Sabre et scalpel/02

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CHAPITRE II.

Le soir où Gilles Peyron et Michel Chagru firent leur apparition dans le cabaret, la réunion était au grand complet.

La maison se divisait en deux chambres basses. Celle de droite, en entrant, était la « bar »[1] proprement dite ; servant aussi dans l’occasion de cuisine, de salle à dîner et de garni pour la nuit. Il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus sale, de plus boueux et de plus enfumé.

La chambre de gauche offrait un caractère un peu différent, c’était le salon de l’établissement. Elle était meublée avec un certain luxe et contrastait agréablement avec la « bar. » C’était là que la mère Javotte recevait ses visites de cérémonie, ou les personnes qu’elle ne désirait pas mettre en contact avec la masse de ses pratiques ordinaires. Un grand feu flambait dans l’âtre et éclairait la chambre de ces lueurs capricieuses et fantastiques qui font voir des diables sur les murailles, et qui font sommeiller les vieilles femmes à la veillée.

C’est dans cette chambre que la mère Javotte avait fait entrer Gilles Peyron et Michel Chagru.

Après avoir changé leurs habits mouillés, nos deux amis vinrent de nouveau s’asseoir près du feu.

— Ouf ! ce linge sec fait du bien, dit Gilles ; l’atmosphère est d’ailleurs plus tendre ici que dans votre chaloupe, père Chagru et la mère Javotte fait les choses mieux que vous.

Bon ! voici la carafe, en usez-vous ?

— Je n’ai jamais refusé une offre honnête, mon gars, et je suis trop vieux pour changer mes habitudes.

Il tendit son verre, et Gilles lui versa une copieuse rasade qu’il dégusta avec un claquement de langue particulier.

Tout en se réchauffant, ils trouvèrent moyen, parmi des éloges mérités à l’adresse de la mère Javotte, de se verser plusieurs autres verres qui firent peu à peu disparaître les différences. Is devinrent plus communicatifs et se mirent à causer.

— Tout cela est bel et bon, commença Gilles, mais nous ne sommes pas venus ici pour dire des prières et autant vaut en avoir le cœur net de suite. Déboutonnez-vous, père, c’est le temps. Vous n’êtes pas venu me chercher chez moi pour rien, vous m’avez fait entrevoir une entreprise honnête. Il est vrai que notre petit naufrage peut en avoir modifié les circonstances ; mais le fond, père Chagru, voyons, je veux le fond.

Le vieux marin alla inspecter la porte et l’unique fenêtre de la chambre, avec une attention minutieuse. Quand il fut convaincu que personne n’était aux écoutes, il revint s’asseoir près du feu.

— Mon gars, dit-il, à voix basse et après s’être versé un coup, ce que j’ai entrepris ce soir peut faire notre fortune, si nous réussissons, et te conduire à la potence dans le cas où nous échouerions.

À ce mot de potence, Gilles eut un frisson désagréable et fit une grimace forcée.

— Cependant comme tu viens de le dire, continua Chagru, notre petit naufrage a modifié mes plans et je ne sais pas à présent jusqu’à quel point nous pourrons nous entendre, voyons un peu, pour me confier à toi comme cela, sais-tu que je te connais bien peu ?

— Vous êtes curieux, père ; et si je ne disais rien ?

— Eh ! bien, mais c’est ton affaire. Tout ce que je veux en savoir est seulement à cause de l’intérêt que je te porte. Prenons toujours un coup, cela ne peut pas faire de mal.

Il versa une rasade terrible à Peyron, pendant que lui ne prenait qu’un petit doigt.

Peyron se trouva considérablement allumé.

— Père Chagru, dit-il, je vous aime. Vous avez une bonne figure. Et tenez, puisque vous voulez savoir des nouvelles de ma jeunesse, je vais vous en donner.

— Je n’y tiens pas tant que cela, mon enfant ; après tout, si tu as honte, ne dis rien.

— Moi, honte ! honnête pilote, oh ! la bonne farce, Gilles Peyron avoir honte ; y pensez-vous, un peu ? Vous allez voir plutôt.

Vous n’êtes jamais allé au collége, vous, père ? Non ? Moi j’y suis allé beaucoup et à beaucoup d’endroits ; j’ai mangé du grec et du latin comme les autres ; seulement il fallait m’ouvrir les dents avec le manche de la cuiller, laquelle était un martinet. J’en ai bien eu pour six années entières et j’ai fait ma rhétorique seulement jusqu’aux trois quarts. Que voulez-vous, père, les grands auteurs ne me plaisaient pas. — Un peu de rhum s’il vous plaît, la langue me sèche. — Merci. — Toujours est-il qu’une fois, mon dernier professeur ayant soutenu, contrairement à mon opinion, que Démosthène valait mieux que Mirabeau, je lui jetai un dictionnaire grec par la tête et je n’attendis pas qu’on me mît à la porte ; je pris de suite la main que la liberté me tendait. — J’avais vingt ans ; il fallait me trouver un état, me créer un avenir.

J’adorais Québec et je lui aurais sans doute fait honneur, mais, vous connaissez le proverbe ?

— Oui ; nul n’est prophète dans son pays ; il y a assez longtemps que je le pratique.

— C’est assez vrai ce que vous dites là, et je l’appuierai d’une rasade ; à votre santé, père Chagru !

Il emplit son verre et le vida d’un trait ; sa langue commençait à s’épaissir sensiblement ; il continua :

— Me voilà donc, un beau jour arrivé à New-York, sans argent mais plein d’espérance et de grands desseins. Figurez-vous que dans ce temps-là j’étais fort joli garçon et je savais beaucoup de choses, compluria mente tenebam. Je m’annonçai comme professeur de français. Les élèves arrivèrent par enchantement, et les dollars affluèrent dans une égale proportion. Je devins élégant, je fréquentai le monde et je me fis des amis. Quand on est riche, père Chagru, ce bétail là ne manque pas. Donec eris felix… Vous ne comprenez pas ? Ça ne fait rien. Au bout de six mois je voyais intimement plusieurs bonnes familles de la ville, et les femmes raffolaient du Frenchman.

J’étais surtout très-assidu chez un certain banquier juif-allemand, riche comme Crésus et confiant comme un lapin — en dehors de ses affaires d’argent. Il avait une fille belle à croquer, mais bête comme une souche.

Je lui donnais des leçons de français ; vous voyez d’ici le danger.

Père Chagru, je me sens attendrir rien qu’à me rappeler ces douces émotions, les premières de ma jeunesse, dont le souvenir me caresse encore agréablement. Poussez donc la carafe.

Les larmes le gagnaient et il regarda longtemps au fond de son verre, après avoir absorbé la dose de rhum ; puis il continua :

— Elle s’appelait… au fait, comment s’appeait-elle, puisqu’elle a été ma femme… N’importe, elle m’aimait ; il me semble vous avoir déjà dit que je n’étais pas mal tourné. Je faisais de l’argent, beaucoup, mais j’en dépensais plus encore. D’ailleurs, mon état d’amoureux me fit oublier un peu celui de professeur ; je négligeai mes élèves qui à leur tour me négligèrent.

Je commençais à sentir derrière moi l’haleine chaude de mes créanciers.

Heureusement que ma passion, bien conduite voguait à pleines voiles vers un mariage assez joli et surtout vers un revenu solide. Cependant le père apprit, je ne sais trop comment, l’état de mes affaires. Il m’eût pardonné d’être voleur ou assassin, mais il ne pouvait pas me pardonner d’être prodigue ou pauvre.

Les situations difficiles enfantent le génie. Je résolus de frapper un grand coup : et je demandai la main de Clara — son nom me revient maintenant ; père, encore une larme puisqu’elle s’appelait Clara Doft.

Il but son verre et resta encore longtemps sans parler, puis reprit. Le père me refusa ; nous nous fâchâmes ; il me maudit, et je lui rendis son change.

Le lendemain, Clara et moi, nous filions sur le Franklin vers l’Europe, avec vingt-cinq mille piastres en or, que ma future avait empruntées de son père la veille par l’entremise d’un caissier qui l’adorait.

Rendus à Liverpool, nous nous sommes mariés, et pendant trois ans les écus du père ont dansé, et nous avons mené joyeuse vie, c’est moi qui vous en réponds. À la fin, la gêne se fit sentir, puis la misère. La chose ne m’allait plus qu’à demi, je flanquai là toute la boutique, femme et enfants et m’embarquai pour ce pays, car j’avais alors deux enfants, une petite fille et un petit garçon…

Gilles s’arrêta tout court, comme si une main de fer lui eut serré la gorge. Il se rejeta le front en arrière et ses yeux prirent une expression étrange comme sous l’effet d’une horrible vision.

— Mes enfants ! murmura-t-il, au bout d’un instant, d’une voix triste et douce ; et ses yeux se mouillèrent de larmes, — Ah ! mes pauvres enfants !

Sa tête retomba sur la table et pendant quelque temps, on pouvait entendre des soupirs étouffés. L’amour paternel, ce sentiment divin, avait surnagé un instant au milieu du bourbier.

Chagru, étonné, regardait sans rien dire. Tout-à-coup Gilles se redressa et poussant un éclat de rire strident :

— Encore un coup, père, cria-t-il, et au diable les armes. Je ne veux pas que vous vous moquiez de moi.

— Écoute, mon gars, dit Chagru, d’une voix sévère ; loin de me moquer de toi, je viens d’éprouver à ton égard une minute d’estime, et c’est peut-être la seule que tu aies méritée dans toute ta vie ; tâche de comprendre ça.

— Vous blaguez, père, c’est ce que je comprends, en attendant j’avale mon verre.

— Toujours que me voilà revenu par ici continua-t-il après avoir bu ; au milieu des anciens, rien à gagner et sans le sou, que vouliez-vous que je fisse ?

Je pris le chemin le plus battu, sortant souvent de la ligne droite et n’y rentrant pas trop fréquemment. Presque toujours sans argent, je fis ma demeure habituelle des petites auberges où l’on couche et mange à six sous.

La bouteille m’a souvent prêté ses consolations, et là, franchement, père Chagru, c’est elle qui m’a fait à peu près ce que je suis aujourd’hui.

Ma réputation n’est pas bonne, mais ce qui me console, c’est que je ne vaux pas mieux qu’elle.

On m’emploie dans les affaires risquées ; je n’ai rien à y perdre, voyez-vous. D’ailleurs, je porte assez lestement sur mes épaules depuis plusieurs années, les péchés de toute ma paroisse et du district environnant.

Pourtant puisqu’il faut se parler entre les deux yeux, père, il y a des moments où j’ai mes retours ; mais ça ne dure pas. L’habitude voyez-vous, c’est plus fort que tout : et les retours c’est comme une goutte d’eau claire dans une mare de boue.

— Maintenant, voyons, j’ai assez jasé, à votre tour qu’est-ce que vous voulez de moi ? Vous me connaissez, ce me semble.

— C’est juste, dit Chagru, qui était devenu pensif c’est juste, chacun son tour, écoute-moi bien.

J’ai soixante ans et je suis pauvre ; tu sais cela comme moi. La Providence, qui m’a toujours maltraité, me doit une petite compensation.

— Père Chagru, ne parlons pas de la Providence ; je ne suis pas en bonne odeur de ce côté-là, et je préfère m’en tenir le plus loin possible.

— Çà, c’est chacun son idée. Si la chose t’offusque, passons par dessus et virons de bord.

Pour revenir à ce que je disais — attends un peu, ma pipe est morte… sacrebleu !

Il mit un tison sur son brûle-gueule.

— Bon ! la voilà qui chauffe maintenant comme la cuisine d’un navire à trois ponts. Attention !

Or donc il me faut un coup de maître pour m’assurer une vieillesse passable. Voici mon plan. Tout le monde sur le pont et silence dans les rangs !



G ILLES dressa sa tête alourdie.

— Ça y est ! dit-il d’une voix éraillée.

— Bien ! je continue. Il y a, vis-à-vis de l’Île-aux-Grues, un gros navire anglais, chargé de bois et mouillé dans vingt brasses. C’est le « Traveller » un fin voilier et une cargaison magnifique.

Ce vent de Nord-Est va durer au moins douze heures, et tout ce temps là, le navire va rester dans son mouillage.

Le pilote engagé pour la descente est François Crillon, un ivrogne qui se soûle à l’heure qu’il est dans la bar, car je lui ai donné rendez-vous ici pour ce soir.

Écoute-moi bien, tu n’es pas bête, et c’est pour ça que je te prends ; avec ça que tu ne dois pas faiblir au grand moment.

Crillon une fois parti à boire en a pour longtemps.

Au petit jour, le capitaine sera ici pour voir ce qu’il fait : naturellement il le trouvera encore soûl.

J’embarque à sa place, et tu viens avec moi, à titre d’assistant.

Comprends-tu ?

— Pas encore, dit Gilles, dont la tête tanguait considérablement.

— Alors tu es plus bête que je ne pensais. Écoute donc ! Nous voilà tous les deux à bord. Bon ; il est tard, la navigation du Golfe est difficile, et le Capitaine nous retient pour la traversée, ça ne peut pas manquer. Dans le bas du fleuve nous avons une tempête et un accident ; le capitaine et son second tombent à la mer et boivent leur dernier coup ; impossible de les sauver, ces Anglais, ça va tout droit au fond. Ha ! ha ! ha ! Deux rosbifs de plus ou de moins qu’est-ce que cela fait ?

Vois-tu maintenant ?

Une fois le Capitaine et l’autre partis, nous sommes maîtres du navire que nous conduisons aux Îles.

L’équipage ne dit rien pourvu qu’on le paye.

Rendus là nous vendons navire et cargaison ; ce qui fait une petite fortune passable.

Tu restes là si tu veux, et tu prends un beau-père créole ; quant à moi, je reviens manger ma rente ici, et je me fiche de tout le monde. C’est à prendre ou à laisser !

Le père Chagru avait développé la dernière partie de son plan, tout d’une haleine et sans respirer.

Aux derniers mots, il se tourna vers Gilles d’un air triomphant.

Celui-ci eut un sourire ineffable qui déconcerta quelque peu le vieux marin.

— Et c’est pour cela, lui dit-il, que vous m’avez amené jusqu’ici, et que nous avons fait notre petit naufrage.

Il partit d’un immense éclat de rire. Chagru en eut froid dans la moëlle des os.

— Ah ! vous croyiez faire un coup de maître| Savez-vous, père, que vous frisiez tout simplement la corde et l’échafaud. Je n’aurais qu’à parler et votre vie ne vaudrait pas ça ! — il fit claquer ses doigts ; — la justice ne badine pas, j’en sais quelque chose, morbleu !

Le père Chagru se prit à trembler ; Gilles continua.

— À votre tour, écoutez, mon vieux !

Je ne suis pas de votre force, moi ; je ne prends pas des trois-mâts avec une chaloupe et deux hommes d’équipage. J’ai mon plan. Il est moins héroïque peut-être, mais plus raisonnable que le vôtre.

Connaissez-vous Giacomo Petrini ? Un honnête garçon, spirituel comme tout, pas riche, mais plein d’une noble ambition. Depuis quelque temps, j’ai des vues sur lui ; j’ai ruminé ma petite affaire ; c’est comme un problème de géométrie ; ça ne peut pas manquer.

Il n’y a rien comme le mariage pour poser un homme : le mien a besoin d’être posé. Une jolie femme, c’est bien ; une femme riche, c’est mieux ; mais une femme belle et fortunée, c’est le superlatif.

Mon homme est tout trouvé, la petite aussi. Il ne s’agit plus que de les mettre en présence, et le tour est fait, j’en réponds. Nous partageons les profits, bien entendu. Vous aurez les détails en temps et lieu. C’est chouette, pour le sûr. En êtes-vous ?

— Non ! par tous les diables, cria Chagru, chez qui un grand verre de jamaïque qu’il venait de vider commençait à faire son effet, — faites vos coquineries tout seuls ; je m’en lave les mains ; jamais, au grand jamais !

— Ah ! c’est comme cela que vous le prenez, père Chagru ! Ah ! vous regimbez ? Vous êtes en mon pouvoir, savez-vous ? Vous nous aiderez ou je vous dénonce. C’est à prendre ou à laisser. La fortune ou l’échafaud ; c’est dit ; choisissez ! Mille tonnerres ! vous croyez donc avoir affaire à un enfant ! Vous marcherez ! père, c’est moi qui vous le dis, moi Gilles Peyron, nom de noms ! Vous avez mis un pied dedans ; vous ne le retirerez pas !

Gilles s’animait et vociférait avec une violence extraordinaire en poussant des jurons d’enfer.

Le père Chagru accablé baissait la tête.

— Ah ça ! père, le dernier mot n’est pas dit, vous êtes engagé : mille noms !…

Les éclats de voix de Gilles appelèrent la vieille qui entr’ouvrit lestement la porte, et demanda ce que c’était.

La colère avait dégrisé Gilles.

— Ce n’est rien, la mère, dit-il, c’est le père Chagru qui me fait rire.

— Mes enfants, je tiens une maison honnête, et vous faites trop de bruit, surtout dans le salon ; on croirait…

À ce moment, un coup de sonnette retentit ; la vieille disparut par le couloir et se dirigea vers la salle basse de l’autre côté.

Au moment où la porte s’ouvrit, il s’échappa de cette salle une épaisse colonne de fumée de tabac imprégnée d’une forte odeur de suif et d’alcool. Les voix ! éclatèrent avec un tapage étourdissant. L’hôtesse repoussa violemment la porte et les bruits s’éteignirent peu à peu dans ce murmure confus et discret connu seulement des lieux qui redoutent les descentes de la police.

Au premier aspect, on ne distinguait pas grand’chose ; une fumée épaisse enveloppait l’honnête compagnie, et, n’eût été le bruit produit par le choc des verres et les cris discordants qui se faisaient entendre de tous les côtés, on eût volontiers cru à un commencement d’incendie.

Peu à peu, l’œil s’accoutumait à percer le nuage et c’était, ma foi, un étrange spectacle qui s’offrait. aux regards.

Assis, ou plutôt accroupis autour des tables de l’établissement, des matelots jouaient aux dés et aux cartes, en buvant à petites gorgées des verres de gin chaud.

Ils se racontaient leurs aventures, ces braves compagnons. Ils parlaient haut, et ne se gênaient guère quand un juron un peu sonore venait chercher sa place dans la phrase commencée.

Plus loin causaient un peu plus bas des marchands de bestiaux et des maquignons ; ils se racontaient leurs prouesses à la ville ; comment ils avaient blagué les bourgeois.

Parfois, un éclat de rire ébranlait le plafond.

— Oui, oui ! c’est moi qui vous le dis, tonnait un matelot, espèce de colosse qui occupait presqu’à lui seul une table au fond de la salle, — oui, oui ! c’était drôle ! Le capitaine était soûl ; il faisait un temps d’enfer et nous filions vent arrière, avec deux ris dans la misaine, et la grande voile ; avec ça, une mer qui nous rasait le pont. J’étais attaché à la barre ; celui que je remplaçais avait été emporté par une lame, pour avoir négligé cette petite mesure de précaution. Mous n’étions que trois, à part le Capitaine qui ne comptait pas. Tout-à-coup, un choc effrayant, un craquement épouvantable, des cris, des sacres et un tas de lumières ! Tonnerre de Dieu ! mes enfants, c’était un grand navire qui nous coupait en deux. J’eus le temps de m’accrocher à un bout de corde et de me hisser à son bord. Ma goëlette avait disparu avec l’équipage ; un seul homme de sauvé avec moi, ce qui faisait deux.

Le navire avait perdu son beaupré, et quatre hommes tombés à la mer.

— Goddam ! s’écriait le capitaine ; ces gens-là ne voient rien, ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il avait un fanal à la main, le vieux singe, et parcourait son navire en courant et en grimpant comme un chat.

Les passagers, les émigrants, étaient sur le pont. Ah ! que c’était drôle, mes enfants, que c’était drôle ! Il y avait des femmes qui pleuraient et des hommes qui sacraient — un bredas épouvantable !

Je me tenais dans un coin, entouré de quelques matelots qui me demandaient comment la chose était arrivée.

En deux mots je tâchai de leur expliquer comment la tempête m’avait empêché de voir leurs lumières ; mais, comme je parlais français et qu’ils ne semblaient pas y comprendre grand’chose, je me contentai de pousser deux ou trois soupirs et de croiser les mains sur ma poitrine…

À ce moment, un bruit se fit entendre à l’autre extrémité de la salle ; le matelot fit silence, et tous les regards se portèrent vers l’endroit d’où venait l’interruption.

Deux hommes à mauvaises figures semblaient s’être pris de querelle. La table à laquelle ils étaient assis s’était renversée ; et le poing levé, l’œil menaçant, ils se mesuraient du regard.

La mère Javotte qui tricotait, assise à son comptoir, se leva lentement et marcha droit vers les deux adversaires.

— Mes enfants, dit-elle, pas de ça ! Si vous voulez vous battre, passez-moi la porte ! Autrement, faites silence, et que je ne vous entende plus !

Un murmure d’approbation se fit entendre dans l’auditoire, et les deux antagonistes se rassirent en grognant.

— Après ça, fit la vieille en regardant à l’antique horloge qui marquait minuit, il est temps de fermer ; et comme j’ai cru voir tout à l’heure une chaloupe de police qui se glissait vers la crique ; vous me rendriez service en décampant.

Ces mots eurent un effet magique sur l’assistance. Les uns vidèrent précipitamment leur verre de gin et sortirent ; les autres, en délicatesse avec l’équilibre, s’acheminèrent tant bien que mal vers la porte. En un clin d’œil la salle fut vide, et la vieille resta seule maîtresse de son établissement.

Cinq minutes après, Gilles Peyron et le père Chagru avaient glissé tout doucement sur le plancher de la selle et ronflaient à l’envi, marmottant encore dans leur sommeil fiévreux, l’un, des menaces et l’autre, d’énergiques protestations.

La vieille fit sa tournée, éteignit les lumières et l’auberge rentra dans un silence complet.

  1. Comptoir où se débitent les liqueurs.