faire autant.

— N’est-ce pas que je ne serais guère bonne pour te servir de modèle ? On ne rencontre absolument que des os. Toi qui es un Turc sous le rapport du goût, tu ne serais pas à la noce avec moi ? La semaine dernière je pesais soixante livres. Je suis sûre que cette semaine j’en ai perdu cinq.

Et, guidant les doigts d’Henri autour de ses omoplates :

— Là, c’est encore supportable, mais ici, hein ! sens-tu quel creux ? c’est ça qui est effrayant ! — Et toi, Renée, voyons si tu me ressembles ?

Elle voulut défaire le corsage de Mme de Sérigny, qui n’eut que le temps de se rejeter en arrière.

— Sabine ! gronda-t-elle, croyant de son devoir de la reprendre.

Mais en la regardant qui se pelotonnait en riant sur Duvicquet, elle vit bien qu’elle n’avait fait tout cela que par un instinct de gamine trop précoce, recherchant déjà l’étreinte du bras d’un homme autour de sa taille.

La jeune belle, aux trois quarts dévêtue et son pied dans la main droite, remuait de sa main gauche le sucre en train de fondre dans sa tasse. Duvicquet, éventrant un petit pain anglais, roulait des boulettes de mie, et faisait évoluer son regard de la nuque de Sabine au profil de Slave de Mme de Sérigny, fermant et ouvrant l’œil, en artiste qui se dispose à croquer un groupe.

Renée but une dernière gorgée de thé et s’adressant à Henri :

— À présent que je suis un peu réchauffée, vous savez ce que je vais vous demander ?

— Non.

— À l’atelier, et bien vite.

— Je n’aime pas beaucoup à montrer mon Songe de Cassandre aux lumières. S’il était un peu avancé, à la bonne heure. Mais, au moindre signe de désapprobation que je surprendrai en vous, je serai déconcerté.

— Vous êtes donc toujours le même ?

— Qu’en penses-tu ? demanda Duvicquet à Sabine, en se suçant le pouce.

Elle eut une petite moue.

— Oui, fit-elle, demain au jour. Ça ne se sent pas le soir. Tant que les masses ne sont pas enveloppées complètement, tant qu’il y a encore des hésitations, que les groupes ne sont pas d’aplomb, mieux vaut attendre. Un mot, une question qui prouverait que tu ne comprends pas, Renée, nous serions perdus.

Un changement subit s’opérait dans la jeune fille. Ce n’était plus l’enfant volontaire, pétulante ; elle s’était subitement redressée, l’œil agrandi ; le heurt de la pensée artistique contre son front faisait évanouir ce qui n’en participait pas.

— Ah ça, bambine, c’est donc toi qui décides de tout ici ?

— Pure calomnie, répliqua-t-elle. Je n’ai pas ça d’autorité. Mais c’est moi qui vais te faire préparer un lit près de mon hamac, car tu dois être éreintée. Allons, il s’agit de réveiller les autres.

Sabine tira la sonnette à tour de bras.

— Vont-ils se décider à la fin ? Non, si je n’y vais pas, personne ne se lèvera.

Elle remit sa robe et sortit du salon sans prendre la peine de se rechausser.

Ce fut Duvicquet qui demanda à Mme de Sérigny :

— Eh bien ! vous avais-je trompée ?

— Mais je ne conçois rien à vos perplexités. Elle pourrait attendre un an encore avant de se marier, si ce n’est que j’ai précisément à vous parler de quelqu’un ; comment se fait-il que vous soyez si désireux de vous débarrasser de cette enfant, réellement séduisante ?…

— Mais fiévreuse, mais où la sève bout, mais où le couvercle du cerveau menace à chaque instant de sauter, comme chez quelqu’un que nous avons connu l’un et l’autre.

— Mon ami, poursuivit Renée, prenant la main du peintre, avez-vous jamais supposé que l’enfant de cette pauvre Arroukba serait d’une nature domptable ? Ne deviez-vous pas vous attendre à la voir se casser la tête à chacun des angles qui se planteraient devant sa toute-puissante volonté ?… Avez-vous cru que celle qui fut pétrie d’une chair constamment embrasée par la violence des colères et des appétits pût revêtir autre chose que cette enveloppe déjà brûlée par un sang trop riche ?

Le peintre ne répliqua rien, évitant de laisser Renée lire dans ses yeux allumés.

— Henri, continua-t-elle, lorsqu’au récit donné par un journal de votre folle équipée au Caire, je cherchai à vous dépister, à connaître votre refuge, j’appris que vous étiez à Londres avec cette femme volée, ravie par vous, et, n’osant vous adresser à personne pour traiter d’un achat de tableaux. Vous savez avec quel fraternel empressement je vins vous rejoindre, sans arrière-pensée ? Qui m’eût dit alors que, six mois après, vous repartiriez pour mettre un intervalle encore plus long que le premier entre vous et moi ? Souvent, je me suis demandé si, moi absente, vous n’eussiez pas accepté votre rôle jusqu’au bout près d’Arroukba.

— Eh ! je l’aurais quittée, sans ce motif. Non, vous n’en avez pas été la cause unique ; non, je ne puis vous laisser croire que je ne m’aperçus pas immédiatement que je ne possédais pour maîtresse qu’une adorable futilité, pas autre chose ; une fille qui s’était laissé prendre pour le seul plaisir de fuir un vieux barbon de maître, mais qui me traita, trois mois après, comme je l’avais vue traiter son mari Lévantin, le jour où je l’emportai roulée dans mon caban.

— Peu m’importe ! fit gravement Renée, je ne cherche pas si elle eut la première les torts que vous me divulguez pour la millième fois ; qui sait si votre constance n’en aurait point fait une femme, une mère ? Qui sait si vous n’eussiez pas réussi à réaliser ce que vous avez accompli aujourd’hui avec sa fille ? Car, enfin, Sabine a juste l’âge qu’avait sa mère lorsque vous l’avez enlevée.

Le peintre secoua la tête.

— Non, non, Renée ! ne vous y trompez pas. Sabine, ma Sabine, est une puissance, un tempérament. Que serait cette créature du sérail à côté d’elle ?

— Ce ne fut pas une infâme, reprit Renée. Si le désenchantement arriva vite pour vous, elle a regretté, de toutes les forces dont elle était capable, celui qui l’abandonnait. Chez les femmes orientales, la tromperie infligée au maître et seigneur appelle si bien le châtiment, que l’amant qui n’use point de ce droit sur elles ne leur semble pas mériter le nom d’homme. Sachant qu’Arroukba vous trahissait avec lord Ellesmoore, vous la laissâtes libre, croyant que le mépris dont vous l’accabliez devait la foudroyer. Détrompez-vous. Arroukba, trouvant l’impunité à ses folles équipées, se vit autoriser à les continuer, et pensa que vous acceptiez tout, du moment où elle n’était l’objet d’aucune voie de fait pour les preuves indéniables de sa culpabilité à votre égard. Elle me répéta maintes fois, quand notre intimité fut établie à Londres, que, puisque vous étiez parti, c’est que vous la haïssiez. La dignité de l’épouse, même de la maîtresse, peut-elle entrer dans ces têtes-là ? Ce ne sont, en réalité, que des enfants qu’on châtie, restant accoutumées à la mobilité d’humeur de leur sultan, et qui, chaque jour, se voient préférer par lui une esclave ou une autre, avec lesquelles elles sont tenues de vivre d’accord sous le même toit.

— Je sais à quoi tend ce discours, dit brusquement le peintre. Je sais…

— Que les torts sont de votre côté, poursuivit tristement Renée. Et, tenez, la preuve qu’Arroukba se trouvait imbue des principes en question, c’est qu’elle me demanda un jour, naïvement, sans embarras aucun, si j’avais été votre concubine en même temps qu’elle. Il me fallut quinze jours pour l’amener à comprendre que sa question avait la valeur d’une offense.

— Quoi ! elle ne sut jamais que c’était le chagrin de vos froideurs, après la mort de Marienville, qui m’encouragea à entreprendre ce voyage du Caire, pour mettre l’énormité des distances entre vous et moi ?

— Jamais ! Et je n’ai pas cru moi-même si vite au sérieux d’une passion qui allait de ma personne à une autre. Pas plus que je ne compris votre refus de revenir près de nous deux à Londres, quand je vous assurai que Sabine, qui allait naître trois mois après votre abandon, était bien réellement votre fille…

Ici, Mme de Sérigny s’arrêta un instant, puis poursuivit non sans effort :

— Ces lettres ironiques où vous m’écriviez que je m’entendais avec Arroukba pour vous abuser, me rivèrent d’autant plus à celle que vous abandonniez. Je la regardai comme une sœur dont l’intelligence ne devait jamais progresser, mais dont le cœur vivait. La maternité éveilla des choses inouïes en elle. J’ai toujours eu besoin de protéger ; il me faut des êtres plus faibles que moi, qui appellent une dilatation de mes forces trop riches. C’est ainsi que l’enfant d’Arroukba devint mon enfant d’adoption, et je vous défie absolument de l’avoir choyée plus que je ne l’ai fait pendant son séjour de six ans à Sérigny.

Le peintre se détourna ; une expression étrange raviva une minute son regard.

— Ah ! reprit-il bouleversé, et à voix basse, l’ai-je assez aimée, cette malheureuse, morte de ses excès !

— Eh ! avouez-le donc, murmura doucement Renée en haussant les épaules. La preuve qu’elle le comprit, c’est qu’après votre fuite elle ne s’appuya uniquement que sur moi, me laissant le soin de son existence. Quand je m’installai à ses côtés, Arroukba congédia lord Ellesmoore, et, lorsqu’au moment d’expirer, elle baisa Sabine, âgée de six semaines, je dus lui jurer de vous transmettre les regrets, les paroles déchirantes qu’elle vous adressait en vous confiant sa fille.

Renée se tut et croisa ses bras, en regardant fixement le feu. Duvicquet se rapprocha tout d’un coup et l’enlaçant à moitié :

— Vous parliez de Londres il y a un instant, de Londres où j’arrivais exténué de la Grèce avec Arroukba. Dans mes jours terribles, je vous vois encore telle que vous m’êtes apparue alors, multipliant les démarches aux ambassades pour qu’on oubliât mon rapt, m’installant un atelier, me trouvant des commandes incroyables ; irritante et majestueuse créature que vous étiez toujours, mon Dieu ! — Et quand, à bout d’arguments, pour cette sauvage Arroukba qui poussait la dépravation jusqu’à s’offrir à mon nègre, je vous demandai de me céder une dernière fois ; quand je vous prouvai que c’était me condamner à dépérir que de vous rencontrer à perpétuité dans mon chemin aussi insensible, j’ai pourtant dû fuir, exaspéré de votre froideur. Et, pour me la prouver mieux, vous protégiez, auprès de moi, — non sans un haut dédain, — mon ancienne maîtresse. — Était-ce une leçon que vous me donniez ? — Quelle époque ! poursuivit le peintre, agité d’une volubilité extraordinaire. Deux femmes se partageaient mes sens : l’une répond par une conduite infâme à mon dévouement ; l’autre se dévoue pour moi sans m’accorder…

— Ce qu’elle vous accorda pourtant un peu plus tard — dit très bas et très lentement Renée de Sérigny — lorsqu’elle ne vit enfin personne occuper vos appétits et qu’elle sut la valeur de ses actes.

— Trois ans après la mort d’Arroukba, reprit Duvicquet, je vous rejoignais là-bas, en Berry. Vous étiez seule, toute seule, et veuve, menant l’existence retirée d’une grande dame dans ses terres. Là, vous m’avez fraternellement tendu les bras. Et quelle ivresse quand je vous ai serrée enfin à mon aise dans les miens ! que je me suis assuré que nul ne vivait à vos côtés ! J’étais las de souffrir, de n’être que célèbre. Je vous racontai mes tristesses sans trêve ; vous me répondîtes énigmatiquement : — Restez, qui sait ce qui arrivera ? — Cela, sans prononcer le nom de Sabine. Le lendemain de mon arrivée, je passe sous votre fenêtre, un pot de fleurs me tombe sur la tête ; je lève les yeux, et qu’est-ce que je vois ? une enfant de trois ans qui riait de sa malice et se croyait bien cachée derrière un rideau. Grimper et la prendre dans votre lit où elle accomplissait cinquante culbutes, ne fut pas long. Et comme je vous l’ai disputée alors ! Comme je me suis plu à vous entendre jurer cent fois qu’elle était bien ma fille, ma vraie fille et non celle de cet affreux lord Ellesmoore !…

— Oui, interrompit Renée, essayant de couper la conversation, et nous avons failli nous brouiller quand, à six ans, vous me la demandiez, et que je dus bon gré mal gré la voir partir à Paris… Là-dessus, mon ami, pardon de vous quitter, mais la fatigue m’accable ; j’ai dix heures de chemin de fer. Sabine ne vient pas me chercher, je vais la rejoindre, quitte à lui subtiliser son hamac si elle ne me donne pas un lit.

Elle se leva et voulut prendre un flambeau.

— Renée, demanda le peintre à voix basse, n’êtes-vous venue que pour me retracer l’éloge d’Arroukba ?

— À demain ! répliqua-t-elle, voulant s’échapper.

— Ne voyez-vous qu’Arroukba dans le passé ? continua-t-il en la pressant encore.

— Bah ! cessons de l’évoquer, ce passé, fit-elle en plaisantant pour éviter de répondre à une question directe ; vous me feriez croire que mon empire n’est vraiment plus de ce monde.

Il resta une minute, atteint par le jeu fascinant de ces paupières bombées qui se soulevaient lentement sur lui. Elle possédait encore ce calme étrange avec lequel on l’avait vue tant de fois pourchasser le troupeau de femelles qui s’était mêlé de glapir dans son chemin après sa séparation judiciaire ; ce regard qu’on sentait entrer en soi, aussi durement qu’autrefois, vous mangeait jusqu’aux moelles, et cependant Mme de Sérigny dépassait cet âge chanté par Balzac, où les prudes se réveillent, dit-on, courtisanes. Duvicquet songeait aux détails du musée secret qui se dérobait sous cette robe de drap bleuté, et peut-être souhaitait-il lui rendre visite. Quoique sa contenance fût calme, sa pensée trouvait des points d’appui jusque dans ce foyer, où le tronc noueux et sec qui brûlait évoquait l’image des anciennes rafales qui avaient passé sur eux comme sur l’arbre mort en train de se consumer là, sous leurs regards. Henri, en qui s’accentuaient davantage chaque année les racines saillantes des souvenirs qu’il revivait, s’était emparé de la taille, toujours haute, toujours indéviable, de celle qu’il ne retrouvait jamais sans vertige. Encouragé par cette douceur, par cette attitude de femme si rarement fléchissante aux sollicitations, il appuya la paume de la main de Renée contre sa bouche, et la chaleur de son haleine courut le long du bras de Mme de Sérigny. La pression dont il l’étreignit ne dura qu’une seconde ; une pesée de fluide débordant des membres du peintre envahit ceux de Renée, que la chaleur du feu grisait légèrement. Elle consentit pourtant à lui rendre cette muette caresse pour se détourner ensuite rapidement. — Mais, comme elle allait quitter le salon, Sabine accourut enfin, ayant une lanterne de couleur qu’elle levait très en l’air, comiquement, comme lui eût fallu guider Mme de Sérigny à travers de ténébreux chemins. — En même temps, feignant d’avoir derrière elle une troupe de domestiques, la jeune fille cria superbement et à la cantonade :

— Les gens de milady !… Que milady permette…

Puis, ouvrant les deux battants de la porte, elle fit volte-face, passa devant Renée et la conduisit en cet équipage jusqu’à sa chambre, où le peintre qui les escortait les quitta afin de les laisser bavarder à leur aise.


III


Le lendemain, après une promenade avec Sabine, rentrés vers quatre heures, Mme de Sérigny profita d’un moment qui les réunissait tous les trois dans l’atelier d’Henri pour agiter la question mariage.

— Bref, interrompit Sabine à la dernière énumération des qualités du futur exhibé par Renée, vous voulez me marier à un monsieur très bien qui paiera ses billets et parlera de morale ?

— Pourvu qu’il ne t’en parle pas à toi, qu’est-ce que ça te fait ? dit le peintre.

— C’est que j’aurais voulu débuter dans le mariage par aimer mon mari… quitte à le détester après. — Dis donc, ajouta-t-elle en sautant brusquement d’une idée à une autre, pourquoi ne m’épouses-tu pas, toi ?

Henri tressaillit et affecta de hausser les épaules.

— Ne répète donc pas de folies, fit-il en évitant l’œil de Renée.

Sabine s’installa à califourchon sur une chaise.

— Comme cela, reprit-elle, il y a quelqu’un qui veut m’épouser ?

— Oui, il y a quelqu’un, répliqua Renée.

— Et comment l’appelles-tu, ton protégé ?

— Je l’appelle M. Raimbaut.

— Raimbaut ?… Ce n’est pas un nom, ça. Raimbaut ?… Ah si, au fait, il y a un paysan dans Robert le Diable… le fiancé d’Alice, qui s’appelle Raimbaut. À propos, est-ce qu’il me laissera fumer, ton monsieur Raimbaut ?

— Pourquoi pas ?

— Est-ce qu’il me permettra de porter mes vêtements d’homme, de coucher dans mon hamac et d’installer un jet d’eau dans ma chambre si ça me fait plaisir ?

— Je t’assure qu’il ne demandera pas mieux.

— C’est singulier, répéta la jeune fille, pensive ; il faut alors que ce soit un grand criminel.

— Et pourquoi, grand Dieu ?

— Pour me permettre de faire ce qui, j’en suis convaincue, doit être l’opposé des habitudes d’un « monsieur très bien », il doit certainement avoir des… machines à travers la conscience, qui l’empêchent de choisir une autre femme que moi.

— Te voilà reprise de tes exagérations, ma pauvre Sabine. M. Raimbaut t’a vue, l’an dernier, chez moi, à la campagne, sans que tu t’en doutes. S’il te demande, c’est qu’il t’aime telle que tu es.

— Ah ! il m’a vue ! répéta Sabine en rapprochant ses deux sourcils ; tant pis ! je n’aime pas qu’on se soit permis de m’étudier sans que je l’aie su.

— Hein ! s’écria Duvicquet, quand je vous assurais que tous vos arguments échoueraient et qu’il n’y avait qu’à lui donner le fouet et à l’envoyer coucher !

Sabine le regarda d’un air de suprême dédain, toujours à cheval sur sa chaise.

— Oh ! je vous en prie, mon tuteur, pas de scène inutile.

Et se tournant vers Renée :

— Nous disions donc que j’épouse ton préfet, ton adjoint, ton conseiller, ton maire ou ton fonctionnaire ; car tu n’es pas venue pour autre chose, n’est-ce pas ?

— Soit.

— Écoute, tâche qu’il ne chante pas de romances, qu’il ne me débite pas de tirades pour me dire que je manquais à sa vie ; qu’il se contente d’être un monsieur ayant du linge blanc et des mains propres…

— Et tu diras oui, enfin ? demanda le peintre.

— Et je l’épouserai, mon Dieu ! poursuivit-elle en se levant, puisqu’en me mariant à un bourgeois vous croyez faire mon bonheur.

— Dame ! c’est assez naturel, puisque avec mes idées, qui sont anti-bourgeoises, je n’ai pas réussi à faire le tien.

— Mais enfin, quelle objection as-tu encore à soulever contre M. Raimbaut ? demanda Renée.

— Une seule : quand on est née parmi les bourgeois bourgeoisants, on se marie dans cette catégorie ; et quand on a été élevée comme moi à les mépriser et à cracher dessus depuis son enfance…

— Eh bien ? insista Renée anxieuse.

— Eh bien, on ne contracte pas alliance avec ceux qu’on a entendu bafouer toute sa vie. Si je ne respecte pas mon mari, ce sera votre faute.

Elle pirouetta vivement et voulut partir.

— Ne le respecte pas ! cria Duvicquet que la colère gagnait. Il n’a pas besoin de tes respects. Épouse-le seulement ; il se fera bien respecter de toi après, que tu le veuilles ou non.

Elle haussa les épaules et sortit en battant les portes.

— Je vous répète que j’en deviendrai idiot, continua Duvicquet en frappant la table. Est-ce que je peux lui bâtir un homme exprès, moi ? et encore elle me dirait : « — Ce n’est pas ça, vous vous êtes trompé, j’en veux un autre ! »

— Du calme… répéta Renée en riant.

— Tenez, vous me faites l’effet de cette adorable Fargueil dans la Famille Benoiton.

— Bon !

— Oui, vous prêchez le mariage, le mariage à outrance, à une fillette née pour mener la vie de courtisane.

— Heureusement, répliqua Renée après un temps, que vous avez une excuse envers Sabine, c’est que vous l’adorez quand même.

— Oui, je l’adore. Je l’adore quand elle n’est pas là.

Ce fut au tour de Mme de Sérigny à hausser les épaules.

— Je sais bien que vous reprendrez votre grande objection : c’est que je l’ai mal élevée. Est-ce que je suis organisé pour élever des filles, moi ? pour en faire, je ne dis pas…

— Mon pauvre Henri, vous prêchez précisément ce que vous reprochez à Sabine. Est-ce qu’elle est née pour élever des enfants, elle ? Pas plus que vous, hélas ! je le crains.

— Mais alors, vous lui donnez raison. Pourquoi, vous aussi, voulez-vous la marier ?

— Parce que, reprit Renée après une pause, parce que, voyez-vous, nous ne voulons pas en général pour nos enfants de la vie que nous avons vécue. Rappelez-vous Mme Dorval empêchant sa fille d’aborder le théâtre : « Je sais trop ce que c’est », s’écriait-elle. Nous aussi, qui avons été outragés et bafoués par ce monde de dirigeants qui nous lardaient parce que nous aimions en dehors du mariage, nous répétons à notre tour : — C’est bon pour nous ces souffrances-là. — Mais quant à nos enfants… oh non ! — pas pour eux — nous savons trop ce que c’est.

Le peintre se tut. Un reflet verdâtre courait dans ses yeux. Instinctivement il fit un pas vers Mme de Sérigny.

— Vous rappelez-vous, poursuivit-elle d’une voix sifflante, vous rappelez-vous ces hurlements quand vos toiles arrivaient au Salon ? — Ce n’est pas étonnant, clamaient les délateurs, qu’il apporte dans sa peinture ces râles de démence, ces teintes furieuses, cet homme qui ne connaît que le débraillé de la vie, le dévergondage de l’amour, les fureurs de la volupté pour une drôlesse qui…

— Assez, Renée, ne me rappelez pas que cette femme qu’on a osé appeler une drôlesse…

— C’était moi, parbleu ! et j’en suis fière.

Le peintre renversa Renée dans son fauteuil, lui plongea son œil d’aigle dans le sien, et anxieux, scrutateur, interrogea à voix basse :

— Et pourtant tu as souffert ?… tu en conviens ?… Dis-le donc !

— C’est faux ! je t’aimais.

Les mains de Mme de Sérigny et de Duvicquet se délièrent. D’un commun accord ils se détournèrent doucement. Le jour d’hiver baissait. La pièce devenait sombre. Ils essayaient de parler sans se regarder. Elle reprit :

— J’ai marché côte à côte avec vous, au milieu des glaires de tous ces gens-là ; un jour, une femme a pris une poignée de boue et me l’a jetée. — Je suis simplement rentrée chez moi, et j’ai brossé ma robe Voilà.

— Et pourtant, interrompit le peintre soucieux, nous voulons marier Sabine à l’un des fils de ceux qui nous ont torturés !…

— Et que deviendrait Sabine si elle se prenait à aimer en dehors des préjugés que j’ai bravés ?

— Bah ! elle les foulerait aux pieds comme vous l’avez fait.

Renée se redressa, superbe, hautaine, et se croisant les bras :

— Ah çà, mon cher, reprit-elle d’un accent sarcastique, vous figurez-vous, par hasard, qu’il y ait beaucoup de femmes bâties comme moi ?

Duvicquet se tut et regarda l’orgueilleuse créature dont les narines battaient d’un rythme précipité.

— Non ! vous dites vrai, fit-il simplement.

Il voyait l’éclat sourd de ses yeux fixer deux points lumineux à travers l’obscurité de la pièce. Dans le rire amer, strident qui coupait ses paroles, il retrouvait l’ancienne Renée.

— Voyez-vous, poursuivit-elle, vous et moi sommes les vestiges d’une époque qui ne reviendra plus. La force de résistance de nos deux natures fanatiques n’est pas de ce monde. La fin du siècle veut autre chose. L’enfant, que j’aime à l’égal du mien, cette enfant n’aimera pas comme j’ai aimé, allez ! Elle n’aura pas à un degré aussi fort que moi, quoi qu’elle prétende, mes ivresses à se répéter en humant l’odeur de bourgeois : — Dieu ! qu’ils sont sales et qu’ils sont laids ! — Non, elle finira par souffrir de leur dédain, et je vous avoue que voir souffrir Sabine…

— Inutile d’insister. Je ne le pourrais pas non plus. Quand nous amenez-vous M. Raimbaut ?

— Demain, dans deux jours, quand il vous plaira.

— Dites donc, chère amie, si on menait rondement les choses, et qu’en trois semaines tout soit terminé, hein ?

— Trois semaines, c’est peut-être un peu court. Trois semaines…

— Mettons-en quatre et finissons-en… Ça vous fait rire ?

Mme de Sérigny ne répliqua rien, se contentant de le regarder d’un air doucement moqueur.

— Si, en un mois, on ne peut pas bâcler une union de bourgeois maintenant !… Je croyais que ces formalités de boutique tenaient dans le creux de la main, comme les bibelots de l’Église gallicane du père Loyson… Vous partez ?

— Il faut que j’aille retrouver Sabine qui doit être dans une de ces rages…

Pendant qu’elle quittait l’atelier, Duvicquet frottait une allumette et l’approchait de la lampe, qui flamba haute et gaie. Il s’asseyait devant une esquisse au crayon, taillait un fusain et l’écrasait sur sa toile.

— Et penser qu’il faut que l’enfant qui a vécu sous notre toit devienne la proie d’un de ces gueux qui m’ont bafoué !… Je sais bien que je le veux comme Renée ; mais pourvu que mon gendre ne vienne pas trop souvent ici mettre le nez dans mes toiles !… Et c’est moi, moi, Duvicquet, qui vais marier ma fille à un épicier ?… tonnerre !… et pour la conduire à la mairie, j’aurai des gants blancs ?… morbleu !


IV


Mais, une minute après, il reprenait l’esquisse.

— Et quand je songe que c’est ma fille, balbutiait-il en entre-choquant ses mots. Est-ce possible d’endurer ce que j’endure ? Je suis un misérable ! Qui m’eût prédit que j’en arriverais là ?

Il suffoquait, les joues brûlantes, la nuque et le cou mouillés d’une petite moiteur, pendant que ses bras tremblaient. Un râle stridait à travers ses dents serrées, un râle de fauve verrouillé dans une cage.

— M’y voici donc à mon tour ! reprenait-il en se tordant les mains. Ou le caractère acharné du sentiment qui se dresse contre moi me fera trébucher dans je ne sais quel bourbier, et je lui ferai horreur : ou elle le regardera face à face, sans que le duvet de sa joue s’en hérisse, cette enfant qui se croit la fille d’un autre père !… Et je ne serai qu’un criminel, un infâme ou un fou ! Tantôt il me semble que les écumes de ma pensée jaillissent de mes yeux, vont accomplir leur travail dans Sabine, et qu’elle est déjà ma complice ; tantôt je la repousse comme je repoussais sa mère. C’est le son de sa voix qui me rend incestueux… Je dois cesser de l’entendre… Non, c’est au contraire ce front en démence, ce sont ces bras impérieux qui m’emportent fasciné… je le sais… Dieu ! faut-il qu’elle soit à moi ? Pourquoi les désordres d’Arroukba m’ont-ils laissé intacte une paternité qui me rend plus méprisable que cette femme ne put jamais l’être ?

Il redevint pâle et mordit son mouchoir.

— Ce mariage, réfléchissait-il, ce mariage va la sauver. Y arrivera-t-elle ? Que dira ce M. Raimbaut amené par Mme de Sérigny ? S’effraiera-t-il d’une organisation toujours prête à s’emballer jusqu’aux nues pour s’y dérober comme une déesse qui, faisant signe à son nuage familier de descendre, s’y étend et remonte avec lui en son empyrée ? — Puis-je être coupable, après tout, de l’insubjugable désir qui me serre de ses triples nœuds sans que j’aie même le temps de crier gare ? — Ah ! poursuivit le peintre en se levant, et en s’étreignant de fureur les poignets derrière lui, il y a des jours où je me répète que Renée a été dupe d’Arroukba, et que Sabine ne m’est rien. Si cela était, pourtant ?… je ne serais alors qu’un homme comme un autre. Et pourquoi cela ne serait-il pas ? Si cette créature sortait de mon flanc, elle n’y allumerait pas l’inceste !…

Mais il se rasseyait livide.

— Bah ! sophistes que nous sommes, est-ce que tous les vices ne sont point dans l’humaine nature ? Est-ce que j’ai le droit d’être autre chose que ce que sont mes pareils : un dépravé ? — Insensé ! tu oses te dire qu’elle n’est pas ton enfant parce que tu l’aimes ?… C’est peut-être pour cette cause qu’elle te communique la folie et la fureur ? — Et c’est sans doute parce qu’elle t’appartient qu’elle est taillée dans le monstrueux et qu’elle te traîne après elle ? — Oh ! Sabine !…

— Vous m’appelez ? fit une voix étreignante, pendant qu’une forme glissait jusqu’à lui.

— Comment donc ! m’as-tu entendu ?

— Thèse générale : si je sors d’ici tranquillement, je peux compter deux heures sans revenir. Quand j’en pars sur une note bourrue, j’ai soin de ne pas m’éloigner, je ne commence rien, je ne m’installe devant aucune table, ayant la certitude que, dix minutes après, vous ne manquerez pas de crier : — Sabine ! Sabinette ! tu n’as pas vu ce que je cherche ? — Ce que vous cherchez, dame ! c’est parfois assez difficile à trouver, attendu que les trois quarts du temps vous ne daignez pas me l’expliquer.

Duvicquet se mordit les lèvres.

— C’est la vérité, convenez-en. Un jour, vous ayant prié de m’indiquer la nature de l’objet qui nécessitait vos fouilles acharnées, vous m’avez répondu : — Ah ! s’il faut te le dire, nous n’en finirons jamais. — Là-dessus, vaincue par la puissance de votre raisonnement, j’ai cherché à vos côtés, j’ai cherché toujours, j’ai cherché de confiance. Jonquille était comme moi : il ne savait pas ce que nous devions trouver ; mais ça ne fait rien, il cherchait tout de même.

Duvicquet ne put s’empêcher de sourire en écoutant cette jeune fille, qui eût été de force à berner, avec sa verve, son éclat, son mouvement, sa plaisanterie, ceux qui auraient tenté de lui faire obstacle. Elle finit par le pousser contre le divan, le fit tomber de force, et quand elle lui eut allongé les jambes comme elle l’entendait, s’assit commodément sur ses genoux.

— À présent, causons, commença-t-elle sans s’émouvoir autrement. Répondez-moi franchement. Pensez-vous qu’il m’aimera ?

— Qui ça ?

— M. Raimbaut.

— Et pourquoi diable veux-tu qu’il ne t’aime pas ?

— Tiens, je l’épouserai bien sans l’aimer, moi !

Le peintre laissa échapper un mouvement indéfinissable.

— On vient de te montrer son portrait. Sois franche. Il ne te déplaît pas ?

— J’aimerais mieux qu’il me déplût absolument : j’aurais à revenir de plus loin pour vivre près de lui, et la secousse serait si radicale chez moi, que je pourrais me répéter : Il est repoussable par tel côté, haïssable par tel autre, supportable par celui-ci, et jamais il ne faudra l’aborder par celui-là. Mais cette physionomie d’Anglais philosophe, où rien n’est percé, me donne à songer : — Sera-ce un silencieux qui écoutera sans voir ? ou un monsieur qui posera son chapeau sur sa cuisse et le regardera avec douceur tout le temps ?

— Ma chère, Napoléon, pour passer à la postérité, a emprunté le socle de millions de pendules sous la forme d’un médecin de campagne à cheval ; Thiers est moulé dans les moindres pots à tabac : l’un et l’autre ont laissé un peu de leurs traits dans la pendule et dans le pot à tabac. S’ensuit-il qu’on aille y chercher le reflet de leur caractère comme tu prétends déterminer celui de ton futur mari d’après une photo ?…

— Bah ! ce n’est pas le cœur qui travaille, chez moi, c’est la curiosité. Ce que je sens, c’est qu’il me faut un initiateur pour descendre cet enfer parisien, et que peu importe le moyen, si j’atteins l’objet convoité. Ce garçon-là, trop séduisant, m’aurait contrainte d’entrer dans le mariage avec une faiblesse, car nous nous fussions énervés lui et moi en nous aimant.

— Ce n’est pas ce que tu disais il y a un moment, observa le peintre : tu voulais commencer l’existence en aimant ton mari.

— Sans doute… je l’ai pensé une minute, mais il m’eût sans cesse fallu vivre à côté d’un être apaisé ou furieux ; tandis que, n’éprouvant que des sentiments modérés l’un à l’égard de l’autre, il n’aura pas la prétention de vouloir que j’existe pour lui seul, et comme je saurai lui tailler la part assez douce…

Elle n’acheva pas, dévoilant d’un seul coup ce caractère puisé dans celui de sa mère, et qui, dès le seuil de la vie, se retournait brutalement et d’une pièce contre le bonheur facile, contre le coulant de l’existence, cherchant plus loin que ce qui est à portée de la main.

Ainsi, cette enfant, qui n’avait vécu que les bras chastement croisés contre sa poitrine, livrait subitement les secrets de ses insomnies ; cette vierge possédait la tactique ambitieuse d’une viveuse de trente ans. Elle jetait en une seule phrase l’étincelle qui mettait le feu à sa couche froidement pudique. Soudain, redressant sa taille frêle et se carrant sur les genoux du peintre, elle reprit :

— Vous m’avez élevée comme vous avez pu, et c’est une justice à vous rendre, que cela n’était guère facile. Je ne suis pas comme tout le monde, et c’est encore à vous que je dois ce beau privilège ; tout le monde ne m’amuse pas et… Ah çà, vous m’écoutez, au moins ?

— Je ne fais que ça.

— Je poursuis. On vous prêtait un caractère de despote, et j’ai de fortes raisons de croire que nous avons troqué nos deux caractères ; que le moins despote des deux n’a pas été moi. Athée, musicienne, peintre, et je ne sais quoi encore de moins ou de pis, votre petite Sabine, je le crains, est faite pour abuser, sinon pour tromper beaucoup de gens… Vous m’écoutez toujours ?

— De plus en plus.

— Survient l’heure nervoso-bilioso, où il s’agit de me laisser commencer un doigt de cour par M. Raimbaut, qui doit vous remplacer, m’assure-t-on, dans l’exécution de certains de mes caprices, qu’on me reproche de vous imposer, comme si ces caprices, dont les esprits sérieux ne s’accommodent pas… Ah çà, m’écoutez-vous, oui ou non ?

— Sacrebleu ! comment faut-il m’y prendre pour te le prouver ?

— On ajoute que la société ne contiendra pas assez de fous pour se jeter à ma tête. Les uns assurent que j’ai un rude aplomb, — car de maison en maison il s’est formé une légende à mon sujet ; — les autres, qu’on violera tout en moi, parce que je n’ai pas de cœur. Dites donc, est-ce que j’ai un cœur ?…

— Si tu n’en es pas sûre, ma chère, je n’ose répondre pour l’affirmative.

— Virilement dirigée par vous, si j’ai deviné le mal, ç’a été afin de l’éviter ; si je parle en jeune fille instruite de ce qu’on est convenu d’ignorer, je ne fais pas l’hypocrite. — Suis-je énergique ? je le crois. — Fantasque ? je le sais. — Coquette ? je l’ignore. — Aimable ? je n’ose le croire. — Ô mon tuteur ! dites-moi seulement si vous me trouvez belle ? Je souhaiterais tant être belle !

Et la jeune fille enfonça sa tête pâle et fine dans la vareuse de Duvicquet, dont la poitrine sursauta.

— Sabine, Sabine, ma chère petite folle ! Sabine, tu prends toutes les immunités. Ah ! vous voulez savoir si vous êtes belle ? Et c’est à moi que vous le demandez ? — Si vous êtes belle, avec cette tête dont je n’ai jamais pu tordre la chevelure ? — Si vous êtes belle, mon adorée ? — Voyez-vous la rusée ! c’est pour en arriver là qu’elle se plante sur mes genoux depuis une heure ! Non, mademoiselle, vous n’êtes pas belle — pardieu non ! vous êtes laide, très laide. Je vous défends de trouver le contraire.

Et le peintre en l’étreignant avait des accents de voix rompue ; et, sous le poids léger de cette étrange enfant qui lui riait, la renversait dans ses bras, comme il renversait, dix-sept ans avant, sa mère. N’en pouvant plus, il appuyait fougueusement sa bouche contre ce front, contre ces joues, baisés surtout en conservant la promiscuité d’une pensée vicieuse, au point qu’un long frémissement faisait osciller ses membres et qu’elle-même semblait prise d’une singulière émotion ; secouée par l’âpreté continue des étreintes de son tuteur, elle fermait les yeux, s’abandonnant dans une sorte de sensualité naissante aux bras qui la serraient. Caché dans l’étoffe brune, le sein, que le souffle d’un éventail avait seul caressé jusque-là, — un sein de lesbienne antique, dont le bouton appelle le becquetage des colombes, — était en train, sans qu’elle en eût soupçon, de se roidir pour l’amour. Assez bas, au-dessous du torse, le bras gauche d’Henri l’entourait et son doigt appuyait à travers la robe, pressant des muscles très tendres — muscles lascifs, comme aurait dit Musset, — et recouverts d’une peau parfumée, — tandis que l’autre main remontait lentement la maigre filée de contours de ce corps à la grâce fluette et tortillée, qu’on sentait fait pour grimper autour de soi. Le jeté de la jambe prenait comme d’avance la direction de sa chute future entre des genoux moins tremblants que ceux de Duvicquet. Cette enfant aux impuissantes omoplates, aux membres sans mollesse aucune, transmettait à celui qui les rapprochait sans cesse de lui le coup de fièvre qui pelotait les sens au point de fendre la chair, et sa paupière lourde s’offrait sans préméditation à la flamme de l’inceste, qui, chez Henri, brûlait déjà jusqu’au cœur.

Cela ne dura qu’une seconde : le retentissement d’une sonnette les réveilla.

— C’est Jonquille qui rentre, s’écria la jeune fille en sautant à terre. Mes fleurs sont-elles achetées, au moins ?

Et elle sortit en courant.

— Il était temps, se dit mentalement le peintre, se passant la main sur le front.


V


Le lendemain Mme de Sérigny écrivait la lettre suivante : « Vous pouvez arriver, cher monsieur ; vous trouverez monsieur Duvicquet et ma petite amie agréablement prévenus en votre faveur, et de mon côté j’espère que… »

— Voilà une de ces phrases, murmura Sabine en train de lire par-dessus son épaule sans qu’elle s’en aperçût, qui a perdu plus de gens que les livres que tu m’as défendus.

Renée se croisa les bras résignée à attendre.

— À propos, tu as oublié de me dire s’il était chauve… Dans les photographies on ne voit jamais exactement ces choses-là.

— S’il l’était je t’aurais avertie.

— C’est que, vois-tu, en pareil cas j’aurais regardé la boule en ivoire de l’escalier afin de m’habituer.

Force advint à Renée de la mettre à la porte et de s’enfermer pour achever la lettre.

Quatre jours après ces incidents, Mme de Sérigny présenta M. Raimbaut, son voisin de campagne, ex-conseiller de préfecture, âgé de 34 ans. Elle avait choisi un soir où Henri recevait trois ou quatre intimes, afin qu’il lui fût facile de s’isoler à côté de Sabine, et d’entamer un entretien avec elle. Mais, dès les premiers mots, la jeune fille lui coupa la parole.

— Inutile d’aller plus loin, monsieur ; je sais que vous venez pour moi et non pour mon tuteur. On nous a mis à côté l’un de l’autre pour que vous me parliez et que je réponde ; mon Dieu, c’est très simple. Ne vous donnez donc pas le mal d’un préambule qui ne m’apprendrait rien du tout puisque je sais fort bien ce que nous faisons ici.

Elle lui tendait la main à l’anglaise et il s’asseyait assez déconcerté de n’avoir en effet rien à dire.

— Si nous étions en juillet, avait-elle ajouté, sans souci de Renée qui tremblait d’une boutade de sa part, je vous aurais proposé de tenter une pleine eau afin de nous étudier complètement à l’aise en dehors des curieux… Mais en hiver, pas de ressource.

— Ce n’est nullement nécessaire, mademoiselle, répliquait alors M. Raimbaut en souriant. Je vous connaissais déjà, vous ayant aperçue…

— Ah ! oui, je sais, chez Renée, à la campagne. D’ailleurs, on n’est jamais long à savoir à quoi s’en tenir sur mon compte, n’est-ce pas ? C’est facile de voir que je suis à prendre ou à laisser.

La conversation suivant ce train-là, M. Raimbaut ne pouvait tarder à être fixé. Le lendemain il accourait trouver Mme de Sérigny.

— Elle est tout bonnement délicieuse, s’était-il écrié ; vite, vite, chère madame, ne me faites pas languir au moins.

— Ainsi vous désirez, et vous aimerez ma pauvre petite Sabine ?

— Si je l’aimerai ? si je la désire ?

Et Renée le voyant aussi épris s’empressait, d’accord avec Henri, d’arrêter l’époque à trois semaines de là. Aux interrogations de Renée, la jeune fille lui fermait la bouche par cet argument :

— Si je l’aimais maintenant, il est probable que d’ici à un mois je l’aurais pris en grippe. Mieux vaut que je sois dans l’attente d’un engouement futur que tu me prophétises.

Aussi, lorsque l’ex-conseiller lui demanda une dernière fois si elle l’épousait sans arrière-pensée.

— Du moment, lui répondit-elle, que vous êtes disposé à vous embarrasser d’une femme, mon Dieu, autant moi qu’une autre.

— Et nous ferons un grand voyage, n’est-ce pas ?… Nous irons en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Grèce !

— En Grèce, oh non ! cela vous ferait ressembler aux yeux de vos amis à Ménélas.

Il la regarda, persuadé qu’elle disait cela pour le plaisir de répéter une drôlerie.

— Je vois, fit-il du même ton, que vous vous rangez d’avance à l’opinion.

— L’opinion ? je la traiterai comme on traite une tante de province, pour laquelle on ôte les housses de son salon, afin qu’elle ne remarque pas sur les fauteuils les reins moulés en creux des amants de sa nièce, et qui s’en retourne à son clocher, en proclamant ses vaartus.

All right, murmura-t-il, en la contemplant. Puis empruntant tout à coup un accent bonhomme :

— Chère petite, je vois que nous ne prendrons pas trop au sérieux le mari un peu mûr, et la vieille maison ?

À quoi elle s’était empressée de répondre :

— Oh ! soyez tranquille, monsieur, il n’y a pas de danger que je prenne jamais rien trop au sérieux.

Débarrassé de ces vaines et banales formules de serments échangés entre fiancés, ce mariage prenait décidément Raimbaut par les apparences excentriques qu’il revêtait. En général, et dans la situation de sa fiancée, les jeunes filles ne se montraient-elles pas prodigues d’aveux ? Celle qui se dispensait d’en faire ne valait-elle pas cent fois mieux ? L’enfant gâtée de Renée raisonnait juste : elle était à prendre ou à laisser, mais on la prenait vite. Assez fat pour ne point s’effrayer de ce qu’il regardait comme la verve d’une fillette émancipée, Raimbaut s’engageait confiant, ne doutant point qu’il n’eût raison de ces soubresauts de caractère qui, un instant, l’avaient fait réfléchir. Il ne voyait rien dans ces yeux inquiets, dans cette continuelle contraction de deux sourcils en train de se rejoindre. Il ne remarquait pas les bizarres mouvements de Sabine, imprimant aux plis de sa robe une évolution brusque, sorte de révolte du cœur rendue soudain sensible à l’extérieur, vent d’orage que nous portons tous dans un pli de notre manteau, et qui, à un moment donné, paraît nous balayer les talons.

La naissance de Sabine ne se trouvait guère de celles que notre crapuleuse société accepte. Élevée par Duvicquet, comme sa pupille, elle ignorait qu’il devait être son père, et ne le soupçonnait même pas. Certaine qu’on lui cacherait la vérité sur quelques détails du passé, jamais une question ne trahit son désir de le connaître, et son enfance s’écoula entre les tendresses exubérantes dont le peintre l’accablait et les prodigieuses jalousies des parents de ses compagnes d’étude. Sa loyauté profonde, son horreur de la moindre hypocrisie, la sauvagerie qui constituait le fond de sa nature ne contribuèrent pas peu à remuer autour d’elle ces hostilités sourdes que ses professeurs, prosternés devant l’argent de leurs élèves, partageaient à son égard. Sabine, dès l’âge de dix ans, paya cher ce douloureux et effrayant privilège de n’être point taillée comme tout le monde. On s’imaginait lui faire grâce en la saluant. On lui en voulait de sa fierté, du hautain sentiment de sa valeur. Ses maîtres s’en servaient comme d’une affiche qui devait attirer à eux la clientèle ; après les succès remportés, on la traitait avec ce dédain, cette politesse protectrice qui valent les plus sanglantes injures. On croyait bonnement qu’elle ne s’en apercevait pas. Son principal professeur, qui, dix ans après, essaya de la séduire, ne lui ménagea aucune humiliation. L’état de gêne dans lequel le peintre vécut, tant que dura l’éducation de sa pupille, causa l’attitude du maître envers l’élève. Il lui en voulait, cet homme, de ne jamais apporter à ses cours ces hochets brillants, ces toilettes d’une irréprochable fashion, que ses autres élèves, habillées chez Mme Gabrielle et chez Worth, arboraient chaque semaine autour de la table longue couverte d’un tapis de serge verte. Mais ce savant, autour duquel les souvenirs de Sabine erraient à seize ans dans un mélange de reconnaissance et de haine, ce savant fit de l’enfant un être merveilleux. Quoique en l’accueillant froidement parce qu’elle n’habitait point un hôtel et qu’elle venait à pied, il comprit cependant que c’était placer du grec et du français à un taux profitable, que d’en meubler les cavités de cette singulière cervelle ne disant jamais : « Assez. »

De bonne heure l’enfant sut donc haïr, et, par anticipation, goûta toutes les ivresses des revendications sociales qu’elle ne pouvait encore exprimer.

Oh ! les conjurations antiques sur la tête de l’homme exécré ! Oh ! les enfantines figures de cire dans lesquelles, au moyen âge, on plantait des aiguilles, des poinçons dans le cœur de celui dont on rêvait de se repaître ! Malgré leurs puérilités, comme ces poupées exprimaient bien la revanche ! comme elles aidaient à la palper ! Comme on conçoit la pensée se faisant justicière, et le pouce, et l’ongle s’associant à cette pensée, pour enfoncer l’aiguille au bon endroit dans le corps en effigie ou lui dépioter le crâne, pour manipuler à coups de représailles et sous l’empreinte de la rage cette cire emblématique !

C’est ainsi que Sabine pétrissait d’avance, nerveusement, de ses doigts minces, cette argile de vengeance que nous avons tous pétrie à nos heures. Il y avait même des instants où elle s’en trouvait secouée dans son sommeil, où ce qu’elle méditait était si fort qu’elle en restait comme étranglée. Un jour elle prit une de ses poupées et la mit dans la posture où elle rêvait de tenir plus tard la mieux convoitée de ses victimes : elle lui arracha les cheveux et lui planta une épingle dans la nuque ; peu à peu elle en vint à incarner quelqu’un dans cette poupée mutilée, et elle croyait sentir son cœur, à elle, se vider lentement, goutte à goutte, de plaisir.

Renée, qui l’avait eue pendant les vacances, respira en elle cette poussière végétale d’idées aux formes lancinantes, dont la sève extraordinaire rongeait l’orifice de la coupe bizarre où elles croissaient. Renée recula, elle que rien n’ébranlait, en voyant ces idées empreindre jusqu’aux gestes et tourmenter l’enveloppe féminine de la petite fille. Il se manifesta dans l’enfant ce phénomène physiologique où l’on voit certaines lignes du masque humain s’allonger ou s’incliner, affluer vers l’oreille, tourner le menton, ourler plus légèrement les contours, et, selon que l’idée opère en nobles courbes ou se recroqueville sous la lenteur de son évolution, le facies s’amoindrir ou s’épurer par contre-coup.

Sabine n’était certes pas délestée de cette passion de la revanche, en atteignant seize ans.

L’époque du mariage approchait. Duvicquet ne sortait presque pas de l’atelier. Sabine y venait moins souvent, ne s’effarouchant pas, lui rendant boutade pour boutade ; soucieuse, elle aussi, elle stationnait parfois une minute sur ses genoux, un de ses bras passé autour du cou du peintre, le regardant d’un air assez étrange. Une décharge d’électricité sexuelle jaillissait de leurs personnes. Inconsciemment elle sentait quelque agent secret qui la travaillait et l’alentissait. Un frisson lui rayait la peau quand il l’embrassait. Pourquoi la pression prolongée d’une des mains d’Henri le long de son corps la laissait-elle imprégnée de convoitises, de ces convoitises dont l’ardeur se veloutait encore pour elle des mystères de l’ignorance ? Qu’y avait-il au fond d’étreintes aussi rageuses ? Pourquoi l’affection qui semblait dominer M. Raimbaut lui mettait-elle au visage un contentement qui ne lui enlevait rien de l’aisance de ses manières, tandis que celle d’Henri se traduisait par la brutalité des appels, la singularité des silences, l’enfièvrement des mains, le choc de sa personne contre un mur ou un siège, ou la suavité soudaine de son grand œil suivant ses bonds dans la chambre, lorsqu’elle quittait le divan ou elle laissait les coussins de travers comme un lit défait ?

— Comme vos cheveux sentent bon ! lui dit-elle un matin, installée dans sa posture favorite, pendant que Mme de Sérigny versait le café. Vous ne vous servez jamais de pommade ?

— Jamais.

— Respire donc, Renée ; ça sent le nid, moitié foin, moitié aile d’oiseau ; c’est étonnant.

Elle aspira longuement l’arome de cette chevelure brune, se grisant déjà des odeurs du mâle, plongea sa bouche dans le cou d’Henri et lui embrassa les joues et les paupières.

— Encore ! faisait-elle en lui appliquant de gros baisers près de l’oreille. Mais votre barbe me gêne. Allons, vite une risette, monsieur, ou je me fâche.

Il sourit pâlement et voulut la glisser à terre.

— Non, restez comme cela, dit-elle avec son despotisme ordinaire. Je tiendrai votre soucoupe pendant que vous boirez, mais ne bougez pas.

Renée apportait la tasse. Sabine la prit et chercha à la porter aux lèvres de Duvicquet ; mais, à un mouvement fébrile échappé à son tuteur, elle laissa tomber la soucoupe qui se brisa.

— Sacré tonnerre ! gronda le peintre.

— La porcelaine ne dure pas longtemps ici, s’écria Renée.

— Elle était déjà fêlée, murmura la jeune fille, qui voulut descendre des genoux d’Henri pour ramasser les fragments épars.

Mais elle sentit qu’il la retenait ; pendant que Renée appelait pour qu’on ramassât les débris, elle se remit commodément dans sa position favorite.

Il la renversait et lui donnait des tapes à travers sa jupe, sur le derrière, comme à une petite fille ; soudain elle se redressa :

— Monsieur, finissez ! Je vais être une femme bientôt.

— Tu crois ? répéta-t-il en continuant le même jeu.

— À propos, demanda Sabine, dites-moi donc un peu…

— Quoi ? interrogea le peintre la voyant s’arrêter au milieu de sa phrase.

— Rien, fit-elle d’un ton décisif en le regardant narquoisement.

La bonne achevait d’éponger le tapis, et s’en allait ; le silence continuait entre eux.

— Je suis sûre, interrompit Sabine, que la vaisselle doit durer plus longtemps chez M. Raimbaut.

— Pourquoi ? interrogea Renée, l’examinant du coin de l’œil.

— C’est qu’il ne ressemble guère à quelqu’un qui soulève des tempêtes et sème les débris autour de lui.

— Elle ne l’aime pas, songeait Duvicquet.

— Ah ! mon Dieu ! continua l’enfant, si j’allais ne pouvoir m’en accommoder maintenant.

— Il se passerait de toi, voilà tout, répliqua le peintre, ressaisissant ses railleries habituelles.

— Et vous croyez, s’écria Sabine avec un aplomb comique, que de l’homme que je repousserai, on pourra dire : « Il en sera quitte pour s’en passer ? » Vous croyez que ça n’est pas autrement difficile que cela ?

— Prétends-tu qu’il en mourra, par hasard ?

— Demandez à Renée.

Elle regarda Mme de Sérigny d’un air de défi enfantin, se leva et s’approchant d’elle, ajouta :

— Voyons, t’imagines-tu, toi, qu’il pourra répondre, celui que je repousserai : « Qu’importe ! » et rien de plus ?

Et, comme la Marco d’Alfred de Musset, elle traça dans l’air un signe.

— Si ça ne fait pas suer ! grommela Duvicquet, enchanté intérieurement ; où nous conduira-t-elle ?

— D’abord, poursuivit étourdiment la jeune fille, en allant s’allonger dans un fauteuil, il n’est qu’une seule chose dont je sois certaine, c’est que je choisirais mon genre de perdition, si je devais jamais être jamais séduite par quelqu’un.

— Ah bah ! reprit Henri ; ça promet.

— Est-ce que vous refusez d’admettre, comme moi, monsieur mon tuteur, qu’il est des hommes par qui il ne serait nullement désagréable d’être déshonorée ?… Il me semble qu’il est des chutes si belles, qu’elles font excuser celui qui en a été l’objet… J’ai lu ça, hier, dans un feuilleton, ajouta-t-elle, remarquant Mme de Sérigny prête à se fâcher. Voyons… il n’y a pas de quoi me dévorer comme un Anglais dévore ses favoris.

Elle regardait son tuteur de ses yeux troublants remplis de philtres mauvais, la joue émaillée d’une rougeur.

— Écoutez donc, acheva-t-elle de cet accent envolé dont elle seule avait le secret ; écoutez donc ; ce petit groupe de fibres et de muscles, ce faisceau de nerfs qui a nom Sabine, détermine une fille de la décadence du Bas-Empire, de tout ce que vous voudrez de bon ou de perversif ; mais les quatre ou cinq pouces de chair dont il est formé exigent impérieusement les sensations de l’existence parisienne, et se refusent à se laisser pétrir dans les moules à pâtisserie de la province.

— En sorte, conclut Renée en cessant de froisser les journaux, que si M. Raimbaut tenait un peu à prolonger son séjour dans ses terres…

— Dame ! je ne dirais certes point : Voici la servante du Verbe ; qu’il me soit fait selon sa volonté.

Il y eut un silence. Henri et Renée restaient enfouis dans la pesanteur de leur rêve.

Sabine contemplait son pied dont le bas était en train de rosoyer à la flamme. Elle le caressa une minute, et prit sur la cheminée un petit volume de Molière, édition diamant.

Un coup de sonnette et une porte refermée retentirent.

— M. Raimbaut ! jeta la voix d’un domestique.

Quelle nouvelle ? s’exclama joyeusement Mme de Sérigny allant au-devant de lui.

Il la salua, remarqua Sabine qui conservait sa pose boudeuse, courut à Henri et s’écria :

— Les démarches sont terminées à la mairie, les papiers en ordre, l’affichage a lieu demain ; n’est-ce pas, cher maître, nous fixons le mariage à lundi en huit ?

— Je vous approuve, dit gaiement Renée.

— Allons, vous avez du courage, répliqua le peintre, moitié plaisant moitié sérieux, et lui serrant la main avec cordialité en signe d’acquiescement.

Le nouvel arrivé restait planté devant Sabine.

— Quoi, pas encore habillée ? Ensevelie dans les cendres ? Moi qui vous amenais Pollux, le poney tant désiré.

— Est-ce vrai ? s’écria la jeune fille transportée, et sautant tout à coup, un de ses pieds nu et l’autre chaussé ; oh ! monsieur, que vous êtes aimable !

— Ainsi, remarqua Renée, ce n’est pas assez de son cerveau pour caracoler, il faut que les jambes s’en mêlent ?

— Il aura, acheva le peintre en regardant Raimbaut, d’excellentes façons de mater les désirs de sa femme.

Radieux du plaisir qu’il causait, Raimbaut saisit la main longue et fluette de Sabine, qui n’avait point quitté le petit volume. Était-ce le hasard ? Était-ce préméditation ? L’indéchiffrable ne traçait-il pas ses hiéroglyphes au fond de ce cœur de fillette ? Quoi qu’il en soit, en élevant cette main à la hauteur de ses lèvres, M. Raimbaut baisait en même temps un pouce effilé, dont l’allongement sur une page du Molière lui en dérobait une ligne, une réplique atroce dans son inflexibilité :

— « Tu l’as voulu, George Dandin… »


VI


— Et vous êtes sûr que Mme Abel et Barras, ou plutôt M. et Mme Barras, sont en froid ?

— Pour la galerie… c’est un fait acquis. Mais comme je ne m’occupe que de l’officialité…

— Compris. Alors, si l’on veut chercher le dessous des cartes — je veux dire le derrière de la baignoire… ?

Les interlocuteurs de ce dialogue, deux reporters de journaux politiques, se regardèrent à la façon des augures, qui, on le sait de temps immémorial, ont des raisons suffisamment justifiées de pouvoir rire mieux que le reste de l’humanité.

— Soyons sérieux, murmura le premier questionneur, et souvenons-nous que la scie des convenances nous ratisse le dos.

— Le maître est encore dans la salle à manger avec Mme Abel, interrompit Gaston Varagny — alias Perronet — qui arrivait bruyamment, et que l’on connaissait pour prendre modestement le titre de roi du reportage.

— Alors, qu’est-ce que vous racontiez donc qu’ils étaient en train de se brouiller ?

— J’ai dit que Barras et elle affectaient une nouvelle attitude l’un pour l’autre ; je n’ai pas prétendu qu’elle ne ferait plus Barras… Tiens, voici Rémy avec un nouveau. Qui ça peut-il être ?

Et les jeunes gens firent demi-tour.

— Il y a deux choses dont on ne peut parler ici, répétait au nouveau venu que venait de signaler Varagny, un jeune publiciste ardent, le rédacteur de la République athénienne, Octave Rémy, qui entrait alors : l’amour et la religion. L’amour, parce qu’en cette maison nous n’admettons pas que nos sens puissent planer ailleurs que dans les espaces inaccessibles à toutes les faiblesses ; la religion, parce que la dame de céans enrage d’être considérée comme libre-penseuse au faubourg où elle ne saurait pénétrer. Ah ! si vous êtes assez hypocrite pour improviser un éloge du catholicisme, c’est différent. Moi, j’évite la question brûlante ; mais ça ne va pas jusqu’à chanter les vêpres. Ah ! mais non !

— Quoi, à une époque où le positivisme met la main sur l’épaule du prêtre, et bon gré mal gré achève de désenfroquer les moines !…

— Si vous continuez ainsi, déclara nettement Rémy, vous êtes sûr de ne pas être réinvité ici. Que quelque oreille saisisse vos paroles, et que quelque bouche les rapporte à Mécénia, c’est fait. À présent, bonjour !

Le jeune publiciste regardait Rémy d’un air ahuri.

— J’aime mieux vous voir étonné que trop prolixe, reprit Rémy. Sachez-le donc : ceux que Mécénia tient sous une domination acceptée l’auront pour alliée dans la mêlée du « passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné ». Mais si la démocratie est bien vue au ministère, je puis vous certifier qu’un titre authentique sonne mieux aux oreilles de Mécénia qu’une réputation de brave républicain. Seulement elle n’a pas toujours été ainsi. Je l’ai vue à Genève entourer le col d’un de nos plus fougueux journalistes en murmurant sentimentalement : — Ah ! comme je l’aimerais si je n’aimais pas tant mon Abel ! — Abel, vous le savez, c’était son second mari préfet de police en 1870. Moi, si franchement allié que je sois avec elle, j’évite de me laisser dicter ses colères, ses coups de pattes, ses tentatives contre la réputation de celui-ci ou de celle-là. C’est à d’autres qu’elle confie ses indiscrétions et ses petites rancunes, attendu que Mécénia aime à retrouver signées, le lendemain, d’un autre nom que le sien, les attaques qu’elle dirige contre les gens qu’elle jalouse. — Je l’accepte comme renfort dans les questions exigeant un certain emmagasinage de choses déjà clichées, un fait ou une date, par exemple. Mais je ne suis pas un gobeur de copie, et elle ne me roulera pas.

Et le journaliste ajouta à voix basse :

— Lorsque j’aurai pris position, je la lâcherai. Il est des liaisons qu’on ne doit point garder trop longtemps. Là-dessus, je vous quitte, très cher, et rappelez-vous attentivement de ne sauter d’un bond dans l’intimité de personne. Vous porteriez ombrage.

Octave Rémy s’éloigna, laissant son jeune compagnon se diriger vers le salon japonais.

Cette conversation se tenait chez Mme Abel, dite Mme Barras, qui donnait une soirée avant son départ pour Rome.

En ce moment, une belle voix creuse, d’au moins six pieds de profondeur, sonnait comme un cuivre dans le petit salon oriental :

— Faire des vers… couper des cheveux en quatre ! Qu’est-ce que ça signifie, faire des vers ? Mais c’est souffler dans le derrière d’un noyé. Les vers ? ça a une certaine grâce décorative, — je ne dis pas le contraire — mais c’est tout, bonnement un éventail entre les mains d’un homme. Or, l’homme a autre chose à poursuivre qu’à tenir un éventail. Du reste, un homme ne peut être qu’un employé, un courtisan, ou un révolté.

Celui qui expectorait cette tirade se taisait une seconde et reprenait de plus belle :

— L’antiquité ? Homère ? Virgile ?… des blagues ! Ça n’est pas vrai ! Ça n’existe pas ! C’est de la convention ! L’antiquité ? c’est inséparable dans ma tête du pain sec, des supplices que m’infligeaient les pions, des engelures, du collège où j’ai failli crever.

— C’est comme l’idée d’un Être suprême qu’on voulait nous incruster dans la cervelle. — Tenez, je me rappelle que lorsque, à la maison, mon père, professeur de rhétorique, devait démontrer preuves en mains l’existence de Dieu, il fallait acheter les livres nécessaires à cette démonstration ; — pour l’achat de ces livres, nous mangions pendant huit jours des pommes de terre. — Eh bien, à la fin, voyez-vous, l’idée de Dieu était infailliblement liée dans mon cerveau aux pommes de terre.

— Avec ce dégoût des conventions, vous avez dû affoler votre famille ?

— Ah ! les commencements !… J’ai été d’abord à l’Hôtel de ville, à la section des décès. Je disais agréablement aux gens : « Messieurs, quand il vous plaira ! » À quatre heures je sortais. J’étais un peu amer, par exemple. — J’entrai ensuite chez un professeur où je donnais des leçons de littérature, et je me souviens d’un certain habit noir que j’endossais dans l’exercice de mes fonctions et qui me servit, certain jour, pour aller sur le terrain avec Poulart-Devyl. Devyl m’effleura d’une balle ; le drap fut déchiré ; on voyait la doublure. Je versai à l’endroit endommagé des torrents d’encre, et je marchais le plus vite possible dans la rue pour qu’on ne s’en aperçût pas.

— Et pourquoi ce duel avec Devyl ?

— Ah ! voilà ! Devyl faisait un drame intitulé Rafaelo. Ça me plongea dans une fureur !… On ne fait pas d’œuvre intitulée : Rafaelo !… ça n’a pas de raison d’être, ça n’est pas vrai ! — Bref, nous nous brouillâmes, et trois jours après nous nous battions. L’épée de Devyl m’enleva le drap de mon habit à un coin de l’épaule. — Ça m’était bien égal d’être blessé ; mais le vêtement déchiré, ça n’était pas drôle. Mes torrents d’encre versés n’empêchèrent point que mon habit ne fût perdu. Naturellement je courus chez Devyl, blessé aussi, grièvement, et qu’on venait de transporter à l’hôpital. — Mais, lui dis-je, pourquoi forges-tu des drames intitulés Rafaelo ? — Cet homme à qui alors il fallait donner le vase pour… p… et qui écrivait Rafaelo ! A-t-on idée d’une folie pareille ?… Des blagues, je vous dis.

Il reprenait dans une belle note basse :

— Delacroix, Homère, Rafaelo, la couleur ?… des blagues ! — La couleur ou le réalisme ? c’est la fameuse tache d’encre que je plaquais à dessein sur mon épaule pour cacher la déchirure du drap. — La voilà la couleur !

Au moment où le publiciste, subissant l’attraction de cette pointe de gaieté noire, allait entrer, l’homme qui venait de parler ainsi se montra au seuil. Il portait dans une encolure de taureau une tête au front creusé, raviné, altier, qui révélait ses quatorze quartiers de paysannerie. De taille moyenne, à large poitrine, solide, carré de stature, bien d’aplomb, regardant droit, secouant son épaule, plissant dédaigneusement sa lèvre ou ramenant au-dessus de ses yeux une barre de sourcils touffus, il personnifiait ainsi la représaille sans merci et ses doigts fibreux remuaient comme des spatules, à mesure que l’idée s’emmagasinait dans le discours. Le jeune homme étouffa une exclamation en reconnaissant l’un des chefs des fédérés de 1870, ramené à la suite de l’amnistie, et qui, s’il se trouvait là, prouvait par son attitude hautainement séparatiste qu’il n’avait point demandé à s’y montrer. L’homme du monde perçait cependant en lui sous l’ancien factieux, qui imposait, mais qui n’en imposait pas. Quelque frondeur qu’il se révélât, on ne pouvait le confondre avec les démocs purs qui erraient à travers le salon. Il y avait de l’allure en lui ; et le rejet de sa tête en arrière, ou sa pose légèrement théâtrale, comme celle de tout homme fait pour commander ou parler aux masses, semblait déjà arrêter son mouvement ou son attitude dans l’histoire.

Il disparut, laissant l’écho de sa note violente dans ce milieu de paroliers pâteux et mellifus. L’homme de lettres, assez désorienté, s’en fut promener son désœuvrement ailleurs.

Au nombre des grotesques honorables qui se rencontraient chez Mécénia, — ainsi que l’on désignait en petit comité l’amie de Barras, — se trouvaient les gens qui picoraient à la politique, comme les insectes après une feuille, les naïfs qui croyaient au chauvinisme de la « dame », les républicains sectaires qu’on évinçait le plus possible, mais qu’on n’osait renvoyer complètement, hôtes gênants qui voyaient le dessous des cartes ; enfants terribles qui, si on leur avait épargné les truffes et les égards, auraient été capables de crier d’un bout du salon à l’autre :

— Tu sais, Mécénia, faut pas nous la faire !

À chaque angle des salons, se reconnaissaient les groupes parsemés de l’espèce désignée sous la rubrique des « pourris de chic », aussi décomposés à l’intérieur que le trahissait la métaphore appliquée, et qu’on a remplacée aujourd’hui par le mot « gratin ». C’étaient les déniaiseurs de femmes, dont l’accent gras enlevait à la langue sa virilité, comme l’habillement masculin perdait son style sur leurs flancs étiques ; ceux qui ôtaient à l’artiste sa royauté, en l’applaudissant ; qui essayaient de dégrader d’un regard la pauvreté robuste, et qui bafouillaient en enfonçant les poings d’un geste gouailleur dans leur pantalon fendu de côté. Certains se posaient en journalistes, ayant l’avantage de placer parfois un article dans un journal quotidien ; le reste du temps, faisant de « l’épate », l’esprit avachi dans un vêtement trop large.

Quelques gens d’une valeur réelle, quelques écrivains de mérite se saluaient d’un signe franc-maçonnique au milieu de ce grouillement d’ambitions, au premier rang desquelles le mérite du sieur Duclamel — un secrétaire intime de la Présidence — se trahissait à l’allure qu’affectait l’individu qui en était l’expression. Ce mérite reluisait à l’œil, pour celui qui frôlait Duclamel, comme un cuivre récemment mis à neuf, et dont on perçoit quand même, en le humant, l’odeur de vert-de-gris ; de même le mérite de Duclamel exhalait, au frottement, des senteurs qui permettaient de constater par équation le rôle du plomb comme base dominante dans le métal dont il était forgé ; sur ses cheveux brillantés on cherchait la casquette à trois ponts de l’ancien Alphonse ; on se rappelait à voix basse ses origines honteuses de souteneur de filles, que son titre d’ex-magistrat n’effaçait pas ; on lui collait à l’épaule, comme son numéro matricule dans la société, le no 54 de l’immeuble de la rue Taitbout, maison qu’il patronna si longtemps, et qui lui devait sa prospérité. Jamais on n’aurait pu mieux constater qu’en face de l’impudence de ce drôle la victoire absolue de la pièce de cent sous devant laquelle la conscience, la dignité d’une nation se trouvaient forcées de s’écrier comme d’autres Julien l’Apostat : « — Tu as vaincu, Galiléenne ! » Et c’était celui-là, qu’un journal lyonnais ne se gênait pas pour portraiturer sous la forme de certain poisson, qui se posait comme le représentant du gouvernement, parce que le vrai représentant était toujours occupé quèquepart et aussi parce que le susdit Duclamel introduisait chaque jour son postérieur dans une des chaises percées de l’Élysée. C’était cette haute pourriture intellectuelle, qui aspirait à être l’expression de l’honneur d’un pays, qui osait parler d’envoyer des gens de lettres en centrale, répétant « qu’ils ne l’avaient pas volé ». C’était cet individu dont les reins creusaient les élastiques des sièges chez Mme Abel, sans que personne osât lui parler de ceux qu’il faisait gémir autrefois sur les divans de la rue Taitbout.

À côté de lui s’épanouissait un gros président dépeint dans Les Dévoyés sous la rubrique de Grignon de Galabert et dont le vrai nom rimait avec Corneville. À son aspect, on lui restituait aisément, comme à son propriétaire légitime, l’épithète que Molière a tant prodiguée. Aussi quand il passait dans un salon, les touches d’ivoire du piano chantaient d’elles-mêmes en sourdine :

C’est un mari
C’est un mari,
C’est un mari de Corneville.

Cet inamovible, assurait-on, possédait comme lieu de naissance un petit hameau de Normandie, le village de Barneville dont les clochers ont été maintes fois célébrés. Ce Barnevillois à binocle et Duclamel représentaient donc au mieux les éléments dominants de la magistrature moderne : la fourberie et la cupidité.

On rencontrait là aussi Jules Helvétien, dit le cardinal Josué, dit Doremus, un Christolâtre qui larmoya sa plus belle eau au 4 Septembre, ex-ministre de la justice, aujourd’hui sénateur. Aux côtés de Jules Helvétien, se tenait sa femme, surnommée « la bête du Gévaudan », autrefois vice-présidente du comité des études à l’École professionnelle. La bête du Gévaudan et le cardinal Josué sortaient souvent vers deux heures, de leur appartement situé place de la Madeleine. Le cardinal Josué, tout rond et tout repu, gardait à la main un journal dans lequel il semblait avoir oublié de plier son ventre, qui le gênait de plus en plus, quoiqu’il y tînt, parce que cela lui donnait l’aspect d’un homme très bien. La bête du Gévaudan, assez petite, et marquée de boutons, s’acharnait à marcher au même pas que lui, et s’efforçait de prendre l’apparence d’une femme qui se croyait la mission de ramener son époux à une vertu distillée ; cependant, en la regardant de près, on doutait qu’elle eût atteint ce but, et son cou, entouré d’un collier de pierres vertes, quand elle s’arrêtait devant un magasin de nouveautés, la faisait ressembler à un clysopompe au repos. Derrière elle, on remarquait toujours Léon Saille, dont on évitait de demander des nouvelles au cardinal Josué lorsqu’on s’informait de celles de sa femme, dans la crainte qu’il n’y vît une allusion trop directe aux relations de la bête du Gévaudan avec l’ancien ministre.

En regardant dans ce salon les longues glaces qui scrutaient le haut des crânes nus, un observateur eût trouvé dans l’effacement graduel des teintes des meubles, dans le passé voulu des tentures, une image symbolique de ce même effacement cherché des origines faubouriennes auxquelles ce salon devait sa fondation.

En étudiant la maîtresse de la maison essayant son rôle de patricienne, et poursuivant cette neutralité un peu grise qu’affecte la conversation des gens de bon ton ; en la voyant prendre sa voix blanche, imiter le style bandeau plat, se garder des notes trop crues en coloration de costume, comme en paroles, on s’apercevait de ses efforts pour rentrer dans un pâlissement d’origine qui en atténuât les nuances d’un inquiétant écarlate.

La bonhomie de la parole, jouant sur les charnières de la banalité, dévoilait une âme qui notait susceptible d’aucun frisson, comme lorsque les mots passent au ras de l’esprit, et vibrent d’autant mieux ; aussi la phrase qu’elle prononçait n’avait-elle aucune ossature, aucun linéament ; sa poignée de main s’offrait à chaque conviction, sa virtualité de pensée restait toujours égale, pareille à une épître didactique ; de même que la rondeur de son geste demeurait sans caractère.

La citoyenne Barras ressentait pour la religion du bon ton un culte ou plutôt une de ces rages équivalant au mépris qu’elle en avait montré pendant près de trente ans. Cette bourgeoise savait que le tact de l’éducation peut quelquefois remplacer la race que l’on n’a pas. Elle l’affectait d’autant mieux que la grâce osée des manières n’appartient encore qu’à ces patriciennes qui savent placer les moindres détails de la vie sous leur joug, et se montrer justicières du préjugé au lieu d’en être justiciables. Il y a dans l’allure et l’autorité des hautes manières quelque chose que les manieuses de sous d’aujourd’hui ne peuvent prendre parce qu’elles n’ont rien eu à sauver du temps. En conséquence, Mme Barras s’efforçait de sceller de la pierre des convenances les échappées du vieil esprit français. Elle s’appliquait à mettre ses idées à l’empois du patriotisme, comme pour les obliger à sortir plus roides. Dans sa conversation, faite de ses vieux fonds de tiroirs classiques, elle enfilait de bons gros bas bleus à l’idée trop svelte ou trop fringante, et lui taillait de bonnes doubles semelles afin qu’elle marchât lourdement et posément. C’était un peu une maîtresse de pension retirée recevant le soir les parents de ses élèves, tout en laissant percer le bout de sa férule emmanchée dans son éventail.

On aurait pu la caractériser ainsi : une tête de modèle appliquée sur le marbre aux lignes roides d’une cheminée style Directoire. Sa lèvre restait incassable au pli d’un sourire. Heureuse de n’avoir pas d’inquiétude, pas de rumeur d’esprit ; incapable de vivre en tête à tête en face d’une chimère, grâce à son esprit calculateur, la citoyenne Barras, comme on disait, battait alors dans son plein, et sa phrase habilement surveillée n’évoluait qu’en répondant au qui vive de la prudence. Ses yeux avaient appris à fasciner le million que lui léguait en mourant le fonctionnaire avec lequel elle cohabitait déjà du vivant de son premier mari. Ce mari, auquel elle fit donner un poste à l’étranger par son amant, consentit à s’arranger de l’existence assez douce qu’on lui organisait ainsi en raison de son éloignement et de son silence. Lorsqu’il mourut, la future Mécénia régularisant sa position épousait le fonctionnaire en question ; elle se trouvait veuve, une seconde fois, en 1877 ; à ce moment son salon commençait à naître.

Ambitieuse, plutôt que jouisseuse, Mme Abel apportait ses instincts de bureaucratie, de maîtresse de maison tenant ses livres en partie double, dans la littérature dont elle se constituait l’expression. Peu à peu on en arrivait à la généralité de cette formule : — Oh ! il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle ! — Elle, cela signifiait la grande lanceuse, la grande faiseuse, celle chez qui l’on venait chaque matin au nom des principaux journaux prendre le mot de passe, le mot d’ordre, celle qui donnait aux sommeils du président Barras la profondeur et l’importance d’une méditation. Chargeait-il brusquement les bûches du foyer avec la pincette ? Ainsi le Sénat se dissolverait quand il le jugerait bon. — En reconstruisait-il au contraire l’édifice en superposant des braises les unes sur les autres ? C’est qu’il était disposé à entrer dans une politique de conciliation, à ramener les partis en train de s’égorger. — À force de la voir près du président, dit Barras, dit le « grand manitou », et lui, penché à son oreille, la regardant d’un seul œil, de l’œil unique qui lui restait, paraissant accueillir et méditer des paroles qu’il n’entendait pas, on faisait silence, ainsi qu’à Versailles la troupe des courtisans berçant d’un discret murmure l’entretien de Mme de Maintenon s’efforçant d’empêcher le sommeil de tâtonner trop vite les sens du roi gâteux.

Mais qui pourrait dire ce qu’endurait cette femme affolée de considération, dans ce milieu dont elle s’efforçait de sortir en sollicitant une présentation où elle pouvait, et dans lequel elle se trouvait obligée malgré tout de revenir ? Qui pourrait dire les tortures de cette gratteuse d’amour-propre politique encore suante des anciennes fièvres de son passé ? Cette femme qui n’avait qu’à prononcer une parole pour que la magistrature tombât à ses pieds, voyait cependant certaines portes se fermer et certains genoux refuser de plier devant son arrogance. Il se rencontrait des consciences indépendantes qui, en dépit des maîtres parqueteurs, ne pouvaient admettre qu’un pays fût personnifié en M. et Mme César ; et lorsqu’il lui fallait constater enfin l’indifférence du patron, de celui qu’elle servait, et qui, en dépit de ses promesses, ne l’épousait pas, elle se trouvait la parole amère ; c’était inutilement qu’elle mettait en sa chevelure les bandelettes de lin d’une princesse de Racine, elle savait bien qu’elle n’entrerait jamais que dans le moule d’une princesse de théâtre, et que son sceptre ne dépasserait pas celui d’une reine de tragédie.

Il est impossible de rendre les instants de mauvaise humeur, les tiraillements, les injustices, les humiliations qui incombaient à une pareille existence. Sans cesse jeté hors de lui-même, le maître ne lui rendait guère en jouissance et en protection ce qu’il devait à ses conseils et à ses travaux. Sous les voltes de caprice de l’ingrat président, il prenait parfois à Mécénia des rages de s’enfuir au désert, de le laisser à ses discours incomplets, à ses périodes inachevées ; la pensée qu’on serait heureux de sa disparition la retenait au moment où le dégoût faisait monter un flux de bile à sa lèvre. Elle qui avait espéré être la déesse de cette République, elle ne s’en trouvait que la soubrette, une soubrette que le patron payait en durs propos, en remarques désobligeantes, devant lesquels on la forçait à sourire sous peine de se voir montrer la porte ou de la prendre elle-même. Mais Mécénia était douée de la volonté fixe du sectateur qui aspire à être Église ou de l’homme de lettres qui veut être chef d’école. Le compérage politique lui devenait nécessaire pour exister : si elle n’eût pas ajouté une virgule, ou retranché un quart de phrase aux discours de Barras, elle n’eût pas vécu. En échange de la complaisance du président lui permettant de relire l’après-midi ce qu’il avait ébauché la veille, elle supportait tout. Entrée le matin dans son cabinet en surprenant une pointe d’impertinence chez les valets, elle ressortait avec la satisfaction de les voir à nouveau courbés sur son passage. Aussi cette organisation opulente, travaillée par les instincts d’une santé robuste, créait comme résultante une nature dominatrice, aimant à tenir dans ses doigts les intrigues de palais, pour en débrouiller les fils, et donner cours à ses besoins de patronage qui l’amenaient à protéger jusqu’aux médiocrités !

Mme Barras était habillée ce soir-là d’une robe de satin noir, au corsage illuminé d’un réseau de dentelles rousses ; un cercle d’or de deux pouces de largeur passait dans ses cheveux blond-vif, comme un diadème classique. En la regardant marcher, on voyait qu’il n’existait pas un pli de son costume qui ne roulât une ambition, pas un jeu de ses muscles qui ne craquât sous un instinct non satisfait, pas une parcelle de son corps qui ne rêvât d’asservir une volonté à son triomphe, pas un de ses gestes qui ne divulguât l’horreur de la vivacité qui compromet. Elle allait lentement, droitement au but visé de loin, mais sans que personne eût pu deviner qu’elle en soupçonnât l’existence.

Au moment où elle frappait sa jupe d’un geste d’impatience et jetait un coup d’œil irrité au maître endormi, les intimes, comprenant que le moment s’annonçait enfin d’apporter à son isolement la diversion de leur présence, tentèrent une évolution et l’entourèrent. Mécénia s’aperçut qu’on avait remarqué le jeu de sa physionomie, et voulant donner le change :

— J’espère, dit-elle à voix basse, qu’on ne réveillera point le président ? Voilà quinze nuits qu’il passe à travailler.

Quelques-uns s’inclinèrent, pendant qu’elle faisait un signe de la main et gagnait le salon voisin ; les autres ébauchèrent un sourire assez significatif, en voyant avec quel art elle prenait aussitôt la complicité de ce sommeil pour lequel elle venait de tout tenter afin de l’empêcher.

— Ce n’est pas une brouille feinte, observa l’un des causeurs du commencement ; on jurerait, ma foi, qu’ils ont assez l’un de l’autre.

Cependant un travail de taupe s’exécutait de côté et d’autre dans l’espoir de parvenir auprès du « Manitou » profondément endormi et que la garde des fidèles défendait à peine des solliciteurs parvenus à se glisser jusqu’à la porte du premier salon.

— Lé voici là-bas, jé lé vois, répétait un jeune magistrat à sa femme et qu’à son accent on reconnaissait pour un Marseillais.

— Montre lé-moi, s’exclamait celle-ci en se haussant sur la pointe du pied. Bon ! jé lé vois. Aussi, j’en fais mon affaire dé lui parler.

Et comme elle allait s’élancer dans le salon, elle se heurta au groupe des cinq ou six hommes ayant mission d’empêcher qu’on ne parvînt jusqu’au patron.

— Tu n’as donc pas pu réussir à l’aborder à la Chambre ? demandait alors au jeune fonctionnaire un ami qui servait de cavalier à sa femme.

— Eh ! non. Jé n’ai reçu avis qu’à trois heures dé la démission du président du tribunal civil dé Marseille. Cetté démission laisse un trou dans lé ressort du parquet d’Aix. Si on choisit pour boucher cé trou parmi la magistrature assise, jé suis ratissé ; mais si on choisit dans ceux dé la magistrature débout, j’ai quelque chance.

— Et qui as-tu sollicité aujourd’hui ?

— J’ai vu Jacquin, qui est le grand faiseur. Il m’a dit : « Mon cher monsieur, il n’y a parmi les avocats généraux d’Aix que deux vacations à remplir. » À la façon dont il m’a accentué cette phrase : — « Il n’y a que deux vacations, » — j’ai compris qu’elles étaient déjà occupées et qu’il n’y aurait rien pour moi dans la section des avocats généraux.

— Alors, tu resteras toujours attaché au parquet d’Aix ?

— Oui, oui, reprit le fonctionnaire essayant de plaisanter. J’y resterai en qualité de balayeur.

— Moi, j’espère beaucoup, interrompit la jeune dame. À Nice, cet hiver, nous étions très intimes avec la mère Barras, qui m’appélait sa pétite amie.

— Chut, fit son mari en l’entraînant ; tu parles trop haut.

Mais au moment où ils allaient entrer dans la salle à manger, ils frôlèrent Mécénia à l’encoignure de la porte, causant à l’oreille du préfet de police.

— Ne pouvez-vous attendre à demain ? demandait-elle avec impatience.

— Je vous répète, madame, que j’étais venu pour soumettre à l’approbation du président de la Chambre certains projets qui ne seront présentés officiellement que dans deux jours à M. Grévy. Décemment, je ne pouvais pas aller à l’Élysée avant d’avoir pris les ordres du maître.

— Il dort, répéta Mécénia à voix basse ; le réveiller en ce moment serait scabreux.

— Alors, madame, daignez m’accorder l’entretien que je venais solliciter de lui. D’après vos conseils, qui, je n’en doute pas, seront dictés par son inspiration, j’agirai.

Elle hésita une minute.

— Venez, dit-elle enfin au préfet.

Et, suivie du magistrat qui marchait respectueusement derrière elle, Mécénia l’emmena dans son cabinet de travail.

Le mari et la femme, spectateurs ignorés de cet incident, se regardèrent d’un air entendu.

— C’est elle qu’il faut voir. Jé té l’assurais bien, remarqua enfin le fonctionnaire solliciteur. Rien né sé signé sans elle ; jé lé savais. Il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle !

— Si tu lé savais, pourquoi as-tu démandé une audiencé pour démain à Barras, qui continue toujours à dormir ?

— Pour né pas te contrarier. Mais, au fond, j’aurais mieux fait dé lui parler à elle qui aurait transmis ma demandé à Barras.

Le journaliste arrivé de bonne heure, escorté d’un de ses confrères, s’approchait alors du buffet.

— J’en ai compté vingt-sept du clan bonapartiste, tant chez les anciens conseillers de préfecture que chez les sous-préfets destitués.

— Et tout ce monde-là est renommé avec avantage et avec promesse d’avancement ?

— Tous, excepté Raimbaut.

— Ah ! Raimbaut s’était donc rallié ?

— Comme les autres, parbleu ! et il comptait que son mariage contribuerait à le faire agréer — car tu sais que Barras tient à une régularisation absolue de position. Or, on avait juré à Raimbaut de le caser s’il se mariait. Lui, basait son espoir sur cette vérité, fourbue à force d’avoir couru, qu’en raison de ses antécédents bonapartistes, on consentirait à se l’attacher, puisque le nouveau pouvoir a intérêt à flatter les adversaires de la veille, trouvant que les amis ont toujours le temps d’attendre.

— Ça, c’est cliché, interrompit le second reporter, avalant sa coupe de champagne d’un trait. Et alors ?…

— Alors, Raimbaut intrigua, sollicita, reçut force sourires et promesses, et crut, ma foi, à la ratification complète des paroles données. Aujourd’hui il s’est présenté a quatre heures chez le ministre : « — Désolé, mon cher conseiller, lui riposta l’Excellence, et d’autant plus désolé que je n’ose vous promettre que ce qui vous est refusé maintenant vous sera accordé demain. » Là-dessus ils ont causé et je n’ai pas pu savoir le reste. C’est-à-dire, Griffard, le garçon de bureau que je subventionne, n’a pas eu l’oreille assez fine pour l’entendre et me le transmettre.

— Ah çà, c’est sérieux ?

— C’est excessivement sérieux. Et j’ajouterai que ce mariage contracté par Raimbaut pour se poser est précisément ce qui lui a nui davantage.

— Ah ! bah ?

— Eh ! oui ! sa femme est…

Le reporter acheva sa phrase à voix basse, et à l’oreille de son ami.

— J’admire comment les susceptibilités naissent précisément chez ceux qui devraient en faire le meilleur marché, remarqua en levant les épaules celui auquel s’adressait cette confidence.

— Les con-ve-nan-ces, scanda le premier, en clignant de l’œil.

— Traduction libre, reprit l’autre, la jeune Mme Raimbaut portait ombrage à Mécénia ?

— Caderousse, mon vieux, avale ta langue ou je te lâche, dit d’un ton inquiet le reporter bien informé.

Et jetant autour de lui des regards soupçonneux, il aperçut dans l’angle de la pièce le fonctionnaire marseillais et sa femme qui s’en retournaient assez dépités.

— Si notre conversation est rapportée à Mécénia, notre affaire est claire.

— Mécénia a autre chose à faire qu’à s’occuper de nous. Elle a consenti à recevoir tout à l’heure le préfet de police auquel je l’ai entendue adresser de vifs reproches au sujet de certaines mesures qu’elle trouve exagérées, et qui ne veut qu’une chose, rentrer en grâce auprès d’elle. — « Je suis venu, parce que l’on doutait de mon zèle, » répétait-il encore, il y a un instant.

— Ce qui m’intrigue, au fond, c’est cette tactique de Barras et de Mécénia, qui consiste à se brouiller officiellement pour quelques jours.

— Barras a peur qu’on ne lui jette à la tête, un de ces quatre matins, qu’il veut aspasianiser la politique. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est bien elle qui a biffé le nom de ce pauvre Raimbaut de la liste des élus…

Octave Rémy, de la République athénienne, entrait en grande hâte.

— Croyez-vous que Barras se réveillera ce soir ? demanda-t-il. Non. Le préfet est-il toujours près de Mécénia ? Oui. En ce cas, un coin pour écrire, s’il vous plaît, et tâchons qu’on ne nous embête pas.

Et il déchira une page de son calepin.

— « Nous apprenons qu’à la suite de la soirée qui a eu lieu hier au boulevard X…, une personne favorisée de la haute affection de M. le président de la Chambre ayant pris un refroidissement remettra son départ pour Rome au 30 mars prochain. »

— Et la cause réelle de la remise de ce départ ?

— Regardez, fit Octave Rémy sans répondre.

On aperçut Mécénia, au bras du préfet de police, se diriger en souriant vers la salle à manger.

— Et vous nous quittez ainsi ? demandait-elle d’un ton de voix qu’elle savait rendre irrésistible. Ah ! monsieur le préfet, entre ennemis aussi acharnés que vous et moi, on se doit un peu plus d’égards.

Les journalistes saluèrent et voulurent se retirer par discrétion.

— Non, non, messieurs, restez ! poursuivit-elle en étendant gracieusement la main. — Je n’ai pas fini de vous quereller, monsieur le préfet. Voici de mes amis de l’opposition qui se plaignent d’être fort mal renseignés quand ils vont à la préfecture réclamer pour l’article Faits-Paris.

— On ne nous donne que les chiens enragés, les voitures versées, les vols à l’étalage, déclara piteusement Caderousse.

— Pas le plus léger crime, ajouta son ami ?

— Pas le plus mince adultère, acheva le second.

— Et pourtant nous savons que ça fourmille, les adultères, reprit Caderousse. Mais on nous cache tout, tout, monsieur le préfet, même les noms affriolants de ces sortes d’affaires, sous le prétexte que cela porterait atteinte à l’honneur des familles. Il me semble cependant que nous autres, nouvelles couches, nous valons bien…

— Voulez-vous vous taire, incorrigible ! interrompit en riant Mécénia, d’un geste de reine. Il est entendu qu’ici les querelles de castes n’ont pas cours. Mais, au fait, monsieur le préfet, ajouta-t-elle du même ton léger, c’est vrai, nous voulons l’égalité devant la loi. Si une grande dame a failli, il ne faut pas que vous lui serviez de complice en dérobant son nom à l’indignation publique.

En ce moment elle riait, mais d’un rire d’ogresse.

— Je prends bonne note, messieurs, de vos réclamations, répliqua en souriant le haut fonctionnaire. Dès demain vous n’aurez qu’à vous présenter à mon cabinet, mon secrétaire sera à vos ordres.

Les jeunes gens s’inclinèrent respectueusement et sortirent de la salle, laissant Mécénia et Alézieux en face d’un chaud-froid de volaille et d’une bouteille de Chateau-Laffitte.

— Voyons, Rémy, commença Caderousse, en s’emparant du bras du jeune rédacteur de la République athénienne qui s’était tu précédemment, explique-nous le pourquoi de cette note aux journaux au sujet de la prétendue indisposition de Mécénia.

— Qu’est-ce que vous me donnerez en échange ?

— Le nom de la grande dame surprise hier en souper intime au café Anglais.

— Pas possible !… tu l’as ? blagueur ! tu assurais il n’y a qu’un instant à Alézieux, devant Mécénia, que tu n’avais pu rien obtenir.

— C’est que Mécénia voulait me le faire répéter, et j’ai été obligé de lui assurer qu’on me l’avait caché à la préfecture. Lui confier ce nom c’était faire poursuivre l’épouse coupable par le mari ; alors, tu comprends, j’ai préféré feindre une ignorance qui n’est pas dans mes convictions.

— En ce cas, marché conclu. Tu me dévoileras le nom en question et je te donnerai le pourquoi de mon Écho.

— Encore autre chose, observa le reporter Jean d’Ennezac. Ne pourrais-tu pas, Octave, insérer dans la République athénienne de demain — tu entends ! de demain, — les quelques lignes de protestation de Raimbaut ? Lui et moi sommes de vieux camarades de collège, et je lui ai promis de t’en parler.

— Diable ! interrompit Rémy en prenant le papier que lui tendait son confrère, c’est que Mécénia me fera une scène… Ah ! parbleu, donne toujours. Je mettrai la lettre de ton ami après les deux ou trois lignes d’éreintement à son sujet, ça aidera la protestation à se digérer. Seulement tu me répondras. Ne l’oublie pas, il faut que tu me répondes ? — Tu signales la noirceur de mes attaques, la tartufferie de mes intentions. Tu t’écries que je me suis enfin démasqué…

— Sois tranquille ! Je peux même commencer dès ce soir.

Et, saisissant son calepin, d’Ennezac écrivit :

« Enfin, ce venimeux animal, ce dogmatique encenseur du pouvoir, qui a nom Octave Rémy.»

— Très bien ! très bien ! approuva Octave enchanté. Alors, mes très chers, maintenant que nous nous sommes entendus, voici le pourquoi de mon Écho : Mécénia veut avoir un prétexte pour rester à Paris, un prétexte commandé par d’impérieuses circonstances, où Barras ne soit pour rien… en apparence.

— Et ce prétexte ?

— Vous savez que le préfet, depuis son attitude aux dernières interpellations, était vu ici d’un mauvais œil ?

— Parfaitement.

— Il a eu peur que cet état, se prolongeant chez Mécénia, n’eût un contre-coup au Palais-Bourbon.

— Et qu’a-t-il imaginé pour rentrer en faveur ? demanda d’Ennezac.

— Grâce à ses intelligences dans le monde du sport, et dans la haute colonie cosmopolite, il a réussi à communiquer à l’entourage du prince de Galles et au prince lui-même le désir de connaître l’illustre amie du chef de nos destinées. — « Une quasi-souveraine, monseigneur, lui faisait-il répéter chaque jour ; une femme que Votre Altesse, si parisienne, ne peut négliger de connaître ; car c’est par sa bouche que passent les moindres décisions élaborées en conseil privé au Palais-Bourbon. Eh ! eh ! les relations et rapports de cabinets à cabinets se discutent chez elle ; les bonnes relations de Vienne, de Londres, de Saint-Pétersbourg, peuvent subir de très grands rapprochements encore, être modifiées ou tendues, selon qu’elle soufflera sur Barras. » Et toujours le refrain : — « Oh ! il n’y a qu’elle, il n’y a qu’elle ! — Croyez-nous ; en politique, monseigneur, c’est une personne à connaître. » Le prince, un vrai dilettante, s’est laissé convaincre. Et savez-vous ce qu’accomplissait Alézieux il y a un instant près de Mécénia ? Il lui annonçait tout bonnement pour cette semaine la visite de l’Altesse britannique en ces lieux mêmes, et s’en attribuait le mérite, bien entendu, car il connaît la soif de célébrité de la dame…

— Très fort, excessivement fort, cet Alézieux, interrompirent les deux reporters enthousiasmés. S’il a comme cela des rubriques plein ses poches pour rentrer en grâce chaque fois qu’on se refroidira à son égard… on n’a qu’à compter avec lui.

En cet instant un mouvement général se communiquait aux coins les plus intimes ; les groupes se brisaient, ou se précipitaient vers le premier salon. Les valets rapportaient des lampes, on ravivait le luminaire.

Barras était enfin réveillé.


VII


SABINE À MADAME DE SÉRIGNY


La C…, ce 20 juillet 18…


Ah çà, deviens-tu folle, pour m’adresser de pareils reproches ? La seule chose que j’ai faite, ç’a été d’aller fouiller chez toi, enlever différents livres, en commençant par ceux que tu m’avais défendus. Si je ne t’ai pas écrit, c’est pure impossibilité de t’envoyer rien de nouveau. Que t’aurais-je raconté que tu ne connaisses déjà ? Toutes les lunes de miel se ressemblent. La mienne n’est ni trop grosse, ni trop petite, ni trop ronde, ni trop bouffie ; c’est une bonne petite lune de miel, ayant la forme d’un de tes fromages de Hollande demi-sel, d’une apparence raisonnable, assez appétissant quand on l’entame, et qui, si l’on mettait trop longtemps à l’achever, pourrait peut-être tourner à l’aigre. C’est aux mangeurs à l’engloutir gentiment aussi vite que possible… pour qu’il ne reste pas trop longtemps sous cloche.

Quant à nos chasses, je n’ai pas encore tiré le moindre coup de fusil. En fait de gibier, du reste, je te rappellerai qu’il vient chaque année un lapin dans la garenne du voisin. Nous nous abstenons de le tuer, mais enfin nous avons cette consolation de nous répéter que, si nous le voulions, nous le pourrions.

Je t’entends d’ici t’écrier : « — Assez de vaines paroles qu’attends-tu pour me raconter la vérité ? » Eh oui, je sais que je parle d’autre chose que de ce que tu voudrais savoir. Mais, au bout du compte, tu m’as amenée à contracter un mariage de raison — par conséquent, je ne peux t’envoyer une tirade sur l’amour ainsi que le pratique généralement une jeune mariée bien apprise, dans la première quizaine de l’ensommeillement conjugal.

J’ai longtemps cru que si l’on désirait le connaître, il ne s’agissait que de s’incorporer dans un proverbe de Musset, de se le répéter le matin en se coiffant, et de le répéter pour de bon en sortant de table. — Non, ce n’était pas encore ça. — J’ai du sang d’anémique, ou pour mieux parler je n’en ai pas. Or, vois-tu, j’ai grand’peur que l’amour aussi soit une anémie ; mais de même qu’on vit en se passant de sang, de même on peut vivre en se passant d’amour.

Donc, je n’ai personne à supplanter dans l’esprit de mon mari ; et, si je ne chante pas comme dans les Dragons de Villars :

« Bonheur charmant, Sylvain m’a dit : je t’aime… »


il me l’a prouvé, ce qui vaut mieux. J’ai un singulier procédé pour m’enlever la désillusion que m’a donnée mon mariage : c’est de vouer un culte à ce que mon mari aurait pu être, et à ce qu’il n’est pas ; c’est de dégager l’inconnue de ce problème charnel qui s’appelle brutalement Raimbaut, et d’en faire jaillir une sorte d’être à ma convenance, qui revient chaque après-minuit, pour disparaître avant l’aube. Il y a gros à parier que si, nouvelle Psyché, j’approchais ma lampe du lit nuptial afin de regarder celui qui dort à mes côtés, la désillusion serait forte ; mais comme je ne veux pas même une simple veilleuse, je peux à mon aise m’imaginer que celui qui me tient dans ses bras est l’ombre de ce que j’aurais rêvé…

Trêve de rire.

Te rappelles-tu quand tu me prenais sur tes genoux, et qu’avec tes élans de maternité chaude, tu m’insufflais les moindres de tes pensées ? Eh bien, ce n’était que de l’amitié, cela. Et pourtant, explique-le comme tu voudras, il y avait de l’ivresse. D’ailleurs, au fond de tout ce que j’aime, il y a, quand même, un peu de vertige, ou plutôt je ne vois jamais clair quand j’aime, et je ne saurais démêler de quel ordre sont les sentiments qui se lèvent à propos de toi ou de mon tuteur.

Existerait-il donc plus d’échappement du cœur et des sens dans l’amitié solide, que j’ai connue, que dans ce que j’éprouve aujourd’hui ? Le problème est là. Tu t’en expliqueras, n’est-ce pas, mon beau sphinx ? tu me raconteras tes théories là-dessus. Songe seulement que les miennes sont fatalement destinées à battre les tiennes en brèche, et sois calme : je ne m’enorgueillis pas d’avance du triomphe.

Quelle singulière chose pourtant ! Me voilà mariée, je ne t’appartiens pas uniquement, je ne suis pas davantage uniquement à mon ogre en chambre de tuteur, et jamais je ne vous ai appartenu si complètement, à l’un et à l’autre. Arrivée à cet endroit symptomatique de ma vie de jeune fille où un monsieur mis correctement m’a dit :

Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle,
Qu’on vous offre le bras pour suivre le chemin ?


j’ai répondu comme Marguerite ; seulement Marguerite laisse échapper son missel en tombant dans les bras de Faust, tandis que moi, en glissant sur l’oreiller conjugal, j’ai gardé mon missel, — j’entends le livre de mes ignorances où l’on épelle ces mots et ces phrases de convention, après lesquelles sont encore épinglées un grand nombre de mes interrogations. — Tu hausses les épaules, tu t’étonnes qu’il faille encore quelque chose pour satisfaire mes curiosités ? Allons, ma chère, conviens au moins que rien dans le passé ne t’autorise à croire que les miennes soient satisfaites à si bon compte, et qu’il n’existe à présent rien pour moi à approfondir, parce que je suis canalisée dans le mariage. Au vrai, au juste, qu’est-ce donc que ce sentiment gracieux et terrible, qui tôt ou tard, m’a-t-on assuré, accomplit son évolution dans une existence, et qu’on appelle l’amour ?

L’amour ? Mon tuteur me l’a montré dans l’antiquité comme le grand tourmenteur des êtres, mettant le feu au cerveau d’une femme, aux murailles d’une ville ; les prêtres, eux, me l’ont dépeint comme un remords quand il ne s’adressait pas à Dieu ; et j’ai entendu les médecins le diagnostiquer comme une névrose ; toi seule, Renée, tu ne m’as jamais dit ce que c’était que l’amour, et pourtant tu le sais ; ne le nie pas — j’en suis sûre.

Écoute, ceci est pour toi, pour toi seule, et je te le demande tout bas : dis-moi si, quand on aime, le flanc bat plus fort, si la lèvre est plus rouge, si le regard a plus de feu, et si l’oreille est plus fine. Dis-moi si, comme pour cette sorcière aux yeux de fée dont on me racontait l’histoire dans mon enfance, et qui était censée nous toucher quand nous jouions, on devine soudain qu’il est là, parce qu’on se sent regardée en dormant… ou appelée sans voir personne. Est-ce lui qui fait sourire, comme certaines femmes dont j’ai vu briller le regard, et que j’ai seules connues souriant de cette façon-là ? Ou plutôt l’amour n’est-il pas l’absolu dans la vie, et qui ne le connaît pas connaît-il quelque chose ? J’ai entendu parler d’abandons mortels, de passions empoisonnées ; il me semble, à moi, que l’amour ne tue que ceux qui sont prédestinés à l’être ; qu’en penses-tu ? — Ma chère, quand j’étais… jeune, je songeais : — L’amour, ce doit être un océan de volupté ou de crime ; qu’on aime un scélérat comme Botwell, un musicien comme Rizzo, un conspirateur comme La Mole ou Coconnas, un fat comme le comte d’Essex, j’admettais tout en matière amoureuse, pourvu qu’on n’allât pas d’un grand seigneur comme l’Almaviva de Beaumarchais, au colonel de garde nationale de Scribe. Cela, par exemple, me paraissait obligatoire.

Imagine-toi aussi que pour rompre un peu la monotonie de notre terre-à-terre provincial, j’avais proposé à mon mari de l’appeler Don Inigo. — Don Inigo ? ça faisait bien pour s’interpeller d’un bout du jardin à l’autre, — mais non ; il n’a pas mordu à mon idée, il tient à son prénom de Félix. — C’est dommage ; ça aurait donné de la grandeur, comme un reflet épique à ce bout d’écharpe municipale qui nous chatouille encore le front. Que veux-tu ? j’ai essayé de cinquante manières de tromper ma curiosité non assouvie, en inventant des distractions qui sentaient leur princesse maure d’une lieue. — Ah ! c’était vraiment la peine !

J’oubliais de te raconter que nous avons reçu et rendu quelques visites ; la dernière, à Mme la notairesse, brave et digne personne à laquelle on commençait, lorsque nous sommes entrés, la lecture du journal.

— Écoutez, écoutez ! a déclaré le notaire, M. Mégissier, après les premières banalités d’usage ; c’est encore un scandale qu’une de vos Parisiennes a causé.

Et, sans attendre un mot de réponse, il lut le récit d’une aventure fort ordinaire, où il s’agissait d’une femme surprise en flagrant délit ; l’anecdote se terminait avec ces mots explicites : « A côté de la place occupée dans l’alcôve par Mme de L. se montrait un creux révélateur. »

— Finis donc, Joseph, s’empressa de dire sa femme, tu devrais réfléchir que Madame est trop nouvellement mariée pour savoir en quoi consistent ces choses… à double entente.

Le notaire me jeta une œillade qui traduisait clairement : « — Est-elle assez bête, ma femme, de s’imaginer que vous n’entendez rien à ce que je viens de lire ? »

Aussi, sans trouble aucun, je répliquai à la notairesse :

— Mais, pardonnez-moi, Madame, je comprends parfaitement ce que signifie le « creux révélateur » dont M. votre mari vient de parler.

— Ah ! ah ! l’entends-tu maintenant ? s’écria triomphalement le notaire.

— Vraiment, fit Mme Mégissier, embarrassée, Vous avez compris ?

— Sans doute, et je conçois parfaitement que M. de L. n’ait pas eu besoin d’un plus vif éclaircissement pour acquérir la preuve que sa femme avait un amant. Je vous avoue qu’en devinant cela je ne crois pas offrir la preuve d’une intelligence au-dessus de la moyenne.

Il y eut un moment de silence, le notaire souriait dans sa barbe, mon mari taquinait sa botte du bout de sa canne. Mme Mégissier me regardait d’un drôle d’air et ne put s’empêcher de me répondre :

— On nous avait bien dit que vous étiez originale !

Je crus devoir relever le trait qu’elle me décochait par ce mot originale, et je lui repartis tranquillement :

— Mon Dieu, Madame, je n’ai pas été de ces jeunes filles qui écoutent aux portes pour savoir ce que l’on veut qu’elles ignorent ; ce que j’ai appris, c’est parce que je l’ai deviné ; mon caractère a toujours répugné à ces petites manœuvres des petites bourgeoises qui s’exercent à baisser les yeux et à paraître ignorer ce qu’elles savent. Je ne vois donc pas pourquoi, ayant franchi un cercle à la suite du mariage, je feindrais une ignorance qui n’est pas dans mes cordes.

— Et vous avez raison, m’a répondu M. Mégissier, en imposant d’un geste silence à sa femme ; vous êtes assez belle pour vous passer de mentir.

On s’empressa alors de parler des élections, et deux minutes après nous remontions en voiture.

— Je vous en prie, ma chère, m’a répété nerveusement mon mari, devant les personnes que nous fréquenterons, ne vous donnez pas l’apparence de tout connaître.

— Alors, faut-il que je joue avec ma chaîne de montre, que je regarde mes pieds, et que j’aie l’air d’une petite niaise ?

— Ayez l’air de ce que vous voudrez, pourvu que vous ne paraissiez pas instruite de trop de choses. Si vous saviez quelle prudence il faut observer ici ! Encore une conversation pareille, vous voilà perdue de réputation.

— Mais, Monsieur, que m’importe ma réputation devant des bourgeois étroniformes !

— Hein ! s’écria-t-il abasourdi… Vous dites étro…

— Niformes, ai-je achevé intrépidement.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un néologisme, Monsieur, qui n’est pas encore dans Littré, mais qui le mérite, je vous assure.

J’aurais pu parler longtemps. M. Raimbaut paraissait écrasé. Il est sorti de son silence en ordonnant au cocher de reprendre le chemin de la maison. Je n’en étais pas autrement fâchée. C’est à notre rentrée tardive que je dois de pouvoir t’écrire aujourd’hui.

Hier, dans la journée, vers deux heures, mon mari fit irruption chez moi, très ému.

— Dites-moi, Sabine, n’auriez-vous pas ouvert votre fenêtre aujourd’hui par inadvertance ?

— Ce n’est pas par inadvertance, mon ami ; je l’ai ouverte et je suis restée au moins une heure à regarder dehors.

— Mais vous oubliez que de votre fenêtre on distingue ceux qui passent au milieu de la grande place.

— Sans cela, ce ne serait pas la peine de m’y mettre et d’y rester.

— En ce cas, ma chère enfant, vous avez commis, sans le vouloir, une faute énorme.

Je crus que M. Raimbaut plaisantait, et de bon cœur, je m’apprêtais à partager sa gaieté ; mais son air sérieux m’interdit.

— Une faute énorme ! répétai-je, j’avoue que je suis encore trop bornée pour saisir le sens de vos paroles.

— Je suis très convaincu qu’en effet vous n’entendez pas malice à vos actions ; mais, je vous en prie, que ce soit la dernière fois que cela vous arrive.

— Ah ! c’est trop fort ! m’écriai-je ; vous vous expliquerez, n’est-ce pas ?

— À l’instant. Sachez, ma chère, qu’aux yeux de la ville entière, une femme qui ouvre sa fenêtre ne le fait pas sans avoir l’intention de regarder dehors.

— Évidemment, répliquai-je, prise d’un fou rire.

— Or, quel intérêt une femme comme vous, récemment mariée, d’un abord peu… farouche… — Ici, M. Raimbaut me regarda fixement. — Quel intérêt peut-elle avoir, sinon de jeter un regard de convoitise du côté des hommes qui passent en se livrant devant elle aux réflexions obligeantes que sa jeunesse et sa beauté leur suggèrent, surtout quand on sait que ces réflexions ne sont pas de nature à déplaire à une Parisienne ? Voilà, ma chère amie, le thème au sujet duquel toutes les langues se sont exercées à votre sujet, deux heures durant, aujourd’hui.

— Monsieur, interrompis-je avec hauteur, épargnez-vous ces reportages d’un goût douteux.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Une fenêtre ne peut être ouverte ici sans que celui ou celle qui l’ouvre soit soupçonné d’intentions coupables sur les objets extérieurs.

— Et si on ne l’ouvre pas, c’est qu’on renferme ces intentions coupables en soi, n’est-ce pas ?

— Je ne prétends pas prouver que ces commérages soient discutables, reprit M. Raimbaut, au bout d’un instant ; mais ce qui l’est moins encore, c’est de prétendre rompre en visière à ce monde-là. Je ne suis pas un bourgeois, moi, croyez-le ; et cependant il y a vingt ans que je trouve le secret de vivre dans le contact de ces bourgeois sans les blesser. L’échec que j’ai rapporté, au sujet de ma nomination, a déjà aiguisé pas mal de calomnies ; on vous en rend — cela sans que ce soit le moins du monde justifié un peu responsable ; tâchez donc que le mauvais vouloir à votre égard se borne à quelques cancans qui tomberont, je l’espère,… grâce à votre modestie.

— À mon humilité, voulez-vous dire ? Non, Monsieur, je n’ai rien à me faire pardonner. Si vos voisins ne sont point satisfaits de ma présence ici, ne vous attendez nullement à la moindre platitude de ma part pour conquérir une bienveillance dont je ne me soucie guère, et qui n’est accordée, je m’en rends compte maintenant, qu’aux hypocrites et aux niais. Je ne sais point, quand je suis instruite d’une anecdote, feindre de l’ignorer ; quand mes yeux ont envie de voir, il m’est impossible de les fermer ; si le paysan ou le bourgeois qui passent de loin ou de près me paraissent de nature à suggérer mes observations, je les regarderai, n’en doutez pas ; et à cette assurance que je vous donne ici, j’ajouterai que le respect de soi-même, et le sentiment de sa dignité, commencent au mépris des gens dont vous me parlez.

— Sabine, vous mettez une passion dans vos paroles…

— Quant à l’échec dont on me prétend responsable, je ne vois pas trop en quoi mes excentricités ont pu amener ce résultat, puisque nous étions à peine mariés lorsque vous l’avez subi ; vous pouvez donc assurer, d’avance, à vos mairesses et à vos notairesses, qu’à la prochaine occasion, je leur demanderai les fleurs de leurs chapeaux pour composer une décoction de tisane, et la leur offrirai en guise de thé ou de palliatif à l’émotion qu’elles ont éprouvée à cause de moi.

J’ai quitté le salon sans la moindre colère ou la moindre émotion, et je suis venue rouvrir ma lettre pour te raconter ce nouvel incident.

Sabine.


VIII


À l’heure qu’il est, on retrouve encore l’expression de l’idée provinciale dans le commerçant retiré qui a lu Voltaire et qui croit taquiner l’aristocratie, en prenant la vieille épithète de « libéral », en allant faire sa partie aux cafés où l’on reçoit le Siècle et le Constitutionnel. Nulle part les rancunes, les jalousies, les petites rivalités ne sont plus accentuées que dans le milieu bien pensant de la cité départementale.

Petits rentiers, clercs de notaires et d’huissiers, horticulteurs aux gros ventres, propriétaires, maîtres de poste, droguistes, épiciers, commandant de gendarmerie, juge de paix, adjoint, substitut, président de tribunal et assesseurs, commissaires-priseurs, hôteliers, patrons de cafés, tailleurs et marchands de toiles ne s’occupent d’autre chose que de satisfaire de sourdes agressions contre la noblesse ; aussi accompagnent-ils de leurs vœux profonds un gouvernement roturier à la tête du pays, tout en caressant l’espoir de l’aristocratie des alliances. Il faut ajouter à ceux-là une demi-douzaine de radicaux rêvant tous les ans de changer la forme du pouvoir, affectant le mépris des richesses et du linge blanc, et adoptant pour mot d’ordre :

— Ne décapitons plus, mais décapitalisons.

Cet état de choses régnait particulièrement dans la ville de La C…, ou le clergé remplissait son rôle habituel, qui consiste à pénétrer dans le secret des ménages en s’emparant de la conscience des femmes. Et jamais consciences ne s’étaient trouvées mieux captées que dans la petite cité, où les femmes regardaient le confessionnal comme un moyen de se délier la langue sans se compromettre. Chaque semaine les deux vicaires et le curé recevaient une chronique circonstanciée ; nulle existence n’échappait à l’investigation de leurs ouailles dévouées ; brouilles passagères, ruptures, réconciliations, après avoir été commentées au tribunal de la pénitence, qui les recueillait comme le grand égout collecteur, reprenaient ensuite le trajet des différents canaux qui devait les conduire à travers la ville. Toute personne pouvant justifier le soupçon d’être accessible à certaines émotions, à certains entraînements tombait sous le coup prévu par l’inquisition organisée ; l’analyse s’attaquait au nombre des flacons rangés dans son cabinet de toilette, et allait jusqu’aux taches de rouille de son linge.

Le caractère de Mme Raimbaut n’entrait pas précisément dans la catégorie de ceux qui tardent à se dévoiler. Elle était sortie de la gaine du mariage, comme ces petits poignards catalans qu’on tire à même la poche, et dont la lame semble appeler la rayure d’un filet de sang sur l’acier vierge. Son orgueilleuse indifférence, sa tranquillité devant le luxe tapageur de ses voisins, la simplicité de sa mise, deux ou trois paroles vertement prononcées la désignaient à la vindicte publique. Un jour qu’elle visitait une propriété nouvellement achetée, le propriétaire, gros horticulteur, boursoufflé de ses écus, ne lui faisait pas grâce d’un coin de son domaine. Sa femme avait jugé à propos d’endosser une robe de moire antique pour traverser les allées de son potager et, pendant le trajet, accablait Sabine de la description d’une salle à manger de cinquante couverts, couvrant d’un regard protecteur la toilette relativement modeste de sa visiteuse. En ce moment on traversait un long carré de fraisiers.

— N’aimez-vous pas les fraises, Madame ? lui demanda l’horticulteur femelle millionnaire, d’un ton bonhomme.

— Je les aime beaucoup, au contraire.

— Eh mais, il ne tient qu’à vous d’en prendre !

— Je vous rends grâce, Madame, lui repartit tranquillement Mme Raimbaut, mais comme il faudrait me baisser pour les cueillir, et que je suis très hautaine, je préfère m’en passer.

Elle avait alors toisé la robe de cinq cents francs de la parvenue, du haut de ses six mètres de foulard gris, d’un air significatif qui voulait dire : — La richesse ne me déplaît pas ; je mordrais assez volontiers aux pièces de cent sous, mais je ne me courberais point afin d’en ramasser dans la poussière d’une route.

Cette réponse devait être commentée.

Le curé, M. Ferret, déclara que Mme Raimbaut manquait complètement d’humilité ; et si les esprits forts de la ville affectaient de rire de l’opinion du curé, entre eux, ils se taisaient à la maison à cause de leurs femmes dont les susceptibilités se dressaient si rageuses qu’une représaille s’annonçait inévitable.

L’église de La C… possédait aussi bien qu’une autre ses os de saints, taillés dans des tibias de quadrupèdes quelconques, qui étaient censés tressaillir tout comme des os authentiques, lorsqu’un scandale se produisait. Il arriva donc que les épaules des pucelles de l’Archiconfrérie furent agitées d’un grand tremblement à la procession du dimanche, en pensant aux iniquités de Mme Raimbaut, au point que la châsse qu’elles soutenaient oscilla faiblement.

On se répétait à voix basse que Sabine se présentait comme une athée et que son arrivée dans le département pouvait tourner en malédiction. Peu s’en fallut qu’on ne voilât les statues des saints comme lorsqu’une ville est en interdit. La femme du greffier et celle du percepteur envoyaient, chacune de son côté, des lettres anonymes à la maison Raimbaut, pendant que le curé qui n’avait reçu aucun cadeau pour son église de la part des nouveaux époux, commençait à « la trouver mauvaise » selon le terme.

Le jour de la fête d’un des patrons de la paroisse arriva. L’abbé Ferret invita ses paroissiens à contribuer par des dons de diverse nature à l’embellissement de la chapelle. On dépouilla les jardins. Lorsque vint le tour de celui de Sabine, elle déclara qu’elle n’offrirait qu’un bouquet, et défendit hautement qu’on dévastât ses parterres. M. Raimbaut ne vit là qu’une preuve caractérisée du goût de sa femme pour sa propriété où il espérait la retenir longtemps, et, quoique ennuyé, il ne se plaignit pas, comprenant que s’il laissait l’église prélever une dîme dans sa maison, sa femme la déserterait. Mais l’indignation générale n’eut aucunes bornes, et le maire avertit en sous-main l’ex-conseiller des mécontentements de la préfecture au sujet de la conduite dans laquelle s’obstinait Mme Raimbaut.

Raimbaut retourna chez lui en proie à une sourde angoisse. Que lui pouvait-on ? Rien. Et, cependant, il sentait son crédit ruiné. Aussi n’essava-t-il pas grand préambule pour informer Sabine des événements.

— C’est fâcheux, excessivement fâcheux, acheva-t-il, en concluant ; on a toujours assez d’ennemis.

— Est-ce que le curé vous fait peur ?

— Je n’ai peur de personne ici. Mais enfin…

— Mais enfin, vous redoutez tout le monde. Il faudrait cependant vous décider à opter pour ou contre les idées cléricales ?

— Ma chère, l’autorité finit quand même par rester à ces gens-là.

— Alors communiez, allez au sermon ; moi, je vous attendrai ici.

Raimbaut se gratta l’oreille.

— Je crains que cela ne nous vaille un vacarme d’enfer, votre refus de fleurs.

— Soyez tranquille, répéta-t-elle, avec un singulier sourire, si le curé s’avise d’être méchant, je le mettrai à la raison.

Elle ne connaissait pas la rudesse de la tâche dont elle parlait en si haute désinvolture. Les maisons elles-mêmes paraissaient garder derrière les vantaux impitoyablement fermés quelque rouge colère que le four clérical chauffait à blanc, Çà et là un rideau tordu d’humidité laissait paraître un coin de vitre contre laquelle on apercevait le parchemin d’une peau de dévote, dont la fibre ricanait. D’autres ascètes frottaient l’une contre l’autre leurs mains sèches ; chez trois ou quatre impotentes de la paroisse se tenaient des conciliabules ; on devinait des ombres circulant entre les vieux bois pâlis des meubles, et dans les plis des tentures. Au fond d’une grande maison de la place, deux douairières de la mercerie, assises au coin du feu, quoique au mois de juillet, devisaient sur Sabine et crachotaient dans les cendres du foyer les dernières expectorations de l’asthme qui devait les emporter.

Entre les arbres également coupés et plantés, sous l’ombrage débonnaire de la feuille du tilleul provincial, les habitants accomplissaient maintes évolutions mesurées sous les fouaillées de la haine. Le feuillage des ormes se dressait si serré, si touffu, qu’il ne s’en dégageait aucune transparence bleuâtre ; c’étaient de véritables ormes de couvent faits pour protéger d’un rideau immobile la ceinture incendiaire de désirs, qui piquait de temps à autre les flancs des filles deux fois majeures quand elles s’égrenaient au milieu de la place à la sortie des vêpres.

On aurait cru que, pour s’exercer à la méchanceté, les femmes allaient volontiers entendre les réquisitoires du substitut aux phrases finement moulurées pour la calomnie ou l’insinuation. Il semblait que ces créatures conservaient dans leurs veines les dernières gouttes d’un sang de magistrat, tant la salive qui roulait les mots et la langue qui les prononçait les jetaient pareils à des têtes de vers grouillants. Ces drôlesses auraient été mariées à des présidents de chambre correctionnelle qu’elles n’eussent été ni plus enragées ni plus vipéreuses. Leurs dents d’ogresse paraissaient empruntées à la mâchoire de sanglier du sieur Brissout de Barneville. C’était comme si cet homme eût mis bas un nombre illimité de femelles, tant le type du loup cervier demeurait acquis au faciès de ces colombes d’innocence, qui rougissaient parfois d’un rouge de président en train d’avaler un inculpé comme une dragée.

Rien, du reste, ne peut rendre l’agitation de la petite ville au moment où Mme Raimbaut y essayait son installation. Si l’on n’a point pour son compte passé six mois de stage en semblable endroit, le récit le mieux circonstancié n’en donnera aucun reflet. Là les moindres indices, pour pousser une enquête et provoquer une irruption dans la vie privée, sont scrutés avec férocité. Un faible incident s’y accentue en prenant une largeur épique. Le pas qu’on entend craquer sur le sable inonde les artères de sang. Le bruit d’une ferrure, la roue d’un fiacre qui passe rapide, un son de cloche annonçant une agonie, un nom nouveau jeté comme publication de mariage dans les armoires à treillis de la mairie, une bonne qui lira attentivement son journal, en grimaçant d’un air significatif, une distraction du curé en disant la messe, du linge d’une finesse ou d’une ornementation différente de celle qu’on a l’habitude de voir dans les paniers des blanchisseuses de certaines clientes quand elles viennent à domicile : tout cela est passé au crible de la magistrature et de la bourgeoisie.

Pendant que ces intrigues marchaient, Jonquille arrivait, porteur de diverses lettres que Duvicquet et Renée n’avaient pas voulu confier à la poste. Sabine, après plusieurs conférences secrètes avec le rapin, parut prise d’une subite résolution.

— Voulez-vous que je vous réconcilie, vous et le curé, demandait-elle un matin, à son mari ?

Raimbaut la regarda d’un air étonné.

— Est-ce que vous croyez la chose possible ?

— Donnez-moi seulement votre assentiment, sans exiger que je vous indique quels seront mes moyens.

— Vous l’avez, fit-il, non sans hésiter un peu.

Elle ne s’arrêta pas à scruter son hésitation et dressa ses batteries.

Ce même jour, le curé, stupéfait, entendait annoncer chez lui Mme Raimbaut. Pendant dix minutes il observa une excessive réserve ; au bout d’un quart d’heure, sa visiteuse le subjuguait, et il avouait le chagrin secret qui le dévorait : la petite chapelle de Saint-Clair enlevait la moitié des offrandes qui auraient dû s’adresser à l’église paroissiale de La C…, dont il était le pasteur.

— Et d’où vient cette rivalité, Monsieur le curé ? interrompit Sabine en paraissant prendre un vif intérêt aux doléances du prêtre.

— Hélas ! Madame, les gens de Saint-Clair sont en possession des reliques d’une sainte dont la châsse nous appartiendrait de droit, pour être offerte en vénération à nos fidèles paysans, et que, par un singulier privilège, ils ont obtenu de Monseigneur l’autorisation de garder ; nous n’avons que des reliques sans aucune autorité, et dont le nom n’éveille aucun souvenir historique, en sorte que…

Ici le curé eut un sourire amer.

— En sorte que, acheva Sabine, les dons en argent et en nature vont à Saint-Clair, en passant par-dessus votre cure.

L’ecclésiastique fit un geste d’assentiment, en étouffant un soupir.

— Et qu’a répondu Monseigneur à vos justes plaintes ? interrogea la jeune femme.

— Il m’a dit : — Mon cher curé, ayez une patronne, une sainte, un bienheureux, tout ce que vous voudrez à présenter au culte de vos ouailles, mais ne me parlez pas d’ôter la châsse de Saint-Clair.

— Eh bien, savez-vous une chose, Monsieur le curé ? reprit Mme Raimbaut, après avoir rêvé quelques minutes, je ne serais pas éloignée de croire que j’aurais votre affaire, moi ; et les gens de Saint-Clair enrageraient furieusement.

Le curé, abasourdi, regarda celle qui lui parlait ainsi ; il vit une si franche expression dans sa physionomie, tant de limpidité dans son regard, qu’il ne douta pas de sa bonne foi.

— Vous vous taisez ? poursuivit Sabine gaiement. Je conviens que ma jeunesse et mes allures ne s’harmonisent pas précisément avec la proposition édifiante dont je me constitue l’interprète. Mais au bout du compte, Monsieur l’abbé, vous resterez libre de la refuser, vous ou Monseigneur, car je compte certainement soumettre la chose à notre digne évêque, à l’un de mes prochains voyages à Bourges.

Ces dernières paroles furent le « Sésame, ouvre-toi » de l’intelligence du curé. L’idée que Monseigneur pourrait lui souffler au profit d’une autre paroisse les reliques d’un saint inédit, cette idée l’enflamma d’une rougeur d’athlète.

— Voyons, voyons, s’écria-t-il, plein d’enjouement, je vous écoute, ma chère dame.

— Imaginez-vous, Monsieur le curé, qu’une de mes tantes, vieille fille de soixante-dix-neuf ans, est morte en odeur de sainteté, me léguant pour unique fortune un grand vase scellé à la cire, un vase sans valeur, si l’on considère l’objet sans le contenu, et d’une réelle valeur, si l’on s’arrête à ce qu’il renferme.

— Voyez-vous ça ? s’exclama le pasteur ouvrant des yeux gloutons.

— Ma tante, continua Sabine, imperturbable, professait pour sainte Gudule un culte exagéré. Elle la préférait à sainte Geneviève et à sainte Brigitte.

— C’était un tort, reprit le curé voulant accentuer sa tenue d’un léger blâme. Oui, c’était un tort ; car sainte Gudule est une sainte de Belgique, et sainte Geneviève et sainte Brigitte sont des saintes gauloises.

— Oh ! très gauloises, en effet, murmura Mme Raimbaut, sans que le curé soupçonnât un seul instant le sens qu’elle attachait au mot gaulois ; mais que voulez-vous ? ma tante n’avait pas l’esprit de clocher.

— On fait son salut sans cela, interrompit le curé, redevenu bon enfant.

— Bref, ma tante Perpétue, — car elle s’appelait Perpétue, — ma tante Perpétue alla à Bruxelles avant de mourir, et en rapporta, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…

— Je crois deviner, dit le curé tout ému.

— Elle en rapporta l’os du métacarpe de sainte Gudule.

Le curé regarda deux fois Mme Raimbaut qui reçut sans broncher ce fulminate de regard.

— Et vous avez en votre possession ce précieux objet ? balbutia-t-il enfin.

— Non, Monsieur le curé, on ne voyage pas avec des reliques saintes, quand on accomplit un voyage de plaisir ainsi que notre voyage de noce.

— C’est juste, c’est juste, répéta le pasteur, remarquant le sérieux de son interlocutrice ; vous avez raison, Madame, votre conduite est très édifiante. Ainsi ces ossements sont restés chez vous, à Paris ?

— Non, Monsieur le curé, ils sont entre les mains de mon confesseur, qui les a reçus à la mort de ma tante et me les conservera jusqu’à ce que je trouve moyen de les déposer en un lieu de vénération.

— Mais voilà qui tombe à merveille pour notre chère paroisse, s’écria le prêtre !

— À merveille, Monsieur l’abbé. Jamais l’expression n’a été aussi juste, car je soupçonne l’os du métacarpe de sainte Gudule capable d’opérer des guérisons instantanées.

— En vérité ?

— Principalement l’entorse…

— Mon Dieu, auriez-vous vu par vos yeux ?

— Vous comprenez que mon témoignage n’est rien… Aussi, je crois qu’il faudrait tenter une expérience. Cependant, je puis vous jurer que ma tante a été guérie d’une foulure au pied en appliquant dessus l’os en question.

— Alors, Madame, vous devez comprendre que faire profiter ma cure du bénéfice de pareilles reliques…

— Qui attireraient à La C… le pèlerinage de nombreux et riches étrangers, souligna Sabine.

— C’est ce que je voulais dire ; le bénéfice de semblable possession serait inestimable et vous vaudrait la reconnaissance de la ville entière.

— Dans ce cas, Monsieur le curé, soyez certain que les reliques de ma tante ne tarderont pas à être transportées ici dans un reliquaire que je vous demande la permission d’offrir à votre église.

Le curé se leva, saisi d’un transport, et faillit entonner un hymne d’allégresse. C’était la fortune, c’était la revanche sur le desservant de Saint-Clair se carrant dans son importance si près de lui, qui se dévoilait sous les traits de Sabine.

— Que Dieu vous bénisse, chère dame, que Dieu vous bénisse, répétait-il en la reconduisant ; n’oubliez pas de rappeler à M. Raimbaut que, quoique séparé de nous par ses opinions, nous le tenons pour un galant homme, avec lequel nous espérons nous entendre, acheva-t-il d’un ton significatif, en saluant respectueusement Sabine.

Mme Raimbaut prit congé du curé en empruntant le cérémonial de 1830.

— Donne-toi une entorse au plus vite, dit-elle en rentrant à Jonquille qu’elle entraîna dans sa chambre.

— Une entorse ? s’exclama le rapin étourdi ; merci !

— Ah ! c’est comme cela ? reprit Sabine en se croisant les bras ; c’est comme cela ? Tu refuses ta collaboration à mes actes, ta complicité à mes projets ? Saül trouvait du moins dans David un remonteur de corde morale qui, lorsqu’il sentait les soucis l’envahir…

— Je le sais, s’écria Jonquille, la petite de notre concierge me l’a raconté.

— Macbeth…

— Qu’est-ce que c’est que ça, Macbeth ?

— Un homme qui avait des remords…

— Ah !

— Mais comme il était juste, il les partageait avec sa femme.

— C’est bon, je ne demande pas mieux que de partager vos remords, puisque au bout du compte l’expression des remords fait partie de la peinture d’histoire.

— Alors tu te donneras une entorse ?

Jonquille cligna de l’œil,

— Ça y est, conclut-il, subodorant quelque farce à un bourgeois.

Le rapin ne se faisait, du reste, prier que pour la forme ; un quart d’heure après cette conversation, la chute d’un corps retentissait dans l’escalier, et les cris de Jonquille remplissaient la maison de vacarme ; on le transporta dans sa chambre, on lui banda le pied droit, en y étendant des compresses d’eau-de-vie camphrée, et ce petit incident dura à peu près une heure et demie.

M. Raimbaut rentra pour le dîner ; il avait rencontré l’abbé Ferret qui s’était montré charmant.

— Qu’avez-vous donc promis à notre curé ? demanda-t-il à Sabine, en lui racontant sa conversation d’un air radieux.

— Vous sentez bien, mon ami, que je n’ai rien promis, mais seulement laissé entrevoir que vous consentiriez à offrir un reliquaire à la paroisse.

— De grand cœur, ma foi ! s’il ne faut que cela pour rentrer dans les bonnes grâces de ces gens-là ? Ainsi, voilà ce dont vous avez causé pendant votre visite chez lui.

— Dame, je n’ai pas joué, assurément, à « je vous vends mon corbillon. »

— Soit, j’irai ce soir à Bourges et je vous rapporterai l’objet.

Tandis que s’exécutaient les préparatifs du départ de M. Raimbaut, Sabine entamait un entretien secret avec Jonquille, qui, au sortir de cette conférence, se prit à crier de plus belle contre les tortures qu’il endurait. Le lendemain, il essayait de se lever, et de marcher en boitant ; le surlendemain son état ne paraissait pas meilleur.

— Je vois bien que je resterai estropié toute ma vie, répétait-il en larmoyant.

Il profitait de l’importance qu’on semblait attacher à son état pour se faire servir des morceaux de choix, et déclara au cuisinier de la maison qu’il ne voulait manger que du poulet. Naturellement, on ne lui refusait rien, et le cinquième jour, après une causerie assez longue entre lui et Mme Raimbaut, il déclarait qu’il entrerait à l’hôpital si sa guérison ne marchait pas mieux.

— M’est avis, marmottait la vieille femme de charge de la maison, que si ce garçon voulait commencer une neuvaine, y marcherait bientôt, dà !

— Allez-vous me ficher la paix, vous et vos mômeries ? répétait Jonquille pour la centième fois.

Et il se remettait à marcher en gémissant.

Ce matin-là, Sabine se rendait ostensiblement au presbytère.

— Monsieur le curé, annonça-t-elle au prêtre, vous trouverez à cinq heures, à la sacristie, une certaine caisse en bois de santal, qui contiendra, dans un étui de marocain, un reliquaire à l’occasion duquel Monseigneur, paraît-il, a daigné donner son avis.

— Est-il possible ? s’écria le curé radieux. Ah çà, vous nous l’avez donc changé, notre digne prélat ?

— Une visite que lui a rendue mon mari a opéré cette transformation.

— Ah Madame ! ah ! ma chère enfant ! comment vous dire… ?

— Une chose importante que j’oubliais… J’ai également reçu de mon confesseur l’os du métacarpe de sainte Gudule ; cela m’est arrivé hier, et si je ne vous l’ai pas apporté de suite, c’est qu’un accident survenu à un jeune homme qu’on m’a adressé de Paris dernièrement a bouleversé notre maison.

— En effet, j’ai entendu parler de cela, fit gracieusement le prêtre, et si je ne me suis pas présenté chez vous, c’est que je voulais choisir un moment plus opportun. Et votre hôte, est-il dangereusement blessé ?

— Je ne le pense pas ; ce qui l’exaspère, c’est de n’aller ni mieux ni pis.

— C’est fâcheux, répéta le curé, pour répondre quelque chose.

— Monsieur l’abbé, reprit Mme Raimbaut, ne pensez-vous pas qu’on pourrait expérimenter, en nous servant de ce garçon, la vertu de nos reliques ?

Elle regarda très bravement l’ecclésiastique en face.

— Nous y voilà, pensa le pasteur. Elle a son petit miracle dans sa poche, pour sauver la prochaine élection de son mari. Pourquoi pas, au bout du compte ? C’est un moyen comme un autre, et les bénéfices nous en reviendront toujours. — Madame, reprit-il prudemment, on peut toujours tenter une expérience, un attouchement des ossements sacrés sur la plaie du jeune homme.

— Cela n’est pas difficile, répondit-elle en hochant la tête ; ce qui l’est davantage, ce sera de disposer le blessé à y consentir.

— C’est donc un athée ?

— Absolument.

— Raison de plus… Ah ! mais non, réfléchit-il mentalement, si c’est un athée, il ne se prêtera pas à feindre un mal qu’il n’éprouve nullement peut-être, pour se déclarer hors de danger après. Elle me parle de ce garçon afin de m’insinuer que je pourrais trouver un malade complaisant. Voyons, je ne vois que la mère Mathieu qui pousserait le zèle jusqu’à s’échauder héroïquement, si c’était nécessaire, et crier que les reliques l’ont guérie ; moyennant cent francs, on aurait un miracle, mais ça coûtera certainement ça.

— À quoi réfléchissez-vous, Monsieur l’abbé ? demanda Sabine de sa voix douce.

— Je pense, Madame, qu’un miracle ne s’obtient pas si facilement, et que si, par hasard… Notez que je ne mets nullement en doute l’intervention efficace de sainte Gudule…

— Vous voulez dire du métacarpe.

— Justement. Non, je ne le mets pas en doute ; mais enfin, si la volonté de Dieu se refuse à ce que la guérison ait lieu…

— Ah bien, par exemple, s’exclama Mme Raimbaut, oubliant son rôle, si Dieu se mêle de paralyser le bon vouloir de ses saints, il y a concurrence déloyale. Qu’il guérisse lui-même, alors, s’il empêche les autres de s’en occuper.

— Madame !… interjeta le prêtre scandalisé.

— C’est vrai, Monsieur l’abbé, j’ai tort… j’ai grand tort. Mais que voulez-vous ? j’ai vécu dans la vénération des pieuses reliques que je vous apporte, je suis certaine de leur efficacité, et si vous ne m’aidez pas mieux à les faire valoir…

Et elle fixa le prêtre de nouveau.

Cette fois il y eut échange de promesses mentalement souscrites de part et d’autre.

— Gare à vous, si vous me jouez, exprimait l’œil de l’ecclésiastique.

— Et vous pouvez vous attendre à de fières représailles si j’échoue, assurait non moins clairement le regard de la jeune femme.

— Nous convenons donc, commença l’abbé Ferret, que votre hôte ne se prêtera guère à l’expérience.

— Je me charge de l’y décider, au contraire, pourvu que les choses ne se passent pas publiquement.

— Comment donc ! reprit le prêtre rassuré, mais je ne demande pas mieux. Comme cela, l’autorité religieuse ne sera point compromise en cas d’insuccès.

— Allons, c’est chose convenue, déclara Sabine en se levant ; demain matin, après votre messe, je me charge de décider mon infirme à venir à la sacristie, et ce soir, vous pourrez, Monsieur le curé, introduire les précieux os de sainte Gudule dans le reliquaire que nous vous offrons.

Pendant qu’elle s’inclinait cérémonieusement, le prêtre sentit qu’il était sous le coup d’une volonté supérieure à la sienne et, d’un trait, comprit qu’elle l’avait engrené en un dessein prémédité depuis l’instant où elle franchissait le presbytère pour la première fois.

— Ô païenne ! pensait-il, en se promenant durant les heures qui suivirent ; ô suppôt de Satan ! pourvu que je réussisse à vaincre ! Mais non, cependant, reprenait-il, mais non ; c’est simplement une femme ambitieuse, qui se sert de nous, afin de pousser son mari ; c’est à nous de mettre le prix à notre alliance. Ah ! le clergé… le clergé… on le bannit, on l’outrage, et il faut quand même obtenir son concours. On ne peut rien sans lui.

Et, plein de ces orgueilleuses pensées, le prêtre se leva, remettant au lendemain matin le soin d’aller déballer les objets qui l’attendaient à la sacristie. Ce jour-là, de bonne heure, il se rendait compte de la richesse du cadeau, et son amour-propre était visiblement caressé ; il retira délicatement, avec une pince d’argent, de petits fragments contenus en un sachet de satin, et les introduisit dans le médaillon de cristal cerclé d’or fin du reliquaire. Lorsqu’il eut terminé, il sourit du bel effet que ferait dans l’église le don de M. Raimbaut ; il se vit essayant majestueusement sur ses ouailles prosternées les attouchements de l’os du métacarpe de sainte Gudule ; il songeait à l’importance que cela lui donnerait dans le département, aux sermons qu’il débiterait, aux visites de gens riches et malades qu’il allait recevoir. Il se voyait appelé chez l’archevêque qui lui disait en lui tapant le ventre :

— Ah çà, curé Ferret, nous avons donc voulu faire parler de nous ? Allons c’est très bien, mon gros, c’est très bien, vous avez mené les choses intelligemment, mais toute peine mérite salaire ; que demandez-vous ?

Et l’abbé, s’inclinant humblement, assurait son supérieur qu’il se trouvait trop payé d’avoir contribué à la gloire religieuse du département ; pourtant si Monseigneur jugeait à propos de le récompenser, il prendrait la première cure qui le rapprocherait de Paris. Alors l’archevêque lui tendait la main d’un geste amical :

— Allons, c’est entendu, curé, c’est entendu ; revenez me voir dans trois semaines ; en attendant, je vous garde à dîner.

En proie à des rêves pareils, M. l’abbé Ferret tremblait que Sabine ne vînt pas : il l’aurait effrayée, il n’aurait pas dû lui laisser entrevoir qu’il se méfiait. Cette jeune femme semblait fière ; pourvu qu’il ne l’eût pas blessée ? Neuf heures, et personne… ses vicaires partaient, le sacristain se rendait aux champs. Morne, il jetait un coup d’œil dans l’église déserte, lorsqu’enfin son cœur battit à se rompre : il venait de reconnaître Mme Raimbaut traînant après elle un jeune garçon que soutenait également la femme de charge, Annette. Mais alors il éprouva une angoisse atroce.

— Seigneur Dieu ! réfléchit-il… si c’est un vrai malade, qu’est-ce que nous deviendrons ? Est-ce qu’elle s’est moquée de moi ?

Un coup d’œil que lui jeta Sabine en approchant le rassura en le pénétrant d’une joie immense.

— Non, non, pensait-il, elle m’a compris, c’est mon alliée, nous réussirons.

— Mille tonnerres ! rugit le rapin, en entrant dans la sacristie.

— Excusez, Monsieur le curé, murmura la vieille Annette en se signant, excusez-le ; depuis une heure il n’a que des imprécations à la bouche.

— Taisez-vous, Annette, intima Mme Raimbaut.

— Monsieur le curé, demanda Jonquille, ça serait-il un effet de votre bonté de me donner le reste de votre vin blanc, qui vous a servi à la messe ?… J’ai le cœur qui s’en va, ma parole…

— Miséricorde ! s’écria Annette, en se reculant.

— Tenez, reprit le curé, ouvrant une armoire et prenant une bouteille et une timbale. Voilà qui vous réconfortera.

Il lui versa la valeur d’un verre de vin blanc que le rapin but lestement.

— À présent, commença Jonquille, me v’là à vos ordres, Monsieur le curé ; quoique, à dire vrai, c’est par considération pour Madame, qu’est si bonne, que je me prête à l’expérience ; vous devez comprendre qu’au fond…

Il n’acheva pas, mais il fit claquer sa langue.

— Assez, mon enfant, assez, répéta le curé qui recommençait à être inquiet.

Mais Sabine le rassura encore d’un regard.

M. Ferret saisit son étole qu’il baisa, la passa à son cou, et pendant qu’Annette débandait la jambe du rapin, Jonquille exhalait des gémissements désespérés.

— Ah ! je me trouve mal, râlait-il, en tournant les yeux, au point que Sabine demeura une minute effrayée.

M. Ferret venait de s’agenouiller devant le reliquaire, il en enleva les parcelles précieuses.

— Est-il prêt ? interrogea-t-il, d’une voix ferme.

— Voilà sa jambe, balbutia Annette, interdite ; je le tiens, Monsieur l’abbé, je le tiens.

Et elle s’accroupit ; on lui aurait assuré que l’explosion d’un coup de foudre allait accompagner l’acte d’imposition des reliques qu’elle n’eût pas été plus agitée, ses bras tremblaient.

— Finissez donc ! vous me chatouillez, gronda le rapin.

Sabine s’empara des mains de Jonquille, le curé s’agenouilla.

— Mon ami, dites avec moi : « Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne. »

— Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne, répéta Jonquille d’un accent d’enfant de chœur.

Le curé promena légèrement les reliques sur l’orteil du jeune homme, traça un signe de croix, se leva, et alla replacer silencieusement les objets bénits dans le reliquaire.

— Eh ! Madame, voyez donc ! voyez donc ! s’exclama la vieille fille en se relevant à son tour. Il remue, Seigneur Jésus ! il remue !

— C’est, ma foi, vrai, sac à papier ! cria Jonquille. C’n’est pas une plaisanterie.

— Eh bien, jeune homme, demanda paternellement l’abbé Ferret, croirez-vous en Dieu, maintenant ?

— En Dieu, j’n’en sais rien, Monsieur l’abbé… mais en sainte Gudule… ah ! oui, par exemple ; elle ne perd pas son temps, au moins, celle-là, pendant qu’elle est en paradis. C’n’est pas comme les autres, ses camarades. Tas de fichus paresseux ! vous n’avez pas honte de vous laisser ainsi passer sous le nez, en popularité, par une femme ? Pas un qui soigne ses élections, là-haut, pas un ; faut que ça soit une fille qui leur dame le pion !

— Voyons, Jonquille, vous manquez de respect à notre bon curé, observa Mme Raimbaut impassible.

Laudate, pueri, Dominum ! glapit le rapin en exécutant la roue autour de la sacristie, pendant que ses pieds menaçaient le nez du curé.

— Jonquille ! ordonna Mme Raimbaut, qui n’en pouvait plus.

— Il est fou ; la joie de sa guérison l’a rendu fou, ajouta Annette.

— Laissez-le, interrompit le curé, laissez-le ; je ne déteste pas l’explosion de sa joie naïve ; qu’importe comment elle se manifeste, puisqu’elle est sincère ? David a dansé devant l’arche.

— Madame, reprit la domestique, je vais annoncer la nouvelle, et ceux qui nous jettent la pierre seront joliment attrapés du miracle qui leur pend au nez.

Jonquille avait renoncé à ses tours d’acrobate pour remettre son soulier et ses linges.

— Du tout, fit-il avec autorité, c’est moi qu’ça regarde ; c’est moi l’chéri, le trognon de sainte Gudule, c’est moi qui me charge de proclamer la chose ; c’n’est pas votre affaire.

— Mais, Monsieur Jonquille, interjeta la vieille courroucée.

— Taisez-vous, femme, taisez-vous ; vous parlerez, mais après moi.

Et, sans qu’on ait eu le temps de le retenir, le rapin s’élança dehors au grand ébahissement du curé et de la dévote servante. Sabine salua le pasteur et partit en traversant l’église tranquillement. Elle voulait laisser au prêtre le temps de réfléchir aux événements qu’elle avait amenés, et aux moyens dont elle disposait. Annette la suivit de loin.

— Pourvu que ce garnement n’aille pas compromettre notre succès, se répétait tout bas le curé en retournant chez lui.


IX


— Oui, Monsieur le curé, c’est comme cela ; il vous a fallu votre miracle, il me faut maintenant mon candidat. Le miracle, vous le tenez par les cheveux… je veux dire : par les os ; le candidat, c’est mon mari. Si vous m’avez comprise, c’est une affaire faite.

— Eh ! que ne parliez-vous plus tôt ! Comment ! il s’agirait de ce cher M. Raimbaut ?

C’est ainsi que Sabine débutait chez le curé, huit jours après l’incident de la sacristie. Ce qui se passa dans cet entretien, et ce qui mit le curé en campagne deux jours après, les notables de l’endroit ne le surent jamais. Mais ce dont on s’aperçut, ce fut des soupirs qu’exhalaient des poitrines dont les alternances sont fréquentes, surtout chez les femmes qui sont forcées momentanément de s’arrêter pour manger du prochain.

Il y eut alors ce fait assez anormal en province, d’un homme que pourchassait un instant l’opinion et qu’un coup éclatant de cette même opinion replaçait d’un trait au premier rang. Les hésitations de M. Raimbaut cessèrent : on le vit se porter candidat au conseil général et être élu par l’opposition. En même temps on le priait de se présenter à la députation. Le curé payait la dette contractée pour le miracle. Il se disait bien que Raimbaut les lâcherait à la Chambre ; mais, sous peine de voir divulguer l’effet d’une guérison douteuse, il allait de l’avant et poussait sa candidature.

Cependant, à mesure que les choses marchaient à son gré, Sabine tremblait qu’une indiscrétion de Jonquille ne perdît la cause. Le rapin, fier de l’importance de son rôle, se carrait dans la renommée que lui avait acquise ce qu’il regardait comme une simple farce ; il se taisait, gardant la parole donnée à la pupille de son maître ; seulement, il comptait sans M. Mégissier, le notaire, un républicain rageur, qui, cette fois, résolut d’ouvrir une enquête sur le revirement qui enlevait si rapidement le succès de Raimbaut.

Huit jours à peine séparaient les électeurs de l’époque du vote ; Mégissier monta un matin vers le haut de la ville, et, à l’heure où il savait que Jonquille bavardait avec les bouviers à l’auberge de la Couronne, il y entra et reconnut le jeune homme qu’il salua amicalement.

— Venez donc prendre un verre, lui demanda-t-il d’un ton jovial, et me dire comment on se comporte là-bas.

Ainsi encouragé, Jonquille but sans désemparer ; au troisième verre il tutoyait Mégissier ; au cinquième il lui racontait à haute voix, en versant des larmes de bonheur, l’histoire des reliques de sainte Gudule :

— Voilà pourquoi le curé s’est mis en six pour que l’on nommât le mari de Madame, répétait-il en s’égosillant. Lundi prochain on exhibe solennellement l’os du métacarpe qui m’a guéri d’une entorse que je n’ai jamais eue que pour le triomphe de sainte Gudule — une fière sainte, monsieur Mégissier, — qui a refait toute une population d’imbéciles, au point que, lundi, y vont sonner les cloches à trente-six volées et beugler comme des taureaux…

— Mais, interrompit le notaire, ordonnant d’un signe aux autres de se taire, quels sont donc ces vieux ossements ?

— Pardine, des os de poulet que j’avais gardés dans mes poches après les avoir soigneusement passés à la pierre ponce. En voulez-vous ? t’nez, en v’là, ce sont les petits derniers, ceux qui proviennent des tétons de sainte Gudule… Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne, n’est-ce pas ?

Et le bohème roula sous sa chaise, pendant que les paysans, furieux, voulaient se jeter sur lui.

— Soyez tranquilles, mes enfants, je vais de ce pas à l’archevêché, assura M. Mégissier, raconter de quelle flouerie on vous a rendus victimes.

— Oui, oui, oui, nous y allons du même pas, crièrent deux ou trois enragés.

— J’allais vous le demander, reprit le notaire ; votre témoignage corroborera le mien.

La nouvelle arriva à Bourges en même temps que Mégissier. L’archevêque, furieux, fit mander le curé par un exprès ; le préfet, averti, agit aussi rapidement envers Raimbaut. On apprit dans la soirée la destitution du curé et du conseiller. Les électeurs, exaspérés, voulaient mettre à sac la propriété du futur député ; le maire dut réclamer quelques soldats pour la protéger.

— Où donc est mon mari ? demandait Sabine à Annette, qu’elle rencontra revenant d’alimenter les haines.

— Personne ne le sait, Madame, riposta sèchement la sainte fille.

— Personne ?… répéta Sabine d’un air superbe : personne ?

Elle l’attendit vainement, et comprit enfin qu’elle venait de perdre une terrible partie ; en voyant sa maison entourée de soldats, elle se pencha à la fenêtre.

— Est-ce qu’on réclame ma tête ? interrogea-t-elle avec hauteur.

— Nous sommes venus, au contraire, Madame, pour la défendre, répondit le capitaine de gendarmerie en portant la main à son bonnet à poil.

— C’est différent, répliqua-t-elle ; voulez-vous me faire l’honneur de monter un instant, capitaine ?

Le capitaine accéda immédiatement à ce désir, et, en peu de mots, démontra à Sabine la nécessité d’un départ, car on ne savait ce qu’était devenu son mari, et la foule des paysans en délire, surexcitée en écoutant les discours du curé et des dévotes, pouvait se porter envers elle à de terribles représailles.

— Soit, reprit-elle, je ne veux pas que le sang coule à cause de moi ; assurez M. le maire que je retourne de suite à Paris.

Le soir de ce jour, à onze heures, Sabine arrivait à la gare ; ses gens s’étaient cachés pour ne point l’accompagner. Le capitaine, seul, ne l’avait pas quittée un instant, charmé d’être aux ordres d’une aussi jolie personne.

Mme Raimbaut le remercia sans bégueulerie, sans fausse honte et s’élança souple et légère dans un wagon réservé. Au moment où le train se mettait en marche, quelque chose remua sous ses jupons ; elle se leva croyant à la présence d’un animal quelconque, et poussa un cri en reconnaissant Jonquille.

Le malheureux rapin, désespéré, se jeta aux genoux de Mme Raimbaut.

— Bête, s’écria-t-elle, tu pleures ? bah ! mon garçon, la province, c’est un peu comme l’amour : on l’éprouve, on la subit ; mais, est-il bien nécessaire qu’on en meure ?


X


La rue de la Chaussée-d’Antin était silencieuse ; dans la chambre de celui que la France annonçait vouloir se choisir pour maître, cinq ou six bougies achevaient de se consumer ; on devinait que les meubles devaient avoir été violemment dérangés avant le départ du dictateur. Quelques papiers froissés gisaient au milieu du tapis : journaux illustrés, caricatures sanglantes annotées fébrilement au crayon bleu et rouge, par le sieur Dumangoin, attaché aux antichambres du Palais-Bourbon, et cousin de Barras, étalaient leurs crêtes menaçantes ; l’une de ces charges, signée : « Alfred le Petit », représentait le président de la Chambre levant la jambe et lâchant sur son programme de Belleville un gaz parti du centre de son individu. Jamais le coup de crayon du terrible Juvénal de la charge moderne n’avait traduit d’un trait aussi virulent notre rage froide à tous ; jamais on n’avait mieux mordu en pleine viande le masque empâté du fils du marchand de Cahors, de celui auquel devenait plus que jamais applicable l’ancien proverbe : « Que dans le pays des aveugles les borgnes sont rois. » À la façon dont la barre rouge de Dumangoin accomplissait son évolution au-dessous de la signature d’Alfred le Petit, on pouvait constater quelle importance présentait la trouée du caricaturiste et quelle ivresse sourde elle causait à ceux qui se sentaient d’avance peser aux épaules la tyrannie du Manitou.

Vers minuit et demi, la porte de la chambre, brusquement poussée, donna entrée à la personne de M. Dumangoin, suivi d’un bonhomme au profil alsacien, laid comme toutes les figures d’accompagnement, rappelant le type du frotteur à s’y méprendre.

— François n’est pas encore rentré ? la couverture n’est pas faite ? que se passe-t-il donc ? remarqua Dumangoin, d’un ton de mauvaise humeur marquée. Savez-vous quelque chose, Krumler ? Dites, oui ou non, savez-vous quelque chose ? Si vous ne savez rien ce n’est pas la peine de parler.

— Il me semble que je ne parle pas non plus, se contenta de répondre celui que l’on interpellait.

— Il est vrai d’ajouter qu’on ne devrait vous adresser la parole que lorsque vous êtes encore à jeun, riposta aussitôt Dumangoin.

— Je vous remercie, vous êtes trop bon, — comme toujours, reprit l’homme à figure de frotteur en s’allongeant sans façon dans un fauteuil.

— Ah çà, est-ce que vous allez dormir ?

— Tiens, si je voulais, ne suis-je pas autant le maître que vous chez Barras ?

— À votre aise, digérez votre choucroute et votre bière.

— Ma choucroute ? par exemple ! voilà quinze jours que j’en demande à cor et à cri, et qu’on fait mine de ne pas m’entendre. Ma choucroute ! elle est bien bonne, celle-là ! Depuis que Barras aspire au faubourg, il bannit tous les plats que j’aime, tous !

— Au faubourg ? gronda sourdement Dumangoin ; vous ne pourriez guère vous y présenter, vous, qu’avec un seau d’eau de chaque main, en grimpant l’escalier de service.

— La généralité des porteurs d’eau ne me ressemblent pas, Monsieur ; du reste, je ne tiens nullement à la forme, je ne me préoccupe que du fond, moi.

— Oui, oui, on sait que vous avez de l’estomac.

— Je suis un homme prudent ; je n’approuve en aucune façon, vous m’entendez, les tentatives du patron ; je le lâcherais si on n’avait pas besoin de moi ; fils de paysan, peu m’importe de tenir une charrue ou un mandat de député.

— Sans doute, vous êtes moins un homme qui invente quelque chose qu’un bœuf qui rumine.

— Eh ! eh ! le rôle du bœuf qui avance lentement, mais sûrement, ne compromet jamais le labeur, au moins. Du reste, je m’effacerais si je ne me reconnaissais aussi nécessaire, aussi inremplaçable. Je reste attaché au patron, certainement, mais la complaisance a des bornes ; il n’a pas pour moi la considération à laquelle j’aurais droit ; car, enfin…

— Car, enfin, il vous prive de choucroute depuis quelque temps, d’ail dans votre gigot et d’oignons dans votre soupe, n’est-ce pas ?

— Allez au diable avec vos sottises. Je suis autant que vous ici et vous ne m’en ferez pas déguerpir, entendez-vous, l’homme qui lisez la Revue des Deux Mondes au passage Jouffroy ?

— Sacrebleu ! où est le mal, quand j’irais deux fois par mois lire la Revue des Deux Mondes au passage Jouffroy ?

— Je ne prétends pas qu’il y a du mal, je prétends que nous avons chacun nos petites habitudes et qu’il n’y a pas à rire de moi si j’aime la choucroute.

— Idiot ! ne put s’empêcher de murmurer Dumangoin.

— Plaît-il ? reprit le sosie des frotteurs du quartier en se redressant. Vous dites, Monsieur ?

Comme Dumangoin ne daigna point répondre, Krumler tira de sa poche une énorme pipe en porcelaine qu’il se mit à bourrer tranquillement. Au moment où il allait l’allumer, la porte fut ouverte assez brusquement par celui que Dumangoin avait nommé François.

— Allons, allons, décanillons, et plus vite que ça, interjeta le nouveau venu en jetant la canne et le chapeau de Barras sur une causeuse.

— Est-ce qu’il arrive enfin ? demanda Dumangoin sans se presser.

— Et pas de bonne humeur, encore, je vous le promets, répliqua le domestique sans marquer grande déférence au cousin de son maître. Aussi gare la bombe s’il vous trouve de ce côté. Tenez, ne vous exposez pas, et filez.

Les deux hommes se levèrent alors et disparurent en imitant la prestesse d’une volée de perdreaux.

Deux minutes après, Barras entrait suivi d’un jeune homme aux cheveux bruns, au teint pâle et verni comme une porcelaine, d’un ensemble léché, luisant, ainsi qu’une peinture de Bouguereau.

— Et c’est vous, Armengaud, vous qui me donnez un pareil blâme ? répétait Barras, d’un ton de fureur concentrée.

— Moi-même, répéta froidement le jeune homme, moi qui n’aime pas la canaille mieux que vous, qui l’exècre encore davantage s’il est possible, mais qui n’aurais jamais montré une nervosité au point où vous l’avez laissé voir.

— C’est une plaisanterie ; il est de ces injures qu’un homme comme moi ne doit pas se laisser lancer à la figure.

Armengaud de Jumiège fit entendre un petit ricanement.

— Je vous répondrai ceci : Vous n’êtes pas plus républicain que je ne le suis moi-même, n’est-ce pas ? Mais au moins gardez les apparences de la fidélité à la cause que vous prétendez servir,

Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être.

Ma mère vous le dirait, elle qui ne pourrait regarder un Bellevillois en face ; et elle ajouterait que traiter ces gens de canailles, de gueulards, n’a rien qui les puisse atteindre, puisqu’ils savent bien ce qu’ils sont, tandis qu’en votre bouche, ces mots-là donnent beau jeu à la réaction. Du reste, ajouta Armengaud, je vous avais prévenu que la salle serait dure à reluire, et ce n’était pas avec un discours engraissé de quelques je et de quelques moi qu’on devait la prendre ; il fallait y aller de biais, la saisir au flanc ou par les côtés. Voilà. L’important, maintenant, c’est de faire manœuvrer Carlamasse.

— François, le préfet attend-il toujours ?

— Je vais voir, Monsieur, répliqua le domestique, sans attendre un signe de Barras.

— Que voulez-vous ? reprit le jeune homme. La vérité est pour les masses comme pour les femmes : elle leur arrive souvent par des voies inconnues, mais elle leur arrive. Il est certain que, si faciles à entumultuer qu’elles soient, elles se méfient aujourd’hui autrement qu’hier ; il faut donc jouer serré. Du moment où vous avez voulu appartenir à la classe dirigeante, vous avez éteint vos colères ; alors, vous avez cessé, pour vos mandataires, d’être grand et excessif. Or, ce qui est excessif, seul, convient à ces drôles. La tâche d’obliger ces gens-là à croire au bonheur n’est pas mince, et cela me paraît impossible pour vous. À présent, ce que je rêverais plutôt, ce serait une alliance avec l’étranger ; à ce prix vous pourriez peut-être dire : « Ce serait m’élever encore que de descendre de la sorte. »

— Le rêve de Bonaparte, après l’échec de Brienne, soupira le dictateur. En suis-je donc arrivé à pareille extrémité ?

Il se rapprocha de son secrétaire.

— Un coup de maître ! un seul ! indiques-en un seul pour sauver ma popularité, s’écria-t-il, s’oubliant jusqu’à le tutoyer.

La porte s’ouvrit avant que le jeune homme ait pu répondre.

— M. Carlamasse ! jeta la voix du valet de chambre, qui se retira non sans dépit après l’entrée du fonctionnaire.

— Eh bien, Monsieur le préfet, il s’en passe de belles à Charonne ! s’exclama le dictateur, d’un accent et d’un geste furieux, tandis qu’un coup d’œil d’Armengaud le rappelait au calme.

Le préfet se courba en deux.

— Que voulez-vous, Monsieur le président ? Mon entrée en fonctions est encore si récente, que je n’ai rien pu empêcher. Aussi quand j’ai su la vérité ce soir par mes agents, j’ai préféré me rendre tout droit ici.

— Mais enfin, pourquoi vos hommes n’ont-ils pas pris la place des interpellateurs, bondé la salle et mis dehors les énergumènes ?

— S’il faut vous dire la vérité, nous manquions d’agents à poigne. J’ai trouvé le service dans un désarroi dont mon honorable prédécesseur, Alézieux, n’avait certes pas sondé le danger.

— Voyons, interrompit Armengaud, pendant que Barras se promenait à grands pas, l’œil et la main fiévreux, il s’agit de faire travailler les consciences politiques, Monsieur le préfet ; l’argent ne vous manquera pas ; mais avez-vous des gens intelligents à lancer sur les pistes ? Songez qu’il s’agit de marteler la cervelle des masses par la persuasion, et nous débarrasser en même temps des personnages dangereux.

— Monsieur le secrétaire, répartit nettement Carlamasse, l’opposition sourde dirigée contre M. le président se reproduit partout ; elle est dans certaines consciences rancunières, dans le livre qui paraît, dans le journal qui se fonde, dans les discussions d’après minuit au café du Rat-Mort, et même dans celles qui se produisent au café Cardinal à l’heure de l’absinthe ; seulement, tant qu’il y aura discussion, la position appartiendra quand même à M. le président, qui peut, demain, reprendre ce qu’il aura perdu hier. J’ajouterai à cela qu’il vient de se manifester en Berry un fait qu’il lui serait facile d’exploiter en regagnant les bonnes grâces du clergé.

Barras se rapprocha ; le préfet, se voyant écouté, poursuivit avec assurance :

— Un ancien conseiller bonapartiste, M. Raimbaut, a causé certain scandale aux catholiques de la petite ville de La Châtre, en employant, pour être élu conseiller général, des manœuvres frauduleuses. Il a offert à l’église des reliques qui ont été reconnues inauthentiques, si toutefois il est possible d’appliquer cette épithète d’inauthentique à des débris ne provenant du corps de personne. Ces soi-disant reliques de saint ayant été apportées au curé dans un reliquaire, les affiliés de Raimbaut faisant jouer les ficelles d’un miracle sur un complaisant individu, par l’imposition des ossements précités, et les consciences des dévots agissant là-dessus, on aurait nommé le sieur Raimbaut d’emblée au conseil général du Cher, en remerciement de la donation de l’os du métacarpe de sainte Gudule.

Barras regarda fixement le préfet pour s’assurer qu’il ne plaisantait pas.

— Des os de poulet au lieu d’une constitution, voilà donc ce qu’il te faut, vile multitude ! gronda le dictateur comme s’il eût été à la tribune.

— Du conseil général à la députation, poursuivit Carlamasse, il n’y avait…

— Que l’épaisseur d’une proclamation, interrompit Armengaud. — Et le drôle s’est présenté ?

— Heureusement, on a découvert la fraude avant le jour des élections. Raimbaut a été destitué. Du reste, il est en fuite, craignant sans doute les suites de l’affaire.

— En effet, reprit Barras rasséréné à demi, il y aurait là un bon scandale à jeter entre les jambes des bonapartistes qui se servent de pareils moyens pour pousser leurs créatures au pouvoir.

— Malheureusement, observa le préfet, aucun parti n’est derrière cet homme, c’est une fumisterie isolée.

— N’importe ; en vengeant le clergé, nous le gagnons ; ce Raimbaut nous apporte une fière aubaine.

— Il est certain, fit en souriant Barras, que c’est dur de poursuivre un homme qui vous rend un pareil service.

— Aussi ne le poursuivrons-nous pas officiellement, dit Armengaud, d’une voix brève ; nous nous contenterons de procéder par insinuation autour des auteurs du délit.

— À propos, demanda Barras, quels sont-ils ?

— Mais jusqu’à présent je ne vois que sa femme et un certain rapin appartenant au peintre Duvicquet.

— Tiens, Duvicquet est mêlé à la chose ? s’écria le président.

— Le connaissez-vous personnellement, Monsieur le président ?

— Non, fort peu ; mais Mme Abel le connaît de réputation ainsi que sa pupille.

— Je verrai demain Mme Abel, assura Armengaud. Avez-vous quelqu’un dont on puisse se servir pour déconsidérer Mme Raimbaut ?

— Quant à cela, répliqua Carlamasse, en se frottant les mains, je puis vous répondre que nous sommes favorisés. Des nombreux agents qu’a laissés mon honorable prédécesseur, il en est un, c’est-à-dire une envers laquelle on n’a pas été assez reconnaissant.

— Une femme ! murmura avec dédain Armengaud.

— Une femme ! Monsieur le secrétaire, répéta le préfet. Mais, bon Dieu ! qui donc, je vous le demande, qui donc recèlera le venin nécessaire à la dégradation morale des individus que nous voulons perdre, si ce n’est une femme ? Une femme ! dites-vous ; mais nous n’en avons pas assez ; mais il faudrait les inventer si nous n’en trouvions pas ; mais à quoi voulez-vous que servent les femmes sans emploi, si nous ne les racolons au passage et si nous ne les forçons d’être à nous ? Une femme ! mais si nous les repoussons, les prêtres, qui savent leur commander la manœuvre, s’en empareront…

— Calmez-vous, interrompit Barras, en riant. Et quel est le nom de celle que vous allez mettre en avant ?

Le préfet garda le silence.

— Son âge ?

Le préfet ne parla pas davantage.

— Soit ! reprit Barras après une pause. Vous voulez vos coudées franches, Monsieur le préfet. Il est certain qu’on ne peut vous demander d’agir en vous liant les bras.

— J’ajouterai même, Monsieur le président, que je désire une carte d’invitation en blanc pour la soirée de Mme Abel.

— Vous l’aurez.

— Un instant ! remarqua Armengaud, qui s’était contenté d’observer le geste et les intonations de Carlamasse ; un instant, Monsieur le préfet ! J’admets absolument que, pour des hommes comme nous, la police ne puisse être autre chose qu’une sorte de sous-fatalité destinée à faire naître les événements qui ne marchent pas à notre gré. Mais cependant il est indubitable qu’à nous autres, qui avons pour but de nous emparer de la tête et du cœur de la nation, on ne doit point cacher la moindre stratégie ; car si nous ignorons la nature du rouage qui accélère le jeu de la machine administrative, nous risquons fort d’être écrasés par elle…

— Monsieur, interrompit Carlamasse, si vous êtes complices, vous ne pouvez plus être acteurs ; car jamais vous ne mettrez à vos fronts le pli d’indifférence nécessaire au contact des instruments que, sans vous en douter, moi, fonctionnaire de la police, j’installe à vos côtés. Il faut — pardonnez-moi ce mot, Monsieur le secrétaire — que vous soyez les premiers gobeurs, les gobeurs volontaires de la comédie politique que j’organise dans vos maisons.

Le jeune homme hocha la tête.

— Les gouvernants, dit-il, les gouvernants ne peuvent et ne doivent former qu’un avec la police ; grâce à la police, il vous est possible de vitrifier une destinée, de souffler dedans comme un souffleur dans le verre, et de lui donner toutes les apparences que vous désirez qu’elle ait ; d’un coupable vous faites un innocent, et réciproquement. La police a l’immense pouvoir de substituer un individu à un autre, de réaliser du transformisme à volonté, moins les milliards de siècles nécessaires au parachèvement d’un être. Elle est celui qui est : l’omnipotent, le suprême, l’irrécusable, l’absolu. C’est elle qui constitue les nations fortes, ou les sociétés puériles. Sans l’espionnage élevé à la hauteur d’une institution, le législateur ou l’homme d’État n’exécutent rien. Elle crée les événements quand ils sont trop longs à paraître. Oui, nous disons vrai : c’est une sous-fatalité ; mais, je le répète, à la condition que les gouvernements ne se séparent pas d’elle. Supposez tant de grammes de perfidie, tant de grammes d’espionnage, mêlés à une forte dose d’arbitraire ? vous possédez alors le remède policier, la potion moderne qui, versée dans les familles désignées à l’avance par nous, chefs du pouvoir, nous livre chaque personnalité, pieds et poings liés, de la cervelle à l’estomac. Est-ce clair ?

— Vous avez raison, fit le préfet, saisi un instant par l’effet de volonté froide, tranchante que trahissaient les paroles du jeune autocrate.

— J’ajouterai qu’il nous est urgent de connaître jusqu’à la minutie les habitudes des moindres fractions de citoyens. Si nous ne les connaissons pas, comment enrayer leur volonté ? Si l’alcool bu par le peuple ne contient pas une dose suffisante capable d’alourdir ses sens, d’abrutir sa pensée, d’amollir ses élans de révolte et de l’engourdir graduellement, comment voulez-vous que la personnalité physique et morale des individus subisse le joug sans lequel un gouvernement ne parvient pas à s’asseoir définitivement sur les épaules ou sur les reins d’une nation ? En conscience, comment le voulez-vous, je vous le réitère ? Nous ne sommes plus au temps où l’on empoisonnait les fontaines publiques ; nous devons donc nous servir des alcools afin d’alourdir un peu nos administrés.

Et Armengaud de Jumiège se croisa les bras en regardant le fonctionnaire et le dictateur.

— Or, poursuivit-il implacablement, si le pouvoir est un, il n’en est pas moins subdivisé à l’infini ; c’est une unité double, triple, ou quadruple, comme vous voudrez. Seulement une unité dont tous les rouages doivent être d’accord pour opérer le même mouvement ; l’œil doit savoir où la main va se poser. En conséquence, vous ne pouvez garder à vous seul certaines initiations… et certains procédés. Quel est pour la dernière fois — je vous en adjure — le nom de la personne que nous devons admettre chez Mme Abel ?

— Jenny Varlon, répondit Carlamasse, non sans se mordre la lèvre inférieure ; et j’y ajouterai : la marquise de Mansoury.

Armengaud saisit son calepin et écrivit quelques mots.

— Mais alors, s’écria le préfet, pourquoi donc cette soustraction quotidienne de tous nos privilèges ? Autrefois la police était vraiment une institution ; d’elle seule dépendait la sûreté de l’État. Aujourd’hui c’est à qui trouvera de bon goût de restreindre nos pouvoirs, de nous demander en pleine Chambre des explications concernant la nature de tel ou tel fait qualifié d’arbitraire. On trouve un secret plaisir à nous humilier, à nous rabaisser ; les orateurs les plus choyés ne sont pas satisfaits, s’ils ne nous ont décoché quelques traits sanglants. La popularité ne s’obtient qu’à la condition de manger deux ou trois préfets de police…

— Laissez donc, interrompit Barras, qui désirait se coucher ; on ne veut point d’un État dans un État, c’est vrai ; mais j’entends, parbleu ! que vous ne fassiez qu’un avec l’État. Et maintenant, Monsieur, nous vous laissons prendre un peu de repos. Demain, à dix heures, je vous recevrai. Il est entendu que vous avez carte blanche pour agir à l’égard des Raimbaut.

Et le dictateur dénouait déjà son gilet d’un air las.

— Un instant, insista Carlamasse qui, ce soir-là, paraissait vouloir brûler ses vaisseaux. J’ai à vous prémunir contre un antagoniste que vous ne soupçonnez guère, Monsieur le président : Duclamel.

— Croyez-vous ? fit Barras en souriant. Quand Duclamel agirait en sous-main contre moi au Sénat, que peut-il ? quelle influence a-t-il ?

Et après avoir sonné François, le président salua le préfet qui, voyant la nouvelle à sensation préparée par lui déjà connue et en conséquence sans effet, se retira en déguisant son dépit.


XI


Le scandale que causait à Paris le don des fausses reliques s’attachait particulièrement à Sabine ; on réussissait enfin à l’en couvrir comme d’une lèpre ; mais sa réinstallation à l’avenue Frochot, la hardiesse de sa démarche, l’air menaçant de Duvicquet lorsqu’il sortait avec sa pupille, n’étaient pas de nature à rassurer les enquêteurs. Renée avait jugé à propos de partir immédiatement pour La Châtre, comptant visiter l’une après l’autre les autorités constituées. Dans les gosiers des membres du parquet et des policiers grouillaient des menaces, et pourtant l’on ne commençait aucun procès, on voulait voir se dessiner le caractère de Mme Raimbaut. Depuis le jour où, selon son expression, elle s’intronisait, grâce à son mariage, dans l’acajou chéri des bourgeois, depuis le jour où son mari lui ordonnait de revêtir cet aspect morne des femmes bien élevées auxquelles on répète dès leur enfance :

— N’ayez pas l’air de vous amuser, car s’amuser c’est manquer de tenue… — Sabine se demandait très sérieusement lequel du passé ou du présent l’emporterait. Sa nature tenace et entêtée se trouvait en proie à une épreuve plus cruelle qu’on ne l’aurait supposé. Un instant, il lui était venu à la pensée de se soumettre bravement à la vie provinciale ; au moment où elle crut réparer, grâce à de savantes manœuvres, les échecs de son mari, elle caressait l’espoir de vivre en Berry et d’y laisser doucement mourir ses sens. Vain espoir ! à cette organisation à la fois blagueuse et sentimentale un seul milieu convenait, celui du monde parisien.

— On découvrirait beaucoup de choses en moi, je t’assure, répétait-elle à Renée, si, au lieu de me regarder à l’endroit, on me regardait à l’envers.

En effet, ce caractère tissu de contrastes, de heurts, d’étrangetés, de caprices, au rebours de la banalité des autres caractères, ne pouvait être étudié de la même façon, et ne devait pas davantage rester en butte aux mêmes responsabilités. À certaines natures la vie sociale n’apparaît jamais dans sa gravité, parce qu’elles sont au-dessus de la convention. Une femme comme Sabine allait promptement se sentir des forces sans emploi. Le théâtre et le livre lui avaient servi d’initiateur ; et, pourtant, cette enfant qui s’imaginait tout savoir apportait dans le mariage autant d’ignorance des sens que de rouerie d’esprit ; mais, piquée par les hallebardes de la haine que l’on brandissait contre elle, son existence ne tarda guère à se déterminer nettement.

Ce fut à ce même moment qu’Henri Duvicquet reçut la lettre suivante :

« Monsieur et très honoré maître,

« Votre nom s’étant trouvé prononcé avant-hier soir dans une loge que j’occupais aux Français, je me permets d’user, à votre égard, du droit que la critique et la curiosité artistique s’arrogent généralement envers les personnalités comme la vôtre. Pour dire la vérité, votre atelier a été le sujet d’une discussion assez vive entre mes amis et moi : je me risque à vous demander la permission d’aller le visiter accompagné d’une amie. Je sais que ma demande est de celles qui contrarieront la réputation de sauvagerie, qu’à tort ou à raison, Monsieur, le monde vous donne. Je n’insisterai donc pas si vous jugez à propos de n’accorder aucune réponse à ma requête.

« Mais laissez-moi espérer que votre bienveillance concordera avec mes désirs, et veuillez agréer, à l’avance, Monsieur et honoré maître, l’expression de mes sentiments reconnaissants.

« Jenny Varlon. »

L’artiste répondit à cette lettre par une acceptation, et tomba ensuite dans un accès de marasme d’où il ne sortait que pour regarder furtivement sa pupille. Mais le surlendemain de sa missive, Jonquille lui présenta deux cartes : Mmes Jenny Varlon et la marquise de Mansoury se rendaient à l’invitation obtenue. D’un geste d’ennui, Duvicquet rajusta les bretelles de son pantalon, boutonna sa vareuse, assujettit son béret, et alla au-devant des visiteuses.

La première, Mme Varlon, était une femme de haute taille, d’un vaste embonpoint. La fête aurait rappelé celle de la loyale créature qui fut George Sand, sans une expression d’astuce et un ricanement de bouche, repoussant dans l’esprit le rapprochement qui commençait à s’y établir.

Deux larges bandeaux de cheveux noirs grisonnants et lisses coupaient symétriquement le front d’une hauteur pyramidale ; un nez très busqué, un nez de matrone romaine, partageait, il est vrai, noblement la face d’un grand ovale aux tons cireux ; mais la pointe mordait méchamment la lèvre aux sinuosités sifflantes et venimeuses. Le menton restait encore solide, et le visage, quoique desséché et décoloré, ne perdait pas ses lignes, grâce aux fausses dents qui permettaient aux joues de ne point tomber flasques, en remplissant certains creux. Les plis de la jupe et la coupe du corsage, le drapé du châle, le nœud des brides du chapeau remontaient à 1840. Mais sous cette simplicité affectée se révélait une suave odeur de linge blanc, un parfum vague, qui combattaient les émanations de la vieillesse ; seulement, des pieds de chasseur sortaient sous la robe écourtée, dans d’énormes souliers, laissant passer des bas blancs, et les mains gardaient des proportions masculines. Le regard seul vous avertissait des rages jalouses qui flambaient dru dans cette poitrine. Mme Varlon n’eut pas le temps de l’éteindre, ce regard haineux, en présentant son acolyte, la marquise de Mansoury.

Âme de boue dans un corps de reptile, l’abus des liqueurs fortes plaquait sur le visage de cette femme une couche de vermillon qui la dévorait de son hâle. La lippe de ses lèvres suceuses et odieuses, le menton court et gras divulguaient ses vices, et les cheveux noirs salissaient de leur graisse les tempes, l’oreille et la nuque. Elle s’avançait en boitant, et saluait avec un jeu de chanteuse de café-concert, au bord d’une estrade.

Chose étrange : l’artiste, d’une nervosité si étrange, voisine de l’hallucination, n’entrevit pas grand’chose à travers les deux visiteuses. Il se montra courtois, sourit franchement à une gauloiserie de Jenny Vallon, baisa la main de la marquise, et se lança, au bout de deux heures, dans une de ces causeries d’esthétique chaleureuse où sa personnalité sortait tout d’un bloc, où ses secrets lui étaient soutirés, où ses larmes étaient bues, où ses blessures étaient avivées, où ses rages étaient recueillies. De ses deux auditrices, il savait seulement que Mme Varlon se trouvait veuve, et la marquise séparée de son mari.

Et comme Sabine, à un moment donné, faisait irruption dans l’atelier :

— Je vous présente ma fille adoptive, Madame la marquise, avait-il murmuré de ce ton faussement railleur, où l’on sentait percer un triomphant orgueil.

Mme Varlon, qui étudiait un croquis à l’extrémité de l’atelier, accourait promptement pour avoir sa part de la présentation.

La glace n’existait plus ; l’accord se traduisait en paroles gaies. La marquise riait aux éclats des saillies de Sabine qu’elle appelait « Mademoiselle », feignant de ne pas croire à son mariage. Duvicquet se prêtait à la plaisanterie. Il aurait fallu la perspicacité de Renée pour discerner les coups d’œil que les deux commères se lançaient au-dessus de l’épaule de l’enfant. On se quitta en se donnant rendez-vous pour la fin de la semaine.

— Cette marquise a vraiment le diable au corps, répétait Duvicquet enthousiasmé, en se chauffant les pieds dans la chambre de Mme de Sérigny, dont Sabine prenait possession depuis son absence.

— C’est elle qui les aurait roulés, là-bas, répliqua Mme Raimbaut.

— Une drôle d’idée que tu as eue, aussi, pour chauffer une élection, reprit Duvicquet, ne pouvant s’empêcher de rire. Si seulement j’y avais été.

— Pour poser ta candidature ?

La pensée de poser quelque part sa candidature lui parut si bouffonne qu’il rit encore davantage.

— En attendant, nous comparaîtrons comme tes complices, les uns et les autres, c’est certain.

Sabine hocha la tête.

— Parions que non, fit-elle.

— Tu crois que la cause restera pendante ?

— Oui, mais non la représaille.

Dix heures sonnaient. Elle s’approcha pour lui dire bonsoir ; il la garda longuement ; sa figure eut un air qu’il ne lui avait pas encore vu, et, en la laissant aller, il remarqua qu’un flot de sang lui était monté aux joues après son baiser.

— Elle est femme, elle connaît maintenant la valeur d’une caresse un peu accentuée, se répétait l’artiste en se déshabillant, et cela ne l’effraie point.

— Ô Dieu !… pensait-il… Non… cela ne sera jamais… cela ne peut pas être.


À l’heure où les sergents de ville font main-basse sur les malheureux trouvés endormis le long des bancs du boulevard, sans asile et sans vêtements ; à l’heure où les recors rentrent chez eux en frôlant les maisons, où l’on se réveille souvent la sueur au front, pressentant la trahison cachée, certains êtres voient soudain le sommeil fuir, et, lentement, comptent les heures. Qui les a réveillés ? presque rien ; peut-être un coup dans l’estomac frappé au milieu d’un léger rêve ; un jet de sang rapide aux tempes. C’en est fait, il n’y a qu’à s’asseoir au milieu de sa couche et à attendre le jour venir. On ne se rendormira point et il n’est pas rare que des gouttes de sueur perlent au front dans le silence de la mansarde, parce que l’apaisement des bruits est propice aux tumultueuses évolutions du cerveau. Il se produit alors ce phénomène d’une décuplation de visions cérébrales. La poitrine saute, saute, et l’épisode le plus douloureux de notre passé se dresse alors avec ses crocs pour vous happer un coin de cervelle.

Duvicquet venait de vivre une de ces nuits-là ; il se leva, et, après une toilette sommaire, ouvrit sa fenêtre et regarda l’avenue.

— Allons, il faut en finir, pensa-t-il. Si elle n’est pas à Raimbaut, à qui donc sera-t-elle ?

À l’étage inférieur, il entendit la voix de Jonquille qui traversait l’atelier :


J’n’ai professé qu’la liberté,
Fils d’insurgé, surgé moi-même,
Et j’voudrais être député
Pour enrichir le peup’que j’aime.


— Sabine doit être réveillée, réfléchit le peintre, sans cela Jonquille ne chanterait pas.

Il descendit doucement, se dirigea vers le cabinet de toilette que Renée partageait avec Mme Raimbaut. Il ne se trompait pas en comptant sur la présence de celle qu’il cherchait ; Sabine, voluptueusement étendue dans sa baignoire, coupait une revue à l’adresse de Mme de Sérigny. Au bruit que fit Duvicquet, elle leva la tête.

— C’est vous ? dit-elle simplement, sans paraître étonnée. Tenez, asseyez-vous là, j’ai à vous parler.

Elle lui montra un escabeau en bambou. Le peintre obéit.

— Qu’est-ce que vous pensez de mon mari ?

— Je pense qu’il a raison de rester à Londres.

— Bien vrai ? vous n’êtes pas fâché que je sois revenue ?

Il s’approcha, l’entoura à demi par-dessus la baignoire et baisa comme sans y prendre garde un des seins à moitié hors de l’eau. Mais il s’était mouillé la barbe, elle se mit à rire, lui plongea ses deux mains trempées dans les cheveux qu’elle lissa, et reprit :

— C’est fini, me voilà ici, je ne repartirai jamais là-bas. Vous me garderez. Maintenant que je suis « Madame », je pourrai sortir seule, aller dans le monde, me montrer à ma fantaisie… Ah ! mais, j’ai froid. Tiens, donne-moi mon peignoir !

Étourdi, grisé, il se leva, saisit le peignoir-éponge, l’ouvrit tout grand, et, les mains tremblantes, le lui présenta.

— Ah çà, ne regardez pas, au moins !

— Mais non ! mais non !

— Donnez-moi la manche par ici. Bon !… et l’autre ?… Mais enfile-moi donc l’autre ! Sapristi ! Brrrou, je gèle.

— Attends, tu vas voir.

Il l’enleva dans ses bras, la porta sur le divan de Renée et se mit à la frictionner vigoureusement.

— Ça fait du bien ! je te prends pour mon masseur, à l’avenir. Dis, veux-tu être mon masseur ?

— Combien me donneras-tu ?

Elle se retourna pour l’embrasser, souleva sa barbe et chercha une place dans son cou, où elle enfouit sa tête entière.

— Laisse-moi comme cela, fit-elle, devenue très calme, j’ai chaud, je suis contente, ne bouge pas.

Sans comprendre absolument ce qu’elle attendait dans les pressions d’Henri, elle les demandait, elle allait presque au-devant. Son petit corps frileux se collait contre le sien, elle voulait qu’il se couchât à côté au bord du divan pour être complètement à son aise, assurait-elle ; et, pendant qu’il obéissait, et la tenait enfermée dans ses bras, l’un passé autour de sa tête, l’autre autour de ses jambes :

— C’est toi qui es mon mari, murmura-t-elle. Voilà, je serai ta petite femme et tu te mettras ici, à cette place. Je t’embrasserai comme cela, sur les yeux. — Bon, tu me lâches ? — Tu n’es pas gentil !

Elle se leva, les reins remués par des caresses dont elle appelait sournoisement le retour. Un trouble, une excitation naissante, que son mari ne lui avait pas fait connaître, mordait ses jeunes flancs.

Qu’est-ce que cela signifiait ? qu’était ce plaisir inconnu ? ce quelque chose qui la chatouillait dans les mollesses de sa chair ? Jamais Raimbaut ne la prenait ainsi en la tapotant comme son tuteur, en lui donnant de petites claques qui la faisaient rire. Il la traitait cérémonieusement, craignant toujours de la toucher. Mais comme elle éprouvait de singulières sensations près du peintre, et comme elle trouvait bon de rester longtemps étendue à portée de ses mains ! Il aurait dépucelé Jeanne d’Arc par l’enragement qu’il communiquait. L’un et l’autre sans se l’expliquer, songeaient que la présence d’un tiers les aurait gênés, et ce fut d’une voix un peu tremblante, qu’en le voyant s’arracher à ses étreintes, elle demanda de nouveau :

— Tu t’en vas ?

— Oui je vais profiter du jour qui me paraît bon pour peindre.

Dans l’après-midi, lorsqu’ils se retrouvèrent, on aurait dit que quelque chose avait passé d’elle à lui. Ils étaient heureux de se sentir l’un à côté de l’autre. Au dîner, elle rapprocha son couvert du sien ; une intimité d’une nature différente de celle qui présidait d’ordinaire à leurs épanchements flottait autour d’eux. L’absence de Renée, qu’ils regrettaient pourtant, y contribuait. Un vague instinct les tenait en suspens de ce qui pourrait advenir, et la scène du matin qui, sans doute, se retraçait pour chacun avec une signification maintenant précise, empêchait la conversation de s’ébaucher d’une façon suivie.

Le lendemain, comme Sabine sortait de la cuve de son appareil hydrothérapique, elle s’attendait à voir Henri, et s’épongeait lentement les jambes. Il entra, comme elle quittait, pieds nus la natte de joncs de son cabinet de toilette et piétinait le tapis de la chambre. Elle fit quelques pas et l’embrassa sans s’inquiéter de ce qu’elle montrait de trop, ou de trop peu, des écarts du peignoir mousse qui s’ouvrait devant elle. Cela n’étonna guère l’artiste. Tout enfant ne posait-elle pas en face de lui ? À peine ressuyée, les cuisses encore humides, les cheveux mouillés, comme des tresses gaufrées, sous l’épaisseur de leurs ondes naturelles, la réalité aidant encore à repousser d’elle l’idée d’un mari qui occupait, pour l’instant, une place trop hypothétique pour être vraie, Sabine se dressait dans les plis droits de son vêtement blanc, hennissante de provocation, plus longue, plus mince, plus affinée, plus marquée d’une prédestination étrange qu’elle ne lui était jamais apparue. Il allait peut-être s’en détourner, chercher un prétexte, reculer de quelques pas lorsqu’elle marcha droit à lui et plongea brusquement ses lèvres entre les siennes. Aucun doute ne pouvait subsister : l’ardillon de passion dont elle aurait pu détourner la pointe, elle le dirigeait elle-même sur elle.

Ivre, chancelant, l’artiste enveloppa de ses bras la jeune femme dont la forme semblait tourbillonner, et, sous le coup d’affolement qui lui monta au cerveau, l’entraîna sans peine vers le divan où ils tombèrent. Là, comme elle fermait les yeux, s’abandonnant, Henri dans un emportement immaîtrisable croisa ses membres autour des siens.

Quelques minutes après, ils revenaient à eux.

— C’était écrit, il fallait que ce fût, murmura-t-il.

Et il la tint longtemps embrassée, lui cachant la figure, tremblant de rencontrer ses yeux.


XII


Il est seul dans l’atelier ; la nuit d’un soir pluvieux d’avril est tombée très vite ; la forme de l’épouvante, qu’épousent les bras repliés sur la tête, se traduit ainsi chez lui d’une façon palpable. C’est un fait physiologique que certaines pensées appellent l’obscurité, et ne s’envolutent dans l’esprit d’une façon précise qu’à l’heure des ténèbres. La douleur, s’engouffrant en l’âme du peintre, y mettait les moindres endroits à vif. Dans l’immobilité des objets, il survient parfois qu’on en prend le néant ; mais le roulement d’une voiture se fait-il entendre ? le choc d’une branche contre la vitre a-t-il résonné ? on dirait que l’action moléculaire des choses se mêle à notre économie vitale. Soudain ce qui dormait en nous se reprend à vivre, et l’atrocité du souvenir à nous hanter. Le peintre arrivait à ne plus oser remuer, et son sang roulait tous les sucs de l’angoisse à force de se l’être assimilée.

Cette provision d’horreur qu’entasse le crime chez certains êtres qui ne sont pas constitués pour le commettre emplissait son individu ; ses cils se rebroussaient et ses cheveux restaient plantés droits ; il sentait à la nuque une barre douloureuse ; voulant se donner une sensation de mouvement, il marcha vers le foyer et y jeta des bûches, qu’il piétina. En face du meuble où Duvicquet restait assis, un grand panneau de bois représentait le portrait d’Arroukba protégé par un store glissant sur des tringles, et fait de deux morceaux d’étoffe s’ouvrant de chaque côté. Ainsi disposé, le visage oriental gardait une puissance de recul étonnante, car il apparaissait dans l’écartement du store comme s’il sortait de la muraille. Les yeux noircissaient encore sous le front lumineux, et aucune figure de l’atelier n’inspirait une songerie aussi persistante que celle qui jaillissait d’entre ces plis qui prenaient alors quelque chose de mystérieux, comme si des doigts invisibles les écartaient momentanément. C’était sans contredit une des meilleures toiles du peintre que celle qu’il laissait accrochée à cet endroit. Souvent, levé de très bonne heure, il aimait à la regarder dans ce glaçage naturel que frappent dans le modelé les premiers rayons du matin. Dès que surgissait un importun, ou selon que le peintre était bien ou mal disposé, il l’envoilait de nouveau. Ce soir-là il la regardait à peine ; il lui semblait que de ces lèvres qui paraissaient contenir la pourpre d’un véritable sang, allaient s’échapper quelques notes du langage bizarre d’Arroukba ; il tressaillait, tant le gonflement de la joue offrait une découpure parlante, tant la tension du front accusait un veiné expressif, tant l’entr’ouvrement de la bouche correspondait au jeu chatouillant des paupières, se redressant inquiètes sur les globes des yeux, plus profonds, plus grands qu’ils ne lui avaient jamais paru.

Soudain, comme il se traînait près du feu, il éprouva une subite accalmie : à ses membres incestueux dardait toujours le désir, mais le remords le quittait à force d’avoir été pesant, comme un fruit mûr qui tombe de l’arbre. Qu’importait le crime après tout ? la faute en incombait aux dieux comme le proclamaient les anciens. C’est-à-dire que la fatalité pesait autant dans la vie de l’homme moderne que dans celle de l’homme antique — Est-ce qu’il n’avait pas lutté le jour et la nuit ? Est-ce que quelque chose d’une force supérieure à la volonté ne les poussait pas l’un vers l’autre ? Échappait-on à sa destinée ? La fille d’Arroukba n’était-elle pas faite pour allumer la guerre et la démence à chacun des flancs qui la frôleraient ? Raimbaut, ce type de l’homme condamné à l’être, pouvait-il espérer de la garder à lui seul ? Allons donc ! et la trace enflammée que laissait dans Henri l’acte de la matinée s’accusait encore, et labourait ses reins comme si on eût appliqué dessus une tige métallique rougie au feu. — Qu’est-ce que la légalité ? Les castes ? La parenté ? Préjugés, en somme : rien de ces choses n’existait que conventionnellement. Oui, elle serait à lui puisqu’elle le voulait ; ils s’aimeraient dans la honte, en enjambant le ruisseau de crachats du mépris public. Elle se trouvait être sa fille ? — Tant pis ; il l’emporterait loin de ces vampires parisiens. Est-ce qu’il s’entendait aux renoncements ? Est-ce qu’il était un buveur de calice, un homme qui, devant la douleur, s’écriait lâchement : « Mon Dieu ! »

Et il redevenait la proie des monstrueuses haletances de passion qui le secouaient ; passions qui expliquent comment les femmes, en approchant de pareils hommes, ont de suite le feu à leur robe.

En fermant les yeux, il revoyait la scène de la veille :

— C’est mal ce que nous faisons, avouait-elle après le premier moment ; mais il y a si longtemps que l’amour s’est imposé pour moi avant ce jour, sans que j’aie jamais pu m’en douter !

Et comme elle le regardait toute verdissante sous les frissons de l’adultère, il l’avait reprise et aimée dans les moindres diversités du vouloir.

Un instant après ils faisaient un retour vers le passé.

— Imagine-toi, disait Sabine, que lorsque j’étais enfant et que j’apprenais dans mes leçons de géographie ce malheureux tour du monde sans détails ou avec détails, régulièrement je rencontrais un écueil terrible pour moi ; il s’agissait de ce trop fameux passage débutant ainsi : « Je double le cap Nord, et, me portant au sud, j’évite le gouffre de Maëlstrom. » Arrivée à cet endroit, je balbutiais toujours : j’évite… j’évite… — Mais allez donc, Mademoiselle, me criait mon professeur impatienté.

— Ah ! je n’évitais rien du tout, et le gouffre de Maëlstrom me trouvait quand même errante et désolée autour de ses affreux récifs.

— Où veux-tu en venir ? lui demandait-il sans cesser de la caresser et riant des souvenirs qu’elle évoquait.

— Attends donc. Sache seulement que la nuit de mes noces, cette phrase de mon tour du monde me travaillait la mémoire : « — Je longe les îles de Tromsen — j’évite le gouffre de Maëlstrom… »

— J’y suis, interrompait le peintre. Raimbaut a doublé paisiblement son cap… lui…

— Et toi, achevait-elle en le menaçant du doigt, tu auras été le gouffre, le fameux gouffre de Maëlstrom ?…

— Mais au moins, reprenait-il en riant toujours, tu n’auras pas tordu tes bras de désespoir, en apercevant l’écueil, n’est-ce pas ?

— Mes bras, ajoutait-elle, sur le même ton, je les tords au-dessus du sinistre abîme — tiens, comme cela…

Et elle se suspendait à son cou.

— D’où il s’ensuit que tu ne m’en veux pas de démarquer le linge de Raimbaut, pour… le marquer à mon chiffre, n’est-ce pas ?…

Et il recommençait à la tenir tremblante, agitée, rougissant, malgré tout, comme si elle parlait pour la première fois, se défendant mal, reculant de lui pour se mieux laisser reprendre ensuite.

La faim qu’il avait eue d’elle pendant près de deux années se réveillait vorace ; c’était une faim qui ne s’apaisait pas ; ses sens, fatigués d’avoir été garrottés, se hérissaient en vengeurs qui accomplissent la loi du destin, fouillant la chair en remuant le diaphragme ; et, sous l’alléchant retroussis des jupes de Sabine Henri intronisait le chœur des caresses aux doigts subtils faisant connaître à la jeune femme toutes les effrayantes modernités de l’amour.

— Oui, oui, se répétait Duvicquet en ravivant le souvenir de cette journée, c’est moi qu’elle aimait, avant comme après ce mariage, on ne me dira pas le contraire. Puis il songeait qu’elle allait rentrer de ses courses, dans une minute ; qu’il allait la revoir, lui redemander la même chose.

En effet, le coup de sonnette de son arrivée résonna presque aussitôt, mais elle parut le visage bouleversé.

— Qu’y a-t-il ? s’exclama l’artiste.

— Connaissez-vous la figure d’une femme outragée ? fit-elle en marchant droit à lui.

Il pâlit, croyant qu’elle avait découvert le lien du sang qui les unissait.

— Une femme outragée ?…

— Oui ! eh bien, si vous ne l’avez pas vue, vous pouvez la regarder, parce que je viens de l’être.

Il respira, voyant qu’elle ne savait rien.

— En sortant d’ici, commença-t-elle en arrachant ses gants de ses poignets humides de sueur, je remarquais déjà qu’on chuchotait ; mais, n’en supposant que vaguement la cause, je n’y accordai pas d’attention. Mon fiacre gagna les Champs-Élysées ; là, les mêmes chuchotements lardés de coups d’œil dérisoires recommencèrent. Une douzaine de cavaliers affectèrent de passer près de moi pour m’éclabousser. Quelques personnes me reconnaissent et détournent la tête. Et si ce n’était que cela encore ! mais sache donc qu’au moment où la voiture a dû s’arrêter pour prendre la file, quelques voix de femmes ont glapi derrière moi ; l’une d’elles a répété, afin que je n’en perdisse pas un mot : — Carlamasse m’a assuré pourtant qu’il saisirait la prochaine occasion pour débarrasser Paris d’une personne que la province a chassée. — Oui, quand tu me regarderas de tes yeux de tigre en fureur, je te réitère que j’ai entendu ça. — C’est au point que je me prenais à regarder les agents de la paix, persuadée que peut-être j’allais être appréhendée et conduite à quelque poste, sous le prétexte que ma présence excitait l’indignation publique.

Elle s’arrêta une minute, et se campa devant lui, la bouche baveuse d’écume.

— J’ai voulu achever ma promenade, continua-t-elle ; mais si tu avais vu de quelle façon ce cocher me lançait des coups d’œil ! Je lui ai ordonné de marcher. Alors il m’a répliqué : — Mais qu’est-ce qui me paiera, ma p’tite dame ? Avec ça que c’est pas amusant de vous rouler. Paraît que vous êtes une farceuse, hé ! hé ! — J’ai dû le congédier et revenir à pied jusqu’au rond-point, pour trouver une autre voiture. Nouvel acharnement ; on me suit, et quelques personnes reprennent : — Tiens, elle est forcée de marcher à pied, à présent ! Est-ce qu’elle est en train de faire son quart en plein jour ?

Duvicquet haletait.

— Toi, toi, tu as entendu cela ?

— Oui, j’ai entendu cela ! Et il y a eu pis encore…

Il crut qu’elle s’affolait.

— Quelqu’un, ajouta Sabine, quelqu’un a payé un arroseur pour qu’il dirigeât son jet sur moi ; ma robe est encore trempée, tiens !

Elle lui mit une poignée de l’étoffe entre les mains.

— Mais j’irai au préfet ! s’écria-t-il, pris comme d’un transport au cerveau. Je lui raconterai que son nom a été prononcé dans la mêlée. J’exigerai une enquête…

— Eh ! avec quoi achèterez-vous les consciences nécessaires ? Les quarante mille francs que vous avez versés le jour de mon contrat sont entre les mains de mon mari.

— Il me reste une dizaine de mille francs et en travaillant ferme…

— Et vous croyez qu’une dizaine de mille francs suffiront pour mener pareille affaire ?

— Sabine, du courage ! Ma pauvre petite, du courage ! Je te vengerai ! Comment ? Je n’en sais rien ; mais je te vengerai !

— Sans argent ?

— Ah ! malgré tout ! Va, on peut encore trouver un moyen d’obtenir justice ; tu verras. Mais ne me dis point que tu ne saurais croire à une revanche ; non, il n’est pas possible que les événements d’aujourd’hui te ménagent ainsi un avenir de honte. — Je t’emporterai au pays de ta mère, loin des fourbes européennes. Je t’emporterai…

— Tu ne m’emporteras pas, interrompit-elle. Je ne veux point de ton Orient ; c’est à Paris que je veux vivre !

— Jure-moi alors que tu consentiras à y être heureuse, que cela ne sera pas irréalisable, répéta-t-il en la suppliant.

— Heureuse ! Est-ce que cela sera jamais ? Est-ce que tu en trouveras les moyens ? As-tu jamais compris l’existence autrement que devant ton chevalet, dans tes conceptions purement idéales qui sont ta pâture à toi, c’est admissible, mais qui ne m’empêcheront pas de me traîner languissante, puisque tes œuvres ne me donneront jamais le seul bien enviable : la fortune, — la fortune immense, triomphatrice, en l’absence de laquelle on fait mieux de se taire, entends-tu, que de croire possible de lui substituer l’amour ?…

Et, comme il détournait les yeux afin que Sabine ne vît pas son désespoir, elle lui noua fébrilement ses bras autour du cou.

— L’argent, continua-t-elle, l’argent ! ô mon ami ! ô mon père ! Sais-tu ce que c’est que ce métal dont tu souris ? C’est le salut qui m’a été refusé il y a une heure, la honte qui m’a été jetée, le mépris qu’on est en train de dissoudre dans les moindres paroles qui vont m’atteindre. C’est ma vie en lambeaux, et ma chair en pâture aux bourgeoises. C’est l’éloignement de chacun pour demain. C’est la flétrissure éternelle. C’est tout cela, l’argent ! Comprends-le donc, car ce n’est pas autre chose qu’un Dieu, un Dieu barbare, qui s’incarne dans ces moyens de représailles, quand on refuse de l’adorer…

Et, s’abandonnant à son délire, elle ajouta d’un ton plus âpre :

— Que parlons-nous d’amour, hélas ! que parlons-nous de joie ! n’est-ce pas l’argent qui crée les forces sociales ? n’est-ce pas lui qui a inventé l’Église, qui prime dans l’État ? Les magistrats ont-ils jamais condamné l’homme puissant ? ne sont-ils pas ses valets ? n’ont-ils pas innocenté les faussaires, quand de ces mêmes doigts qui avaient tracé des faux, ils ont vu l’or prêt à ruisseler ? Ne s’agenouilleraient-ils pas en face des excréments des riches, pour y adorer jusqu’aux traces des choses chères, triturées dans leurs intestins ? Et, parce que j’en manque, de cet or, faut-il que je sois à jamais condamnée à l’opprobre ? Ah ! dis-le, dis, faut-il que ce soit là ma vie ?… Regarde cette boue qui est à ma robe ; l’étoffe trempée a bu la souillure, mais mon âme ne la boit pas, elle… Et quant à l’art auquel tu t’es voué…

Il l’interrompit menaçant :

— Tais-toi ! fit-il, tais-toi, tu blasphèmes.

Mais elle, marchant le poing crispé vers le chevalet d’Henri, comme si elle avait dû en crever la toile :

— L’art ! continua-t-elle, l’art ! Je le renie, je le bafoue. Le Dieu qui préside à ses destinées n’est qu’un misérable Dieu qui n’a jamais payé qu’en ingratitude les fanatiques qui l’ont servi à deux genoux. Vous lui apportez le sang, la lutte, la paralysie de vos doigts et de votre cerveau ; vous lui prodiguez vos plus ardentes caresses ; vous lui offrez en holocaustes les larmes de dépit de vos femmes délaissées pour lui, et les sourires de vos petits enfants ; vous lui répétez tout bas : — je ne suis qu’à toi, je ne veux être qu’à toi, je n’embrasserai que ton culte, je ne défendrai que ta cause. — Et, en échange, il vous rend l’outrage ! Il fait de vous la proie des gueux du prétoire, il vous retire l’honneur, la seule chose dont on ne puisse rigoureusement se passer pour vivre ! Ah ! oui, maudit soit-il !… Oseras-tu prétendre que le sourire d’une madone du Sanzio dépasse, en suavité, en ivresse, le sourire de la fille à laquelle on jette une poignée d’or ?…

Elle se tordit les mains, et ses frêles muscles craquaient.

— Ah ! Sabine, balbutia le peintre presque défaillant, faut-il qu’une semblable malédiction jaillisse de ta bouche ?… Oublies-tu, pauvre égarée, que mon pinceau t’a donné jusqu’à ce jour…

— Que m’a-t-il donc donné ? interrompit-elle en le repoussant, et suffoquée d’une rage croissante ; que m’a-t-il donc donné ce pinceau que j’exècre ! quelles pointes atroces d’ardentes convoitises n’a-t-il pas enfoncées en moi, depuis que j’existe ! C’est votre pinceau menteur, qui m’a aidée à croire aux choses dont il parlait : à l’amour, à la gloire, à l’idéal, à la multitude des creuses chimères ; c’est votre pinceau qui m’a emportée vers les formes toujours fuyantes de la prospérité tant désirée. Sans lui aurais-je souhaité, attendu et palpé en esprit cet argent qui m’échappe et qui sonnait pour moi chaque fois que je caressais ses longues soies traîtresses ? — Et, pendant que je le croyais susceptible de faire de l’or, il me pétrissait l’âme de toutes les grandeurs ; il promenait en moi la trace de feu des divins affolements de l’artiste. Puis, quand il m’a eu créée assez haute, assez fière, sa puissance diabolique n’a pas été suffisante pour empêcher le foudroiement des misérables qui m’atteignent aujourd’hui. Il n’a détourné de moi aucun orage, il n’a étendu sur ma personne ni le prestige de sa virilité, ni la protection du nom qu’il représentait. On croirait presque, en vérité, qu’il ne m’a rendue telle que je suis, que pour offrir un mets plus savoureux à la dent des haines féminines, pour me rendre plus vibrante sous l’injure, plus écrasée sous la honte ! Voilà ce que je lui dois, à ton outil d’enfer ; aussi, regarde ce que j’en fais…

Et, arrachant du chevalet une poignée de brosses, elle les brisa, et en jeta les morceaux à la face de Duvicquet, qui bondit sous l’outrage :

— Arrière ! infâme ! cria-t-il ; arrière ! fille de concubine, cœur d’esclave…

Mais il s’arrêta épouvanté de ses paroles, et tendit les bras vers elle, qui reculait…

— Non, non, Sabine, ce n’est pas vrai ce que j’ai dit ; c’est toi qui as raison de maudire ; oui, je suis comme toi, j’exècre ce que j’ai aimé ; je ne t’ai pas donné le sceptre que tes doigts devraient tenir ; mais j’abandonnerai la peinture, mon enfant ; je tuerai le démon de l’art en mon cerveau… Ah ! tu ne me connais pas, va, poursuivit-il en riant d’un rire fou ; je suis un fier homme, et j’ai des forces inouïes à dépenser pour toi. — Je puis encore te constituer une fortune, te rendre enviée, acclamée, mettre à tes pieds les illustres. J’ai des relations, je m’en servirai. Au brocanteur mes toiles ! une seule vaudrait-elle la moindre des spéculations que je tenterai ? Car tu ne sais pas que je suis très capable de fabriquer de l’or, moi aussi. — Ah ! ah ! Sabine, de l’or, entends-tu ? — Moi aussi j’en ferai suer aux pavés ; je passerai mon temps à la Bourse. — Tu ne sais pas comme c’est facile quand on le veut, quand on s’y plonge. J’engagerai mon mince capital. — Ah ! je t’en réponds que tu seras riche et je ne te demande point deux ans ; oh ! non, pas deux ans, avant de te rapporter un lingot. — Mais tu m’aimeras, n’est-ce pas, mon ange ? — Tu me conseilleras ? tu ne me jetteras plus d’anathèmes ? — Ah ! mais, où avais-je donc la tête de me figurer que ma Sabine pouvait se contenter d’une petite existence ? Mais j’étais idiot !… Est-ce que ça se pouvait ? Est-ce que je devais attendre à aujourd’hui pour le savoir, moi ?

Il parlait avec une telle volubilité, il atteignait un tel paroxysme qu’elle s’enfuit effrayée, en jetant une exclamation sourde. Cette exclamation était motivée par l’arrivée inopinée d’une autre femme, que dissimulait la portière de velours, et qui, depuis quelques secondes suivait d’un œil épouvanté le geste du peintre.

— Renée ! s’écria Henri, en l’apercevant enfin, et se laissant tomber épuisé sur l’ottomane. Renée, vous étiez donc là ? ah ! grand Dieu ! pourquoi nous avoir quittés ?

Sans répondre, elle l’enlaçait, de ses bras puissants, se souciant peu d’être surprise.

— Henri, est-ce bien vous que j’ai entendu ? Est-ce vous qui vouliez vendre vos œuvres à vil prix, renier votre carrière si noble, recommencer la vie ? Et pourquoi ? Qu’y a-t-il donc ? Comment, de mon départ à mon arrivée, une telle secousse a-t-elle pu se produire ? que s’est-il passé ?… parlez, oh ! parlez !…

Elle s’agenouilla près de lui, approcha ses lèvres de son oreille, et de cette voix qu’il n’entendait jamais sans frissonner, elle lui murmura :

— Dis-moi tout, comme autrefois…

Alors, écartant la chevelure qu’il avait tordue si souvent de ses doigts d’amant, le peintre, par un brusque revirement de pensée, plongea encore ses yeux dans ceux de Mme de Sérigny.

— Renée, cette femme qui sort d’ici…

— Eh bien ? fit-elle d’une voix rauque.

— Cette créature qui m’a frappé au visage… Sabine… oui, Sabine…

Et ses mains tremblaient.

Elle le regarda à son tour, haletante, les lèvres blêmes…

— Après !… qu’osez-vous prétendre encore ?…

— Sur votre enfant, Renée, sur votre fils tant pleuré, en son nom, répondez, je le veux… et malheur, oui, malheur, si vous refusez. — Pour la dernière fois, je vous adjure de l’avouer… cette enfant qui vient de me frapper est-elle sortie de moi ?

Elle tressaillit en se sentant prise et maintenue sous l’arrêt aigu de son regard.

Alors, comprenant quels nouveaux abîmes elle côtoyait, la femme, autrefois si ardemment aimée, se releva d’un bond.

— Non, dit-elle enfin, avec une ineffable douleur ; aime-la à ton aise, Henri, tu le peux. Je t’avais trompé… elle n’est point ta fille.


SECONDE PARTIE




I


— À la Bourse ! toi à la Bourse, malheureux ? Mais quand même tu échangerais ton flair contre celui d’un mari capable de reconnaître du haut du Panthéon le père de son dernier enfant, je te demande un peu si jamais tu discerneras un Nord d’un Sud ! — Fais entrer une pièce de cent sous dans l’œsophage asthmatique d’un président de Chambre pendant qu’il ouvre la bouche ; ce n’est pas irréalisable. — Voyage avec une pendule, un billard et le portrait de ta première femme ; peut-être à Bruxelles t’acceptera-t-on, dans la haute société, pour un Anglais spleenique. — Mets des papillottes en papier brouillard à la crinière des lions du Jardin des Plantes ; c’est possible qu’ils te laissent tenter l’expérience. — Commande à ton déjeuner un turbot sauce blanche, et figure-toi que tu goûtes à la chair blafarde et grumeleuse d’un juge d’instruction ; ça te créera une douce illusion… et la douce illusion…

— As-tu fini ? Où veux-tu en venir ?

— À ceci : c’est que tu t’es trop largement abreuvé à l’idée artistique pour comprendre un traître mot aux spéculations.

— Merci ! répliqua celui auquel s’adressait cette admonition ; il me semble, cependant que qui peut le plus peut le moins.

— Nom d’un robinet ! Est-ce la peine d’avoir encore du cheveu, de la jambe et le reste, pour…

— Voyons, Rougemont, ne me parle pas ainsi, conseille-moi plutôt.

— Eh bien, soit ; on s’habille comme un sportsman, on va à la Bourse, on regarde les colonnes, et on se monte le coup : ça suffit. Es-tu content ? — Allons, bonsoir, mon vieux calque, bonsoir !

— Bonsoir ! — À propos, tu m’as écrit que tu te chargeais de Jonquille ?

— C’est entendu, et j’en ferai, je crois, quelque chose.

— Merci. Au moins si je commets une désertion, je te donne une recrue.

— Une désertion ? répéta Rougemont ému du ton de son ami. Comme tu dis cela !

— Mais il me semble que c’est la vérité ; d’ailleurs, tu me l’as assez reproché tacitement.

— Mille millions de potences ! Je t’ai appelé aliéné, mais pas déserteur ; crois-tu donc que je n’ai pas compris que, pour qu’un homme tel que toi abandonnât une situation glorieuse pour courir après l’argent, il fallait qu’une crise effroyable eût éclaté dans son existence ? Garde ton secret, Henri, je ne t’interroge pas ; ce que je pourrais te répondre serait banal à côté de ce que tu endures. — Oui, parbleu, j’ai des yeux, et tu ne t’es pas désorbité le regard à peindre, puisque tu n’as pas touché une brosse depuis six semaines ; — d’ailleurs, dans l’état d’esprit où tu te trouves, on va jusqu’au suraigu…

— Que prétends-tu ?

— Rien. Use ta folie jusqu’au bout. Tu t’étais renfermé uniquement dans la peinture ; mais on n’échappe pas à l’humain, c’est positif. Adieu ! Il est huit heures, et j’entre en scène à neuf.

Et Rougemont quitta fiévreusement son interlocuteur, Henri Duvicquet.

— Jonquille est capable de m’avoir deviné ou trahi, pensa le peintre regardant son ami s’éloigner sur le boulevard, où lui et Rougemont s’étaient attablés une minute au café Cardinal.

Guidé par un instinct d’une douloureuse acuité, Henri gagna la rue de Richelieu, traversa rapidement le Palais-Royal ; arrivé en face du Louvre, il entra chez le surveillant qu’il trouva dans sa loge, assis devant une table où il lisait son journal à la lueur d’une bonne lampe.

— Ah ! Monsieur Duvicquet ! fit en se levant le surveillant. Est-ce que vous auriez affaire au secrétariat ? Monsieur est parti depuis longtemps.

— Non, mon brave, l’affaire qui m’amène est fort simple. J’ai vendu, hier, une copie de Philippe de Champagne qu’on m’enlève demain matin, et je voudrais revoir une dernière fois l’original.

— Bien, monsieur, je vais vous conduire là-haut, répliqua l’employé, en homme qui savait que la notoriété du peintre l’autorisait à pareille démarche, n’importe à quelle heure.

Et il décrocha un trousseau de clefs.

— C’est inutile, mon ami, j’irai seul. Donnez-moi votre lampe, je ne veux pas vous déranger.

— Non, non, monsieur, je vous accompagne.

— Est-ce que vous supposez que j’aurais peur si je n’étais pas escorté ? demanda Duvicquet en riant.

— Je ne crois pas que vous auriez peur, monsieur ; je ne le crois pas du tout ; ce n’est point ce motif-là qui me guide ; seulement….

— Quoi donc ?…

— Voilà… continua nettement le gardien ; je sais ce que c’est, et je vous avertis que vous pourriez avoir une hallucination. C’est arrivé à d’autres qu’à vous ; et moi-même, je suis souvent dupe de mes yeux. Ne vous offensez point de mes paroles ; par hallucination, j’entends que vous subiriez un simple effet d’optique.

— N’importe, mon ami, j’aime mieux monter sans vous, parce que je resterai peut-être quelques instants.

— Soit, monsieur, veuillez vous charger de cette lampe.

— Merci, je redescends dans trois quarts d’heure.

Le surveillant ayant allumé une chandelle reprit sa place et son journal, pendant qu’Henri, muni de la lampe et des clefs, grimpait rapidement les marches de pierre. Arrivé au premier étage, il ouvrit à droite la porte monumentale qu’il laissa entrebâillée, et s’aventura lentement à travers la galerie. Le jet lumineux qu’Henri dirigeait gardait assez de vivacité pour circonvoluer autour des personnages. Le peintre cessait alors de se plonger dans le clair détrempement des teintes fraîches ; il entrait, au contraire, dans l’obscurcissement mystérieux des tons agatisés du passé ; il allait vers ces lumières cuivrées ou rougeâtres, vers ces ombres pourprées qui jaillissaient des figures de reîtres, où le rayon de la lampe allumait dans chaque regard une flamme de convoitise, pendant que, des cuirasses bombées, partait un éclat sourd.

L’œuvre des maîtres anciens a des points de repère dans notre fragile organisme, que les peintres modernes ne posséderont jamais. Soit que nous les examinions sous le coup de la tendresse, ou sous l’impression d’un remords, la virtualité de leurs créations, a le don de nous communiquer le trouble ou l’apaisement. Ils plongent dans nos fibres infinies, secrètes, ils nous enfoncent au cœur une griffe acérée ; ils tiennent dans notre existence une place illimitée, en ce qu’ils répondent tous à ce plus ou à ce moins d’aspiration que nous logeons dans un coin de nous-même. Le peintre qui sort d’auprès d’eux peut défier les autres hommes ses rivaux ou ses envieux. Ses doigts ont touché à ce divin triturement de la forme, ses sens enflammés ont découvert les mystères de l’enfantement artistique, la perception des antiques procédés a traversé les moelles de son cerveau. Au sein de notre époque mathématicienne, ils ont encore un surnaturel empiétement sur tout le reste. À leur contact le déshérité retrouve le choc précieux des choses exquises qu’il ne saurait acquérir : opulence des étoffes, splendeur des matériaux, exquisité des sourires de femme, fastuosité des demeures féeriques où l’imagination enferme la déité inconnue qui tôt ou tard opère une irruption dans la vie, et se mêle à la destinée pour la couronner ou l’assombrir. Ce que le rêve implore de la réalité, les vieux maîtres le font ruisseler sous les regards du contemplateur, qui s’en retourne du cénacle où ils résident vaincu dans ses rages, ou vaguement consolé dans ses désespoirs.

Le peintre traversa assez rapidement trois salons, et s’orienta dans la galerie conduisant à l’école italienne. Des tremblements de lueur jaune signalaient les fonds d’or d’où partaient, comme un essaim de chimères célestes, les longues vierges byzantines vêtues d’azur et de rose. Quelques-unes posaient, immobiles, tenant en main le grand lys hiératique, au calice largement ouvert comme pour boire le jour intime, mystérieux et doux que lui versait une nuée ; et, toujours sous le coup d’une émotion puissante, le peintre croyait noter à l’aube de la Renaissance, dans l’ébauche encore raide d’une draperie, le premier tressaillement d’un maître, retenu par un effroi superstitieux, une crainte auguste, au moment de briser les vieux canons de l’art byzantin ; il allait s’élancer dans la galerie de droite, qui conduit à l’école française, lorsque, par un mouvement inconscient, il revint dans la pièce précédente et rentra dans le salon carré. En face de lui se montrait justement la Descente de croix d’Annibal Carrache.

La poitrine d’une des femmes se tendait dans une ardeur charnelle, du baiser dont elle eût souhaité s’assouvir sur les membres tant de fois caressés de l’auguste victime, pendant que les yeux des autres personnages s’attachaient aux plaies du supplicié ; mais, soudain, le noir des tons cadavériques envahit la portion centrale de la Descente de croix ; la figure du Christ s’effaça : il ne resta dans le tableau que les spectres des nocturnes ensevelisseuses, qui poussaient un râle strident d’amour. — Henri se sentit envahi d’une nervosité subite ; la prunelle vaguement inquiète d’une tête de Van Dick le suivait à distance, et le repoussait dans le disque funèbre des acteurs de Carrache.

C’en était trop ; il déposa sa lampe à terre, et s’assit au milieu de la banquette disposée devant les Noces de Cana de Véronèse.

Les deux musiciens qui, debout près des buveurs vénitiens, jouent du téorbe, paraissaient faire résonner leurs instruments en sourdine. Ils chantaient l’éternel asservissement de la femme, l’insatiable désir. Ils disaient comment les grands enivrements de l’amour puissant et fort les avaient amenés à conquérir la souveraineté de l’art, par la soif que nous avons de la beauté. Grisé de sons et de couleur, Duvicquet entrait dans une contemplation cataleptique :

— Viens boire l’oubli ! lui criait une courtisane des Noces de Cana, la bouche encore humide du vin pourpré. Viens donc pétrir la chair tourmentée dans les audacieux modèles dont nos corps ont créé les moules impérissables ! — Tu as soif d’or, lui murmurait l’Alchimiste du xvie siècle ; que n’interprètes-tu, comme les maîtres flamands l’ont réalisé pour moi, ce tourment moderne de la richesse qui surprend l’âme du sage ? L’or affluerait dans ta maison.

— Mais la physionomie doucement ironique d’Érasme répliquait : — Qu’as-tu besoin de forcer la main au million ? Est-ce avec l’argent que nous avons écrit, sur le mode souverain et sublime, les pages qui nous ont faits vos maîtres ? — Et le Mona Lise aux yeux perlés d’ironie, couvrant de son sifflement sphinxtique la dissertation d’Érasme, lui jetait dans l’oreille : — Quelle entrave stupide apporte aujourd’hui la femme vivante dans ta destinée, la femme à laquelle tu sacrifies ? Les vierges aux païennes extases, tes créations picturales, tes Jocondes, à toi : voilà tes vraies sœurs et tes compagnes.

Éperdu, gagné par cette terreur superstitieuse, qui saisissait l’homme primitif, lorsqu’à l’entrée des grands bois il croyait sentir effleurer son visage du souffle de quelque divinité farouche, l’artiste se trouva glacé jusqu’aux moelles. Il voulut soulever la lampe, et s’enfuir, mais de nouveau il s’imagina s’entendre interpeller : — Moi, murmurait l’Antiope endormie, je t’ai livré ma nudité, je t’ai enseigné à peindre dans une atmosphère saturée d’amour. — Moi, répétait le royal modèle de Van Dick, je t’ai donné le secret de réaliser ces longues chevelures que tes confrères ont jalousées sans pouvoir te les prendre. — Moi, ajoutait un Christ réveillé de son sommeil mortuaire, j’ai communiqué à ta brosse l’expression qui amollit les cœurs farouches ; c’est à moi que tes œuvres doivent cette crispation étrange qui leur fait saigner la vie… Et, de chacun des panneaux tour à tour éclairés, sortait comme une tendresse d’appellation infinie : — Oublies-tu ce qui, de nous, a passé en ton esprit ?… et ne sont-ce pas nos leçons qui t’ont créé si grand ? Dis-nous quel Dieu il faut fléchir pour toi ?… quels décrets te bannissent à jamais ?… quelles autres muses ont pu invoquer ton culte ?… quels plus divins oracles ont remplacé les nôtres ?…

À la suite de cette singulière émission de consonnances et de tons, la coloration affectait un aspect remuant et fébrile. Les blancs tendres et délicats s’offraient dans une pâleur alléchante ; les pourpres se précipitaient hors du cadre, hurlant à la chair, voulant l’étreindre ; les verts se traînaient comme des désirs âpres qui s’allongent vers les convoitises ; les roses bondissaient, pleins d’allégresse dans la nudité des carnations ; les violets se drapaient nobles, impérieux, pareils à des patriciens, tandis que les bleus se renversaient ainsi que des extatiques.

À travers l’hallucination persistante de la vue et de l’oreille, Henri parvint cependant à distinguer des pas précipités dans la galerie voisine. — Je suis complètement ivre, se dit-il ; ces deux verres d’absinthe m’ont changé en un pauvre individu. — Et, chancelant, il ramassa enfin la lampe et réussit à s’élancer d’un côté opposé à celui où il entendait marcher pour revenir dans les endroits déjà traversés. Seul, à cette heure indue, courant par les grandes salles désertes, il avait l’air d’un homme qu’une pensée coupable pousse en avant sans qu’il se rende compte du but où il va. Désorienté dans la course qu’il accomplissait, il allait toujours, ressentant à la poitrine l’impression d’une barre douloureuse.

Le masque d’une tête du Titien, sortie à demi de son cadre, l’arrêta, et, sous le coup de l’agitation nerveuse qui atteignait son summum chez Duvicquet, il lui sembla que le silence syllabifiait des mots à son oreille. Il atteignit enfin la salle où le Radeau de la Méduse découpe ses silhouettes agonisantes. Devant lui s’étalaient ces cadavres, ces soldats de la Retraite de Russie, et le Cuirassier de Géricault, tenant le mors de son cheval qui se cabrait, paraissait prêt à faire un appel au sol, du poids de son talon guerrier. — Les pas du gardien qui cherchait Duvicquet se rapprochèrent ; le peintre ne voulut pas être surpris ; il gagna la porte. Alors, fléchissant à moitié le genou, envahi par l’effet d’un involontaire respect :

— Salut ! cria-t-il dans l’exaltation de son âme. Salut, ô mes frères, ô mes rayonnants amis, ô mes dieux, à présent exilés ! Salut pour la dernière fois !… Homme vénal je ne franchirai plus votre seuil ; homme d’argent je ne souillerai plus votre temple !


II


Au sixième étage d’une maison située au no 126 du faubourg Saint-Antoine, cinq ou six personnes se relayaient depuis deux heures auprès de la couche infecte où était étendue une femme morte, d’à peu près trente-cinq ans. Le décès remontait à la veille au soir. Les voisines s’empressaient de leur mieux pour emmener l’enfant de la défunte, petite fille de treize ans, qui, plus impassible qu’on ne l’est à cet âge en présence d’une situation pareille, ne sanglotait ni ne pleurait. Seulement, un tremblement agitait ses membres et faisait souvent claquer ses dents, comme si le froid du dehors l’eût atteinte ; mais l’enfant, quelques sollicitations que l’on tentât, s’obstinait à demeurer là jusqu’à l’arrivée des croque-morts. Lasse de l’appeler, une des braves locataires du palier avait fini par lui apporter une assiettée de soupe et un verre de vin, qu’elle déposait sur la table :

— Tiens, ma fille, lui dit-elle amicalement, mange un peu de cette soupe et bois une gorgée.

— C’est vrai, ajouta la concierge arrivée à son tour ; quand tu resterais à jeun, ma pauvre Frissonnette, ça ne te la rendra pas. Faut des forces, si tu veux aller jusqu’au cimetière, pauvre petite ! À treize ans… vrai, c’est trop jeune.

Et elle ajoutait en aparté :

— Heureusement qu’à son âge l’chagrin dure pas longtemps.

L’enfant entendit, et regarda fixement celle qui émettait ce jugement.

Quelques minutes après, la concierge s’étant retirée, Frissonnette rompit le silence :

— Madame Lebas, j’ai un grand service à vous demander.

— Parle, ma fille.

— Je voudrais bien que vous me prêtiez vos grands ciseaux.

— Qué’que tu en veux faire, de mes ciseaux ?

— Madame Lebas, je voudrais… Eh bien, oui… là… je voudrais couper les deux belles boucles de ma pauvre maman, pour les conserver.

Et cette fois les larmes de l’enfant, longtemps contenues, coulèrent de ses yeux fermés, pendant qu’elle tenait son cou raide.

— Bon, bon, ma p’tite, j’vas les chercher ; pleure pas, ma mie, pleure pas, tu les auras.

Mme Lebas sortit pour entrer chez elle prendre l’objet demandé. La jeune fille s’approcha du cadavre, et dénoua les brides du bonnet ; en sorte que le menton cessant d’être soutenu à l’aide de la ligature formée par les minces bandelettes du linge, les articulations de la mâchoire se détendirent, et la bouche de la morte bâilla subitement. Frissonnette recula un instant en proie à une vague terreur qu’elle s’efforça de maîtriser. Le tremblement nerveux qui agitait son corps, et auquel la petite fille devait son sobriquet de Frissonnette, ce tremblement la reprit de plus belle ; mais, enfin, ses doigts réussirent à aller chercher derrière la tête de sa mère une gerbe de cheveux refoulés sous le bonnet encore humide des sueurs de l’agonie. À ce moment Mme Lebas reparut.

— Tiens, v’là les ciseaux. T’as dénoué le bonnet ? ça va être tout un attirail pour l’remettre. T’aurais dû penser à ça, hier. Voyons, veux-tu que j’t’aide ?… Tourne-la du côté du mur. Tu vois bien que tu couperas de travers sans ça.

Mais, en offrant ses services, Mme Lebas restait à l’écart ; une répugnance invincible la clouait à sa place.

Le bruit des branches des ciseaux s’ouvrant, se rejoignant dans la chevelure, annonça que l’opération était achevée.

— Rends-moi mes ciseaux, fit Mme Lebas à Frissonnette, en train de tirer délicatement les deux longues et larges tresses qui bouclaient du bout.

La jeune fille obéit, et Mme Lebas s’empara de ses ciseaux, se disant, en elle-même :

— Il ne faut pas que j’les laisse ici ; demain, quand on procédera à l’inventaire pour le terme à échoir, on pourrait les saisir comme ayant appartenu à Mme Durieu. La concierge serait capable de me jouer un pareil tour.

Et elle alla reporter les ciseaux chez elle.

Pendant ce temps, Frissonnette essayait de recoiffer sa mère du bonnet enlevé ; mais quand il s’agit de renouer les brides, le menton était trop descendu ; la rigidité de la pierre ossifiait la mâchoire, il fut impossible de rapprocher les os maxillaires et de remonter la partie inférieure de la face ; en sorte que le masque de la morte continuait à bâiller horriblement.

— Là, observa Mme Lebas en haussant les épaules, tu avais joliment besoin de dénouer les brides de ce bonnet pour couper les plus longues mèches ; tu aurais pu te contenter de celles du front. Maintenant ça ne servirait à rien de replacer un bandeau, jamais on ne lui fera fermer la bouche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria l’enfant, prise de sanglots, est-ce que son menton va continuer à descendre comme cela ? Est-ce qu’on l’ensevelira la bouche grand’ouverte ?…

— Sûrement, qu’on l’ensevelira ainsi, repartit brutalement la vieille femme. C’est pas moi qui y toucherai, certes ! C’est ta faute ; pourquoi t’avises-tu de déranger ce que j’avais attaché ? À quoi qu’ça t’avance, maintenant ?

— Madame Lebas, madame Lebas ! reprit l’enfant affolée, je ne veux pas qu’on l’emporte ainsi. Oh ! je vous en conjure… trouvons moyen de rapprocher les lèvres… non, il ne faut pas…

Elle n’acheva point, pensant subitement que c’était par cette ouverture affreusement béante que les vers se couleraient.

Il y eut un silence ; la vieille femme, fatiguée de sa journée, exprimait dans le ton et l’allure une irritation sourde. — Quand on était pauvre, est-ce que l’on devait avoir des fantaisies comme les riches ? Est-ce qu’on mettait à contribution le temps des voisins comme cette petite le faisait ? Qu’est-ce que ça signifiait ces sentimentalités-là, de couper les cheveux à un mort. Avait-elle de quoi donner à encadrer les boucles de sa mère, dans une baguette en bois noir, sous un verre bombé, entre de grandes marges de papier blanc ? Cela se passait chez les gens très comme il faut, qui se commandaient des médaillons ornementés de sculptures en pâte, et surmontés d’une inscription moulée en belle écriture gothique comme par exemple : « — Regrets et souvenirs », — et autres choses semblables, ainsi que le mari de la mercière d’en face s’en était payé le luxe pour une mèche de cheveux de sa défunte femme. Elle, Frissonnette, gagnait trois francs chaque semaine ; presque rien sans doute, mais enfin on la nourrissait ; avec du temps et beaucoup d’économie, elle pourrait s’acquitter envers les voisins qui apportaient quelques petits secours depuis deux mois. Il ne fallait pas croire qu’elle, Mme Lebas, réclamât rien, quoiqu’elle en fût pour sept francs cinquante de sa bourse. — Oh ! mon Dieu, elle les abandonnait de bon cœur, ses sept francs ; ce qu’elle en disait n’avait pas pour but de rappeler les privations que ça lui causait de renoncer à une somme qui lui aurait permis de s’acheter une bonne jupe de futaine. — Frissonnette lui revaudrait cela, elle en était sûre. Mais, enfin, les tresses si longues, si lourdes de cette pauvre Mme Durieu…

— Eh bien, quoi ? demanda subitement la fillette en regardant son interlocutrice.

Mme Lebas se tut un instant et se décida à insinuer que les cheveux valaient de l’argent ; qu’on pouvait les porter à un coiffeur qui les achèterait toujours ; quand Frissonnette n’en aurait tiré qu’une pièce de quarante sous, dame, ça servirait à payer une couronne ou quelque chose en verre filé sur le corbillard qui emmènerait cette pauvre Mme Durieu. Elle se chargerait volontiers de cette commission ; justement elle connaissait un garçon…

Mais l’enfant l’interrompit résolument.

— Madame Lebas, maman n’a besoin de rien maintenant ; moi, je veux conserver ses cheveux ; mais je vous promets de vous rendre vos sept francs, si vous n’en parlez à personne.

Ces paroles rassérénèrent Mme Lebas, qui se préparait à répondre, lorsque la porte s’ouvrit et donna passage à un menuisier portant une bière en bois blanc. Faute de place dans la chambre, il déposa le coffre le long du mur ; ensuite il partit. Un autre homme entra ; l’enfant comprit ce qu’il se proposait d’accomplir ; elle le regarda disposer la bière et s’emparer du corps enveloppé d’un drap, puis se frotter les mains — ça allait tout seul ; — restait à apposer la planche de dessus ; soudain, une petite main s’appuya au bras de l’ouvrier.

— Non, je vous en prie, monsieur, pas maintenant, ne clouez que demain matin, que je puisse encore la regarder cette nuit.

Il se retourna vers l’enfant, ne comprenant rien à ce qu’on lui murmurait. Qu’est-ce qu’elle réclamait, c’t’innocente ?

Elle voulut s’expliquer plus clairement, parler comme une grande fille, posément, sans pleurer… mais la mère Lebas s’interposa. Devenait-elle folle, à la fin ? s’imaginait-elle qu’on pouvait revenir deux fois pour un mort ? où prenait-elle tous ces caprices ?

— Allons, allons, interrompit l’homme, à c’t’âge-là, ça pleure comme ça pisse.

Et, mettant des clous dans sa bouche, il ajusta le couvercle et s’agenouilla pour clouer. Sa besogne achevée, Mme Lebas crut devoir l’inviter poliment à entrer chez elle boire un verre de vin. On était pauvre, quoi, mais on savait pourtant faire ce qu’on devait. L’homme accepta en s’essuyant la bouche, et sortit avec Mme Lebas.

La porte resta entrebâillée, la bière en bois blanc demeurait poussée prés du lit ; mais à cause de la petitesse de la chambre elle se trouvait, par le fait, presque au milieu de la pièce. La nuit tombait, Frissonnette alluma un petit bout de chandelle, et se rassit sur sa chaise, évitant de regarder la bière ; un commencement de crainte vague l’atteignait, cette crainte de l’enfance crédule, superstitieuse ; elle n’osait se permettre un mouvement. Quelqu’un se serait avisé d’entrer, qu’elle eût été très heureuse ; Mme Lebas ayant jugé à propos de descendre en reconduisant l’homme, ne revenait pas ; la chandelle brûlait, figeant de la graisse autour du chandelier sale. La jeune fille, les mains croisées, songeait à un singulier incident qui la préoccupait depuis l’avant-veille : comme elle remontait dans la mansarde où gisait sa mère malade en rapportant des médicaments, un homme de trente à trente-deux ans, qui suivait derrière elle, l’avait interpellée et presque caressée. Elle se rappelait son sourire bizarre, son geste qui l’attirait à lui. Elle le voyait sonner à la porte du troisième, chez Mlle Léa, après lui avoir répété à l’oreille des mots incompréhensibles ; et l’enfant étonnée de ses demi-sourires et de ses attouchements s’était gardée de parler à personne de cet incident. Que pouvait-il lui vouloir ? Que signifiait son regard étrange ? S’il allait se montrer ? Oh ! certainement, elle s’en trouverait heureuse ; chacun l’abandonnait ; lui, paraissait si bon, si affable… un peu drôle, pourtant. Mais les gens bien devaient être tous ainsi. Ah ! il lui aurait fallu un monsieur aussi comme il faut dont elle aurait été la bonne. Cela eût mieux valu que de rester chez une fabricante de perles fausses où l’on s’exténuait. Mais ce monsieur si correct ne courait pas après des domestiques. Il n’en manquait certes pas. Et, dans l’obscurité, se remémorant la scène précédente, elle se souvenait qu’il lui avait promis de passer un soir.

— S’il pensait à venir maintenant ? se disait-elle très émue. Oh ! s’il pensait à venir, rien qu’une minute ?

Depuis quelques instants, elle entendait des pas discrets dans l’escalier ; ce ne pouvait être Mme Lebas, ni la concierge ; il ne restait rien à faire pour sa mère. Si c’était lui, cependant ? Ah ! il arriverait trop tard, mais ce serait toujours cinq minutes qu’elle causerait avec une grande personne, sans être molestée par les voisins.

Elle ne se trompait point, pourtant ; les pas se rapprochaient… on entrait dans l’allée de sa chambre… on se dirigeait de son côté.

La porte fut poussée, et la personne qu’elle attendait apparut soudain. Un cri étouffé sortit de la bouche de Frissonnette, qui se leva tremblante.

Le nouvel arrivé eut un geste étrange en rencontrant la petite fille seule ; il regarda la bière, poussa la porte et la ferma à clef. Frissonnette, étonnée, l’examinait. Alors il prit la chaise de paille, s’assit et attira l’enfant entre ses genoux. Ne comprenant rien à ce qu’il voulait d’elle, Frissonnette écoutait cette voix murmurant de douces paroles. Un homme si richement mis, décoré, qui lui parlait si affectueusement, ne représentait pour elle qu’un bienfaiteur attiré par sa misère, qui pensait autrement que les autres. À l’atelier, on l’entretenait souvent de gens très riches, qui, pour accomplir le bien, s’introduisaient chez les malheureux, juste au moment où ils étaient désespérés. Peu à peu elle éprouvait une singulière détente de tous ses membres, elle se laissait aller à se coucher sur la poitrine de son bienfaiteur inconnu. Dieu, si elle avait eu un père comme ce monsieur-là, avec quel plaisir elle fût restée près de lui !

— M’aimez-vous un peu, ma chère petite ? lui demanda l’étrange visiteur en la serrant très vivement entre ses bras.

Elle ouvrit la bouche pour lui assurer que, l’instant d’avant, elle souhaitait vivement sa visite, mais elle ne sut comment s’exprimer et s’arrêta honteuse. Bientôt les caresses de l’individu devinrent très vives, très capiteuses. Frissonnette ne comprenait même pas confusément ce qui se passait en elle ; seulement elle oubliait la bière gisant à quelques pas… elle y voyait à peine, elle ne savait ce qu’on l’obligeait à subir.

Tout à coup, en apercevant sa jupe relevée de chaque côté de ses jambes écartées, elle eut honte et voulut se dégager ; il répondit à ce geste en l’enlaçant plus étroitement. Il lui sembla qu’une partie d’elle-même se déchirait, et qu’on trouait violemment son corps, comme si on avait voulu le séparer en deux. Elle crut un instant qu’on allait l’assassiner et jeta un cri terrible. Une main se posa contre sa bouche et la bâillonna presque. Alors elle se sentit prise de suffocation, en même temps que l’étrangeté du mouvement qui l’accaparait, l’effroyable torture qui entrait dans sa jeune chair et la scellait à celle d’un autre, faisait croire à la pauvrette à je ne sais quelle machination diabolique dont elle ne sortirait pas en vie. Une cuisson ardente la mordait, comme si l’incision d’un instrument tranchant lui eût traversé les entrailles, et elle retomba pâmée sur l’épaule de son séducteur…

Aux gémissements qu’exhalait sa victime, l’homme se demanda s’il fuirait… en la laissant derrière lui. Une seconde après, il la soulevait dans ses bras, sous l’empire d’une résolution décisive.

La chandelle s’écrasait, aucune lueur ne le trahissait ; il sortit de la chambre, et redescendit, non sans de grandes précautions, jusqu’au troisième étage où il sonna.

La domestique jeta une exclamation en voyant l’attitude de l’enfant.

— Ce n’est rien, fit le ravisseur en affectant la tranquillité ; c’est une crise de nerfs qui a saisi cette petite il y a quelques minutes en se voyant seule à garder sa mère qu’on vient d’ensevelir, vous savez, Mme Durieu ? Si je n’avais pas eu l’idée de monter pour lui donner quelque secours, elle aurait pu rester ainsi jusqu’à demain matin.

Et, en habitué qui connaissait l’appartement, il se dirigea vers une pièce voisine et coucha lui-même, dans un grand lit, l’enfant complètement privée de connaissance.


III


Trois ans après les événements précédents, Mlle Léa, actrice à l’ex-théâtre Beaumarchais, était entre les mains de sa femme de chambre qui la coiffait.

— À propos, ma fille, dit étourdiment l’actrice, tu m’as fait un fier cadeau, et il faut que je te le paie.

— Madame ne me doit rien.

— Comment, je ne te dois rien ? les boucles que tu m’as données ont été si artistement montées, qu’elles m’ont valu un succès étourdissant et tu prétends que je ne te dois rien ? Tu vas voir.

Quittant brusquement sa chaise, Mlle Léa courut à la commode, saisit son porte-monnaie, et vida six pièces d’or entre les mains de sa camériste.

— Non, non, répéta celle-ci d’un ton rogue, en se retournant.

— Ah çà, Frissonnette, ma fille, tu perds la tête ?

— Je ne veux pas de l’argent de madame, repartit aigrement celle à qui s’adressaient ces paroles.

— Comme tu voudras, s’écria l’actrice en colère ; tu es dans une de tes lubies ? Allons, coiffe-moi aussi bien que l’autre jour, c’est tout ce que je te demande ; tu auras réfléchi d’ici à demain.

Elle prit un journal sur la cheminée et se mit à lire.

La jeune fille soulevant les bandeaux et les décrépant, s’efforça de les brosser avec soin ; mais, lorsqu’il lui fallut, après avoir tressé les longues nattes, attacher les deux anglaises dont Mlle Léa avait parlé, on aurait facilement constaté que la femme de chambre méritait mieux que jamais son surnom de Frissonnette, au tremblement qui s’empara de ses bras. Elle semblait ne pouvoir détacher ses regards des boucles qu’elle achevait de fixer aux cheveux naturels de sa maîtresse ; elle voyait retomber flexibles, luxueuses, leurs longues soies prêtes à s’amollir à la chaleur des mains passionnées qui, une heure plus tard, tenteraient de les dérouler. Frissonnette donna à la chevelure un dernier lisser fébrile, et Mlle Léa se leva en poussant un cri de triomphe.

Un quart d’heure après elle était habillée et sortait à la hâte.

Restée seule, la femme de chambre prit possession de la chaise-longue où l’artiste étudiait ses rôles et demeura plongée dans une méditation persistante.

Elle se rappelait son arrivée en ce même appartement, quatre ans avant, lorsque la tentative d’un misérable l’ayant déshonorée, il l’apportait effrayé dans cette chambre, la confiant aux soins de Mlle Léa dont il se trouvait alors l’amant en titre. Elle se souvenait de la terreur éprouvée par lui lorsque l’actrice, émue de sa situation affreuse, chassait ignominieusement l’homme qui l’entretenait, donnait asile à l’orpheline et réparait dans un élan de vraie bonté l’attentat dont Frissonnette gardait une vision si précise. Elle voyait Mlle Léa devenant sa protectrice, la sortant de sa misère, et forçant l’auteur de ce rapt infâme à lui verser une somme d’argent dont elle consacrait entièrement le total à l’élever. Aucun des détails ne lui échappait, mais un surtout demeurait atrocement persistant : c’était le jour où, découvrant dans les yeux de Mlle Léa une lueur de convoitise pour les beaux cheveux coupés à sa mère morte, Frissonnette, ne possédant que ce seul gage de reconnaissance à offrir, les tendait à sa maîtresse avec une rage impossible à étouffer. Non, elle n’écartait point ce souvenir : de Léa, donnant les cheveux à travailler, les faisant tourner en boucles adorables, et les adaptant à sa coiffure de chaque soir, coiffure destinée à capter les sens et à lui assurer le paiement de ses nuits. Maintenant qu’elle était partie, la jeune fille se réveillait en proie à une amertume intolérable ; elle s’avouait n’éprouver pour sa bienfaitrice qu’une reconnaissance mélangée d’envie. Léa croyait avoir largement agi pour elle, sans doute ; elle ne se doutait pas qu’en la voyant sortir, la tête ornée de la dépouille maternelle, l’orpheline subissait un martyre périodique. Non, ce ne pouvait être à Léa que devait rester à perpétuité le triomphe d’une pareille propriété ; puisque cette chevelure servait les intérêts d’intrigues amoureuses, pourquoi donc Frissonnette ne s’en parerait-elle pas à son tour ? Est-ce qu’elle n’était pas aussi jolie que la personne qui en disposait et capable d’inspirer les mêmes caprices ? — Caprices d’une minute, assurait Léa, lorsqu’elle se montrait communicative pour sa camériste — soit ; mais pourquoi pareille destinée eût-elle été refusée à Frissonnette ? Peu à peu ses désirs s’accentuaient, elle reprendrait ce qu’elle avait donné ; elle ne possédait que ce lot, cette mince relique : deux immenses boucles de cheveux, capital assez dérisoire ; mais peu lui importait, elle les arracherait à celle qui s’en prévalait. Elle irait où allait l’actrice ; elle serait novice dans les premiers moments ; tant pis, on ne l’en aimerait que mieux. D’ailleurs, quel autre avenir s’offrirait à elle ? Quel homme honnête consentirait à l’épouser, elle qu’on flétrissait enfant ? Si Frissonnette eût raconté cette catastrophe, personne ne l’aurait crue ; pour la fille sans protection, sans profession, est-il d’autre ressource que celle de se vendre ?

D’ailleurs, ce terrible moment du viol qui lui avait servi d’initiation, elle souhaitait le voir renaître ; le souvenir de la douleur atroce causée par cet incident étrange laissait dans sa mémoire des traces d’excitation charnelle qu’il ne lui déplaisait pas d’évoquer. Elle aurait voulu savoir si maintenant, à l’acte qui, quatre ans auparavant la torturait, succéderait une jouissance vive.

Oui, sa résolution s’affermissait, elle reprendrait les deux boucles tentatrices, et elle se sauverait.


C’est la nuit, Mlle Léa est rentrée de mauvaise humeur, moins tard qu’on ne s’y attendait, n’ayant rencontré personne au rendez-vous donné. Elle s’est couchée en bousculant la femme de chambre. Frissonnette a feint de ranger un instant la toilette de madame, ensuite elle est sortie de la pièce, emportant quelque chose. Il est dix heures, elle n’a pas touché à ses hardes, mais elle a pris l’argent de ses gages.

— Je vais faire une commission, a-t-elle crié au concierge, qui clignait de l’œil en la regardant courir.

Le lendemain on l’a appelée, des recherches ont été commencées, sa disparition n’est nullement douteuse. Mlle Léa s’est inquiétée un instant ; en s’apercevant de la perte de ses anglaises, elle a compris.

— Au bout du compte, la pauvre fille a pu se voir dans son droit, a-t-elle dit ; sa vie n’a pas été très heureuse à mes côtés ; depuis quelques jours, surtout, je la trouvais soucieuse. Quant à ses cheveux, j’ai remarqué qu’après me les avoir offerts, elle s’en montrait jalouse ; c’est un drôle de caractère. Elle a eu parfois des accès de sentimentalité bête ; et dans d’autres instants, on ne lui arrachait pas un mot. La preuve qu’elle est honnête c’est qu’elle n’a abandonné ses vêtements que parce qu’elle emportait mes boucles. Ma foi, qu’elle devienne ce qu’elle pourra.

Et l’on ne pensa pas longtemps à Frissonnette, au no 126 du faubourg Saint-Antoine.

Cependant, la fugitive s’installait dans une petite chambre d’hôtel ; mais ses deux cents francs d’économie s’épuisaient vite. Un jour, elle se coiffa plus soigneusement qu’à l’ordinaire ; elle se préparait à jouer son va tout, selon le terme usité ; ses boucles lustrées luisaient, d’un éclat inaccoutumé, une vie impalpable les agitait comme si elles eussent réellement pris racine à sa tête fiévreuse. Elles lui effleuraient la nuque ainsi que des balbutiements de caresses. Ce qu’il y avait de singulier, c’était le brillant de leurs ondes qu’aucun cosmétique ne diamantait. Comme elles étaient longues et de remuante perversité pour le cœur, ces boucles folles qui auraient mis en rut jusqu’au Dieu caché dans une hostie, autrement dit, l’invisible verbe qui s’agite sans cesse sous les plis intimes du vêtement humain ! Comme leur attouchement courait chatouilleux sur cette peau de femme ! Quels inénarrables serpentements de flamme leur ondoiement vous faisait courir par contrecoup à l’épine dorsale ! Elle les tirebouchonna autour de son doigt et les rapprocha de sa bouche ; une humidité étrange persistait dans ces soies enroulées, luisantes, où les sens de Frissonnette, saisis un instant d’hallucination, retrouvaient comme la moiteur de l’ancienne agonie. En y égarant ses lèvres, elle s’imaginait baiser encore les bandeaux de l’agonisante, et, près des bandeaux, ses tempes mouillées. Dans un court espace de temps, cette dépouille tout humaine lui rendit le contact de celle qui n’existait plus, le masque suintant qu’elle se souvenait d’avoir essuyé avec un mouchoir sale, la bouche tordue et baveuse, grimaçant, à la place d’un adieu tendre, un anathème ; mais les pensées tristes ne durèrent pas, elle esquissa un drôle de sourire, et se dit qu’elle avait eu raison de cueillir après ce cadavre le seul ornement susceptible de lui être utile. — Avec cela, se répétait-elle, on me paiera chèrement ; c’est incroyable comme ces deux machines m’allongent l’ovale du visage, me donnent quelque chose de penché, de comme il faut, m’aident à ressembler à ces « demoiselles » du bon air, que j’ai vues dans la rue allant prendre une leçon d’anglais en face de chez nous, suivies d’une gouvernante. — Sans mes anglaises j’ai la tête d’un gamin qui court le trottoir pour acheter deux sous de frites. — C’est étonnant comme maman cachait de beaux cheveux dans son bonnet crasseux… Je ne m’étonne pas maintenant si elle les soignait, si elle les peignait.

Et un éclat de rire sonna rapidement au creux de sa gorge.

— Bah ! fit-elle, est-ce que par hasard ils ne lui auraient point servi à exercer le même métier que moi ? Maman, qui tirait parti de tout, a dû se vendre, elle aussi. — Pas de danger qu’elle aurait laissé sa chevelure improductive… Ai-je été bête de ne pas la couper entièrement, cette sacrée toison ! et moi qui ai failli m’attendrir il y a un instant… Mais où égarais-je ma tête de ne pas comprendre que ce qui a servi d’hameçon à ma mère, pour s’offrir aux hommes, et me faire manger quand j’étais petite, m’aidera également ce soir, pour qu’on m’achète un bon prix… ?

Elle rit à gorge déployée.

— Tiens, songea-t-elle, on aura eu la croix, l’anneau, le diamant de ma mère… on aura maintenant le poil de ma mère… en v’là une trouvaille !

Et toujours riant, elle se mit résolument en route.


Huit jours après, Frissonnette était encore dans cette même chambre d’hôtel, à côté d’un jeune homme ; l’un et l’autre achevaient de souper.

— Ainsi, reprenait la jeune fille, tu veux absolument que je quitte la maison ?

— Oui, et notre liaison est à cette condition. Si tu dois reparaître où je t’ai rencontrée, séparons-nous.

— Mais quand je te répète que je n’ai pas eu d’autre amant que toi, que je n’en aurai aucun, que je t’attendrai chaque soir.

— N’importe. Dans la famille où je désire te placer, vois-tu, je serai sûr… que…

— Allons, mon pauvre Jonquille, tu as beau t’en cacher, tu es jaloux, tu veux me rendre à mon ancien métier de femme de chambre, pour avoir la certitude qu’on me surveillera, conviens-en !

— Je t’assure que Mme Raimbaut est incapable d’exercer aucune surveillance autour de toi. Elle vit boulevard Haussmann, avec son mari et son tuteur, Henri Duvicquet, peintre, dans l’atelier duquel j’ai passé trois ans.

— Pourquoi l’as-tu quitté ?

— Parce qu’il s’est lancé dans les affaires de bourse et qu’il n’a plus eu besoin de moi. Alors, il m’a recommandé à un de ses amis, M. Rougemont, directeur du théâtre Athénien, qui m’a reçu dans sa troupe. Mais, comme je vois mon ancien maître aussi souvent que possible, on m’a chargé de trouver une personne de confiance pour madame.

— Tu as raison, Jonquille, je serai bien là certainement, et pourtant j’hésite à troquer ma liberté contre la domesticité.

— Laisse donc, tu ne pourras pas voir Mme Raimbaut sans l’adorer.

À la suite de cette conversation, Frissonnette acceptait résolument, et, le lendemain, Jonquille réglait la note de l’hôtel, puis emmenait sa maîtresse, modestement vêtue, boulevard Haussmann, 43.

Dès que la jeune fille entendit Mme Raimbaut, ses craintes se dissipèrent, elle demanda à entrer en fonctions, et Jonquille l’ayant conduit dans sa chambre, en partit une heure après pour se rendre à sa répétition, pendant qu’elle s’installait à sa besogne.

Frissonnette, vêtue de sa robe de mérinos gris, et d’un coquet tablier blanc, circulait dans l’appartement ; elle portait un surtout d’argenterie qu’elle se disposait à polir, lorsqu’un timbre résonnant deux fois annonça un visiteur.

Au même instant, le personnage auquel on avait ouvert parut suivi d’un domestique auquel il donnait un ordre. Frissonnette étouffa un cri, et déposa le surtout sur l’étagère du buffet en se retournant comme si elle eût tremblé d’être reconnue.

— Lui ! murmura-t-elle, les jambes fléchissantes ; lui !…

Et elle se cramponna deux secondes à la tablette de l’étagère craignant de tomber.

Le domestique arrivait seul.

— Qui donc est venu voir madame ? demanda-t-elle, en essayant de se composer un masque d’audacieuse indifférence.

— Personne n’est en visite chez madame, répliqua le valet, sans remarquer son trouble. C’est son mari qui rentre.


IV


Depuis onze heures et demie environ, M. Raimbaut s’était couché et dormait, gagné par l’apparence du sommeil de sa femme. L’ayant vue pelotonnée dans le fond de l’alcôve, il s’était promis de ne pas l’éveiller, et, cette résolution prise, il s’endormait assez vite. Sabine put conclure au léger ronflement qui remplit bientôt la chambre, qu’elle allait se trouver maîtresse de ses actions ; mais l’impossibilité de se lever sans enjamber le corps de son mari la rendait perplexe. M. Raimbaut, depuis qu’il était de retour de Londres, où son séjour prolongé avait permis à Renée d’arranger ses affaires, paraissait avoir complètement oublié les événements de La Châtre. Au moment où l’on s’attendait le moins à le voir reparaître, il arrivait subitement réclamer ses droits d’époux, apprenait, sans s’émouvoir, le changement de situation de Duvicquet, s’offrait à mettre à son service son expérience de spéculateur, et, pendant que Renée retournait à Sérigny pour n’en plus sortir, la cohabitation devenait commune entre Henri et M. et Mme Raimbaut.

Il s’ensuivit que Sabine rentrait de nouveau en puissance de mari, quand elle s’efforçait d’oublier depuis trois semaines qu’elle en possédait un. Mais lorsqu’il s’était avancé vers elle, la main tendue, lui disant en affectant une caresse de la voix qui cherchait une excuse de son abandon au moment critique :

— Allons, notre mariage est à refaire, n’est-ce pas ? Nous le referons.

Elle lui avait répondu avec un sourire un peu aigu, un peu sphinxtique :

— Je ne crois pas, vous avez laissé passer le quart d’heure du diable.

Quelques femmes d’un monde où les choses de l’amour se comprennent très vite ne tardèrent pas à la culpabiliser à outrance. Aussi l’enfièvrement de Mme Raimbaut pour son tuteur tenait-il un peu de ce préjugé instinctif, qu’aimer en dehors du mariage constituait un crime qui exigeait une vaillance qu’elle se sentait fière de déployer. Avoir obligé à se courber sous son joug un homme qu’aucune autorité n’enchaînait ; l’avoir contraint à fouler aux pieds ses dieux, à embrasser une existence de boursier ; ce fait-là devait plonger dans la stupeur ceux qui n’étaient pas Raimbaut. Quoique s’enorgueillissant du spectacle de ce despote vaincu, Sabine tremblait d’un instant à l’autre d’entendre le rugissement du lion reparti vers son antre avec un lambeau de chair vive de la bête qu’il aurait cessé de convoiter. Elle, si longtemps en proie à l’ardillon de ce caractère qui la mordait aux endroits irritables dans son enfance, croyait rêver en présence de cette attitude désarmée. L’inattendu de la situation, le bouleversement qui en résultait lui prenaient la tête et les sens. Alors qu’elle se serait moquée d’une déclaration en règle dans la bouche d’un homme du monde, ce qu’elle rencontrait de fauve et de rudoyant dans les caresses de Duvicquet la domptait, l’entraînait.

Ses instincts hardiment transplantés dans un nouveau sol, achevaient de pousser sous l’effet d’une végétation maladive, et il s’ensuivait qu’une autre femme s’incarnait en elle, chassant la première. Les réalités du ménage disparaissaient, balayées par les turbulences d’une crise qui, de minuit à trois heures du matin, l’emportait à franchir pour la chambre de son tuteur le lit où Raimbaut pouvait s’apercevoir subitement qu’elle venait de le quitter. Cette vie nuancée de caprices ou d’abattement, de mystère ou d’appréhensions, présentait à Sabine l’effet d’une décoration changeante dans laquelle ses pieds n’étaient pas toujours d’aplomb.

— Aurais-je constamment aimé mon mari, demandait-elle à Henri, si je ne t’avais pas connu ? Non, c’est probable ; il aurait fallu malgré tout finir de cette façon. Eh bien, autant le tromper maintenant qu’après une lutte où je me serais usée à me défendre.

Le même soir où M. Raimbaut dormait si paisiblement, elle endossa rapidement une robe de chambre en cachemire gris à revers roses, sortit de la pièce, dont elle referma soigneusement la porte, et entra dans le salon ; ensuite elle ouvrit la porte-fenêtre donnant sur le balcon, qu’elle traversa, et cogna au carreau d’Henri, dont l’appartement touchait le sien.

Il obéit à son signal en usant de mille précautions, sans rien dire. Elle entra avec une indolence de démarche plus étudiée que réelle, et, pendant qu’il refermait la fenêtre et qu’il demeurait à la regarder, Mme Raimbaut, se promenant de long en large, ne songeait pas à s’asseoir.

Ce qui la ravissait dans ces visites nocturnes, c’était de retrouver en celui qui l’avait toujours traitée en petite fille un tout autre personnage que six mois avant ; il restait intimidé devant elle, pendant qu’elle faisait onduler sa longue queue de cachemire gris, qu’elle s’ingéniait à simuler des poses de côté, des poses de femme faite, qu’il ne soupçonnait pas travaillées devant son miroir et qui lui en imposaient, montrant dans une fillette rieuse la soudaineté d’une métamorphose en coquette consommée. Grâce à une subtilité précoce, étonnante, elle comprenait que le secret de sa domination surgissait en grande partie de l’ébahissement profond où elle jetait le peintre, en se révélant sous des attitudes imprévues ; et elle jouissait de l’étourdir par l’autorité de son geste, l’aplomb de son regard, la sûreté de sa voix, l’espèce de grâce orgueilleuse qu’elle appelait comme auxiliaire pour paraître céder enfin.

Après deux ou trois tours, elle saisit une chaise volante, s’approcha d’Henri adossé à la cheminée, s’assit, et, ramenant la traîne de sa robe près d’elle, lui demanda :

— Eh bien, qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

Elle disait vous en certains moments dans le but secret de ne pas conserver l’habitude d’un tutoiement qui, en arrivant à ses lèvres, amenait toujours un frémissement dans la personne de l’artiste, en découvrant à son impatience à peine contenue que le moment ne tarderait pas où elle s’humaniserait, où elle lui permettrait d’user d’elle comme il le voudrait.

À la question de Sabine, il répliqua aussitôt :

— Je n’ai pas quitté la Bourse où j’ai revendu mes Nord avec prime de dix mille francs.

— Enfin ! reprit-elle, quand je disais que vous étiez taillé pour la coulisse aussi bien qu’un autre.

Voyant qu’il s’agissait de nouveau d’échauffer son esprit, et voulant la mettre à point pour lui, il entreprit le récit de ses démarches du matin : les indiscrétions recueillies aux bureaux de journaux concernant les hausses et les baisses attendues pour le lendemain, les émissions officiellement préconisées, les couvertures qu’on lui avait données et l’annonce très sérieuse d’un gain bien autrement supérieur à celui des misérables dix mille francs dont il lui parlait pour la prochaine semaine.

Et, s’interrompant :

— Tu verras, ajouta-t-il en essayant un geste à lui et un claquement de langue ; oui, tu verras.

— Quoi donc ? insista-t-elle devenant câline, se rapprochant, et prête à entourer son cou.

Lui, tentant de ruser, voulant la tenir en convoitise aussi longtemps que possible, résistait, s’enveloppant du langage hérissé de l’apprenti boursier. Et c’était un fait physiologique extraordinaire que celui de cet artiste qui, ayant accompli sa trouée à la suite de luttes exaltées, cessait d’être lui-même pour entrer dans la peau d’un autre homme, lui prenait ses rubriques de langage, pénétrait de plain-pied dans la science intime des roueries de l’agent de change et s’inféodait l’agiotage, qu’il pratiquait à tâtons pour la première fois, avec la force et l’illuminisme d’un voyant. Alors elle l’écoutait, battue de palpitations effrayantes ; le démon du million l’habitait à son tour, lui donnait les tics, les grimaces, les gestes, les étirements de physionomie, les hallucinations d’un bruit métallique d’argent. Pendant une heure ils vivaient l’un et l’autre, à travers des exagérations d’espérance et d’effroi, sous le coup d’effets d’intuitions extra-humaines, leurs narines respirant l’odeur du papier à obligations, le regard luisant, l’entendement superposé sur des piles de chiffres additionnés sans effort, eux qui n’avaient jamais su calculer juste ; en une heure sabrant les succès et supputant les incidents politiques ; arrivant à un travail de resserrement et d’élagage dans le choix des valeurs à acheter ou à vendre. En même temps un phénomène nouveau surgissait ; ils recréaient à eux deux une humanité traquenardeuse, de feintes, de trucs, de coups de filets : une humanité boursicotière.

Le sang se retirait du visage de Sabine ; le nez se pinçait ; le masque accusait soudain une dureté de lignes dans lesquelles revivaient les origines de l’orientalisme juif ; la bouche, comme sous un ressort mécanique, tailladait des phrases ; on eût dit un bruit de tiroir qu’on ouvrait et qu’on refermait ; et, sous le jaillissement de la pensée, le clapement de la langue finissait par dessécher le palais devenu râpeux. À force d’avoir creusé, de s’être attardés dans le rêve, les phrases tombaient plus courtes ; il y avait de l’ombre entre les mots et cette demande de Duvicquet se formulait dans un temps de repos, à voix très basse ;

— À présent, veux-tu, dis ?

Il surgissait comme un bruissement de muscles qui imprimait une secousse à l’épaule de la jeune femme. Le détraquement des sens commençait à cette heure indue. Sans avoir jamais rien appris, elle allumait d’un regard, elle creusait la ceinture d’une caresse, elle soulevait une montée de sang dans ces endroits de l’individu où l’argile humaine, en apparence la mieux disciplinée, trahit par le remuement le relief de ses formes, la vivacité de l’aiguillon enduré, et, dans ce trajet, dans cette chaîne de frissons qui parcourt l’individu passant du chaud au froid, elle faisait entrer la lame aiguë d’une parole qui feint de se courroucer, et dont le jeu aux brisements inégaux fouettait la chair.

Dans ses seins à peine poussés s’accusait une vague rébellion, et sous le frémissement d’un baiser trop précoce, ils sortaient lentement de la dure incubation de marbre de la puberté. Le peignoir gris, trop large à cette poitrine d’enfant, ne s’ouvrait pourtant qu’après un effort d’Henri. La doublure de mousseline exprimait un susurrement d’amour, comme si elle eût servi de pelage à quelque jeune bête en rut. Dans ce vêtement s’étaient dépensées les moindres gesticulations voluptueuses que l’amant s’obstinait à chercher entre les plis désirés.

Henri palpait dans un même attouchement la batiste, la valenciennes, la peau nue, et, pendant qu’il pressait dans une convoitise d’avare les monceaux de linge imprégnés de pâte d’amande, pendant que ses sens goulûment ouverts absorbaient les friandises voluptueuses de la vue et de l’odorat, un ronflement trahit la respiration de Raimbaut à travers la cloison, et fit passer une pointe de grotesque dans cette scène.

— Comme il dort ! ne put s’empêcher de remarquer Sabine.

Et pourtant, cette puérilité les tenait une minute en suspens ; ce sommeil trivial d’un mari entrant tout à coup dans leur amour parfumé les gênait sans qu’ils sussent pourquoi. Ce grossier résonnement des fosses nasales jetait sur eux comme un ricanement. Henri sentit chez Sabine le refroidissement de l’épiderme.

— Reste, reste ! suppliait-il. Ne t’en va pas, puisqu’il dort !

Mais maintenant se dessinaient dans cette tendresse des contournements de crainte ; lui, devinait qu’elle avait hâte d’en finir ; que, malgré son apparente insouciance, elle éprouvait un mouvement de terreur indicible.

Il se fâcha. Allait-elle l’aimer de cet amour bête de châtelaine pour un page favori ? de cet amour demi-sel… de cet amour qui n’en est pas un ?…

— De quoi donc te plaindre ? À qui en as-tu ? ajoutait-il. Hier, tu voulais de moi à quatre pas de lui, c’est moi qui restais prudent, maintenant tu souhaiterais m’éloigner. Est-ce que ça va durer, à la fin ?

— Eh ! je ne dis pas cela, murmura-t-elle en accompagnant ses paroles d’un vif haussement d’épaules, par une excellente raison, c’est, que personne n’aurait assez de vertu pour admettre la mienne, et qu’en conséquence, on aura toujours assez d’intelligence pour profiter de mes vices.

Elle éclata de rire nerveusement.

— Appelles-tu vice, à présent, ne pas consentir à vaincre l’amour, l’enthousiasme et les sens ?

Et comme elle se taisait, il s’arrêta l’œil hagard à la contempler, et, dans un effort de douleur, il s’écria :

— Ah ! tu ne me répondrais pas seulement : — Arrangeons tout pour le pire, mais aimons !

— Des reproches ? répliqua-t-elle subitement, avec un revirement de gaminerie imprévu et un avancement de ses lèvres qu’elle lui présentait presque sanglantes tant il les avait mordues.

— Allons, mon maître, je jure de t’aimer au point de m’en créer des remords pour ma vieillesse ; des remords à inspirer l’envie au plus fanatique des chrétiens.

Et de nouveau repris à l’attirance de ces yeux pleins d’insomnie, après ce retour attendri d’un baiser presque chaste qu’elle lui mettait aux paupières comme un aveu recommencé, l’artiste redevenait vite celui qui la maîtrisait une heure avant, et qui ne rêvait que de pénétrer dans le « saint des saints. »

Un croisement de regards… et il voyait qu’on l’autorisait à s’avancer. Alors il s’agissait de détruire la forme ramassée qu’elle affectait sur le fauteuil, en conservant ses genoux appuyés presque contre ses seins. Palpées cinq minutes avant sous les mains d’Henri, les régions qui dans la femme sont le mieux susceptibles de ressentir l’enflammement du mâle répondaient à ses tentatives minutieuses et secrètes par un surchauffement imprévu, par un accès de folie sensuelle qui, maintenant, n’auraient pas pu ne pas vouloir de l’homme. Et, dans l’ébranlement dernier qu’il leur communiquait, il faisait jaillir des reins allumés de Sabine le grand râle hystérique et furieux de la femme moderne, aux flancs de laquelle le mariage actuel semble n’avoir enfermé que la soudaine et irrésistible impulsion du revenez-y de l’adultère.


V


— Et vous êtes sûre, madame, que la transformation s’est opérée à ce point ? Vous croyez à Duvicquet une main dans le sac ?

— Si je le crois… mais c’est-à-dire qu’il a été favorisé par des relations politiques qui eussent empêché les autres de lutter à côté de lui. Vous comprenez qu’il avait les nouvelles deux jours avant nous, et alors il réussissait à acheter en sous-main toutes les valeurs qu’on poussait en baisse à dessein pour les remettre à un taux scandaleux le lendemain.

— Allons ! avouez qu’il y a de l’exagération.

— Non, aucune, je vous le certifie. On prétend même que Duvicquet est le secret possesseur d’une île n’appartenant à aucun État reconnu.

— Est-ce qu’il aurait envie de s’y réfugier ?

— Cela ne supporterait pas l’examen. Je vous donne la nouvelle comme on me l’a apportée ; une absurdité ; les racontars suivent leur train.

— Une chose m’étonne, c’est l’allure bon enfant que prend si naturellement Mme Raimbaut envers son mari.

— Elle a pour lui la reconnaissance que l’on éprouve à l’égard d’un homme que l’on sait prêt à reconnaître et à saluer de cris de joie un enfant qu’il n’a pas fait.

— Vous m’en direz tant, reprit le jeune homme, auquel s’adressait cette réponse. Et, regardant celle dont il était question qui se tenait au bout du salon vêtue d’une robe de velours noir : — Mais Mme Raimbaut n’affiche donc plus maintenant ce mépris du sexe auquel j’appartiens ?

— Notre mépris à l’égard des hommes présents, interrompit d’un air sarcastique l’interlocutrice femelle, démontre suffisamment qu’un autre doit exister, que nous ne méprisons pas.

— Encore très juste.

— Et j’ajouterai que certaines insouciances du moment actuel sont la preuve directe qu’on aimera quelqu’un dans l’avenir.

— Ne serait-il pas logique de répliquer… qu’on aime déjà quelqu’un dans le présent ?

La personne à laquelle on insinuait cette opinion, Jenny Varlon, regarda le jeune homme d’un air qui n’offrait aucune ambiguïté.

— Je ne vous ai rien dit, entendez-vous, monsieur ? je ne vous ai rien dit.

— Eh ! madame, qui prétend que vous m’ayez dit quelque chose ?

— Si cette infamie existe, vous comprenez que je n’en suis pas le publiciste responsable.

— Cette infamie ? quoi, s’agirait-il, pour celui qu’aimerait cette jeune femme, d’un homme…qu’elle… n’aurait pas le droit… d’aimer ?

— Monsieur… monsieur…

— Ah ! remarqua le jeune homme, après un temps, j’ai côtoyé des corruptions dans ma vie ; mais celles-là me semblent toujours roides.

— Mais qui vous prouve que ce que l’on soupçonne soit vrai ?

— Peuh ! je comprends maintenant les événements, le brisement de la carrière artistique d’Henri Duvicquet, sa lutte enragée à la Bourse. Aussi, quand je l’ai questionné, je n’ai pu en obtenir autre chose que ces mots : — « Je vais bien rire quand un huissier quelconque ou l’avoué Blavadis par exemple, me rencontrant, me demandera d’une voix gouailleuse : — Et vous faites toujours de la peinture ? — Je lui répondrai : — Non, je suis banquier. — C’est le Blavadis qui en fera une tête ! J’en piaffe de bonheur. »

— Il est certain qu’à voir Duvicquet manier des liasses de billets de banque, on se demande si une maison ne va pas vous tomber sur la tête. Il y eut un silence. Celle qui avait suggéré le précédent entretien se moucha avec affectation et regarda autour d’elle.

Certaines obscurités planaient au sujet de cette femme. Veuve d’un homme de lettres médiocre, elle feignait de ressentir pour les livres de son mari un culte qu’on respectait, parce qu’il relevait d’un sentiment légitime ; mais la fine mouche jouait de son ancien amour conjugal afin de prendre certains honnêtes gens ; elle couvrait de son affection pour le défunt les choses malpropres qui se passaient chez elle. De ses habitués, deux surtout étaient mis en relief par elle : deux jeunes gens qu’elle nommait ses « bébés » on ne comprenait pas au juste pourquoi. L’un des deux, M. Tuchard, étudiant en médecine, conservait la réputation d’un galant homme fourvoyé chez une drôlesse. Le second, M. Senelle, secrétaire d’une Société d’agronomie, appartenait à la police secrète, et fréquentait la Varlon parce qu’il possédait le moyen de s’en servir en la forçant à manœuvrer souterrainement. Du reste, les relations de Mme Varlon avec certains fonctionnaires de la sûreté s’accentuaient chaque jour. Dans une affaire assez connue, où un député, nommé Roudier, se trouvait avoir été poursuivi pour outrage à la pudeur, la femme de ce député, ancienne pensionnée de l’impératrice, tentait tout pour faire luire au jour l’innocence de son mari. Mme Varlon lui ayant été désignée comme un instrument dont on jouerait facilement, Mme Roudier parvenait, grâce à son intermédiaire, à ce que l’on révisât le jugement qui n’acquittait son mari que faute de preuves, et à lancer la justice à la piste du véritable coupable.

Telles étaient les réflexions qui montaient au cerveau d’Octave Rémy en regardant son étrange interlocutrice.

En cet instant, de retentissants éclats de rire saluaient une péroraison à propos du divorce ; on entendait la voix de Mme Raimbaut.

— Ah ! si au lieu d’être à la Chambre vous étiez au théâtre, avec un rien d’ampleur tragique dans la voix, un élargissement du geste, quel succès vous auriez pour votre portrait de l’honnête homme trompé par une indigne — Ça prend toujours une salle, ces choses-là. — Et, quand on pense qu’aucune voix un peu ferme, un peu virile, ne vous ripostera : — Vous parlez de l’honnête homme trompé ! mais sachez donc, brutes que vous êtes, que l’homme trompé est destiné à l’être. La société, logique en cela comme en autre chose, répond à ses doléances : — Et après ? Parce qu’il a plu à un rural de quitter son carré de choux et son pied de laitue, à un négociant le rond de caoutchouc où il s’assied pour courir à la grand’ville épouser une coquette, s’agira-t-il que la société soit sa complice et se constitue son auxiliaire afin de conserver sa femme ? Était-ce à nous de veiller, de rendre ce monsieur sociable, éducable, fashionable et acceptable à sa conjointe ? Parce que, je le répète, il voulait qu’elle restât fidèle, s’ensuit-il qu’on l’aura voulu à la même heure ? C’est trop d’outrecuidance à la fin. Non, à ceux d’entre vous auxquels incombe le malheur qui amène deux époux à occuper les bancs de la correctionnelle, l’opinion publique n’a malheureusement qu’un seul vocable : — « Tant pis pour lui, fallait pas qu’y aille… »

— Oh ! interrompit le député…

— Elle a raison, dit lentement Raimbaut d’un air satisfait, en cessant la patience qu’il était en train de combiner. Celui qui n’a pas su garder sa femme n’a que ce qu’il mérite. Voilà mon opinion, à moi.

Et il regarda les assistants d’un air placide qui jeta un léger froid dans le salon ; après, il continua tranquillement à aligner ses cartes.

— Mais, madame, reprit le député, vous devez être pour le divorce, cependant ?

— Est-ce que je le sais, pour quoi je suis ! reprit-elle en haussant les épaules. Le savez-vous vous-même ? Le divorce ! mais, bon Dieu, qu’on se hâte donc de le voter aujourd’hui ; vous verrez si, au bout de deux mois, on se souvient qu’il existe. La République manque de femmes, assure-t-on ? c’est une manière comme une autre de les ramener sur le tapis que de s’occuper du divorce. Vous les mettez à la porte du Parlement ? mais vous trouvez moyen de les y faire rentrer d’une façon détournée en agitant les grelots des procédés coupables dont les femmes se croient à chaque minute martyres. Oh ! votre moyen est ingénieux pour les conquérir, les amener à trouver excellent un gouvernement comme le vôtre. Vous leur montrerez qu’elles sont victimes depuis le ventre de leur mère. Quelques-unes ne s’en doutaient pas, mais comme elles seront bien aises de l’apprendre ! de quels cris de joie elles salueront cette révélation ! — car, enfin, se croire heureuse, et découvrir subitement qu’on est à cent lieues de ce que l’on supposait, quel réveil, messeigneurs !

— Neuf de pique, sept de pique, dix de pique. Que de piques ! murmurait la voix distraite de Raimbaut.

— Mais voilà qu’un beau matin la République dit à la phâme : « Infortunée, l’heure est sonnée de secouer un joug détestable, et au lieu de tromper secrètement ton mari, la société se charge de te donner de nombreuses garanties pour cela. Maintenant tu n’auras pas besoin de payer des domestiques véreux, des fiacres mal rembourrés, d’avoir un sommeil coupé de remords : tu vas pouvoir, ô la plus douce et la plus martyrisée des femelles, tu vas pouvoir te payer de l’adultère à ciel ouvert ; ton mari lui-même n’aura qu’à filer droit et à céder sa place à l’ami de ton choix. » — Ainsi interpellée, savez-vous ce que répond la femme ? — « Minute, mes enfants ; vous voulez me bannir les remords ? mais ça constitue la meilleure partie de mon amour ; m’ôter les secrètes terreurs par lesquelles je mouille quinze chemises dans une journée ? mais mes terreurs c’est encore un peu de ma passion ; il me les faut. Sans transes, sans remords, sans danger à courir pour celui que j’aime, quel charme y a-t-il à l’aimer ? Si je ne joue pas ma vie, quel plaisir lui reste-t-il à m’offrir ? Si je ne tremble pas un peu dans ses bras, quelle volupté sera la mienne ? Et si en jouant ma réputation, je ne joue pas ma tête, ma vie, tout ce que je puis être, quel don de moi-même ai-je accompli, quelle élévation, quel vague héroïsme ai-je mêlés à la faute qu’aucune grandeur ne précède alors pour la faire excuser ou pardonner ? »

Il y eut un moment de stupeur.

— Dieu de Dieu, continuait Raimbaut, voilà le valet de cœur que je ne peux pas contraindre à reparaître dans mon jeu ; je lui montre pourtant un visage souriant ; le drôle s’obstine à se fourrer je ne sais où.

Sabine reprit d’un ton moins tranchant :

— Si vous nous ôtez nos chances de périls, et si, en entrant chaque soir dans nos lits, nous avons le privilège, grâce au divorce, de reconquérir à l’heure précise notre libre arbitre, vous nous amoindrissez, messieurs, en croyant nous préserver de la surprise des sens ; et, partant, vous ôtez à nos liaisons illicites, à nos affreuses amours — comme vous les appelez — le délire, l’entraînement que les conditions du mariage actuel leur conservent quand même. Du moment où rien d’irréfléchi, où aucun emportement ne nous est suggéré par l’obstacle, la passion perd de son vol, puisqu’elle cesse d’être maîtrisée, l’existence ses secousses, le ciel son orage, l’esprit ses tourments, le cœur son exaltation… Non, non… quoi que vous puissiez inventer et exprimer, quel est celui d’entre vous qui ne préfère, aux douceurs béates de l’alcôve, la crise d’une heure qui nous jette tout effarouchées en vos bras ? et que nous direz-vous quand vous n’aurez pas nos larmes à tarir, nos craintes à apaiser, votre tendresse, votre tendresse immense, à substituer à la place de l’honneur, de la foi conjugale que nous trahissons pour vous dans une seule minute d’irréflexion bienheureuse ?

— Sabine, fit à voix basse Duvicquet en s’approchant, prends garde…

Mais un accent de triomphe couvrit sa voix, un cri de victoire poussé par une poitrine subitement allégée d’un poids énorme :

M. Raimbaut venait enfin de rentrer en possession du valet de cœur.


VI


L’étonnement jeté par la sortie de Sabine se traduisait de différentes façons.

— Elle a du torrentueux, murmurait le député, en tâchant de ressaisir le fil de ses idées qu’elle avait brouillé sans merci.

— Voilà une femme qui ne tape pas dans la tartine de l’idéal, au moins, s’écria le journaliste qui causait un instant auparavant avec Jenny Varlon.

— C’est jeune, ça a du cœur, ça entend sonner midi, répliqua un médecin ; mais la femme est une hystérique, pas autre chose. Les grandes tirades, pour elle, sont l’exutoire de l’hystérie ; c’est sous l’influence de cette maladie-là qu’elle se passionne pour la politique, la peinture ou les lettres ; c’est elle qui la rend créatrice ; c’est l’hystérie qui constitue le bas-bleu ou la grande actrice. Dans les hautes classes sociales, l’hystérie régente les cerveaux féminins ; fouillez bien l’organisme animal, vous n’y trouverez pas autre chose. Au siècle dernier, on appelait cela : des vapeurs ; aujourd’hui qu’un chat est un chat, l’hystérie…

— Un grand mot, interrompit Mme Raimbaut par-dessus l’épaule du causeur, un grand mot que vous devez sortir souvent, docteur, pour amener les hommes à faire déshabiller leurs femmes devant vous. S’agit-il d’une maladie dont le sens vous échappe, vite vous recourez à votre vocable favori — Votre femme est hystérique, monsieur, il est nécessaire que je la visite. — Il y a bien un peu de grimaces de la part de l’interpellé, mais un médecin n’est pas un homme, assure-t-on. Là-dessus on entoure, on presse, et, au besoin, on ordonne à la jeune femme de subir l’épreuve ; on prend sa douce voix, on siffle de jolis airs. Le mari s’en mêle : — « Je ne te quitterai pas, ma chère ; que crains-tu ? Ne serai-je pas à tes côtés ? » — Il faut céder. Le médecin ausculte, pose sa tête ici et… encore ici, et en face de l’auguste imbécillité du mari, va jusqu’à introduire ses mains… là où un misérable prêtre sera condamné pour avoir… mis autre chose.

— Madame, se récria le docteur en lui baisant ses ongles roses, je vous assure que…

— Que vous mourez d’envie de me trouver hystérique. Mon Dieu, ne vous gênez pas, allez-y.

Et elle pirouetta sur ses talons, dans une direction opposée.

— Quand je vous le disais, poursuivit imperturbablement le docteur, la femme est une nerveuse et une attristée. Elle s’ennuie du présent, du mari qu’elle n’a pas, de l’inconnu qu’elle rêve, du canevas où elle plante son aiguille, des confidences qu’elle reçoit et des confidences qu’elle ne peut pas rendre. Celle qui est dévote change de confesseur ; celle qui ne l’est pas change d’inclination, et ce qu’elle aimera en dernier sera toujours ce qu’elle aimera le mieux…

Le médecin continua à voix basse et le groupe se resserra autour de lui.

— Malheur ! songeait Sabine en arpentant le salon. Si ce n’était pour la revanche comme je balaierais ces gens-là, qui viennent boire mon vin et manger mes truffes, pour le plaisir de tâter le cocuage de mon mari et de m’insulter à mots couverts… Une hystérique, parce que je respirerai un peu sensuellement l’odeur d’une fleur, parce que je parfumerai mon corps, parce que j’aurai plaisir au roman nouveau, parce que mes mouvements prendront sans que j’y pense le rythme d’une strophe que je serai en train de me réciter tout bas, parce que je lancerai mes sens à grande volée dans la vie ? Mais à ce compte-là, Mozart, Corrège, Dante, Lamartine ou Musset ont été de profonds névrosiaques, et tout ce qui rimera des ballades à la lune, et soupirera la romance à madame, n’aura planté et arrosé que les plates-bandes de l’hystérie…

— N’est-ce pas ? fit une voix à ses côtés. Je suis absolument de votre avis, madame.

Elle se retourna surprise et aperçut le jeune journaliste Octave Rémy.

— Que voulez-vous dire, avec votre « n’est-ce pas » ? Je n’ai point pensé haut.

— Non, mais si j’avais suivi votre pensée, en moi-même ?

— Alors, la conclusion serait, monsieur ?…

— Que les hommes ont inventé la maladie, mais qu’ils demandent à la guérir, madame, c’est un peu leur droit.

C’était la première fois qu’on osait lui insinuer un semblant de proposition en face. Or, persuadé que Sabine était la fille naturelle de Duvicquet et que cette liaison formait un monstrueux inceste, le jeune publiciste n’hésitait plus, se reconnaissant autant de droits qu’un autre à ce friand morceau.

— Vrai Dieu, reprit-elle en le regardant en face, je crois, en effet, que vous seriez disposé à me prendre à qui m’a, en cet instant, sachant que celui-là n’est pas mon mari.

Il recula, effrayé de l’audace d’un tel aveu.

— Madame, de grâce… M. Raimbaut n’est pas loin…

— Et quand il serait près ? J’ai certes le droit de répondre que celui auquel vous prétendez vous substituer m’aura, parce qu’il m’a toujours eue, parce que la fièvre qu’il a allumée dans mon sang y brûle depuis mon enfance. Seulement, je le répète, comme ce n’est pas à mon mari que j’appartiens, vous vous dites que vous pouvez me cogner l’épaule et me faire signe. Mon Dieu, oui, l’un des chaînons de la légalité est déjà descellé ; alors vous pensez : — C’est une déclassée, puisqu’elle aime ; je pourrais peut-être hésiter à m’en emparer dans le lit conjugal, mais autant moi qu’un autre, puisqu’elle n’y couche pas. — Hein ! c’est bien votre raisonnement ?…

Et, comme le journaliste, stupéfait, ne savait quelle contenance tenir, elle ajouta d’un ton assez doux :

— Ainsi, devant celle qui s’avancera dans l’enlacement d’un froid hymen, vous passerez grave, courbant l’échine, vous répétant qu’elle ne saurait appartenir à personne. Et vous qui proposez l’amour, vous lui empruntez cependant à cet amour des stigmates pour marquer la femme que vous convoitez, lui donnant à entendre : — Tu aimes ? donc, j’ai le droit de guetter la première vacance de ton cœur, le premier assoiffement de tes sens. — Tu aimes ? donc, tu es prédestinée à appartenir à tous, et, puisque tu as livré ta chair une fois, tu légitimes la suprême insulte de te demander l’instant et l’heure où tu nous la livreras encore… — Nous nous comprenons, n’est-ce pas, Monsieur ?

Avant que Rémy ait pu proférer une parole, ébaucher un geste, une voix coula vers eux, une voix grasseyante, celle de M. Raimbaut qui répondait à la marquise de Mansoury :

— Parbleu ! d’autres à ma place se mettraient martel en tête ; moi, je me dis : C’est la fille naturelle de ce brave Duvicquet ; quoi d’étonnant à ce qu’il jouisse autant que possible de sa présence ? Y a-t-il du mal à cela ? je vous le demande, y a-t-il du mal ?

Il y eut entre Mme Raimbaut et son interlocuteur un de ces silences où l’on entendait les battements du cœur.

Sabine chancela, porta la main à son front ; des sons rauques se pressaient dans sa gorge.

— Sa fille ! répéta-t-elle en regardant Octave Rémi aussi bouleversé qu’elle. Sa fille !

Il voulut la saisir, la soutenir, l’entraîner. Mais elle, nouant rageusement ses poings derrière son dos, et faisant un pas vers le jeune homme, ajouta, les dents serrées :

— Eh bien, oui, je l’aime ! entendez-vous ? je l’aime !


VII


Par un revirement assez compréhensible, Mme Raimbaut accomplissait cette nuit-là un retour vers son enfance, cherchant à s’expliquer le rôle de Renée dans sa vie.

Elle se rappelait cette tendresse résistante, qui éclatait pour elle dans une maladie qu’elle avait eue encore enfant, et dans laquelle Mme de Sérigny luttait d’une façon que le docteur déclarait être la réduction du fameux problème électro-magnétique dans la guérison de certaines souffrances. Renée décomposait l’incendie qui embrasait les méninges ; elle établissait un courant fluidique parti d’elle et allant à Sabine qui opposait sa ténacité aux engouements nerveux déchaînés. Vers le vingt-et-unième jour, la fièvre entrait dans une période descendante. Sous la lourdeur des paupières la perception des objets commençait à hanter l’entendement, les nuances zézayaient dans la chambre aux volets clos, tandis que les pensées revenaient légères, insistantes, piquer des feux dans l’atonie qui embrumait le cerveau de ses vapeurs. Soudain elles lançaient leur coup de clarté comme une rampe de théâtre, et Sabine roulait d’un seul jet dans la convalescence avec la même facilité que dans la fièvre. Aussi, quelques heures après cette reprise de ses facultés, elle demandait gaiement à Renée : — Existe-t-il, par hasard, dans la grammaire un prétérit à l’usage des trépassés qui ont à parler d’eux ?

Ce n’était plus la petite Sabine, mais une grande et frêle jeune fille laissant percer le bout du ressort d’acier de son organisation ; maintenant les phalanges de ses doigts vous broyaient la main en vous la serrant résolûment, et, lorsqu’elle entreprit le tour du jardin, appuyée au bras de cette vaillante amie, un nœud indissoluble les enchaînait l’une et l’autre.

Mme de Sérigny se retrouvait vraiment mère, en proie à des cramponnements d’entrailles près de cette enfant qui lui devait de vivre à nouveau. Il lui semblait que sa fille adoptive lui tenait par des liens charnels.

— Que je te regarde encore, mon beau « moi » ! disait-elle en l’embrassant, heureuse et toute fière.

Elle lui parlait avec une intonation passionnelle qui mettait une suavité dans les coins rudes de sa voix vibrante comme une pièce de bronze, où le mot n’atteignait que rarement la modulation ; cette voix blessait alors aussi souvent qu’elle avait sensualisé la vie organique de ceux qui l’écoutaient, et maintenant son accent retrouvait la longueur des phrases d’amour pour s’étendre comme une caresse qui va s’allongeant jusqu’aux lèvres.

L’enfant se pressait contre le sein de cette femme, aux yeux sauvagement doux, à la peau parfumée, qu’elle n’avait pas vue depuis les dernières vacances, mais dont le langage arrivait toujours droit à elle. La jeune fille et la femme d’un âge mûr se parlaient en sourdine, comme si on eût senti des pleurs sous le baiser donné.

Mme de Sérigny subissait elle-même inconsciemment la chaleur engourdissante de ces deux bras minces qui l’enlaçaient timidement d’abord, et qui, ensuite, se rivaient derrière son cou, pendant que la tête chaude de sa petite amie reposait sur son épaule. Renée, enfoncée dans son grand fauteuil, les pieds au milieu des cendres, la gardait blottie frileusement entre ses genoux. Sabine ne délogeait guère de cette position favorite. Renée massait de ses doigts fins ce corps frêle qui éprouvait le besoin des câlineries et qui traversait la période où les enfants souffrants se pressent indolemment dans les bras de ceux qui les aiment. Et de ses yeux de jouisseuse triste, Renée la couvait en silence, aimant dans la plénitude de ses forces ce qu’elle regardait comme devant atteindre un jour l’expression du vice frêle, élégant, nerveux.

Il fut donc facile à Mme de Sérigny de reconnaître que sa pupille possédait ce tempérament dont on meurt vite quand on ne réussit pas à dompter les milieux dans lesquels il existe ; heureusement, Sabine était en état de se mesurer à l’envie. Sûre de l’appui de Renée, elle se disait que le moindre levier serait suffisant pour écraser ces parvenus, que son tuteur bafouait devant elle. L’ambition d’être « quelqu’un » lui sautait à la gorge ; elle éprouvait vaguement ce besoin des natures viriles de s’incuber dans une action, de mener jusqu’au bout une œuvre, d’imposer son autorité sur un groupe de gens. Quand Renée la reconduisit à Paris, la transformation opérée abasourdit jusqu’à Duvicquet ; lorsque Mme de Sérigny quitta celle qu’elle appelait maintenant sa petite ambitieuse, Sabine, en pleine aspiration d’avenir, se rivait à un travail opiniâtre, décidée à acquérir une force intellectuelle ou artistique dont le triomphe assurerait pour elle la certitude des représailles et la meilleure à infliger. Quel avait donc été le dessein de Renée en dérobant à Henri une partie de la vérité ?

Je ne sais à quelles lois sont soumises ces aspirations horribles qui vous lappent le sang ; mais ce qui est marqué du monstrueux brave l’insuffisance du jugement des hommes. Enfant, Sabine le ressentait déjà, et l’on a beau vouloir cacher la dépravation des sens, tôt ou tard elle fait irruption. Que l’inceste qui a pris naissance dans notre sang se nourrisse de sa dépravation même, qu’il en creuse l’horreur et qu’il s’en envenime jusqu’à extinction, c’est fort possible ; mais qu’il soit contraire à l’humaine nature, c’est ce que je nie, puisqu’elle l’accepte dans ses moindres déductions. La preuve c’est qu’à la limite extrême du paroxysme où Mme Raimbaut s’imaginait être la proie d’un affreux amour, elle ne songea point à se sauver de sa maison. Quelques heures après, elle se voyait détrompée par Duvicquet qui lui expliquait que Renée, redoutant probablement la crise violente où son amour la jetterait, avait laissé la croyance de sa paternité subsister en lui, sans vouloir dévoiler la vérité à Raimbaut. Quant à la bizarrerie de cette façon d’agir, il n’en fallait point demander la justification à Mme de Sérigny : si elle s’était ainsi comportée, c’est que tel avait été son bon plaisir.

— Tu sais bien, ajouta Henri, qu’avec elle on ne creuse pas très avant sans se heurter à la barre d’acier de sa volonté. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en me forçant à croire que tu étais ma fille, Renée releva mon courage éteint, ou plutôt, ma foi dans ma carrière. Elle réunit sur ta tête mes adorations ardentes, exclusives, et elle ne me détrompa qu’au moment où je me figurais être criminel, en t’aimant d’un amour que je supposais atroce.

Chose singulière, cette nuit-là, Sabine s’obstina malgré l’évidence à se persuader qu’un cachet monstrueux marquait ses fantaisies délirantes. Pendant que Duvicquet cherchait à dépouiller leur liaison de son caractère antiphysique, elle s’efforçait d’en prolonger l’illusion en son cerveau. Elle voulait l’aimer dans le détraquement de ses sens bouleversés, et ne cessait de lui répéter :

— Que m’importe, au bout du compte, si tu es mon père ? Toute idée publique, toute convention reçue est une sottise, car elle a été acceptée du plus grand nombre.

Du reste, la pensée qu’elle devait être à l’heure présente la hantise, l’obsession des petites cervelles des bourgeoises la remplissait d’une joie immense. Mme Raimbaut voyait presque ces pécores baver de rage en prononçant son nom ; et comme, depuis quelques jours, Duvicquet lui avouait qu’il soupçonnait véhémentement Jenny Varlon et la marquise de Mansoury d’être des policières, sa joie ne connut aucune borne en songeant que ces drôlesses rapportaient sans doute aux magistrats, qui se servaient d’elles en guise d’agents provocateurs, le cas que l’on faisait chez Duvicquet de leur crapuleuse personne. — « Certaine canaille inamovible, le président Brioux de Bazanville, songeait Sabine, doit salir ses draps de fureur en apprenant que nous acquérons chaque jour les espèces sonnantes avec lesquelles on parvient à fonder un journal pour aider à démasquer ses pareils. »

Elle entendait joyeusement retentir les coups de gueule de la citoyenne Roudier, « la dame à un ministre nouveau ; » ceux de la bête du Gévaudan, de la femme Barras, et tant d’autres, et elle se répétait :

— Maintenant qu’ils me croient aimant d’un amour anti-naturel, vont-ils s’exercer, vont-ils s’aplatir devant le procureur de la République pour qu’il lance ses limiers après nous, et nous suscite maints obstacles !

Mais le lendemain, elle se levait préoccupée, la parole saccadée, le geste hâtif.

— Tant que les vitres ne sont pas cassées, finit-elle par dire à Duvicquet, on regarde à travers dans une maison ; quand elles le sont, le monde crée entre deux amants l’indissoluble, en acceptant cette liaison. Seulement, le jour où ce qu’il nomme l’amour a cessé de remplir leur existence, il qualifie ce même amour de crime. Or, ce jour où je serai moins pour toi, ce moins-là, Henri, équivaudra à n’être plus, et que me restera-t-il ? à jeter mon bonnet par-dessus les moulins.

— En sommes-nous-là, Sabine !

— Non, mais avoue qu’en perdant de sa criminalité, notre liaison perd de sa puissance ? — Que veux-tu ? Je suis une de ces natures violentes ayant toujours besoin d’une exaltation pour se défendre de la satiété. Quand une me fait défaut, j’en rêve une autre qui s’accentue davantage.

Elle le regarda et continua presque entre ses dents :

— Et moi, moi qui me croyais redevable envers toi des instincts perversifs qui s’y trouvaient… Moi qui croyais avoir pris dans ton flanc un peu de la fange que mon sang roule… Ah ! c’est trop bête de l’avoir supposé, et maintenant qu’il manque à notre soi-disant inceste son degré de criminalité…

— Tu ne le reconnais point assez fort pour enfoncer les portes ? allons, avoue-le pendant que tu y es ?

— Eh ! pourquoi discuter ? on accepte une passion en raison de ses proportions, de son énormité, de la chute prodigieuse dans laquelle, à tort ou à raison on supposait les victimes entraînées, parce que cette même énormité de chute en expliquait précisément le vertige. Mais là où, au contraire, il ne reste que la distance du saut d’un lit à un autre lit… la grandeur de la faute diminue et, partant de là, l’immensité de tendresse ou de folie qui en détermina l’action… — Allons, je déraisonne ; je t’aime, embrasse-moi.

Elle n’acheva pas, se montrant, du reste, comme ses pareilles, qui s’imaginent ne pas aimer si elles ne le font sous la cuisson d’un remords.

— Ah ! s’écria-t-il, pris de colère, tu te trompes si tu ne te reconnais pas quand même de mon sang. N’ai-je pas fait passer dans ton être moral et physique la quintessence de ce que je suis ? Je peux certes signer mon œuvre, je t’en réponds ; tout le jus de mes haines, de mes fureurs n’est-il pas exprimé dans tes veines ? Allons donc ! tu es nettement, qu’on le veuille ou non, le produit moitié boue et moitié fiel que je suis moi-même… N’ai-je pas tout trahi pour t’aimer, tout vendu pour t’acheter ?… Va… si tu cesses d’être ce que tu es, je répliquerai : — Qui t’a volé à moi, cruelle enfant ?…

— Eh bien, non ! eh bien, non ! s’écria-t-elle, en se jetant à ses genoux… pardonne-moi d’avoir abaissé l’amour comme je l’ai abaissé, la seule chose qui reste aux femmes qui ne croient pas… Oui, je m’étais figuré qu’on aimait mieux, choyé par le luxe et caressé par l’envie… Et tu tentes l’impossible pour me convaincre que ma dépravation est ton œuvre, alors que je ne suis qu’une aberration dans ta vie… Ô mon amant !… mon pauvre cher amour !… reprends ton existence passée ; l’argent n’aura rien sali dans ton âme d’artiste, et ton contact de feu aura brûlé mes mauvais germes…

— Ah ! murmura-t-il, j’ai raison de le dire ; tu n’es convertie à rien, tu m’échappes, voilà le vrai… Rends-moi ma Sabine, mon ange sophiste, mon démon inspirateur…

— Rends-moi plutôt, répliqua-t-elle, rends-moi ta droiture, ta conscience un instant faussée ; tu avais raison, les dieux se vengent quand on déserte leur autel, mais il n’y a eu d’autre entraîneur que ma volonté et il me plaît de te rendre à eux. Le pire pour moi, je le sens, c’est de te voir rebrousser chemin ; c’est de te savoir bafouant ton passé ; ce n’est pas la première chose que je t’oblige à profaner, hélas ! je le sais. — Mais, mon pauvre Henri, j’ai besoin de croire que tu ne t’es pas abaissé jusqu’aux bourgeois. J’ai besoin de te retrouver ce que tu étais avant notre apostasie… Mon amour t’a perdu, mais le tien a repétri en moi une autre femme ; tu as de la fange de coulissier aux doigts… essuie-les pour me caresser.

— Ah çà, mais tu as des mots de théâtre ; dans quel pot d’idéal as-tu beurré ta tartine ? Est-ce que tu vas me la faire à l’ange ?… Brrr, j’en ai froid dans les omoplates. Laisse donc tes tirades aux femmes grasses, au moins pour ce soir.

Il l’attira violemment à lui, puis, la repoussant une minute pour la mieux fixer :

— Il est trop tard, Sabine, reprit-il enfin d’une voix sourde ; on n’accomplit jamais impunément ce que j’ai accompli ; si je désertais maintenant je ruinerais ceux qui m’ont confié leurs fonds, qui attendent de moi ce que j’ai promis. Ne discutons pas les faits, qu’ils restent ce qu’ils sont… Qui sait si, bientôt… ? Mais non, c’est stupide.

Il n’acheva pas, elle le regarda émue d’une vague épouvante.

— Que veux-tu m’avouer, mon Dieu ?

— Rien… peu de chose. J’ai essuyé des pertes assez… considérables, et si un coup de Bourse ne me… rendait pas ce que j’ai perdu…

— Achève, je t’en supplie.

— Je serais… balayé ; mais… au bout du compte, mes terreurs sont puériles, je ne crains nullement ; ne tremble donc pas, enfant que tu es.

— Ainsi la soirée d’avant-d’hier…

— Était destinée à rassurer certaines gens ; mon Dieu, oui ; on est obligé à ces choses-là dans mon… dans notre métier.

Et, changeant brusquement de ton :

— Nous avons eu tort, je le suppose, de brusquer la Varlon et la marquise. Comme policières, attachées à un ou deux salons politiques, elles pouvaient me donner des nouvelles qui m’eussent permis d’établir des bases d’opérations pour cette semaine.

Il aurait parlé longtemps sans interruption ; elle demeurait écrasée, les membres inertes, les yeux vides, sans vibration comme une chose brisée.

Il n’y avait jamais grand mal à se donner pour déshabiller Mme Raimbaut, qui conservait la louable habitude de vivre chez elle dans le costume peu dispendieux d’une déesse qui a souci des traditions ; aussi le peintre arriva-t-il assez promptement à ses côtés dans un état qui n’excluait pas la décence, mais qui ne faisait pas de cette qualité absolument moderne une condition irréfragable de la vie, vu qu’elle n’aurait pas été de mise en pareille situation.

— Eh bien, quoi ? dit-elle en le repoussant légèrement, lorsqu’il se coula près d’elle.

Ce « eh bien, quoi ? » offrait un caractère assez hypocrite, attendu que Sabine savait parfaitement ce que réclamait son tuteur, mais lui, affectant de croire au sérieux de sa question :

— Je te dirai « quoi », répliqua-t-il, quand tu m’auras laissé reprendre la position décrite si éloquemment par Salomon dans le Cantique des cantiques : « La droite de mon bien-aimé est passée sous ma tête, et l’autre… »

Il ne jugea pas nécessaire de continuer, ayant trouvé le moyen d’achever la description autrement qu’en paroles.

Il est probable que ce procédé représentait la meilleure partie de ceux qui lui réussissaient en maints cas d’angoisses semblables ; car elle oublia ses inquiétudes, et s’abandonna. Alors ils recommencèrent à s’incorporer la chaleur, le mordant cruel des liaisons perverses dont le vertige chauffait la chair anémique de la jeune femme. Le lit, les objets, participaient à l’ensorcellement ; une nouvelle intensité d’appétit ouvrait chez elle les désirs hésitants, et la précipitait impérieuse vers le but final. Entre les draperies du lit, qui se tendaient autour de Sabine ainsi que les rideaux d’un temple, elle demeurait étendue, et la teinte rose de l’étoffe, un peu pâlie à l’usage, l’enveloppait de sa nuance flétrie en évoquant déjà à la pensée les traces délicates d’un amour délicieusement fané.

Ces draps sur lesquels pesait l’immobilité de son corps gardaient le pli de l’ivresse éprouvée, de l’odeur latente du baiser. Leurs membres s’y étaient coulés, leur peau y avait senti la caresse de la batiste parfumée ; leurs reins y avaient roulé, enlacés l’un à l’autre, flambants, enragés, incendiant la place où le sommeil les surprenait, et il suffisait à Sabine de s’y recoucher pour éprouver d’abord un flux de tempête sous la peau, et le pourlèchement des anciennes caresses qui lui ressaisissait l’épiderme à travers la fraîcheur du linge. Certains jeux de passion échappent au jugement des hommes, et les voluptés spasmodiques qui atteignaient Mme Raimbaut en ses plus froides régions étaient de celles qui effaçaient les transes des mauvais pronostics par la force de la jouissance active des embrassements nouveaux. Mais dans cet enlacement de deux corps l’un contre l’autre, et qui s’achevait avec ce coup de dent donné brutalement à la matière, il se révélait surtout, en une minute de chaudes délices, la conviction de l’âpre et souveraine jouissance d’une loi sociale détruite ou violée.

Lorsqu’arrivait le léger évanouissement du cerveau qui succède à une crise, les objets qui les entouraient paraissaient quitter la position qu’ils occupaient et répondre aux yeux en offrant un doux froissement de contact. C’est un phénomène qui se produit souvent dans cet état de l’esprit, qui n’est pas le sommeil et n’est pas encore le réveil. Les couleurs des choses extérieures semblent glisser sur nous et tantôt se foncent ou s’allègent à nos regards ; on croirait que les pensées s’évadent du front, et c’est là le singulier état qui s’emparait d’eux à travers les imperceptibles lueurs des persiennes fermées, quelques minutes après l’action précédente, tandis que la paupière encore lourde battait dans le rêve. — Que de cravates de jeunes premiers on aurait coupées dans ce rose de l’alcôve ! Quels nuages on eût édifiés avec ce bleu de mousseline ! Que de vestons coquets tenaient dans l’étoffe gris d’argent ! Que de capuchons, mystérieux protecteurs, dans ce noir velours de la portière ! Que de coussins légers pour supporter la tête d’une amoureuse on pouvait tailler dans l’étoffe en brocatelle ! Que de ruisseaux doucement jaseurs se nuançaient à l’imagination dans le vert tendre des doublures de satin ! Ainsi, au choc des tons, répondaient le jasement des idées, le soubresaut des appétits ; et, dans ce même instant, où ils se trouvaient encore une fois, là, chez eux, protégés par l’ombre des fenêtres enjuponnées d’étoffe, sous lesquelles passait le tout Paris, pendant qu’elle regardait l’épanouissement des grosses palmes rouges du tapis, Sabine croyait en ressentir un éclaboussement de pourpre qui lui chatouillait le cœur ; et elle se plaisait à imaginer, cette chercheuse, cette inventrice, que c’était comme si quelque bête énorme, quelque bête fantastique comme on en procréait dans l’antiquité, avait été assommée d’un coup par le héros, son amant, qui sommeillait à ses côtés, et que, de ce sang répandu, était sortie une jonchée de fleurs…


VIII


Cette nuit-là M. Raimbaut avait entendu des pas dans la chambre de Duvicquet ; ému d’un pressentiment vague, il songeait :

— Est-ce que cette marquise de Mansoury m’aurait écrit la vérité ? Est-ce que je suis une dupe ? — Quelle bêtise ! Ce n’est pas Duvicquet qui lui plairait, et quand elle cause avec lui à des heures pareilles, ce n’est assurément pas d’amour.

Ce qu’il ne s’avouait pas, c’est qu’un désir éperdu de posséder Sabine le gagnait à son tour. Ses reins hennissaient vers elle. Il la cherchait dans le vide des draps. Non, elle se refusait depuis trop longtemps. Elle inventait sans cesse de nouveaux prétextes pour ne point lui céder. Il fallait que cela finît ; une anxiété indéfinie pesait lourde en son cerveau. Il se leva. Une oppression singulière le saisit. Il lui semblait que si sa femme était entrée, lui si grave, si peu démonstratif, il l’aurait follement serrée dans ses bras. Décidé à brusquer la situation, il prit à la hâte son pantalon, endossa un veston de laine et sortit de chez lui. Sans doute quelque chose avait conduit Sabine dans l’appartement de son tuteur ; car, à n’en pas douter, elle s’y trouvait.

Comme il se coulait dans le corridor, en évitant de faire du bruit, la lumière qui jaillissait par la fente que laissait la porte d’Henri lui donna l’idée de regarder à travers la serrure. Toute secouée de passion, sa femme se montrait, demi-renversée sur une chaise-longue, son peignoir ouvert au milieu, et sa chemise de batiste rejetée en dehors du vêtement. Il ne voyait le séducteur que de dos ; mais son attitude n’offrait aucune équivoque. Elle, les yeux noyés dans la dilatation d’un fluide qui les brillantait encore, regardait Henri avec une fébrilité de tendresse immense ; et leurs visages se rapprochaient.

Raimbaut restait là cloué par la pointe de flamme de cette passion qui, pour lui, sortait de terre et lui apparaissait tellement souveraine qu’aucun mot ne desserrait ses lèvres.

— Je t’aime ! oh ! je t’aime répétait Sabine.

Oui c’était elle, c’était bien elle allant au-devant du tâtonnement des mains de son tuteur, pendant que l’ombre voluptueuse de la pièce s’accentuait ; et cette caresse ardente dont il l’enveloppait semblait s’allonger jusqu’à lui, Raimbaut. Un curieux besoin de voir la fin collait son œil à cette serrure. Au milieu de leur étreinte une vibration de paroles jaillit subitement :

— Je voudrais toujours être ainsi, murmurait Mme Raimbaut… Mais, demain, demain, que sera-ce ? que deviendrons-nous ?

Et le baiser recommençait. Et Raimbaut, frissonnant devant ce spectacle, entrait sans s’en douter dans ce flot de vie puissante, désirant que sa femme l’enlaçât ainsi, ayant les sens baignés dans cette tendresse. Mais, à un nouveau son de la voix délirante qui appelait l’amant, il eut une révolte :

— Oh ! balbutia-t-il, la gorge serrée, les extrémités rigides, la misérable !…

Et il prenait son élan pour enfoncer la porte, lorsque deux bras le saisirent. Il se retourna furieux, et reconnut Frissonnette.

— Monsieur, monsieur ! dit-elle tout bas, allez vous-en !

— Que je m’en aille ?

— Monsieur, venez par ici… Pas… maintenant. Je vous en conjure !

— Et pourquoi ?

— Ah ! c’est comme cela, poursuivit-elle menaçante et le forçant à la regarder ; eh bien, je vous déclare, moi, que vous ne pénétrerez pas là, que vous ne leur ferez rien du tout, entendez-vous, monsieur… ? rien du tout.

Il voulut l’écarter pour se rejeter sur la porte, quand il l’entendit répondre d’un ton étrange :

— Regardez-moi donc maintenant, monsieur Raimbaut. Vous souvenez-vous de la maison de Mlle Léa ?

Cette fois il la lâcha, pour la fixer d’un air stupéfait, sans se rendre raison de ce qui pouvait amener ce nom trop connu de lui.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il rudement.

— Cela signifie, monsieur, que nous avons une ancienne affaire à régler ; que, si vous faites un pas, ou si vous prononcez un mot qui nuise à madame, je dépose une plainte au parquet contre vous…

— Contre moi, une plainte, au parquet ? répéta-t-il en reculant en arrière, l’écoutant sérieusement cette fois, et soupçonnant vaguement qu’elle devait avoir le droit de parler ainsi.

— Allons donc, monsieur ! ne simulez pas l’ignorance. Vous vous souvenez bien cependant de l’enfant, pour laquelle Mlle Léa vous a obligé à verser une grosse somme lorsque vous l’avez quittée ?… Ces choses-là ne s’oublient guère, je crois.

Il recula de Frissonnette, haletant à son tour… Il comprenait enfin.

— L’enfant, continua-t-elle résolument, c’était moi, votre victime, monsieur Raimbaut, et le hasard seul m’a amenée chez vous. Mais puisque j’y suis, je vous déclare que le délai de prescription par la loi n’étant pas atteint pour la poursuite du crime que vous avez commis sur moi…

— Assez ! fit-il en l’interrompant… Assez !

— Je vous jure, acheva-t-elle sans l’écouter, que si vous tourmentez le moins du monde madame, j’irai dévoiler la vérité au procureur de la République. Mlle Léa a accepté vos arrangements sans me consulter, au bout du compte ; mais, vrai Dieu ! je trouverai pourtant moyen de vous faire passer aux assises.

Elle se redressait, le poing crispé, le cheveu hérissé, l’œil injecté de fureur, l’écume aux lèvres, sans cesser de parler à voix basse. Raimbaut dut céder la place, presque chancelant, pour aller s’enfermer dans sa chambre, pendant que Frissonnette continuait à guetter les événements.

À sept heures du matin, M. Raimbaut sortait de son appartement ; il vit Frissonnette qui n’avait pas quitté son poste.

— Rassurez-vous, dit-il très calme ; je me tairai. Mais j’exige aussi le silence de votre part ; seulement, d’ici à quelques jours, inventez un prétexte pour quitter cette maison.

Et il partit, sans attendre la réponse de Frissonnette.

Or, ce même matin, Mme Raimbaut, qui ne s’était pas couchée, sortit elle-même vers les neuf heures, et il fut impossible à Frissonnette de la mettre au courant des événements de la nuit.


IX


— Oui, mes enfants, il y a trois choses que j’observe chez les jeunes, quand ils abordent le théâtre : la première, ils se fichent dans la poche les uns des autres ; la seconde, ils parlent très vite ; la troisième, ils courent, comme des zèbres. Quand vous m’arrivez ici, c’est navrant de vous voir raboter vos planches. — Voyons, ma fille, prête-moi une seconde d’attention. Tu ne peux pas penser, et, brrr, parler comme un moulin, n’est-ce pas ? Pense donc ce que tu dis, d’abord, et dis-le en le pensant… Tu as besoin d’exploser complètement ; tu n’exploses pas assez. Allons, recommence ta phrase.

— « Je vous répète ! que je n’ai rien à vous dire. »

— Brrr… si tu mets des rrrenflements partout, ça va bien aller ; étudie ça une minute. — À toi, Jonquille, reprends le dialogue de la scène XII.

— « Oui, madame, j’ai des toiles de maîtres. Par exemple, je possède de véritables Romulus.

— « De véritables Romulus ! sont-ils donc si célèbres ?

— « Oh ! oh ! très célèbres, madame. »

— Ne fais pas : oh ! oh ! tu me tues mon effet. Reprends ça d’un ton plus naturel.

— « Oh ! très célèbres, madame ! »

— Mais, malheureux, tu vas parler auvergnat tout à l’heure. Articule donc ! Tu as les joues lourdes, la bouche pâteuse. — N’est-ce pas, maman Rougemont que, de votre temps, au Conservatoire, on assouplissait la bouche avec des boules de caoutchouc ?

— Oui. Va rue Vivienne, mon garçon ; tu en trouveras là. Tu en mettras d’abord deux, puis quatre ; ça te développera les maxillaires.

— À présent, passons à l’endroit où le baron veut acheter, en dépit de sa belle-mère, le fameux tableau de Romulus. — Vous y êtes, n’est-ce pas ?

— « Je vous défends d’ouvrir cette caisse !

— « Mais, madame, permettez que M. le baron…

— « Ouvrez cette caisse, je le veux !

— « Est-il possible ? vous achèteriez une pareille nudité ? que pensera votre femme ?

— « Ma femme n’a rien à y voir. »

— Prolonge la note sur le mot femme, comme ceci : « Ma femme n’a rien à y voir. » Ça garnit ; ça te donne le temps d’opérer un mouvement pour approcher du tableau. Pendant cette demi-seconde, Jonquille en profite afin de vanter l’œuvre qu’il apporte. — Poursuis, mon garçon.

— « N’admirez-vous pas, madame, la richesse du contour, l’éclat des tons, la fermeté du coup de brosse ? »

— Bon, tu as peloté ta marchandise. À présent le baron approche pour regarder et croit reconnaître le portrait de la baronne avant son mariage dans la nudité du motif choisi par le peintre. Allons, marque moi l’action, le jeu de la surprise.

— « Est-il possible ! Mathilde ? Mathilde en une pareille position ? »

— Raouff ! faut que ça parte d’un trait. Vois-tu comme c’est bon, comme ça explique l’effarement du mari qui retrouve sa femme en posture de modèle. C’est compris, hein ? — Après cet éclat… poum ! le calme qui suit cette exclamation. — À la scène suivante. — C’est à ton tour d’entrer, Juliette.

— « Tiens, monsieur est sorti ? »

— Avec ton « tiens, monsieur est sorti ? » tu as l’air de dire : J’ai des haricots sur le feu. Ensuite, depuis quelques jours, vous finissez vos phrases par un petit chant… Est-ce que tu ne vas pas te débarrasser de cette mélopée-là ? — Continue, Jonquille.

— « Pardon, mademoiselle, je viens chercher le tableau que j’ai laissé ici tout à l’heure.

— « Le tableau ! quel tableau ?

— « Mais celui que j’ai vendu il y a un instant à M. le baron et qui doit être encore là, sans doute. »

— Quel sacré dialogue ! Ils mettent ça au présent, puis au passé ; ça donne une petite sauce grammaticale… Il y a des « sans doute », des « pas mal ». Tu me couperas ce « sans doute » là, Jonquille.

— Oui, monsieur.

— Et, ensuite, ferme donc tes phrases, comme tu fermerais une porte, lorsque tu t’en vas. M’as-tu compris ? Alors, réponds : oui, monsieur ! Si tu te souviens de mes indications d’aujourd’hui, tu as un brevet de plus de six mois. — Fiche-moi le camp.

Comme le directeur du théâtre Athénien se levait après la répétition, pour prendre son chapeau, il aperçut dans la salle, qui n’était éclairée que par le bec de gaz de la scène, une figure bien connue, des cheveux bruns, deux yeux noirs flambants, et entendit une voix qui lui criait :

— Peut-on vous voir, monsieur Rougemont ?

— Je suis à vous à la minute, madame, répliqua-t-il en s’empressant de monter à son cabinet.

Mme Raimbaut y arriva presque en même temps.

— Qu’est-ce qui vous amène ? J’espère que ce n’est pas un malheur ?

La silhouette tourmentée de Sabine s’accusait dans les noirceurs du costume en cachemire ; les coudes en se reculant creusaient les plis du vêtement légèrement cintré par derrière et droit par devant ; une fanfiole de lumière jouait dans le perlage en jais, et la jupe violemment serrée aux hanches se crispait en une torsion de plis multiples sur la croupe, comme sous l’étreinte d’une main rageuse.

— Il faut que vous me promettiez de voir Henri ce soir, ou cette nuit.

— Aurais-je donc à conjurer quelque chose ?

— Je ne sais pas, mais je suis sûre qu’un avis de vous peut déterminer chez lui… une règle de conduite… un procédé… que sais-je, moi ? lui suggérer un expédient…

— Ah çà mais, tout est donc perdu ?

— Comme argent, oui.

— Inutile de vous demander en ce cas si on le déciderait à gagner l’étranger. Je prévois d’avance le refus.

— Monsieur Rougemont ?

— Madame !…

— Est-ce que je suis belle ?

— Parbleu !…

— En grâce… par pitié… répondez dans la sincérité de votre cœur…

— Mais regardez-vous alors si vous en doutez.

— Alors…

— Alors, quoi ?…

— Ces hommes, ça ne comprend rien ; ma parole, c’est d’une lenteur d’évolution dans le domaine de l’idée… Mais vous ne devinez donc pas qu’en cherchant à savoir si je suis belle…

— Madame, répliqua Rougemont, je vous avais parfaitement comprise ; mais ce sont là des mots de théâtre. Vous n’arriverez pas à vous vendre. On n’achète guère les femmes aujourd’hui, on les prend. D’ailleurs, qu’achèterait-on ? une femme n’est-elle pas le reste d’un homme ?… le morceau qu’il a laissé au coin de son assiette ? En conséquence, la femme qui est libre de sa personne n’est autre que l’expression du dégoût d’un estomac masculin ayant refusé de l’absorber. Aussi est-il rare qu’un autre estomac la convoite dans ce même moment.

— Vous avez mal interprété mes paroles, interrompit-elle. Je vous le répète, en vous demandant si j’avais quelque physionomie, je formais simplement le souhait d’entrer au théâtre.

— Parfait ; maintenant, autre guitare. Vous croyez qu’on y entre pour accomplir une fin, comme aux Carmélites ? La société ne veut plus de moi… Allons chez les comédiens, la porte à côté… On sera trop heureux de recevoir la femme du monde momentanément déchue. D’une part, je fais la nique aux bourgeois ; de l’autre, beaucoup d’honneur à l’art dramatique…

Mais Sabine releva soudain la tête, une tête de Pythie souffrante et inspirée.

— C’est cela, insultez. Ah ! vous croyez que je ne suis pas taillée pour interpréter la passion ? Mais savez-vous seulement ce qui donne aux femmes ces yeux bordés d’anchois, comme on s’exprime dans l’argot populaire ? Savez-vous en quoi consistent ces mouvements de fureur jalouse qui sont la cause que, pour celui qui en est atteint, le soleil est sans chaleur, et le froid sans action ? Dans le relâchement des doigts d’une amie serrant les vôtres, vous est-il arrivé de pressentir de futures trahisons ? L’église vous est-elle apparue souvent comme un monument de duperie où les sourires pâles des hystériques allaient réclamer du dieu caché des jouissances honteuses ?… Dans certains silences, avez-vous eu un frisson mortel qui vous disait : « Prends garde, tu vas aimer ! » Le battement monotone d’un balancier, qui prétendait régler votre vie, ne réveillait-il pas en dépit de votre stoïcisme quelque chose de tendre et d’exquis caché dans votre être, vous insinuant que l’existence devrait battre plus vite pour vous ?… Est-ce que ce n’est pas nature tout ça — dites, monsieur Rougemont ? Est-ce que celle qui l’a subi n’est pas assez trempée pour le traduire à la scène, bien ou mal ? — Bonsoir ! à un de ces jours, n’est-ce pas ?

Elle mettait quand même dans son accent un peu âpre des mollesses charmantes. À l’irrécusable tremblement des lèvres de la jeune femme, Rougemont comprit qu’il avait été dur.

— Tenez, mon enfant, fit-il brusquement, nous recauserons de votre projet. En attendant, je vais de ce pas rejoindre Henri. À nous deux, qui sait ?… nous inventerons un moyen, un atermoiement quelconque. Il est chez vous, n’est-ce pas ? Oui… Adieu !

Mme Raimbaut descendit l’escalier étroit qui conduisait à la rue, monta dans une voiture et donna l’adresse de la rue Rousselet.

— Tiens ! s’exclama Mme Varlon, toisant la visiteuse.

Et il n’y eut aucun commentaire. Une causerie, à voix basse, s’ébauchait entre les deux femmes, et au bout d’un instant Mme Varlon reprenait :

— Deux cent mille ! Ah çà, vous êtes folle ?… Allons, ne pleurez pas… seulement, je vous le répète, vous êtes folle. Deux cent mille ? malepeste !

— Il n’y a pas moyen ?…

— Qui vous répond cela ? J’ai des vieillards dans ma clientèle… Revenez demain matin, à huit heures, entendez-vous ?

Sabine remonta en voiture et commanda au cocher de la conduire 126, faubourg Saint-Antoine. Mlle Léa accourut elle-même ouvrir sa porte.

— Madame, dit en entrant Mme Raimbaut, j’ai à mon service une personne que vous avez eue au vôtre, je crois, Frissonnette ?

— Chez vous, madame ? la pauvre enfant est chez vous ?

— Et comme elle m’a raconté un peu son histoire, votre nom ayant été mêlé à son récit, je me suis trouvée autorisée à la démarche que je tente aujourd’hui.

— Une démarche près de moi ? demanda Mlle Léa presque disposée à se fâcher, en soupçonnant la visiteuse de se moquer d’elle.

— Oui, continua Sabine en la suivant dans la chambre où Mlle Léa la conduisait machinalement, une démarche près de vous, qui ne me connaissez pas, mais qui, si j’en crois Frissonnette, ne me refuserez pas assistance.

— C’est une dame de charité, pensa Léa.

Et, se rengorgeant, elle ajouta :

— Oh ! mon Dieu, oui, j’ai beaucoup aimé cette petite dont l’enfance a subi un choc… terrible.

— Je sais… on m’a raconté.

— Ah ! madame, un drame, voyez-vous ; on l’écrirait qu’on ne le croirait pas. Et l’on prétend que le mal est toujours puni ? Moi, je répète, je déclare qu’au contraire les gredins sont récompensés.

Et, très satisfaite d’avoir enfilé cette banalité, Mlle Léa se redressa en jouant avec sa chaîne de montre.

— Oui, madame, je n’en veux pour preuve que la situation de ce misérable qui a abusé de Frissonnette ; cet homme, dont la fortune et le nom sont dans toutes les bouches…

— Il est donc très en vue ? demanda Sabine pour répondre quelque chose aux invectives qu’on lui servait.

— Quoi, madame, Frissonnette ne vous a pas avoué qui il était ?

— Franchement, je n’ai jamais trop insisté à ce sujet. À propos, quel est donc son nom ?

— Son nom ? mais c’est M. Raimbaut… le gendre de M. Henri Duvicquet, ce peintre qui s’est subitement transformé en banquier… Vous savez, cette histoire dont on a tant parlé il y a un an ? Oui, madame, M. Raimbaut a épousé la fille, ou plutôt la maîtresse de… Mais, pardon, seriez-vous indisposée ?

— Moi ? balbutia Sabine en sentant un écrasement de ses reins l’affaisser sur la causeuse… Oh ! non, nullement… Ah ! Frissonnette… M. Raimbaut… En vérité, c’est étrange.

— N’est-ce pas ? Aussi la pauvre fille en est restée comme hébétée, à demi folle… Vous avez dû vous apercevoir que son service péchait en bien des choses ?

— Non… je ne sais pas… je m’occupe peu…

Mais par un de ces revirements qui la rendaient incapable de subir cinq minutes une situation fausse et retaillaient d’un seul coup ses membres pour la lutte, elle s’était levée :

— Madame, dit-elle à Mlle Léa, je suis Mme Raimbaut.


X


Depuis une demi-heure les deux femmes causaient à voix basse ; le dégrossissement de la situation s’opérait peu à peu avec des heurts de dialogues violents.

— Je vous en supplie, insistait Sabine à voix basse, je ne suis venue chez vous que pour cela.

— Madame…

— Oui, je vous offense… Mais je réparerai, soyez tranquille… et je souffre tant que je vous supplie de m’écouter… Dites, oh ! dites, comment se met-on de plain-pied avec l’homme qui doit tout nous prendre ? comment fait-on pour jouer le rôle d’une fille ? pour être une fille ?… pour dompter un mâle ?

Léa se sentit envahie de cette pudeur qui rend incapable de parler, sans y être excitée, des choses qu’on commettra dans l’éperdument des sens.

— Enseignez-moi, poursuivait Mme Raimbaut, dont la tête se perdait. Voyons, quelle proportion de scélératesse faut-il employer ? quels gestes y a-t-il à escamoter ? quels sourires aident à épuiser les résistances ?… De quels effrois y a-t-il à se garer ? Quelle paume enflammée promène-t-on sur… l’impuissance d’un vieillard ?

— Madame, reprenait Léa prête à la croire aliénée, et lui serrant doucement les mains, par pitié, revenez à vous. Il ne peut être impossible à une femme de votre rang de sortir d’une aussi horrible situation sans se vendre.

— Écoutez, poursuivait Mme Raimbaut parcourant la chambre des yeux, sans regarder Léa et sans l’entendre ; écoutez. Mes membres, mon être me deviennent indifférents, parce que je sais bien que la partie de moi-même qu’on violera laissera intact mon amour pour un autre. — Qu’est-ce que ça me fait qu’on tourne et retourne mon corps sur un lit ou un canapé. — L’immatériel, l’abstrait, la volonté, ce qui constitue la vie en un mot, sont et resteront à qui m’a pris. — Allez, quoi que vous croyiez, quoi que vous prétendiez, il y a toujours quelque chose dans la femme, quelque chose qui ne se donne pas, qui échappe. Dans le jour, je n’ai qu’à fermer les yeux ou à me coucher, à penser à lui, et il me semble qu’une musique lointaine m’emplit les oreilles, que le vent soulève mes cheveux, que je ne pèse pas davantage qu’une paille, et que j’avance dans une tiédeur d’air parfumé…

— Oui, répéta l’autre, ça doit être ainsi quand on aime…

Se dégageant doucement de la contrainte des mains de Léa, Sabine continua :

— Vous voyez bien que vous me comprenez !… Qu’importe aux amoureux où vont leurs corps de marbre, si la boue n’y reste pas ?… Qu’importe la nudité à mes membres et la honte à mon front, si je sens l’immatérielle tendresse ?… Que me feront les paroles infamantes, si les heures sonnent ma vie avec des voix d’oiseaux ?… Combien léger sera mon abaissement d’une minute dans les bras ignobles d’un satyre, si mon corps, si mes membres ne suivent que l’orientation des nobles profils de l’amour !…

L’actrice s’était redressée pour regarder curieusement l’étrange femme :

— Oh ! continuez, continuez, madame, murmura-t-elle.

Mais Mme Raimbaut venait d’être rendue à sa torture par l’interruption, et, d’un bond suprême, réitérant sa demande :

— Je vous le répète : isolée des hommes, je ne soupçonne rien des ressorts qui les asservissent. Vous, au contraire, vous savez tout cela et il faut que demain… demain, vous m’entendez ? je gagne deux cent mille francs.

— Madame, repartit Léa en détournant la tête, à vous à qui l’on a prodigué le langage de l’amour, le langage que je n’entends jamais à vous à qui nos sensations n’arrivent qu’épurées à travers la dévotion, la mysticité de vos amants, je ne saurais rappeler de sang-froid ce qui se passe entre moi et l’homme qui me dit : — Fais-moi jouir…

Mme Raimbaut se leva :

— Ainsi vous… refusez ?

— Je ne… peux pas… vrai !

Sabine se dirigea droit à la porte. Au moment de la franchir, elle se retourna vers son interlocutrice qui la suivait :

— Quelle misérable je dois être pour vous !…

— Non ; mais… quelle malheureuse !

Depuis cinq minutes Mme Raimbaut avait disparu… Mlle Léa sortit de son hébétude, regarda dans la glace, et, soudain rendue à son tempérament naturel :

— En v’là une sévère ! s’exclama-t-elle en balançant ses bras le long de son corps, et plongeant ses yeux dans ses yeux. — Ah mais, oui, en v’là une sévère !


XI


Ce n’était pas un ciel violemment enluminé, « blaguant la mort » comme une farce faubourienne, que celui qui s’élevait cette après-midi-là pour Henri Duvicquet, se rendant à la Bourse… C’était au contraire un ciel bas, battu de nuées tendant à s’abaisser encore sur la tête du marcheur. La silhouette sèche d’un bâtiment en construction au coin du boulevard et de la rue de Grammont jetait ses perches roides, allongées ou couchées en travers du chemin. Cela ressemblait à ces figures géométriques, qui arrêtent parfois au passage les jeux fatalistes d’un rêveur aimant à chercher l’arrêt de la destinée dans la projection bizarre des lignes.

Cependant, à l’horizon, des tons bleus apparaissaient comme enfermés dans les cases de ce châssis de bois, tout prêts à vibrer tièdes et chauds ; mais l’uniformité triste du ciel boulevardier emportait, noyait ce coin exquis. Aucune poussée vigoureuse de clarté n’enlevait le marcheur à son asphalte ; et, pourtant il tâchait d’alléger son allure. En passant sous cette nappe de vapeurs grises, ces toits qui lui bornaient l’étendue, ces coins de fenêtre perdus au cinquième étage, où se montrait quelque mine fûtée de jeune bonne, l’escortaient dans le trajet ; c’était comme s’il eût emporté un peu de sa maison avec lui. Cet homme qui partait se battre une dernière fois dans l’inconnu, regardait se mouvoir ces mêmes hommes dont il conservait l’espoir de soutirer l’argent ; ses yeux plongeaient en esprit au fond de leur gousset et de leurs poches ; il se disait qu’ils devaient se revoir dans une heure à la Bourse ; les fibres de ses mains grossissaient soulevant sa peau comme si, nouveau père Goriot, il allait tordre du métal ; ses narines s’évasaient comme pour mieux saisir les odeurs humaines de cette foule, au milieu de laquelle il marchait furtivement, ainsi qu’en pays annexé.

On se trouvait à la fin de février. Des souffles âpres précipitaient le pas des oisifs. Le vent fouetta les nuées. Ce paysage obscur, énigmatique, que fouillait ardemment le désespoir d’un homme, où, lorsqu’on lève les yeux, on ne voit que des traînées sales en l’air, où, dans les vapeurs viciées, entrait quelque chose de la boue de Paris, prenait une expression sordide et morne. Il était fait pour forcer un être humain à montrer le poing aux arbres maigres et aux ardoises noires des toits ; il avait cette teinte écœurante, lourde qui nous dit que rien ne peut changer en dedans ou en dehors de nous. À ce moment, Henri atteignait l’alignement des arbres qui entourent la Bourse comme un rectangle.

Brisé sous l’effort, sous la courbature morale, il vit une ascension de dos dont le nombre illimité finissait par former des remous ; il y en avait de rebondis comme des sacs d’écus ; il y en avait de secs comme des usuriers ; il y en avait d’étroits comme des silhouettes de recors, capables de glisser entre les fentes de toutes les maisons ; il y en avait de travers comme pour barrer le chemin ; il y en avait derrière lesquels des mains se nouaient, des mains aux doigts longs se ployant aux phalanges comme des outils à crocheter les serrures. Et l’ensemble de ces dos luisait dans le pelage fauve ou noir des étoffes à longs poils frétillants, comme s’ils eussent été l’échine vivante de l’animal ; et c’était affolant cet ouragan de dos bondant les couloirs : dos convulsionnés toujours remontant, dont il semblait à Duvicquet ressentir l’écroulement sur le sien.

Il courut à ce moment un frissonnement d’air dans lequel reluisait un rayon d’après-midi. L’évolution décorative des groupes nuageux escaladant les hauteurs se trouvait baignée d’un petit rampement lumineux et doux de teinte rose qui commençait à s’affirmer ; aussi, le bleu des plans voisins en prenait-il une nuance plus grave, plus grisâtre, comme celle que certains peintres emploient dans les vêtements de la Vierge ; ce rose de printemps, ce rose en train de fleurir dans l’air grimpait avec persuasion. Un aspect nouveau surgit alors dans les accidents aériens, quelque chose de communicatif, qui imposait l’effort à l’homme, qui le convainquait, et opérait en lui comme un bondissement de vigueur physique. Henri huma les gras épanouissements de l’espace.

À droite de la Bourse un épanchement de blanc jaillit presque aussitôt pendant que l’horizon se trouait ainsi qu’une baie, s’ouvrant sur un lointain de vapeurs, d’où l’on distinguait des fusées de vert s’accentuant en ligne droite, pareils à une végétation naissante. Bientôt cette blancheur voisine se teinta de bitume ; mais cette note sourde, un peu triste, n’en donna qu’une nouvelle énergie de tendresse aux plans inférieurs devenus subitement très rouges, très charnus, sous l’action solaire, et qui semblèrent se masser à un coin du ciel comme une chair tout sang et tout amour.

Cependant l’évaporation des couleurs s’opéra lentement. On ne distingua bientôt que des agroupements de nuées aux cambrures bleuâtres, allongées, où l’esprit de l’artiste sculptait des Chimères sphinxtiques dont il s’imaginait interroger le vol inquiétant, où le gris et le jaune, en s’épaississant, arrivaient à une vraie cuisine de tons, que ne pouvait ne pas voir l’œil d’un coloriste. Le peintre regardait à travers l’humidité miroitante. Il croyait sentir entre ses doigts la soie huileuse de sa brosse étendant sa pâte large, ardente, dont il frappait autrefois sa toile par plans carrés ; et, se trouvant de la boue aux pieds, de la sueur aux mains, apercevant au-dessus de sa tête un nuage qui se fendait, comme le rire d’un pitre, il revint à lui, se disant : — C’est juste, il ne me reste qu’aujourd’hui pour sauver la situation, ou périr.

Dans la rue et au milieu de la place les choses et les hommes creusaient ses rages. Il vit des gens descendre du restaurant Champeaux, un à un, gavés jusqu’à la gorge ; il en vit qui s’accrochaient des bouquets de violette à la boutonnière. Une voiture des magasins du Louvre passa avec des allures de break, carrant sa large caisse entre ses essieux comme le char de la Fortune ; le masque blanc, mou, apaisé de quelques prêtres stationnant au bureau des omnibus trouait la mêlée humaine d’un air d’indifférence suprême. Les mains d’Henri eurent un tremblement inconscient : il vivait depuis quelques semaines secoué des désirs les plus âpres, et les aiguilles des fines cruautés du présent lui lardaient le cœur. Par un arrêt brusque de sa pensée, l’élan fiévreux qui l’avait soutenu jusque-là, qui l’avait transporté depuis le boulevard Haussmann jusqu’à la dernière marche de la Bourse s’arrêta. En une minute son rêve tumultueux fut balayé ; un mouvement de réaction le plongea dans la stupeur : il comprit que l’heure de son exécution s’avançait rapidement, et il ferma les yeux.

— Pauvre petite Sabine, pensa-t-il, demi-suffoqué ; quand elle se pendra à mon cou, quand la succion de ses lèvres à ma bouche y aura attiré tout le sang de mes veines… comment lui annoncer que c’est fini, absolument fini ?

Pris d’une rage froide, il entra en exécutant une poussée brutale. On le regarda avec étonnement. Il se jeta contre la barre de la corbeille et se donna un renfoncement à la poitrine qui manqua le faire évanouir. On hurlait les Nord à 85 ; l’avant-veille, il les achetait à 105. Les Suez descendaient encore plus vite. Là étaient ses dernières ressources : il lui devenait rationnellement impossible de couvrir ses pertes récentes.

Cependant l’effervescence grondait ; on nommait comme auteur du désastre, qui, en moins d’une heure, mettait la totalité des valeurs en baisse, certain banquier, intime du grand Manitou, membre d’un syndicat qui recevait directement des ordres de la rue de la Chaussée-d’Antin, et qui, en achetant soixante mille Suez à 300 fr., était parvenu à les faire monter jusqu’à trois mille. Une fois à ce taux, il les lâchait subitement ; en sorte que cette avalanche de titres, encombrant le marché, pesait lourdement sur le cours ; cela provoquait un effondrement de l’universalité des valeurs, portant à la fortune publique une perte de cinq milliards au moins. Le principal meneur de ce syndicat, qui partageait ainsi que le banquier aimé du Manitou le titre d’entraîneur et d’allumeur, cet homme n’osait pas reparaître à la Bourse depuis deux jours.

Ce qui aggravait la situation d’Henri, c’était l’écroulement des minces fortunes dont il demeurait le dépositaire et que, par une étourderie manifeste, son inexpérience avait livrées à la voracité du syndicat ; ne subissant que le contre-coup de la ruine générale, son infortune restait commune, identique à celle de ses confrères ; mais rien ne pourrait justifier, à l’égard de ses clients, l’impossibilité radicale de rembourser ce dont il ne disposait que depuis la veille. Or, comment admettrait-on qu’il eût risqué les fonds d’autrui dans un moment où l’éveil déjà sonné en plein marché devait lui donner à réfléchir ? Il y aurait là pour les petits capitalistes une escroquerie manifeste. C’était le dernier coup : ses vêtements le brûlaient ; il entendit sa poitrine râler ; une vingtaine de clients le frôlèrent comme un suspect ; l’un d’eux lui demanda, au nom des autres, s’ils pourraient toucher le lendemain les sommes versées ; et, comme Henri le regardait d’un air hébété, il le salua en souriant, prenant son silence pour un acquiescement. Ce fut alors une procession autour de lui, et l’un de ceux qui s’approchaient sous le prétexte de lui réclamer un avis ajoutait en affectant l’insouciance :

— Ah ! à propos, cher monsieur, j’allais oublier… demain je pense encaisser chez vous ma dernière mise de fonds… Une affaire se présente, un immeuble à acheter… je voudrais porter un acompte… vous comprenez… n’est-ce pas ?… Hein ! quelle débâcle ?… Ça ne s’est jamais vu…

Les autres se gênaient moins et se contentaient de l’avertir qu’il eût à leur restituer les capitaux en sa possession. Comme Henri continuait à être incapable de prononcer une parole, on le quittait sans commentaire, imaginant simplement que son silence cachait un désappointement secret… où la pensée de sa ruine n’entrait pas encore.

Il était quatre heures lorsqu’il posa le pied sur la dernière marche de la Bourse. Une sorte de bien-être douloureux s’empara de lui ; du moins l’incertitude finissait ; le désastre cessait de pouvoir être conjuré : la lutte se terminait. En partant, il se sentait le calme qui suit les résolutions suprêmes. L’asphalte et les pavés enfonçaient sous ses pieds comme du caoutchouc, et ses cheveux se dressaient.

Il arrive souvent qu’une fois la torture éveillée, on aime à en descendre toutes les spirales ; à peine vient-on d’en approcher sa lèvre qu’on cherche encore « l’au-delà » du poignant inconnu. On fouille les degrés de l’épouvante ; on a des balbutiements de paroles, des hésitations de gestes, comme si, dans l’égarement des sens, allait surgir enfin la solution de l’abominable énigme. Duvicquet écoutait mourir dans ses veines le frisson d’angoisse qui s’affinait jusqu’au bout de ses doigts ; il supputait combien de minutes il avait encore avant de se faire sauter la cervelle ; puis il se répétait que quelques gouttes d’acide prussique vaudraient mieux.

— C’est assez vite fait, concluait-il, et c’est infiniment préférable au sang répandu. On se tue derrière la coulisse… Eh ! eh ! j’ai presque trouvé un mot.

Comme il allait tourner le coin de la place, il aperçut dans le tas grouillant des agioteurs le sieur Saulon-Sonil, ancien remercié du ministère de l’intérieur, policier connu, proche parent de l’abbé Saulon-Sonil, — ancien blackboulé à la députation de l’île Saint-Pierre, ancien rédacteur de l’Ordre, natif de l’île Bourbon. Cet homme, forcé de subvenir au luxe de sa femme, inventait une multitude de rubriques, même celle de fabriquer des dictionnaires. Duvicquet vit le sentimental mouchard s’en revenir d’un air assez tranquille.

— Lui s’en tirera toujours, songea-t-il. Mais moi, demain, je serai cité au cabinet de M. Adam, et jugé dans un mois par le sieur Brizout de Barneville, l’insulteur inamovible des gens de lettres et des artistes. Oui, dans un mois, cet homme me fera appeler à sa barre, ordonnera au substitut de commencer ses outrages. Pendant la plaidoirie de la défense, il affectera de rire en me regardant, et de bâiller comme une carpe en écoutant.

Et la tête ignoble du mandarin en robe noire lui apparaissait. Et il se répétait de nouveau qu’on n’échappait pas à sa destinée ; il avait, avec ses amis, bafoué le parquet, cette domesticité du Manitou ; c’était presque encourir la peine de mort. Du reste, que pouvait-il essayer ? Fuir, il n’y songeait pas. Vivre en attendant une condamnation, cela ne supportait point l’examen. N’être que ruiné, même, eût été un effrayant supplice ; car, dans la vie sociale, les petits d’un homme dépourvu de bronze ne reçoivent que des coups de pieds au derrière. À plus forte raison ceux que Sabine aurait mis au monde dans l’avenir.

Combien de temps resta-t-il dehors ? Par quel mouvement machinal se trouva-t-il en présence de Mme Raimbaut, à six heures du soir, serré nerveusement dans des bras qui ne le lâchaient pas ? Elle savait la vérité, et au lieu de trouver sa pupille affaissée, c’était elle qui, au bout de quelques minutes, lui disait brusquement :

— Écoute, tout ne sera absolument perdu que demain à une heure de l’après-midi. Jure-moi d’attendre jusque-là avant de déclarer le désastre.

— Que penses-tu faire ? Que veux-tu dire ?

— Félix et moi croyons pouvoir conjurer l’orage par… certaines démarches.

Il secoua la tête.

— Tu veux gagner du temps ; tu veux qu’une nuit efface le souvenir d’aujourd’hui.

Et il songea immédiatement :

— Oui, c’est cela : une rubrique pour m’empêcher de me tuer… à l’instant.

— Je te jure, lui répliqua-t-elle, devinant sa pensée, et subitement très grave, que je ne m’opposerai à rien demain à une heure… si ce que je vais tenter échoue.

— Mais, au moins, raconte-moi…

— Rien, absolument. Je te demanderai même de ne pas paraître informé de quoi que ce soit devant mon mari.

Elle ajouta en s’efforçant d’affermir sa voix :

— Tu comprends, c’est gênant, quelqu’un qu’on voit supputer à côté de soi la chance ou l’insuccès, et dont la physionomie vous enlève la confiance…

Se laissant aller sur le premier siège qui s’offrit à lui, il demeura là inerte, les membres rigides, attendant sans savoir quoi, ayant presque perdu le souvenir des événements du matin, et se frottant sous l’effet d’un mouvement de bestialité inconsciente à celle qui ne le quittait pas.


XII


Les douze heures de nuit étaient écoulées. À sept heures du matin, Mme Raimbaut s’habillait et sonnait. Frissonnette entra.

— Du café noir très fort, ordonna-t-elle d’une voix brève.

Duvicquet l’écouta jeter cet ordre sans prononcer un mot. Au bout d’un quart d’heure on apportait les tasses et le café.

— Bois avec moi, dit-elle doucement après avoir sucré le contenu de sa tasse…

Il détourna la tête.

— Je veux que tu boives… gorgée par gorgée, comme je bois : il le faut, ou cela ne te causera aucun effet. Regarde, tiens, vois comme je fais.

Elle absorba lentement le contenu de sa tasse. Il se décida à l’imiter. Elle parla encore une minute, lui expliquant que c’était la dégustation du moka qui déterminait son jeu à travers le cerveau ; elle ajouta qu’il était des gens qui ne se grisaient pas avec plusieurs bocks de bière, parce qu’ils l’avalaient d’un trait, comme les Allemands ; tandis que celui qui sirotait un vin ou une liqueur arrivait très vite à l’ivresse. Et, lorsqu’elle eut parlé ainsi quelques secondes, elle continua :

— On ne te demandera probablement qu’à une heure. Si l’on vient avant, exige que l’on attende au salon jusque-là ; à midi, mets-toi à table comme à l’ordinaire. À une heure, je serai de retour, et, pour t’avertir de mon arrivée, je sonnerai plusieurs coups du timbre… Maintenant, dans le cas où je ne paraîtrais pas… qu’est-ce que tu as choisi ?

— L’acide prussique.

Un léger tressaillement la parcourut.

— Tu me jures d’attendre jusqu’à une heure ?

— Sur l’honneur !

— Oui, sur l’honneur.

Ils s’étreignirent fortement, et elle lui baisa longuement les paupières. Quand elle quitta la chambre, quand Duvicquet vit la porte d’entrée se refermer entre elle et lui, un éclair de folie passa dans ses yeux.

— C’est pourtant mon dernier jour. Je ne l’aurai plus !… songea-t-il.

Il resta dans un état d’hébètement qui l’empêchait d’entendre sonner les heures. Soudain, d’un geste énergique, il se leva, se dirigea vers son cabinet de toilette, et s’habilla. Ces divers soins terminés, il alla à son secrétaire prendre un flacon qu’il cacha dans son gousset.

— Monsieur est servi ! annonça le domestique.

Henri, étonné, regarda la pendule qui marquait midi moins cinq.

— Plus qu’une heure à attendre, réfléchit-il. Allons !…

Et, d’un pas ferme, il marcha vers la salle à manger, s’assit à la table où trois couverts étaient disposés. On lui apporta les journaux ; il enleva les bandes, lut d’un trait.

— Tous ont réussi à payer, tous ! rugit-il entre ses dents.

Mais, se sentant observé de son domestique, il reprit d’un ton négligent :

— Y a-t-il beaucoup de monde au… salon ?

— On arrivait quand monsieur est entré.

— Eh bien, dites qu’on m’attende jusqu’à une heure.

Et, continuant à vouloir donner le change :

— Sont-ils pressés… ces animaux-là ? Est-ce que j’ai envie de garder leurs fonds ? C’est assez juste qu’ils me laissent le temps de manger.

Et il se coupa résolument une tranche de rosbif froid.

— Il a l’air trop insolent pour n’avoir pas tous ses fonds en mains, observa mentalement le valet. Et moi qui m’imaginais autre chose !… Ces banquiers, ça se tire quand même d’affaire.

Le timbre résonnait encore.

— Je vais répondre que monsieur sera visible à une heure. Sans cela on aurait l’aplomb de le relancer jusqu’ici.

Le domestique sortit. Duvicquet tira sa montre.

— Bientôt midi et demi. Allons… si je n’avais si solennellement promis…

Justin reparut au moment où Henri tâtait son gousset. Il essaya de nouveau d’avaler quelques bouchées.

— Ma parole, on croirait qu’il me surveille ! se dit-il.

Et il mangea encore, comme s’il eût été sous les yeux d’un garde-chiourme.

— Il doit bien être maintenant une heure moins un quart, songeait Duvicquet. Il faut que j’éloigne cet homme à tout prix.

Alors, se levant vivement, il jeta sa serviette et affecta de fouiller les poches de son veston.

— Monsieur ne désire donc pas de café ? demanda le domestique en s’approchant curieusement.

— Eh non ! c’est inutile ! Je ne veux pas faire attendre ces braves gens trop longtemps… Ah ! un instant. Justin ?

— Monsieur.

— Allez donc me chercher mon paletot marron, celui que j’avais hier. J’y ai laissé mon carnet de cotes.

— Pardon, monsieur, le carnet de cotes est sur le bureau de monsieur. J’ai vidé les poches de monsieur ce matin, et j’ai placé là le carnet moi-même.

— Retournez le prendre, je vous prie, et apportez-le-moi.

Cet ordre fut donné d’un accent si ferme que Justin dut sortir, non sans jeter un coup d’œil de côté.

Duvicquet enleva d’un geste rapide le flacon de son gilet, le déboucha et en versa le contenu dans son verre. Il regarda à sa montre, elle marquait une heure moins dix.

En même temps que Justin revenait, plusieurs coups de timbre fort accentués résonnèrent. Le banquier pâlit.

— Est-ce que, par hasard, ce serait Mme Raimbaut ? demanda-t-il très troublé au valet.

— Tiens, observa celui-ci mentalement, sans répondre, il ne l’attendait donc pas, qu’il est aussi surpris ? Il se passe quelque chose.

Un grand tumulte avait lieu dans la pièce d’entrée ; une voix à laquelle se mêlait celle de Frissonnette vibrait haute et claire. Justin disparut de nouveau et Henri remit la main sur son verre.

À ce moment, la porte était poussée brusquement, et une femme vêtue de noir entrait.

— Renée ! s’écria le peintre. Vous ici ? encore vous ?… ô pauvre aimée !

Et ses deux bras s’étaient ouverts pour recevoir Mme de Sérigny.

— Voici cent cinquante mille francs, fit-elle en arrachant un portefeuille de sa poche. Quant aux cinquante autres, je les emprunterai d’une façon ou de l’autre en hypothéquant ma propriété de Sérigny. Je les aurais eus aujourd’hui, peut-être, si Rougemont m’avait prévenue il y a huit jours.

Les membres de Duvicquet sursautèrent ; un hoquet souleva sa poitrine.

— Le temps presse, reprit-elle à voix basse essayant d’apaiser le tremblement d’Henri en lui comprimant les bras par pressions. On t’attend… Va.

Elle se dégageait, mais pour se courber encore sur lui avec un geste et un regard où il entrait quelque chose de la maternité profonde d’une aïeule.

— Toi ! c’est toi ? répéta-t-il sans songer à la quitter. Oui, c’est toujours toi, ô Renée ! chère femme !…

Mais, soudain un choc retentit en son cerveau ; une lueur affreuse l’éclaira. Se rappelant les conventions si solennellement jurées à Sabine, et pensant qu’il devait être au moins une heure passée, il se releva alors subitement sous l’intensité du désespoir :

— Et l’autre ! cria-t-il d’une voix tonnante… l’autre, qui est en train de mourir !


XIII


Balzac a dit qu’il existe un prestige inconcevable « dans toute espèce de célébrité, à quelque titre qu’elle soit due ». Le difficile, le but à atteindre, est de savoir dominer la foule par le vice, le crime, le génie ou la science. La renommée acquise à l’aide de l’un ou de l’autre de ces moyens impose quand même l’attrait, la sympathie, quelquefois le respect… Posséder à soi l’une de ces individualités qui ont su attirer les regards de la foule, est un rêve que caressent certains hommes ; et celles qui en restent l’objet ne se soustrairont jamais à la curiosité qu’elles excitent, aux désirs qu’elles font naître.

La situation de Mme Raimbaut avait pris des proportions qui effaçaient les hontes de son origine, précisément à cause de la monstrueuse renommée qui en rejaillissait sur elle. C’était la fameuse, la belle Mme Raimbaut. Et personne ne songeait à lui demander compte des agissements employés pour occuper le piédestal où la curiosité et l’involontaire sollicitude de l’opinion la maintenaient. L’heure d’éclat traversée par elle dans le monde parisien la rendait à cette société qui, un instant, ne demandait qu’à la chasser. Ce que le monde qualifiait bel et bien de liaison incestueuse contribuait plus à faire de Sabine une de ses créatures, en excitant autour de sa personne l’appât d’une immense réputation d’amoureuse, que n’aurait pu l’établir une liaison très naturelle avec un homme du monde. Un adultère dans les limites ordinaires de l’adultère rencontrait des lois sociales et ultra divines pour sa condamnation. Mais un inceste ! Chez celle qui le commettrait il fallait un tempérament qui dépassât les bornes devant lesquelles s’arrêtent les vulgaires fauteurs. Il fallait s’avouer susceptible d’aimer jusqu’à la rage, jusqu’à l’épuisement de la dernière semence amoureuse de l’humanité ; il fallait être au-dessus de toutes les hontes, rire de toutes les humiliations, se déclarer plus forte que les plus cyniques. — Et se dévoiler capable d’une telle puissance, c’était déjà se trouver victorieuse.

Mme Raimbaut n’avait donc pas eu tort en tâchant d’escompter l’effrayant prestige de sa liaison avec Duvicquet. Elle calculait non sans une âpreté de désespoir aiguë qu’elle pouvait exploiter cette situation et en extraire deux cent mille francs. On ne l’accuserait, certes, point de trop présumer de sa gloire, comme elle le répétait ironiquement ce matin-là à Mme Varlon qui la recevait, ayant aux lèvres un atroce sourire de vieille.

— Je pense comme vous, ma belle, répliqua Mme Varlon en allant rajuster pour la cinquième ou sixième fois les rideaux de cretonne d’une alcôve dans laquelle elle couchait. Deux cent mille francs, ce n’est point assez.

— Laissez donc vos rideaux ! fit Sabine en la retenant par sa robe… Et, dites-moi, viendra-t-on ?

— Qui cela ?… ah bon ! c’est juste… en effet, vous êtes pressée… Que voulez-vous, ma petite ?… je n’y peux rien. — Ici, Léda ; ici, mademoiselle ! — Mais voyez donc cette petite espiègle. — Allez-vous vous taire ?… C’est cette couleur-là qui l’offusque. La chienne qui était l’objet de ces alternances de langage aboyait furieusement devant l’alcôve.

On sonna. Mme Varlon emportant Léda dans ses bras courut ouvrir. Mme Raimbaut s’attendait à la voir rentrer suivie du personnage annoncé. L’eau coulait de ses tempes, quoiqu’il n’y eût pas de feu dans la cheminée.

— Oh ! songea-t-elle, qu’ai-je voulu ?… qu’ai-je promis ?

Mme Varlon reparaissait seule.

— Décidément, je commence à craindre. On m’avait positivement assuré pour onze heures… mais, dame, vous comprenez… à soixante-quinze ans…

— Cette misérable m’a trompée, pensa la jeune femme ; personne n’est à ma disposition.

Et, quoique pour elle cette déception signifiât suicide, elle exhala un soupir allègre. Elle se tut, calculant mentalement les divers moyens d’en finir. Absorbée dans l’horreur, elle n’entendait pas les appellations et les caresses de voix de la Varlon à Léda.

— Ici, fifille… ici, mamoiselle… n’ennuyez pas la dame qui a du çagrin… Oui, vous êtes zentille… vous êtes ma pincesse Pimprenelle… Allons, coucez-vous-là, ben vite… ben vite…

Et, reprenant sa voix naturelle :

— Je me suis couchée tard, hier ; c’est cela qui l’excite… Je me suis oubliée à causer avec Bébé Tuchard et Bébé Senelle ; nous parlions de Mme de Monroy qui expose au prochain Salon des œuvres d’une nudité révoltante, sous le prétexte que c’est académique. Comprenez-vous ça… des tableaux d’une pareille obscénité, conçus par une femme ? Je disais à Bébé Tuchard : — Elle a une hystérie du cerveau, c’est évident. Rien ne la retient ; on a beau refuser ses toiles, elle trouve le moyen de les caser chez les intransigeants. Et si vous aviez vu la dernière ! Croirait-on qu’il y a des gens pour acheter des choses semblables ? De véritables provocations à la morale. — Voilà pourtant ce qui a du succès aujourd’hui. C’est répugnant. Senelle m’assurait qu’on la surveillait… Elle inquiète, cette femme… — Tiens, vous partez ?

— Il est une heure moins cinq, madame.

— C’est juste. — Eh bien, ma petite, je n’ai pas pu vous obliger. Oh ! il fallait que ce fût une cause aussi sacrée que celle que vous m’avez divulguée pour que je me sois décidée. Sans cela vous n’auriez rien obtenu de Jenny Varlon.

Sabine marcha vers la porte, et se retournant d’un geste où le désespoir imprimait une roideur mécanique :

— Vous m’assurez, n’est-ce pas, qu’on ne peut pas venir maintenant ?

La vieille regarda Sabine et son masque sardonique se nuançait de férocité.

— On n’a jamais dû venir, répliqua-t-elle enfin, en coulant doucement sa main le long du corps de sa chienne, et en se passant la langue sur les lèvres.

Et comme Mme Raimbaut, atterrée, la fixait de ses yeux fous :

— Est-ce que vous croyez, continua-t-elle hypocritement, que j’aurais consenti à tromper un brave garçon comme votre mari pour sauver votre amant ? Non, non, ma belle ; j’ai voulu voir tout bonnement jusqu’où irait votre cynisme. Quand vous me regarderez comme si vous alliez me dévorer !… Je n’ai pas peur de vous, allez…

Sans proférer une syllabe, sans vouloir en entendre davantage, Mme Raimbaut gagna la porte, comme une ombre, ne se donnant point la peine de la refermer. Mme Varlon ne se soucia pas non plus de se lever pour prendre ce soin ; mais se retournant et haussant la voix :

— À présent, dit-elle, vous pouvez vous montrer, elle est partie.

Le rideau de l’alcôve se souleva, et M. Raimbaut en sortit, mais son visage ne trahissait aucune surprise.

— Allez donc pousser cette porte, mon ami, continua la vieille femme ; si je me lève, ça réveillera Léda.

M. Raimbaut exécuta ce qu’on lui demandait.

— Eh bien ? interrogea la Varlon curieusement ; ma lettre vous a-t-elle trompé ? Devait-elle, oui ou non, se présenter ce matin pour se vendre ? Est-elle, oui ou non, la maîtresse de Duvicquet ?

— Je n’ai pas besoin de m’attaquer à cet homme, répliqua Raimbaut. J’espère que la correctionnelle ou la Cour d’assises me vengeront. Quant à sa concubine… un procès en adultère ne retomberait jamais que sur moi. Si sa conduite, dans l’avenir, offre des apparences de folie, je demanderai son internement ; pour moi, je prendrai ce soir le train de Douvres, et je serai à Londres après-demain.

Il était trois heures de l’après-midi, lorsque M. Raimbaut quittait Jenny Varlon.

— À un de ces jours ! fit-il en forme de promesse et en lui serrant la main. Je n’oublierai pas que vous m’avez dessillé les yeux. Merci.


XIV


La nuit tombe moins vite dans les campagnes, en février, que dans les villes. Le plein ciel empêche l’obscurcissement trop rapide ; aussi le courrier qui conduisait le coche parti de La Châtre n’avait-il pas songé à allumer ses lanternes. Il est vrai d’ajouter qu’il connaissait à un caillou près les tas de pierres qui bordaient la route. Une seule personne occupait l’intérieur, et la voiture n’étant lestée que de ce léger fardeau dansait sur ses ressorts en cou de cygne. Un observateur aurait constaté que ces secousses n’arrachaient pas le possesseur du coupé à ses méditations. Il vint un moment où un coup d’œil distraitement jeté lui montra les terrains noirs s’incrustant dans la ligne lointaine de l’horizon. À mesure que les chevaux dévoraient la distance, l’éloignement diminuait ; cette ligne sinistre, qui n’offrait guère que l’apparence d’un gros câble, semblait ballotter dans l’étendue. Il y avait des arbres dont le faîte, après avoir plongé dans les vapeurs obscurcissantes, paraissait brusquement rentrer dans le sol. Les dernières images de la vie quittaient leurs apparences, leur aspect, leur couleur comme des formes dont elles se désenchantaient lentement et qu’elles rendaient à ces mêmes lugubres vapeurs chargées de les dissoudre.

Le postillon descendit enfin pour allumer, et cette lueur de lanterne qui remua dans l’attristement du crépuscule éveilla le muet personnage de la diligence. Cette oscillation qui courut le long de la route mit comme un réchauffement dans son être glacé. Ses regards plongèrent dans les ténèbres pour y distinguer quelque chose, pour y sonder quelque bruit ; mais le silence se maintenait inquiétant ; c’était comme une menace voilée dans l’obscurité, comme un avertissement qui lui montait à l’oreille, que là-bas, au terme désiré, ne se trouverait pas ce qu’il venait y chercher. Et plus la voiture marchait, plus la nuit s’affirmait repoussante, mauvaise, nuit sans lune, faite pour vivre les phases d’abandon, pour forcer le cœur à courir deux ou trois hautes bordées de désespoir.

Un ralentissement s’opérait enfin dans l’allure de l’attelage essoufflé, et l’arrêt définitif des chevaux en face d’une large grille amenait un jardinier et une femme âgée sur le seuil…

— C’est Mme Raimbaut ! s’écriait la vieille femme avec une exclamation de joie.

— Ah ! Solange, c’est vous ! Bonsoir, Louis… Eh bien, où est madame ? continuait la nouvelle arrivée en levant un regard vers les vitres sans lumière.

Un pressentiment atroce la saisit ; un éclair jaillit de son cerveau.

— En voyage ? s’écria-t-elle en joignant les mains sans songer à quel point son désespoir devait surprendre.

— À Paris, madame, répliqua Solange stupéfaite de la question. Madame ne l’a donc pas vue ? Elle est partie hier en compagnie de M. Rougemont… Mais venez, madame, venez, vous n’en pouvez plus.

Et Sabine, brisée par ce nouvel échec, se laissa conduire dans la vaste cuisine où flambait un feu énorme, pendant que la voiture repartait, continuant sa route.

Quelque douloureuse qu’eût été cette dernière déception, Mme Raimbaut, en constatant la présence de Renée près d’Henri, y devinait une conjuration certaine du danger. Elle consentit donc à s’installer dans la chambre de Mme de Sérigny, à s’étendre dans sa chaise longue devant le feu ardent, et, lorsque Solange se fut retirée pour aller dormir, elle passa en revue, du regard, les objets qui lui étaient depuis si longtemps familiers. Mais la journée de la veille la hantait ; elle se revoyait traversant le quai désert, regardant l’heure à une station de voitures, ne sachant ce que disaient ses lèvres, et quels gestes avaient ses mains ; elle se souvenait s’être jetée dans un fiacre, en donnant le nom de la gare, et n’avoir eu qu’une idée : trouver Renée, son refuge, son autel, son sanctuaire, quand tout s’effondrait.

Sabine passait ses doigts sur son front. Elle voulait attendre Mme de Sérigny. Il lui semblait que son arrivée serait un aimant qui l’attirerait. Et ses yeux recommençaient à regarder ces murs dans lesquels elle accourait se cacher, s’abîmer, crier merci à la destinée, humilier son front entre les genoux de la vaillante femme dont elle se savait tant aimée.

C’était bien cette chère chambre qui sentait bon, où l’on n’avait jamais froid, où Renée lui mettait ses papillotes, et la coiffait elle-même pour qu’elle ne criât pas ; où elle aimait à s’imaginer qu’elle était née, se souvenant y avoir été apportée toute petite. Quel secret pressentiment l’y reconduisait ? Ah ! l’on ne pouvait le nier : l’existence recelait son fatalisme. À l’heure actuelle son mari connaissait certainement le passé ; l’infâme Varlon achevait d’accomplir son œuvre… peut-être la cherchait-il dans Paris… Du moins, il n’aurait pas l’idée de venir la surprendre à Sérigny. Mais lui, Henri ?… que pensait-il de son absence ? Renée l’avait-elle rencontré à temps ? En calculant l’heure de son départ, l’avant-veille, Sabine se répétait que Mme de Sérigny montait certainement le boulevard Haussmann à l’heure qu’elle désignait précisément à Henri pour son retour, à elle. Oui, il devait être sauvé, il ne pouvait pas ne pas l’être. Renée, prévenue depuis quelques jours, briserait les plus infranchissables digues. Et un allégement profond s’accomplissait dans son être.

Tous ses souvenirs la léchaient, la mordaient et tenaient bien au cerveau comme ses yeux. Jamais elle ne les avait trouvés aussi remueurs : colères flambantes, découragements immenses et précoces, envie tenace, rage froide de se venger, doutes naissants lorsqu’elle se préparait à sa première communion et que le curé de Sérigny exigeait que l’enfant crût qu’en avalant l’hostie elle avalait vraiment un homme avec ses genoux, ses pieds et ses ongles, et le soulèvement de dégoût que cela lui inspirait d’abord, jusqu’au moment où Renée lui expliquait ce qu’il en est de certaines formalités qu’on remplit comme on se laisse vacciner.

Elle se rappelait encore les premières poussées de son tempérament de chercheuse la conduisant à sonder ce qu’on lui dérobait, rejetant les sensations vécues comme des choses vieillies et pressentant le lendemain avec une puissance qui l’enserrait dans une hallucination persistante d’événements étranges, bizarres où se débattait son esprit effrayamment torturé, tant ses forces créatrices faisaient palpiter l’imaginaire.

Elle continuait à porter ses regards de côté et d’autre.

Sur la table, quelques pages fraîchement écrites gisaient sans ordre ; un mouvement de Sabine se levant, pour aller refermer la fenêtre mal close, fit voler un feuillet à terre ; elle le ramassa, et, distraitement, regarda ce que c’était. Son nom écrit de la main de Renée frappa ses regards ; une agitation étrange s’empara d’elle : qu’est-ce que cela signifiait ? Et, brusquement, sans peser une minute ce qu’il y avait d’indélicat dans son action, toujours à son premier jet, elle saisit les morceaux de papier dispersés et lut avec une stupéfaction profonde qui communiquait un tremblement à ses mains :

« Me reprocherez-vous de l’avoir fait passer pour votre fille ?… Mais, si j’ai usé de ce subterfuge, ç’a été dans l’espérance d’écarter d’elle un amour qui lui devait être funeste, et j’avais juré à sa mère que cette enfant, repoussée un instant de vos bras, y reviendrait. Or je n’ai pas découvert d’autre moyen d’arracher de votre cœur les traces d’un affamement que je devinais de nature à croître chaque année. Je me disais que le père en vous tuerait l’amant. J’ai souhaité pour Sabine la vie régulière, ne redoutant rien, je le répète, comme de la voir s’éprendre violemment en dehors du mariage. Je restais convaincue que sa première grande passion la tuerait…

« Non, ce ne fut point la jalousie qui dicta ma conduite. Je n’aurais eu, d’ailleurs, qu’un mot à prononcer pour vous reconquérir comme amant, et je ne l’ai point tenté, et je n’ai point voulu affirmer despotiquement ce que je savais être encore restée pour un homme comme vous, Henri, me contentant entre nous deux d’une amitié un peu plus ardente que ne le comporte en général l’amitié, quand sa puissance n’a pas derrière elle les violences d’un passé comme le nôtre… »

Il y avait interruption dans la lettre.

Ainsi ils s’écrivaient ; il était question d’elle, et Henri, redoutant ses susceptibilités, le lui cachait.

— Oh ! pensa Sabine, dire qu’ils se sont aimés ainsi, qu’ils s’aimaient encore et que ma pauvre Renée m’a vue lui arracher l’homme pour qui elle a sacrifié sa vie. Mais à quoi suis-je donc bonne, sinon à faire le malheur des autres ?… Oh ! mais il faut que je les retrouve… que je les rende à eux-mêmes.

Et, avec cette facilité à se laisser dominer par l’impression du moment, elle entra dans une nouvelle voie d’amertume, lasse, écœurée d’avoir déjà tant vécu. Cependant elle réfléchissait :

— Non, non, il y a eu entre Henri et moi une complicité de chair et d’organes, une vie de l’un à l’autre que, maintenant, personne ne saurait reprendre.

Elle repoussa le papier, gagnée par un autre ordre d’idées.

Il se fit comme une impossibilité pour elle en ce moment de supporter la sensation de ses cheveux contre son front ; le bleu des veines fixait immuablement une tache aux tempes ; la bouche maigrie s’affirmait comme déjà prête à laisser tomber les leçons de la maturité ; un grand frissonnement de facultés nouvelles montait dans l’œil élargi. Seule, perdue dans ce silence d’une matinée de fin d’hiver, elle sentait la pointe de l’épouvante la traverser d’une façon aiguë. Ses appétits de jouisseuse lui paraissaient assouvis pour l’éternité ; une torpeur grise, opiniâtre l’envahit bientôt, et le jour qui tardait à poindre se leva enfin si pâle, si triste, qu’il n’ajouta qu’un peu de froideur à la nuit. Sabine recommença à éprouver des chatouillements de souffrances dont les aiguillons s’allongeaient dans sa chair. Elle finit par se coucher tout habillée sur le lit de Renée, se roulant dans la couverture ; et, lorsqu’elle fut imprégnée de tiédeur, il lui sembla éprouver une détente de muscles. Certaines lâchetés lui entraient dans le cerveau, mouillant le creux de ses mains. Elle songeait qu’ils auraient dû quitter la France comme tant d’autres boursiers qui ne se seraient point gênés pour fuir. À cette heure indécise qui n’est pas encore le jour, de nombreuses vérités vous entrent par tous les pores, tandis qu’on regarde au plafond. Sabine pensait à l’Orient où ils auraient pu disparaître, et cette nature excessive se trouvait soudain ressaisie d’une énergie singulière, d’une volonté ardente de recommencer la vie. Ah ! quand elle aurait vu Renée… l’une et l’autre repartiraient pour Paris… Mais, de moment en moment, un sursaut la regagnait : elle était à cette période qui, dans l’existence de certaines femmes, se résumerait très justement dans cette alternative : descendre plus bas, ou monter plus haut.

Le sommeil l’envahit pendant deux heures ; mais le coup de cloche du facteur lui causa un tressaillement ; des voix résonnèrent dans l’escalier, la vieille bonne entra apportant des paquets de lettres.

— Il paraît qu’il y a là des choses qui intéresseront madame, dit-elle en choisissant un journal et le remettant à Mme Raimbaut ; le facteur assurait qu’il avait vu dans le Petit Moniteur qu’on parlait du tuteur de madame… de l’ami de Mme de Sérigny.

Sabine arracha furieusement la bande et chercha à la première page.

— Rien… rien, balbutia-t-elle, haletante.

Elle l’ouvrit, et au bout de deux secondes jeta un cri.

— Arrêté… lui !… oh ! la mort, qui me la donnera ? Arrêté !…

— Madame, c’est peut-être des menteries, répétait la vieille Solange, croyant qu’elle devenait folle… Madame…

Elle essayait de lui enlever la feuille, mais les mains de Sabine s’y crispaient avec rage ; d’un trait elle lut les dernières lignes de l’entrefilet suivant :

« À la suite d’un déficit de cinquante mille francs que M. Henri Duvicquet n’a pu solder dans les quarante-huit heures à l’un de ses clients, un négociant de la rue du Sentier, ce dernier a déposé une plainte en escroquerie contre son banquier. Le procureur de la République prenant en considération les justes réclamations du plaignant a fait écrouer M. Duvicquet à Mazas. On assure qu’une main inconnue avait apporté la veille à l’ancien artiste de l’avenue Frochot une somme de cent cinquante mille francs, à l’aide de laquelle on espérait rappeler la confiance dans la clientèle de dupes que le banquier a si largement exploitée. Il n’en a rien été, heureusement ; les remboursements exécutés afin de jeter de la poudre aux yeux n’empêcheront pas la justice de poursuivre son cours… Il est temps de donner satisfaction à la conscience publique, si longtemps bravée par cet aventurier. »

— C’est-y infâme ? gronda la vieille femme de charge… c’est-y infâme de traiter ce pauvre monsieur comme ça ?

Elle étendait les bras pour soutenir Mme Raimbaut qui essayait de se lever.

— Je vois bien que madame voudrait repartir. Mais le train pour Paris n’est qu’à trois heures.

— Oui, oui… à trois heures, répéta machinalement Mme Raimbaut pendant qu’on lui boutonnait ses bottines.

Dix minutes après, elle descendait appuyée à l’épaule de Solange.

— Hé, Joseph ! appela la vieille femme ; — C’est pour qu’il aille emprunter un itinéraire chez le maître de poste, ajouta-t-elle, répondant à l’air interrogatif de Sabine. — Hé, Joseph ! mais voyez si ce galopin répondra ? Il est encore à tirer des merles malgré la défense de madame.

— Allez chercher cet itinéraire vous-même, Solange, murmura Sabine, se laissant tomber sur le banc de pierre de la cour… Mieux vaut cela que d’attendre.

— Mais, madame ne peut pas se passer de moi.

— Si, si, allez, je reste ici.

Solange partit en courant. On entendit la porte se refermer et presque au même instant des pas résonnèrent dans l’allée et le fils du jardinier, gamin de quatorze ans, se montra en saluant gauchement avec sa carabine d’une main et son bonnet de l’autre.

— Tu étais donc là ? dit Mme Raimbaut. Pourquoi ne répondais-tu pas tout à l’heure ?

L’enfant rit niaisement en regardant l’arme qu’il tenait à la main.

— Ous que vous voulez que j’aille, mam’zelle ? demanda-t-il.

Il appelait toujours Sabine « mam’zelle », quoique la sachant mariée.

— Je n’ai plus besoin de toi, Solange est partie.

L’enfant voyant le mécontentement qu’excitait sa conduite se retirait honteux, à reculons.

Mme Raimbaut remarqua alors sa carabine.

— Approche, lui ordonna-t-elle doucement.

Joseph obéit.

— Est-ce que tu tires bien ? interrogea Mme Raimbaut d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre indifférent.

— Dame !… fit-il d’un air satisfait.

— Est-elle chargée à balle ou à plomb ? continua encore la jeune femme en prenant l’arme que tenait le petit paysan.

Celui-ci hésita ; puis finit par se décider à ce discret aveu :

— À balle ; mais faut pas le dire.

— Écoute, poursuivit Sabine, je veux voir si tu m’as dit la vérité, et si tu es aussi habile que tu le prétends. Si tu réussis le coup que je vais te demander, il y aura un louis pour toi.

Joseph la regarda curieusement.

Qu’allait-elle donc exiger de si difficile ?…

— Tu vois, commença Mme Raimbaut d’une voix qui tremblait un peu, j’ouvrirai la porte-fenêtre du salon. Je tirerai les grands rideaux, et, sur les grands rideaux, j’attacherai mon mouchoir avec une épingle. Si tu réussis à trouer mon mouchoir, tu recevras ceci pour toi.

Et prenant son porte-monnaie, elle l’ouvrit, et lui montra une pièce d’or.

Joseph s’imagina que « mam’zelle » voulait rire de lui : il avait cru à quelque chose de très difficile à exécuter, et voilà ce qu’elle exigeait ? Pardine ! elle se gaussait, bien sûr.

— Tu crois que je plaisante ? fit elle. La preuve que je ne plaisante pas, c’est que je te le donne de suite, si tu veux tenter le coup. J’ai confiance en toi. Si tu manques, tu me le rendras.

— Je ne manque jamais, répliqua Joseph presque offensé qu’on doutât de son adresse. Allais, allais… j’vas vous le trouer, vot’mouchoir, vous verrais…

— En ce cas, voici l’argent. Tu vois que je ne me moquais pas de toi.

On ne pouvait trouver de meilleur argument pour convaincre un paysan berrichon.

— Place-toi ici, continua Sabine, je vais préparer la cible, et lorsque j’aurai attaché mon mouchoir, tu compteras jusqu’à douze et tu tireras.

— Oui, mam’zelle… Merci tout de même de vot’cadeau. Vous n’en direz rien aux autres, au moins ?

— Non, non, sois tranquille, tu pourras le garder pour toi ; tu l’auras gagné.

Elle rentra dans le salon, s’empara d’un buvard qu’elle ouvrit, et promena la plume sur le papier pendant quelques secondes, sans prendre la précaution d’enfermer la page noircie dans une enveloppe. Cette opération terminée, elle alla aux rideaux, et enleva les embrasses ; puis elle sortit son mouchoir et le fixa au rideau de droite, à peu près à la hauteur de son cœur. Ensuite, elle rejoignit hermétiquement les deux draperies, et vint se placer derrière celle où était accroché le morceau de batiste.

Une seconde après, elle tombait, ayant reçu la décharge de la carabine dans l’estomac.


Ce même jour ramenait de Paris Mme de Sérigny, qui, faute d’avoir pu réussir à emprunter avec garanties la somme qu’il lui fallait, retournait en Berry tâcher de la trouver chez quelques connaissances. Elle savait parfaitement, du reste, que le Crédit foncier ne consentirait à un prêt d’argent qu’après une enquête minutieuse sur l’importance de la propriété ; cela triplait les difficultés ; mais elle s’était efforcée d’abord de cacher une partie de la vérité à Duvicquet, comptant que les cent cinquante mille francs suffiraient à apaiser les affamés, et qu’on aurait du temps pour atteindre le chiffre qui manquait.

Il n’en avait pas été ainsi : la somme en souffrance constituait la créance de deux personnes qui déposèrent leur plainte en escroquerie en sortant de chez Duvicquet, au moment où l’artiste, désespéré de la disparition de Mme Raimbaut, la cherchait de tous côtés. Une fois l’arrestation exécutée, Renée n’éprouva qu’un désir ; faire argent de ce qui lui restait comme valeurs, tant en argenterie qu’en bijoux. Malheureusement elle réfléchissait qu’elle n’empêcherait pas Henri de passer en jugement.

À son retour les événements précédents s’effaçaient pour donner place à un désespoir sans issue. Sabine demeurait toujours sans connaissance ; la balle ayant traversé le poumon, elle ne devait point vivre le jour suivant.

Les quelques lignes laissées par elle sur la table du salon expliquaient pourquoi et comment elle s’était arrangée pour recevoir la mort.

Éperdue, sans larmes, se mouvant d’une façon mécanique, Renée épiait le dernier souffle de cette enfant qu’elle croyait ne plus entendre ; mais vers six heures du matin, environ, elle fut étonnée de voir ses yeux s’ouvrir et ses lèvres s’agiter.

— Quoi, tu me reconnais ? quoi, tu me parles ?…balbutia Renée.

— J’ai au moins une heure avant de mourir, répliqua Sabine d’un son de voix très bas. Écoute… approche ton oreille de ma bouche… Il faut me pardonner si je t’ai fait souffrir. — Tu comprends… Je ne savais pas… je ne pouvais pas deviner… que toi aussi, tu l’avais… eu.

— Ô ma fille, ma chère petite fille ! murmura Renée dans un affolement suprême… que me révèles-tu là ?… quel secret as-tu saisi qui aurait pu t’empêcher d’aimer ? Non, non, tu te trompes…

On eût dit que les forces revenaient à l’enfant. Une sorte d’excitation fébrile remplaça la prostration.

— Écoute, reprit-elle, suivant toujours son idée ; lui, s’efforcera de croire que j’ai été emportée par une maladie à douze ou treize ans, en proie à ces balbutiements de chair qui me faisaient tant souhaiter toute petite de m’endormir dans ses bras… Il m’évoquera avec mes airs de petite morte, mais jamais comme une femme faite. Ne me redoute donc point ainsi qu’une rivale. Il ne te parlera de moi qu’en homme qui ne m’a pas vue grandir et qui s’imagine me tenir par la main, ou comme si je marchais entre vous deux… pendant que vous causiez, et que tu l’interrompais pour me questionner… Quand vous irez, toi et lui, dans les blancheurs de la matinée… c’est mon nom qui vous viendra à la bouche, sans amertume, et tu diras : — Pouvait-elle être autre chose ?…

Elle se souleva un peu, et poursuivit en baissant la tête :

— J’ai été votre excitation ardente, votre meilleure formule d’enfièvrement quand vous vous querelliez à cause de moi, et que je vous obligeais à convenir de votre mutuelle adoration, en vous amenant à vous parler avec des douceurs de voix infinies. J’ai été le caprice qui vous tirait sur mes pas, comme les enfants tirent leurs mères pour courir vers ce qu’ils ont convoité… et si j’ai voulu, Renée, l’homme qui t’appartint avant moi, c’est que je voulais toucher à tout ce que tu touchais, prendre tout ce qui t’attirait, mettre mes caresses où tes doigts avaient passé et ma tête où ton sein avait battu… Non, je ne t’ai rien volé, ô ma suavité, ô ma tendresse ! C’était inconscient ce mouvement qui m’a toujours emportée où tu allais et qui couchait mon corps au même endroit que le tien… Après moi, sois-en sûre, le baiser vous brûlera encore, car vos lèvres reviendront d’instinct à l’ancienne place…

Et, comme Renée voulait l’interrompre, elle lui murmura une dernière fois, d’un ton étrange et comme si elle reculait l’heure d’expirer :

— Non, je ne croirai jamais que ces soulèvements intérieurs qui m’ont excitée à aimer, qui t’ont portée, toi, à l’illimité du sacrifice, ne soient qu’un des vils effets de la nymphomanie. Va, il y a quelque chose de plus dans ces mouvements qui nous entraînent à nous livrer, qu’un effet de pathologie médicale. Non, je ne croirai jamais que le dévouement, la passion, l’inspiration, la dignité de soi-même aient leur dernier mot et leur explication définitive dans les fureurs abjectes des pâles hystériques ; non, ce n’est pas une duperie que de céder à l’appel des sens, ce n’est pas une aberration que l’honneur, ce n’est pas une lâcheté que le suicide, ce n’est pas une folie, que ce qui aide à mourir pour ce qu’on aime… la patrie, ou l’homme préféré… Mais, au lieu d’en demander l’explication à la science, demandez-la à l’amour que vous niez… et qui vous ramène à lui, par l’un ou l’autre de ces entraînements vers un but enflammé et qui ne sont, après tout, que les moyens qu’il nous a suggérés lui-même…

Une suffocation l’arrêta… Elle se souleva à demi. Renée remonta l’oreiller et voulut la tourner sur le côté :

— Non, dit-elle… ouvre la fenêtre… je ne respire pas…

Mme de Sérigny obéit… L’air glacé frappa le front de Mme Raimbaut dans l’échappée d’horizon où elle plongea avidement. Elle reporta les yeux de la traînée blanche des nuages froids, sans coloration, à la blancheur de ses draps, et, forçant à ployer le cou de Mme de Sérigny en l’attirant à portée de ses lèvres, elle murmura avec une douce solennité :

— Ne cherche pas ce qu’il y a au fond de toutes les fièvres ; ne dissèque pas les enthousiasmes, laisse déborder la vie si elle tente encore de te submerger ; est-il trompeur cet accent qui, de l’enveloppe de chaque chose, exhale le même son ou fait résonner le même appel : l’amour, le puissant amour ?…

C’était avec une sorte de terreur que Mme de Sérigny entendait sortir de cette bouche d’enfant des accents imprévus ; elle se taisait, écrasée par les dernières évolutions d’un esprit, qui lançait un pareil jet sous des traits convulsés. Cet enfièvrement qui avait surchauffé les facultés engourdies pour les amener à une maturité aussi subite exprimait un phénomène effrayant. Et les formes idolâtriques de l’affection de Renée revenaient en intensités actives pour celle dont elle reconnaissait, en somme, avoir préparé la destinée.

La tête de l’enfant creusa lourdement l’oreiller, ses yeux bruns pâlirent dans son visage blanc. Renée lisait dans ses regards un immense regret, elle devinait qu’elle trouvait n’avoir pas encore assez aimé, que son calme apparent cachait une générosité, peut-être comme l’idée sublime de léguer à Renée cette vie d’amoureuse qu’elle n’achèverait pas de parcourir, elle… Et Mme de Sérigny aurait acheté d’un crime la présence de Duvicquet, pour qu’il mît une joie encore dans cette agonie. Elle voulut tâcher de compenser l’absent. Elle baisa au-dessous du sein ce buste qui se refroidissait, et vit un sourire nuancer pâlement la lèvre de la jeune femme.

— Pauvres chers, comment vivrez-vous sans moi ?… Ah ! j’aurais pu vous jouer les tours les plus impossibles… n’est-ce pas ? vous saviez bien qu’il n’y avait pour votre petite Sabine que vous, et toujours vous… Mais, maintenant… ah ! maintenant, je deviendrai la toute-belle… l’auguste… la morte… Oh ! vos regrets de ne m’avoir plus !… Comme vos yeux hallucinés vont me voir !… comme vos oreilles vont m’entendre !… Mets ma tête dans ton corsage, veux-tu ? que je te sente avec ma joue… comme cela…

— Oui, comme cela, ma mignonne adorée… comme cela ; tu es dans ta mère… sur ta vieille Renée qui va t’endormir… Ne pense donc à rien… à rien…

Mais cette lucidité étrange qui, en un pareil moment, parvenait quand même à suivre la déduction d’un raisonnement, s’effaça subitement ; les ondulements de la mort apparurent et coupèrent les paroles par temps inégaux. La voix s’abaissa et, dans les yeux, la clarté se fit avare. À un moment donné Sabine tressauta :

— Renée ! Renée ! où es-tu ? pourquoi m’as-tu abandonnée ? Ne t’en vas pas… Non, ne t’en vas pas…

— Mais je suis là, je t’entends, ma chérie !… Tu es dans mes bras, mon amour ! Regarde… C’est moi !… Je ne te quitte pas…

Mais elle répéta encore :

— Où es-tu ? où donc es-tu ?… viens, viens vite…

En vain Mme de Sérigny la soulevait, la pressait contre elle ; en vain elle tâchait de rencontrer son regard… Sabine ne voyait ni n’entendait… L’étouffement qui devait résulter de l’effort de langage précédent amena le dernier spasme. Elle continua quelques secondes à se débattre entre les bras qui la retenaient ; et, comme cette enfant qui avait été sa mère, elle eut le même geste effrayé, le même regard d’épouvante, en cherchant d’instinct le sein de Renée pour y mourir.


XV


Vers le milieu du mois de mars, un dîner réunissait chez Mme Abel quelques amis intimes, au nombre desquels on ne comptait, cette fois, aucun journaliste. Mais parmi les convives, éclataient la gaieté de Jenny Varlon et les répliques de la marquise de Mansoury. Ces deux ventripotentes ribaudes mangeaient avec une voracité que dépassait seulement celle du Manitou. La marquise était absolument grise.

— Nous n’avons réussi qu’à moitié, fit-elle en se penchant vers Jenny Varlon, et en haussant la voix, la sachant un peu sourde. M. Raimbaut a quitté sa femme et est allé à Londres ; mais l’autre ?

— L’autre, ma chère, ne passera probablement pas en jugement ; on a payé pour lui. Et vous savez quelle main ? Il est probable que Mme de Sérigny l’emmènera encore assez loin, et que nous le verrons revenir dans une dizaine d’années, le cœur raffermi.

— Ça, c’est douteux.

— En attendant, la petite Raimbaut est morte.

— On devrait dire : la petite Giraud… car, enfin, entre elle et la Sérigny, il ne restait pas l’épaisseur d’un préjugé. Et, d’ailleurs, poursuivit la marquise, j’avais dû briser mes relations avec Sabine, car… vous comprenez ?…

L’entremetteuse et l’agent matrimonial femelle se regardèrent sans rire, quoique augures du même temple et desservant la même paroisse : la Préfecture de police.

— Oui, oui, reprit la Varlon en attaquant un morceau de bécasse, il y a eu rupture d’équilibre dans cette tête-là, ça été une toquée, une pure toquée. Mais la Sérigny est d’une jolie force ; elle nous a roulées.

— On assure que le mari savait la vérité depuis longtemps, mais qu’il s’est trouvé tenu en respect du fait de la femme de chambre de sa femme, une certaine Frissonnette, qui possédait des secrets à lui.

— Mais, n’est-ce pas la maîtresse de Jonquille ?

— Oui, et l’ex-rapin débute prochainement au théâtre Athénien.

L’attention des convives fut attirée en cet instant par une dinde truffée monumentale. Le Manitou, à cette vue, cessa de parler pour jeter à Mme Abel un regard de haute gratitude. La dinde truffée ! Mais c’était bien le symbole, l’expression, la « portraicture », l’idée typique de ce gouvernement de mangeurs, qui, à l’exemple du maître, travaillait à table, administrait à table ; dont les magistrats prononçaient les arrêts, la serviette nouée sous le menton ; dont les chefs de sûreté invitaient leurs amis à des lunchs la nuit des jours d’exécution : gouvernants dont les mentons glabres conservaient des tons de volaille faisandée. Oui, cette dinde truffée représentait, certes, la coterie élyséenne, buvant, bafouant, ruminant, digérant et s’inféodant entièrement dans le ventre du grand Manitou, qui l’absorbait, et qui, après que magistrats et présidents avaient été triturés dans ses intestins, allait dégorger toute cette rinçure du prétoire, tous ces détritus infects dans l’égout, d’où cette pourriture empuantait Paris.

Le cardinal Josué, le larmoyeur du siège, les mains nouées sur son ventre, dans sa pose habituelle de diseur d’orémus, songeait au récit qu’il donnerait dans son journal le Coq gaulois de la distribution du service ; on s’amusait à raconter, à voix basse, qu’à côté de sa femme, la bête du Gévaudan, qui réalisait d’assez bonnes spéculations en patronnant les écoles professionnelles, le cardinal jouait le rôle de saint Antoine, suivi de son inséparable compagnon. Et, comme la conversation continuait avec une douce jovialité, on se demandait si les cuisses de la dame seraient toujours longues à faire flamber.

À ce moment, le Manitou voulut porter un toast. Le silence s’établit ; mais Barras parvint à peine à lever son verre. Il retomba assis, la tête ballante, la main inerte, en bafouillant. Ses voisins réussirent, non sans peine, à l’empêcher de tomber ; pourtant, sur un signe de Mme Abel, on l’entraîna dans le petit salon japonais…

Et la triomphale goujaterie de ces gouvernants repus continuait à s’étaler ; leurs doigts trempaient dans les sauces ; leur propre graisse s’épanouissait, comme celle qui jutait au milieu de la table entre les parties dodues de la dinde. Ils cuisaient dans cette chaleur, et leur peau prenait quelque chose de l’odeur des viandes, leurs joues blafardes se doraient.

En cet instant, un des intimes, qui avait emmené Barras, revint prendre sa place à table.

— Il dort, annonça-t-il avec onction en s’adressant à Mme Abel.

D’un commun accord on baissa la voix ; le grand homme se fatiguait vraiment trop ; il fallait l’engager à s’imposer un peu de repos.

— C’est impossible, impossible, répétait Mme Abel il ne saurait s’absenter seulement une heure.

Alors les conviés prirent des airs de servilité, introduisant dans la conversation des « si j’osais », des « sans doute », des « il est possible que » et autres palliatifs. Le ronflement de Barras s’entendait vaguement, et l’on était soulagé de son repos, comme si on avait eu le sentiment qu’on venait de lui faire savourer un grand plaisir : celui de se mettre à l’aise, culotte bas. Et ces parvenus obscurs, tirés des limbes par la fantaisie du maître, s’installaient comme chez eux dans cette bonne odeur de débauche ; et chaque dos fléchissait d’avance, comme la courbe des platitudes qu’il devait revêtir en face du Manitou ; mais, malgré eux, on les voyait lâcher des éclairs de fièvre sourde dans les regards qu’ils se jetaient, et c’était effrayant de constater quelle intelligence voilée, quelle secourable sottise chaque fonctionnaire apportait aux prétentions de son collègue de table, comme s’il n’eût pas été là pour son propre compte. Dans l’atmosphère couraient des souffles chauds que la Varlon, la Mansoury et Mme Roudier, la femme du député, humaient avec délices, quoique exhalant une odeur de femmes mûres dont l’âcre senteur s’échappait en elle de dessous les bras. Et leurs seins tremblaient pendant qu’elles riaient ; leurs regards avaient des amollissements pour les hardiesses des hommes. Ces dames se scrutaient dans le blanc des yeux, sondaient les creux des corsages qui descendaient toujours et sur lesquels les mains affectaient un travail de remontage ; et mangeurs et mangeuses se rapprochaient, se parlaient dans le cou, les manches d’habits des hommes effleurant les bras nus des femmes, les pieds jouant sous la table, le rire et les paroles grasseyant, pendant que dans les phrases s’introduisaient des équivoques honteuses. Et chacun finit par s’huiler, par se graisser au frottement de son voisin au point que, bientôt, tous ces vices s’engluèrent les uns dans les autres.

Cependant on continuait à prendre les ordres de Mme Abel. Carlamasse, à sa droite, lui détaillait certaines questions qu’elle daignait discuter.

Et ces fonctionnaires dont le nez et la bouche éructaient les truffes débattaient l’avenir d’un pays, taillaient, coupaient, rognaient, distribuaient des postes de consuls, celui-ci à son tailleur, cet autre à son bottier, et disposaient des fonds de l’État.

Soudain, la meute jeta un cri d’admiration ; on achevait de découper la bête gigantesque et on l’avait replacée, les pattes et le croupion en l’air, affectant la forme vulgairement appelée : bonnet d’évêque. Par une délicate allusion, chacun regardait le cardinal Josué comme si cette figure eût dû lui être d’une signification agréable et rassurante, lui le patenôtrien, lui le christolâtre, lui qui conservait pour fonctions principales, quand le gouvernement était constipé, de lui donner des clystères d’eau bénite. Le cardinal sourit, et regarda les noceuses aux yeux clairs qui l’entouraient, et son œil de prélat gourmand alla chatouiller leurs charmes secrets.

Or, à ce même moment, dans une salle du quartier de Belleville, nue comme le Forum, une conférence socialiste s’ouvrait, trois mille hommes se groupaient autour d’une tribune, et l’orateur, le front haut, le geste libre, la voix assurée, commençait au milieu d’un menaçant et profond silence :

— Ô grand Manitou !… je t’accuse…


FIN.