Sabre et scalpel/18

La bibliothèque libre.

Chapitre XVIII.

LE même soir, sur les neuf heures, au pied de la côte, derrière le château, on pouvait apercevoir le père Chagru fumant gravement sa pipe sur une grosse roche au bord de la grève.

D’instant en instant il regardait le fleuve et écoutait. La nuit était claire et un léger vent de Nord ridait les vagues à ses pieds.

— Diable se disait-il, il n’arrive pas et voici que le baissant est fini à terre, le vent est pourtant bon, et il peut venir sur la même bordée.

Au même instant, un coup de sifflet se fit entendre au large.

— C’est lui, dit Chagru ; il était temps. Il approcha ses deux mains de ses lèvres et fit entendre à deux reprises un son sourd et prolongé qui semblait se répercuter sur les eaux.

Quelques instants après, une chaloupe arrivait à toutes voiles et tournait dans le vent à trois pas du rivage.

— Poigne l’amarre, cria François en lançant une ligne à Chagru.

Celui-ci saisit la corde, et se mit à atterrir la chaloupe pendant que François serrait ses voiles et jetait son grappin sur le sable.

— Nous voilà enfin, dit-il ; il était temps ; mais ça y est.

Il se mit à l’eau et débarqua sur ses épaules une femme vêtue de noir qui se trouvait dans la chaloupe.

— Ça, dit-il, madame, c’est un de mes amis, c’est le père Chagru ; un honnête, fiable comme moi-même.

La femme salua, et ils se mirent tous trois à gravir la côte qui conduisait au château.

Arrivées dans la cour, ils entrèrent par la petite porte du pavillon d’Ernestine et se trouvèrent dans le petit boudoir avec lequel nous avons déjà fait connaissance.

Asseyez-vous, Madame, dit François et remettez-vous un peu ; nous appellerons lorsqu’il sera temps. Personne ne vous dérangera, car depuis la disparition de Mademoiselle, la porte intérieure est fermée au verrou. On ne peut entrer que par le chemin que nous avons pris et j’en ai la clef.

Là-dessus les deux hommes s’éloignèrent et vinrent s’assoir près de la porte de la cuisine, où ils se mirent à fumer tranquillement leurs pipes en attendant qu’on les fit appeler.

Dans le grand salon, vers la même heure, chacun était au rendez-vous.

Pétrini et Gilles Peyron avaient l’air inquiet et regardaient souvent du côté de la porte, comme dans l’attente de quelqu’évènement.

Maximus semblait encore plus abattu que dans l’après-midi, et Céleste larmoyait dans un coin, pendant que le bon Duroquois s’employait de son mieux à la consoler.

Kobus, accoudé sur le piano fermé, rêvait ; et, dans le vestibule à portée de voix, quatre solides gaillards, à l’air déterminé, revêtus du costume militaire, et armés de sabres courts, montaient la garde en silence, sans se douter qu’ils fussent la cause des inquiétudes de Gilles.

Maximus se leva.

— Mes amis, dit-il, j’ai beau réfléchir, le chagrin trouble mes idées et je ne sais plus à quel parti m’arrêter ; j’ai besoin de vos conseils, qu’allons-nous faire ?

— Chercher encore, dit Pétrini, chercher toujours, jusqu’à ce que nous la trouvions Peut-être Dieu aura-t-il pitié de nous à la fin.

— Si nous pouvions avoir quelque donnée, quelqu’indice, dit l’agent Kobus.

— Messieurs, dit Laurens en se louant, je crois que j’ai ici quelque chose qui pourra peut-être nous mettre sur la voie.

Et il tira de la poche le papier qu’il avait reçu le matin.

Tous les regards se tournèrent à la fois vers lui. Pétrini et Gilles éprouvèrent un frisson. Quelque chose les avertissait que le danger venait de ce côté.

— Depuis ce matin, poursuivit Laurens, il est venu à ma connaissance un fait dont je veux vous faire part. Si j’ai tardé jusqu’à présent, c’est que je voulais éclairer mes doutes et ne pas m’engager à la légère. Maintenant ces doutes n’existent plus et mon devoir est de parler.

L’attention redoublait. Laurens fit un signe à Kobus qui se pencha vers la porte.

Au même instant, les quatre hommes qui étaient dans le vestibule, s’avancèrent en silence et vinrent se placer dans les deux portes du salon, le sabre au poing.

Un frisson parcourut l’assemblée.

Kobus et Laurens seuls ne tremblaient pas.

Ce dernier qui était au fond de la chambre, fit quelques pas et vint se placer près de Maximus, dans l’angle entre les deux portes de sortie.

Il déploya le papier qu’il avait à la main et le lut lentement d’un bout à l’autre.

Un cri s’échappa de toutes les poitrines. Gilles Peyron fit un soubresaut, mais Pétrini ne broncha pas. Au contraire, sa figure était éclairée d’un curieux sourire.

— Voulez-vous avoir la complaisance de me laisser voir cette lettre ? dit-il, en s’avançant vers Laurens.

— C’est impossible, Monsieur, dit celui-ci, en glissant le papier dans sa poche…

— Comment ! C’est bien le moins, il me semble, que je prenne connaissance d’une pièce qui m’accuse d’un si horrible forfait !

— Je vous ai lu la pièce telle qu’elle est, monsieur, et je jure, sur mon honneur de soldat que je n’y ai ni changé ni ajouté un mot. Si vous avez quelque chose à répondre à cette accusation, répondez-y.

— Réellement, dit Pétrini, je crois que vous voulez faire une mauvaise plaisanterie ; mais je vous avertis que je ne suis pas prêt à me laisser jouer par vous. Si toutefois il vous plaît de descendre au rôle d’accusateur, prouvez au moins ce que vous avancez.

Pétrini articula ces paroles d’un ton ferme et digne.

Maximus se tourna vers Laurens.

— Le fait est, Monsieur, dit-il, que vous venez de porter une accusation extrêmement grave ; et, si vous n’avez pas de preuves…

— La preuve ne se fera pas attendre, Monsieur ; je l’espère du moins, veuillez attendre un moment.

Il se tourna vers Kobus auquel il fit un signe.

Ce dernier sortit et on entendit dans le vestibule, trois coups de sifflet aigus et rapprochés.

Quelques instants après, Kobus reparut à la porte suivi de Landau qui s’approcha hardiment, son feutre à la main.

Giacomo pâlit affreusement ; Gilles Peyron laissa échapper un cri sourd.

— Voici ma preuve, dit Laurens ; elle va parler.

En même temps, il présenta la lettre à Landau.

— De qui est-ce papier ? lui dit-il.

— De moi, monsieur, articula Landau d’une voix ferme.

— Ce qu’il contient est-il vrai ?

— Sur la part que je prétends au paradis, c’est la vérité d’un bout à l’autre. Sinon que Dieu me fasse mourir à l’instant, moi, le seul soutien de ma vieille mère.

— Il ment ! murmura Pétrini, Laurens continua.

— Comment ces faits sont-ils venus à votre Connaissance ?

— J’ai surpris la conversation des deux hommes de Pétrini qui ont fait le coup.

— Leur nom ?

— André Luron et Beppo Salvi.

— Êtes-vous satisfait ? poursuivit Laurens, en se tournant vers Maximus.

— Jusqu’à présent, oui, dit-il ; il faut maintenant savoir la réponse. Giacomo Pétrini, continua-t*il en se tournant vers ce dernier, vous avez entendu : qu’avez-vous à répondre ?

— Rien, fit-il fièrement, si ce n’est que cet homme-là ment et qu’il est incapable de prouver ce qu’il vient d’avancer.

— J’aime à vous croire, dit Maximus, mais la chose vaut la peine que nous la poussions jusqu’au bout.

— Poursuivez, Monsieur. Personne plus que moi n’est désireux de voir cette affaire s’éclaircir. Il y a d’ailleurs un moyen bien simple, si cet homme dit vrai, qu’il nous conduise à la caverne dont il parle, nous verrons bien si je suis un honnête homme ou un infâme.

Laurens eut une appréhension. — Ou cet homme est sincère, se dit-il, — et alors j’ai été trompé, ou bien il brûle ses vaisseaux, et alors il doit nous tendre quelque piége de sa façon.

Il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps ; Maximus s’adressait à Landau :

— C’est juste, dit-il, puisque vous savez tant de choses, vous devez connaître cette caverne et vous allez nous y conduire.

— Tout de suite, dit Landau, mais à une condition, sans laquelle non seulement, la chose serait impossible, mais nous y perdrions la vie jusqu’au dernier.

Quel est cette condition ?

— Il faut que ces deux hommes restent ici, sous bonne garde — et il désignait du doigt Pétrini et Gilles Peyron.

— Et de quel droit, dit Giacomo d’un ton fier, cet homme me ferait-il rester ici, moi ?

— C’est vrai, dit Maximus, vous exigez trop. Cependant si Monsieur Pétrini et mon intendant veulent bien consentir à rester d’eux-mêmes : ce serait peut-être un moyen d’accommoder les choses.

— Oui, certes dit l’Italien avec amertume, afin que ce brigand ait tout le loisir de nous accuser et que nous ne soyons pas là pour nous défendre.

Je regardais jusqu’ici la chose comme une petite comédie mal placée ; mais puisqu’on veut prendre les choses au sérieux, je m’en tiens à mon droit. Où cet homme ira, j’irai : et s’il est soudoyé pour me noircir, je serai du moins là pour le confondre.

La nuit était belle au dehors : mais quelques gros nuages cependant alourdissaient l’atmosphère ; il faisait dans la salle une chaleur étouffante et Maximus avait fait ouvrir la grande porte et fenêtres donnant sur le balcon à plus de vingt pieds du sol.

Tout en parlant, Pétrini s’étaient insensiblement rapproché de cette ouverture comme pour aspirer l’air frais, et il essuyait son front trempé de sueurs.

Kobus suivait ses mouvements avec inquiétude mais ne disait rien.

— Enfin, dit Maximus, puisque M. Pétrini ne veut pas rester, puisqu’il croit que sa réputation en souffrirait ; il est le maître de ses actions et de sa conduite, et il faut en passer par là.

— Dans ce cas dit Laurens, puisque Monsieur, ne veux pas agir de bonne grâce, nous allons employer un moyen plus efficace. Monsieur Kobus, dit-il en se tournant vers l’agent de police, faites votre devoir !

Kobus tira deux papiers de la poche de son habit et s’avança vers Maximus :

Monsieur, dit-il, en saluant, je regrette beaucoup d’avoir à remplir un pénible devoir sous votre toit.

— Maximus, pensait qu’il s’agissait de lui, tremblait de tous ses membres —, mais la loi me commande, il faut que j’obéisse. Voici un mandat d’amener contre M. Giacomo Pétrini, et Gilles Peyron, ici présents — Maximus respira — pour enlèvement illégal d’une héritière, ce qui constitue une félonie ; en voici un autre contre les mêmes personnes pour avoir contrefait les monnaies de sa majesté, ce qui constitue une autre félonie. Monsieur Pétrini est et vous, Gilles Peyron, vous êtes mes prisonniers.

Pétrini était devenu d’une pâleur de marbre mais n’avait pas fait le moindre mouvement. Seulement ses prunelles eurent des reflets de l’adresse de Laurens et de Landau,

Kobus s’approcha de lui et lui mit la main sur l’épaule pendant qu’un des hommes en faction venait d’en faire autant à Gilles Peyron lequel se laissa en outre passer les menottes de la meilleure grâce du monde ; il était comme hébété et tournant ses yeux en tous sens sans pouvoir parvenir à les fixer.

Cependant quand l’homme voulut aussi prendre la main de Pétrini pour lui faire subir la même opération, ce dernier eut comme un frisson étrange, il se redressa de toute sa haute taille et son œil lança un éclair fauve.

Attendez ! gronda-t-il : avant de faire subir cette humiliation à Giacomo Pétrini, écoutez ce qu’il a à vous dire !

Kobus et l’homme s’étaient un peu écartés, dominés par cet ascendant magique qui semblait s’émaner de toute la personne de Pétrini.

Ce dernier continua :

— J’étais venu honnêtement, sincèrement dans cette maison où je rencontrai une jeune fille que j’aimai de toutes les puissances de mon âme.

Vous, Gustave Laurens, traîtreusement, sournoisement, vous êtes venu vous jeter sur mon chemin. Vous avez semé la calomnie sur tous mes pas ; vous m’avez espionné, suivi à la piste, et, enfin, vous êtes descendu au rôle infâme de délateur pour essayer de vaincre celui que vous n’aviez pas le courage de combattre loyalement et à visage découvert.

Comme un voleur nocturne, vous avez voulu me dérober celle que j’aimais. Eh ! moi, à mon tour, je l’ai soustraite à vos atteintes. Oui ! elle est en mon pouvoir, elle est à moi, je la garde et j’en ai le droit, puisqu’elle m’aime : elle me l’a dit hier dans un long baiser !

— Misérable ! rugit Laurens,

— Maintenant, si vous voulez l’avoir, osez venir la prendre, je vous attends à ses côtés !

À ces derniers mots et pendant que tous les assistants électrisés par ces paroles étaient sous le coup d’une violente émotion, Pétrini, d’un mouvement rapide s’élança par la fenêtre ouverte sur le balcon, enjamba la balustrade et disparut dans le vide.

Kobus et l’un des hommes se précipitèrent à sa suite et déchargèrent leurs armes à tout hasard, on entendit deux détonations, un cri, puis ce fut tout.

Quand les trois autres soldats qui étaient descendus en toute hâte, furent rendus sur la terrasse, en arrière, tout avait disparu et le silence régnait aux alentours.

Au salon, tout le monde était resté frappé d’étonnement.

Laurens fut le premier à se soumettre, et se tourna vers Maximus.

— Je ne tiens aucun compte des injures que ce misérable vient de m’adresser, dit-il, mais vous voyez si j’avais raison et si l’honneur et la vérité sont de mon côté.

Vous avez été trompé, horriblement trompé, monsieur par ces deux hommes. Dieu veuille que nous puissions encore réparer tout le mal qu’ils ont fait.

À ce moment, Michel Chagru parut dans le corridor. Laurens alla vivement vers lui et lui dit quelques mots tout bas, après quoi ce dernier s’éloigna.

Un instant après, il reparut accompagné de François et de la femme habillée de noir que nous avons laissée dans le boudoir d’Ernestine.

Elle n’eut pas plutôt jeté les yeux sur Gilles Peyron qu’elle poussa un cri et tomba à la renverse.

De son côté Gilles devint d’une pâleur extraordinaire et ferma les yeux comme pour chasser une vision.

Quand il les rouvrit, on avait emporté la personne évanouie dans un autre appartement où Céleste lui donnait ses soins.

C’était une femme belle encore et à laquelle ses cheveux blanc savant l’âge donnaient un air véritablement imposant.

Maximus que tout ce qui s’était passé avait profondément bouleversé, ne savait plus ce que cela voulait dire et tournait vers Laurens des yeux étonnés comme pour lui demander une explication.

C’est bien simple, dit Laurens, cette personne est la femme de Gilles Peyron qui l’a abandonnée il y a plus de quinze ans, en Angleterre, avec deux enfants, après lui avoir dévoré toute sa fortune. Et pourtant cet homme était sur le point peut-être de vous demander la main de votre sœur, que vous lui auriez accordée sans hésitation. Il est là, qu’il me démente, s’il l’ose.

Gilles baissait la tête et ne disait rien.

Il était alors dix heures et demie du soir.

Un des soldats se tenait près de Gilles pendant que les trois autres étaient dans le vestibule avec Kobus.

Il commence à se faire tard, dit Laurens, et les émotions de ce soir ont brisé un peu tout le monde ; nous ne pouvons pas nous mettre en route maintenant pour la caverne. Demain matin à cinq heures, je serai à vos ordres avec un renfort puissant et nous commencerons l’attaque à la Grâce de Dieu.

Je vous laisse ici ces quatre soldats en cas de besoin et pour garder le prisonnier.

Je ne demande que monsieur Kobus s’il veut bien m’aider.

Et maintenant, au revoir et ayez bonne confiance. Surtout veillez bien sur votre prisonnier.

Laurens salua et sortit accompagné de Kobus, après avoir donné ses ordres aux quatre soldats.

Duroquois se retira à son tour promettant d’être sur pied de bonne heure et Maximus resta seul livré à ses réflexions.

Pendant que les soldats faisaient descendre Gilles dans une des chambres du rez-de-chaussée en arrière, Maximus se rendit auprès de l’étrangère que Céleste avait fait revenir à elle.

Il y trouva le père Chagru et François qui lui demandait leurs soins.

Clara Daft — car c’était elle — pouvait avoir trente cinq ans. Son visage labouré par la douleur conservait encore cependant une grande distinction. Sa chevelure abondante et toute blanche attirait d’abord le regard, pendant que son air doux et ses grands yeux bleus aux reflets profonds prévenaient en sa faveur.

Maximus se sentit trop ému en présence de cette femme qui souffrait comme lui.

Les grandes douleurs ont leurs secrètes sympathies.

— Madame, dit-il, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître, je sais que vous avez souffert, et que vous méritez tous les égards ; soyez la bienvenue sous mon toit, c’est celui d’un honnête homme qui peut vous comprendre et vous estimer.

La femme de Gilles était trop faible pour parler, mais elle fit un léger signe de tête et son regard exprima tous ses remerciements.

François raconta alors tout ce qu’il savait de cette triste histoire et Maximus dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas laisser éclater ses sanglots pendant que Céleste, moins fière, pleurait à chaudes larmes.

— Maintenant, Madame, dit Maximus, quand François eut terminé son récit, j’espère que vous voudrez bien accepter notre hospitalité jusqu’à ce que toute cette triste affaire soit terminée d’une manière ou d’une autre. Le même homme s’est joué de votre amour et de mon amitié, prions Dieu qu’il soit puni selon ce qu’il le mérite.

Clara Daft sembla alors retrouver quelque force ; elle se souleva péniblement :

— Ah ! monsieur, dit-elle, je sais qu’il est un grand coupable, mais je lui ai bien pardonné, moi, tâchez de n’être pas trop sévère envers lui. Souvenez-vous qu’il est mon mari et surtout qu’il est le père de mon enfant.

— Hélas ! dit Maximus, je ferai mon possible ; mais je ne voudrais pas vous donner une espérance illusoire. Cependant, ne vous inquiétez pas trop et ayez confiance en Dieu.

Maximus se retira gravement avec François et le père Chagru, laissant la jeune femme sous les soins de Céleste.