Sacrifice d’une veuve à Bombay

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BOMBAY. — Nouveau sacrifice d’une veuve indienne (extrait d’une lettre particulière). — « Après l’ordonnance de lord Bentinck, relative à l’abolition des sutties, je ne fus pas peu surpris d’apprendre qu’un sacrifice de ce genre devait avoir lieu dans les environs de Bombay. On s’attendait, il est vrai, à voir les autorités mettre tout en œuvre pour s’y opposer. Mais on apprit bientôt que la veuve persistait invariablement dans sa résolution, et que les parens avaient pris toutes les dispositions nécessaires pour que le sacrifice s’accomplît. Je me rendis sur les lieux où, pour la première, et j’espère pour la dernière fois de ma vie, j’ai vu les détails de cette horrible solennité. Le cortége, précédé par un orchestre composé de tam-tams et de cornets à bouquins, sortit à deux heures de la maison du défunt, dont le corps était porté par quatre bramines sur une litière en bambous. La veuve marchait immédiatement après, entourée par ses parentes, qui s’efforçaient évidemment de faire parade d’un calme affecté, à l’exception d’une jeune personne de seize ans, fille du défunt par une première femme, et dont les cris et les sanglots contrastaient d’une manière pénible avec le calme véritable ou contraint qui l’entourait. Quant à la veuve, c’était l’image parfaite de la résignation. Vêtue d’une robe blanche d’une étoffe grossière, elle portait au cou, au nez et aux oreilles quelques ornemens en or. Son âge paraissait être de vingt-trois à vingt-quatre ans ; et, malgré l’excès d’embonpoint qui gênait sa marche et ses mouvemens, elle conservait encore de la fraîcheur et de la beauté. De temps à autre, elle se retournait à droite et à gauche vers ses parentes, sans doute pour les encourager et les consoler.

Le cortége s’arrêta à environ quarante toises de la mer. La veuve s’assit à terre, au milieu des femmes qui l’avaient accompagnée et suivie, tandis qu’à quelques pas les parens et quelques bramines s’occupaient de la construction du bûcher. À cet effet, ils enfoncèrent d’abord en terre quatre pieux d’environ huit pieds de hauteur, et formant un carré de six pieds sur chaque côté. On remplit cette enceinte par plusieurs couches successives d’herbes sèches et de bois très-léger ; on attacha à l’extrémité des pieux quatre bâtons que l’on traversa par des planches plus fortes, de manière à ce que le tout s’affaissât lorsque le feu prendrait aux liens. Trois des côtés du bûcher furent couverts jusqu’au sommet avec des herbes, tandis que le quatrième demeura libre pour que la victime pût se placer, et eût la liberté de fuir, si le courage venait à l’abandonner. Pendant que ces préparatifs se faisaient, la malheureuse qui en était l’objet répétait des prières qu’un brame lisait dans un livre, et de temps à autre posait les mains sur des fruits qu’on lui présentait, apparemment pour les bénir. On vint bientôt lui dire que tout était prêt, et à cette nouvelle ses traits ne décelèrent pas la moindre émotion. Elle s’avança d’un pas ferme vers le bûcher, se dépouilla de ses ornemens et récita quelques prières. Une légère pâleur que je remarquai sur sa figure me fit croire un instant qu’elle allait renoncer au sacrifice ; mais cet espoir fut bientôt détruit, car je la vis aussitôt poser un pied sur le bûcher, tourner la tête pour dire un dernier adieu à la terre et aux amis qu’elle y laissait, et se placer à côté de son mari, dont elle embrassa le corps avec le bras droit. Les parens mirent alors le feu aux quatre angles du bûcher, qui s’enflamma en un instant. Je vis, aux premières atteintes du feu, la malheureuse faire un mouvement convulsif ; mais les liens qui soutenaient le plancher supérieur ayant été consumés, ce plancher et les deux corps s’écroulèrent avec fracas dans le fond, furent de toutes parts enveloppés par les flammes, et des cris de triomphe, mêlés au bruit des instrumens, et destinés à couvrir les cris de la victime, se firent entendre dans la foule. Quelques instans après, le calme était rétabli, le sacrifice entièrement consommé, le cortége se dispersa, et il ne resta plus auprès des restes fumans du bûcher que quelques brames qui devaient en recueillir les cendres.