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Sabre et scalpel/13

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CHAPITRE XIII.

Ce jour là même, Gilles Peyron et Giacomo eurent ensemble un long entretien.

— Avez-vous vu André Luron et Beppo Saloi dernièrement ? demanda Gilles au Docteur.

— Pas depuis cinq ou six jours au moins. Y a-t-il du nouveau ?

— Comment ! du nouveau ! Mais vous ne savez pas qu’ils ont tiré sur Jacques Landau avant hier soir ?

— Allons tant mieux. Ce Landau m’a toujours fait l’effet d’un traître, et un jour ou l’autre il nous aurait vendus.

— Il peut nous vendre encore.

Comment ! dit Pétrini d’un air étonné, ne m’avez vous pas dit qu’ils l’ont tué.

— Pas tout-à-fait. Mon cher maître, il me semble que vous vous endormez un peu dans les délices de Capoue et que vous veillez moins bien que de coutume à nos affaires. Vous négligez un peu les anciens camarades et vous avez tort. J’ai vu Beppo avant hier soir et voici comment la chose s’est passée.

Depuis plusieurs jours André et lui s’étaient aperçu, que Landau rôdait un peu souvent autour de ce château et semblait épier leurs mouvements. Ils s’en sont ouverts à moi.

— À la première occasion leur ai-je dit, mettez-lui une balle dans la tête et que ce soit fini.

Or avant-hier dans la nuit, Landau est encore venu rôder aux alentours. Ils l’ont poursuivi et André a tiré sur lui à dix pas.

— Alors il est fini.

— Point. La nuit était noire, et Landau n’a été que blessé ! Lorsque Beppo a mis le feu à sa poudre pour voir ce qui en était, ils ont aperçu sur la route un officier debout près de son cheval et braquant sur eux les canons d’un pistolet à deux coups.

— Diable ! diable ; ont-ils pu savoir au moins qui était cet officier ?

— Non. Beppo selon sa louable habitude était ivre et s’est sauvé. Luron a craint une embuscade et l’a suivi,

— Les lâches ! murmura Pétrini ; ils me la paieront !

— Mon cher maître, il ne faut pas le prendre de trop haut avec ces gens-là pour le moment ; rentrez plutôt votre colère. Quand on paie peu, il ne faut pas s’attendre à un dévouement sans bornes ; et vous savez que, depuis quelques années, les compagnons n’ont pas reçu grand’chose. Cependant écoutez la fin de ce que je voulais vous dire.

Un fait certain, c’est que Jacques Landau n’est pas mort ; il a été vu à la ville aujourd’hui ; il est même entré à l’hôtel Français où loge Gustave Laurens.

— Alors je n’ai plus de doute ; c’est Laurens que nos hommes ont vu sur le chemin.

— J’allais vous dire lu même chose. Et je me trompe fort ou Landau a fait des révélations. Vous savez que des six qui ont subi leur procès et fait leur temps de prison, il est le seul survivant. Il n’a rien à craindre de la justice puisqu’il ne peut pas être poursuivi deux fois pour la même offense. Ce Laurens est riche, il doit l’avoir acheté.

— Malédiction ! dit Pétrini en se levant brusquement, dans ce cas nous sommes perdus !

— Pas encore, dit Gilles, mais cela viendra certainement si nous n’y prenons pas garde.

D’abord ce Gustave Laurens est votre rival. En se servant contre vous des révélations que Landau a pu lui faire, si toutefois cela est, il se mettrait dans une mauvaise position vis-à-vis d’Ernestine qui naturellement trouverait cette manière de vous vaincre, peu chevaleresque ; et les femmes apprécient parfaitement ces choses-là. Laurens hésitera donc avant de parler ; et pendant ce temps-là, nous pourrons faire bien des choses.

Mais, à tout évènement, supposons qu’il parle. Notre brave châtelain nous estime trop pour le croire du premier coup. Vous aurez même vis-à-vis de la jeune fille une petite physionomie de martyr qui ne vous fera pas de mal et vous établira davantage dans ses affections. Les femmes adorent un homme qu’elles croient pouvoir consoler.

Voilà les deux alternatives probables qui se présentent à nous. Si par malheur la chose allait plus loin ; eh ! bien, pour lors, j’ai mon petit plan qui, je l’espère, nous réussira.

Dans tous les cas, la première fois que Laurens viendra, nous verrons bien s’il sait quelque chose et s’il a l’intention de s’en servir contre nous.

Cette conversation avait lieu au fond du jardin de Mont-Rouge.

Au moment où Gilles achevait de parler, Maximus arrivait.

— Ah ! ça, dit-il, que faites-vous donc là tous les deux depuis tantôt ? Vous avez l’air de deux conspirateurs.

— Figurez-vous dit Gilles que nous avions une discussion dans laquelle vous étiez concerné. Le Docteur prétend qu’un homme de vos moyens devrait passer ses hivers en ville, et j’avoue qu’il m’a presque converti à son opinion.

— Certainement dit Giacomo, je ne conçois pas qu’un homme distingué comme monsieur de Mont-Rouge, se condamne à une solitude aussi complète et prive ses compatriotes du bénéfice de ses vastes connaissances.

— Hum ! hum ! murmura Maximus, très-flatté au fond, on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais vous n’êtes que des enfants et vous faites des châteaux en l’air ; figurez-vous donc un bonhomme comme moi dans vos salons de la cité !

— Il me semble que vous n’y seriez pas déplacé, dit Giacomo.

— Et que vous en éclipseriez bien d’autres, continua Gilles Peyron.

— Flatteurs va, sourit Maximus dont la figure s’était épanouie, vous voulez me faire faire des folies, mais vous n’y gagnerez rien.

Allons, continua-t-il, la voiture m’attend, je vais en ville avec ces dames ; Docteur, je compte sur vous ce soir pour mon bésigue.

Le bonhomme s’éloigna en trottinant par petits bonds joyeux.

Quand il fut parti, Giacomo sortit par la petite porte du jardin et descendit vers les foulons, après avoir promis à Gilles de surveiller les démarches de Gustave Laurens.

Le même soir sur les huit heures, Maximus faisait sa partie avec Giacomo Pétrini ; Gilles conversait avec Céleste pendant qu’Ernestine rêvait à son piano, lorsqu’un domestique vint annoncer M. Gustave Laurens. On eût dit que ce nom jetait du froid sur toute l’assistance, tant les figures prirent un air sérieux.

Cependant Gustave entra d’un air dégagé, le sourire aux lèvres.

— Mille pardons de vous interrompre, dit-il, mais j’étais inquiet de savoir de vos nouvelles.

Nous sommes très bien, comme vous voyez, dit Maximus d’un air rentré.

— Vous êtes bien aimable avança Céleste avec un sourire engageant. Mais qu’avez-vous donc fait depuis quelques jours ? Nous ne vous avons pas vu.

— J’ai été très-occupé, je vous assure, dit-il d’un air un peu distrait. C’est joli ce que vous jouez là, Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Ernestine, qui prolongeait sa rêverie au piano.

— C’est du Schubert, fit celle-ci, avec une petite moue, et en se levant.

— De grâce, continuez, je ne veux pas vous interrompre ; et d’ailleurs j’aime beaucoup Schubert. Il me semble que c’est une transcription de « la Tempête » ?

— Oui, monsieur, par le Docteur Pétrini.

Comment ! mais Docteur, vous êtes donc aussi pianiste ? Et qui plus est pianiste à faire rêver les jeunes filles. Ah ! mais savez-vous que vous me surprenez !


— Je ne vois rien de surprenant là-dedans, dit Pétrini ; il me semble qu’on peut employer ses loisirs à cultiver les arts sans, pour cela, faire moins bien son métier.

— Mais je ne dis pas le contraire ; ce qui me surprend c’est que vous ayiez eu le courage d’affronter le préjugé de notre pays. Car vous savez qu’ici un homme de profession est perdu dans l’opinion publique, s’il fait la plus légère excursion, même pour se distraire, dans le domaine des beaux-arts.

— C’est peut-être vrai, Monsieur ; mais quant à moi, je tiens peu compte de l’opinion publique : d’ailleurs je ne suis pas de force à attirer les regards.

— Ah ! par exemple, dit Ernestine, vous vous calomniez ; vous savez bien que vous jouez divinement ; et il y en a beaucoup qui seraient trop heureux d’avoir votre talent.

Ceci fut dit avec un petit regard tout dépité à l’adresse de Gustave.

— Mais vous êtes trop sérieux, vous, Monsieur Laurens, ajouta-t-elle, pour vous occuper de musique.

— Et vous craignez peut-être l’opinion publique dit Giacomo, avec une pointe d’ironie.

— Oh ! c’est ce qui vous trompe, dit Laurens ; bien au contraire, j’aime beaucoup la musique, et dans le temps que j’avais des loisirs, j’ai fait comme le docteur, j’ai un peu fait la cour aux muses.

— Tiens, il est moins sauvage que je ne l’aurait cru ; dit Maximus entre le haut et le bas.

— Vous seriez peut-être assez bon pour nous jouer quelque chose, dit Pétrini qui comptait bien mettre son rival dans une position gênante, car le Docteur était pianiste distingué et compositeur de succès.

— Je n’aime pas à me faire prier Monsieur, pourvu que ces dames consentent…

— Oh ! certainement, dirent ensemble Céleste et Ernestine, nous serons enchantées.

— Maximus haussa les épaules d’un air indifférent, et se mit à tambouriner sur la table, furieux de voir son bésigue interrompu.

Cependant Gustave s’avança de l’air d’un homme qui s’exécute et s’assit au piano.

Dès que ses doigts sentirent le contact de l’ivoire on eût pu remarquer un frémissement qui parcourait tout son être.

Il prit la première page de la transcription de Pétrini ouverte devant lui et joua l’introduction. Après cette introduction, il ferma le cahier, et se laissant aller à son inspiration, il se mit à transcrire à sa manière, ce thème splendide de Schubert intitulé : « Plaintes de la jeune fille. » D’abord ce fut la mélodie triste et faible comme les larmes d’un cœur brisé ; puis l’une après l’autre, des voix se firent entendre qui vinrent se mêler à ce chant suave, pleurant comme le vent du soir dans les feuilles. Peu à peu, les gémissements s’accentuèrent, la source des larmes trop gonflée éclata en sanglots ; l’instrument pleura par toutes ses cordes et chaque accord fut comme le cri d’un cœur qui se dissout.

Gustave transfiguré, semblait avoir perdu tout sentiment extérieur ; il laissait courir ses doigts sur le clavier comme s’il eut obéi à un souffle surnaturel.

Pendant longtemps il tint ainsi ses auditeurs suspendus. Maximus lui-même écoutant sans respirer et Ernestine pleurait à chaudes larmes. À la fin un dernier accord éclata comme le suprême déchirement d’une douleur ; puis les voix s’éteignirent chacune à son tour et vinrent mourir dans la mélodie première comme autant de pleurs qui se sèchent et s’absorbent dans un dernier soupir, premier écho de la résignation.

Gustave quitta le piano et se laissa tomber dans un fauteuil. Il était épuisé.

— Oh ! Monsieur, dit Ernestine, merci ; mille fois merci ! je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.

— Oui ! dit Maximus, maintenant je ne regrette pas mon bésigue.

Pétrini ne dit rien mais il se glissa inaperçu vers le piano, prit sa transcription qu’il froissa avec rage et la fit disparaître dans sa poche.

Ce mouvement calma un peu son dépit et il eut même le courage de joindre sa voix aux éloges dont on accablait son rival.

Après quelque temps, Gustave se remit au piano et joua un petit air gai et brillant que Céleste trouva admirable. Les vieilles filles aiment en général tout ce qui est un peu sautillant.

— Quel joli morceau ! dit-elle, comment appelez-vous donc cela ?

— C’est une petite galopade de ma composition, dit Laurens ; j’avais écrit cela sur l’air d’une chansonnette italienne que je savais autrefois et qui commençait je crois par ces mots : Chi tace sta ricco.

Quoi qu’ils se tinsent sur leurs gardes, Gilles et Pétrini ne purent réprimer chacun un léger signe d’émotion : leurs regards se croisèrent rapidement.

Gustave qui les observait ne perdit pas ce regard. Il commença à songer que l’histoire de Landau pouvait bien être vraie.

Pendant le reste de la soirée, il fit encore adroitement plusieurs petites allusions qui firent sortir Pétrini de la réserve prudente dans laquelle Gilles Peyron se renfermait.

Le caractère bouillant du jeune médecin était peu fait pour supporter sans s’émouvoir, ces petits coups d’épingles que Gustave lui lançait de temps à autre tout en ayant l’air de lui dire des gracieusetés.

Lorsque Gustave quitta Mont-Rouge, il était parfaitement fixé à l’endroit de nos deux confrères.

Landau avait raison, se dit-il en regagnant son hôtel ; ce Gilles Peyron est un parfait coquin et Pétrini ne vaut guère mieux. Allons c’est décidé ce sera une sale besogne, que de tirer cette affaire au clair ; mais je ne puis pas laisser plus longtemps une honnête famille, et surtout l’amie de ma sœur exposée au contact de ces bandits. Mon devoir est tout tracé. Je les démasquerai !

Après le départ de Gustave, Céleste et Ernestine s’étaient retirées.

Pétrini sentit que le terrain devenait brûlant ; il résolut de brusquer les choses :

Cher Monsieur, dit-il à Maximus en approchant son fauteuil, il n’y a pas bien longtemps que j’ai l’honneur d’être connu de vous, mais vous m’avez déjà témoigné tant de bonté, d’amitié même, que j’oserai faire près de vous ce soir une démarche que j’aurais remise à plus tard peut-être dans d’autres circonstances.

Maximus le regarda d’un air un peu étonné mais plein de complaisance.

— Parlez mon ami, dit-il, et si je puis vous être agréable, comptez bien que ce sera de grand cœur.

— Monsieur de Mont-Rouge, poursuivit Giacomo en donnant à sa voix son inflexion la plus harmonieuse, je ne vous surprendrai peut-être pas en vous disant que vous tenez mon bonheur entre vos mains. Vous connaissez trop mademoiselle votre nièce pour ne pas apprécier comme elles le méritent ses grâces personnelles et surtout le charme de son caractère.

Depuis tantôt six mois que j’ai eu l’honneur d’être reçu sous votre toit, plutôt comme un fils que comme un ami, chaque jour j’ai senti grandir mon estime pour Mademoiselle Ernestine ; peu à peu ce sentiment a changé de caractère, j’ai voulu m’en défendre ; car j’ai cru que c’était peut-être abuser d’une intimité que vous me permettiez avec tant de confiance ; mais enfin je n’ai pas été maître de mon cœur ; et, puisqu’il faut vous le dire, Monsieur, j’aime Mademoiselle Ernestine d’un amour profond. Je vous déclare cet amour comme je le déclarerais à mon père dont la Providence, dans ses desseins impénétrables, m’a privé et dont je n’ai jamais connu les douces caresses.

Vous me connaissez. Si vous croyez que je puis rendre votre nièce heureuse, et je vous jure que ce sera l’unique but de ma vie, j’ose aspirer à l’honneur de vous demander sa main.

Maximus s’était levé, il avait l’air sérieux mais bienveillant.

— Avant de me répondre, poursuivit Giacomo, songez que d’un seul mot vous pouvez me faire le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.

— Ami, dit Maximus, en lui tendant la main, votre demande ne me surprend pas, je m’y attendais, j’ajouterai même que je l’espérais.

— Mais alors vous ne me repoussez donc pas, vous m’accordez…

— Pour ce qui est de moi, oui, et avec plaisir. Mais songez que, si je suis le tuteur d’Ernestine, je n’ai pas le droit de disposer de ses sentiments et de sa personne sans la consulter. Croyez-vous que votre amour soit partagé ?

— Je n’ai pas voulu m’en assurer, Monsieur, avant de m’en être ouvert à vous ; mais j’ose croire que Mademoiselle votre nièce ne me voit pas avec trop de déplaisir.

— Tant mieux ! c’est votre affaire maintenant. Vous avez mon aveu tâchez d’obtenir le sien.

— Oh je ne puis pas vous remercier comme je le voudrais, dit Giacomo en prenant la main de Maximus dans les siennes, mais je vous prouverai ma reconnaissance en la rendant heureuse, je vous le jure !

Le lendemain, dans l’après midi, Gustave Laurens sonnait à la porte et demandait Mademoiselle Moulins.

— Mademoiselle est au salon, dit le domestique, donnez-vous la peine de monter, le temps seulement de la prévenir de votre visite.

Ernestine était seule, Maximus et Céleste étaient au jardin.

— Mademoiselle, dit Gustave, je dois partir sous peu de jours. Vous n’ignorez pas l’intérêt que je vous porte, et s’il ne m’est pas permis de vous parler d’un autre sentiment je puis bien vous demander n’est-ce pas si vous croyez à toute la sincérité de mon amitié.

— Je vous assure, monsieur, que cette amitié m’honore beaucoup, et d’autant plus que je ne sache pas avoir rien fait pour la mériter.

— Il me semble mademoiselle que vous oubliez un peu nos bonnes relations d’autrefois ; je ne m’en plains pas ; je n’ai pas ce droit ; mais il m’est bien permis d’en être peiné.

— Je vous assure, monsieur, que je me suis toujours souvenue de vous avec plaisir. Mais vous avez franchement aujourd’hui des façons solennelles qui m’effrayent. Voyons, vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui, et quelque chose de sérieux et de difficile en même temps ; c’est pourquoi je vous demandais tout à l’heure si vous croyez à toute mon amitié.

Je veux vous parler de Monsieur Pétrini. Ernestine ne put s’empêcher de laisser paraître une légère émotion.

Gustave continua.

— Je regrette d’avoir peut-être à froisser vos sentiments ; ce que j’ai à vous dire n’est pas tout à fait en sa faveur.

— Dans ce cas, Monsieur, dit Ernestine d’un air un peu hautain, peut-être feriez-vous mieux de vous adresser à mon tuteur à qui il appartient d’être éclaité sur ceux qu’il reçoit chez lui, et qui pourra d’ailleurs avoir avec ce Monsieur une explication qu’il me serait impossible de rechercher moi-même.

— De grâce, mademoiselle, ne vous hâtez pas trop de me juger. Je ne suis pas venu ici sans calculer les conséquences de ma démarche ; je sais qu’en apparence ma position est fausse, indélicate même : j’ai pensé à tout cela et je l’ai pesé en moi même ; mais je n’hésiterai pas en présence de ce que je considère comme un devoir.

Mademoiselle, Pétrini n’est digne ni de vous ni de votre famille, lui et son digne compagnon Gilles Peyron sont deux infâmes.

— Assez ! Monsieur, dit Ernestine en se levant ; je ne puis ni ne dois en entendre davantage, et vous m’avez singulièrement mal jugée en me croyant capable de recevoir de semblables confidences.

Gustave s’était levé en même temps qu’elle. Sa figure était devenue d’une pâleur effrayante.

— Ernestine ! dit-il en ployant un genou devant elle, de grâce ! encore une fois, ne vous hâtez pas de me juger. Je ne suis ni le lâche qui frappe par derrière, ni le délateur qui sème la calomnie dans l’ombre. Les circonstances ne me permettent pas d’en agir autrement que je le fais aujourd’hui. Quelqu’étrange que puisse paraître ce mot dans ma position présente, c’est l’honneur, l’honneur seul et mon amitié pour vous qui m’a commandé cette démarche. L’amitié, non pas l’amitié, l’amour, devrais-je dire, cet amour, le premier et le seul qui ait jamais fait battre le cœur, qui le dévore, qui le consume. Oh ! ne me méprisez pas, ne me regardez pas de cet air irrité ! si vous saviez combien je souffre ! et combien je suis malheureux, vous auriez pitié de moi !

Gustave s’était relevé, les larmes dans la voix et la figure toute bouleversée ; il se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son front dans ses mains.

— Monsieur, dit Ernestine, avec moins de colère car au fond, la déclaration de tels sentiments de la part d’un jeune homme touche toujours, je ne veux pas m’offenser de tout ce que vous venez de dire ; mais vous avouerez que votre conduite n’est pas convenable ; c’est le moins que je puisse dire. Si vous recherchez ma main, il faut d’abord obtenir l’aveu de mon tuteur et, tenez le voiet justement qui se dirige de ce côté, je vous laisse à lui.

Maximus arrivait en effet avec Céleste ; il paraissait d’une humeur excellente.

Ernestine disparut par une porte donnant sur le couloir et presqu’au même moment Gustave se trouvait en présence du digne châtelain et de sa sœur.

— Tiens, monsieur Laurens, dit Maximus, mais nous vous croyions parti.

— Pas encore monsieur, mais je dois partir bientôt et cette visite pourrait bien être à mon grand regret, une visite d’adieu.

— Ah ! Ah ! dam ! un militaire, il faut toujours que cela soit prêt à lever le camp d’un moment à l’autre, je n’aimerais pas ce genre de vie là moi. Eh ! Eh !

— Il était d’une humeur charmante l’honnête rentier.

— Mais où est donc Ernestine, continua-t-il, il me semble qu’elle était ici quand je suis entré ?

— En effet, Monsieur, dit Gustave, elle me quitte à l’instant : et j’allais justement vous parler d’elle quand vous avez mentionné son nom.

Je ne suis pas homme à faire des phrases, Monsieur, et je sais d’ailleurs que vous ne les aimez pas : Je m’expliquerai donc de suite.

J’aime mademoiselle votre nièce, monsieur, et j’ai honneur de vous demander sa main.

— Diable ! se dit Maximus avec un soubresaut, deux demandes du jour au lendemain ; cela promet.

— Vous me prenez à l’improviste poursuivit-il tout haut, et vous me donnerez bien le temps de considérer un peu la chose. J’aurai l’honneur de donner ma réponse dans trois jours.

— Dans trois jours, Monsieur, je serai ici et j’espère que vous ne rejetterez pas ma demande.

Gustave salua et sortit laissant Maximus et surtout Céleste tout abasourdis de cette demande ex abrupto.

Au moment Gustave sortait, Gilles traversait le couloir ; il avait entendu la substance de la conversation.

Les choses se gâtent dit-il et nous pourrions bien faire capot. Il est temps d’agir… Si du moins Pétrini peut venir ce soir !