Sacs et parchemins, 1851/Chapitre I

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Michel Lévy frères (p. 1-27).

I.

La sottise humaine est incurable : Molière n’a corrigé personne. M. Levrault s’était enrichi à vendre du drap près du marché des Innocents. Une fois retiré des affaires, l’orgueil et l’ambition lui montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois millions, honnêtement et laborieusement acquis dans la boutique de ses pères, ce brave homme, pris de vertige, découvrit que la richesse, qu’il avait considérée longtemps comme le but de sa destinée, n’en était que le point de départ : il éprouva le besoin de faire peau neuve, de sortir des régions obscures où il avait vécu jusque-là et de s’élancer, comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né. Vagues d’abord, timides, inavouées, ces idées s’étaient glissées furtivement dans son esprit, et n’avaient pas tardé à s’y développer dans des proportions formidables. Nous étions alors un peu loin des velléités démocratiques de la révolution de juillet, et, bien que l’aristocratie de la finance se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de sa sœur aînée, il y avait pourtant bon nombre de gens qu’alléchaient encore les titres de noblesse. M. Levrault aspirait en outre à devenir un personnage dans le gouvernement. Les sommets l’attiraient. Pour s’encourager, il compulsait avec complaisance les fastes récents de la bourgeoisie. Des fantômes provocants le poursuivaient partout, jusque dans son sommeil. C’étaient des ministres, des pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu’il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leur comptoir d’escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d’Elbeuf ou de Louviers. À force de se servir de ces expressions : Nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricants, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu’il s’était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu’en fin de compte il paierait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d’impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : « À M. le baron Levrault. » Il brisait le cachet d’une main tremblante et trouvait sous l’enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l’argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d’un millionnaire n’avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n’est pas douteux que sa femme ne l’eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Mme  Jourdain. « Levrault, tu n’es qu’un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l’amitié de te tenir tranquille. Nous n’avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L’argent n’est pas tout, quoi qu’on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n’allons pas nous fourvoyer dans un monde où l’on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m’assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m’examine, moins je découvre en moi l’étoffe d’une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout à fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse-là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l’ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de la paroisse. Pêche à la ligne, c’était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfants : Votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des Bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c’est à lui surtout que vous le devez. » Voilà le langage que madame Levrault n’eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie ; malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison.

M. Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sol de la rue des Bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de mademoiselle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances.

Mademoiselle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d’irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l’humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue des Bourdonnais tout entière, et jusqu’à ce nom de Levrault qui l’exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d’étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite B… lui dit : — Voici une robe qui ne te coûte que la façon. — Et toutes de rire, excepté Laure, qui dévorait ses pleurs. Un autre jour, on lui demanda si un de ses aïeux n’était pas au camp du drap d’or. À quelque temps de là, mademoiselle de R… et mademoiselle de C…, déjà versées dans l’art héraldique, s’avisèrent de lui composer un blason. C’étaient des armes parlantes : un champ de sinople avec un mètre d’or mis en bande, accosté de deux lièvres courants d’argent. Laure en fit une maladie. C’est ainsi qu’à tout propos, en toute occasion, on envenimait, on élargissait ses blessures. Je laisse à penser quelles sympathies mystérieuses, quelles secrètes intelligences une si belle éducation promettait d’établir entre M. Levrault et sa fille ; on juge si ces deux vanités, une fois en présence, durent s’entendre et se prêter un mutuel appui.

Mademoiselle Levrault était à dix-huit ans ce qu’on est convenu d’appeler une jolie personne : blanche et rose, de beaux cheveux bruns, les yeux bien fendus, le front pur, la taille élégante, dans l’ensemble je ne sais quoi d’un peu commun, la tache originelle, l’estampille du magasin, qu’on eût à peine remarqué, sans les prétentions qui s’efforçaient de le dissimuler. C’était, au moral, un caractère positif, une imagination rassise, un cœur sûr de lui-même, et qui n’avait jamais voyagé dans le pays des rêves et des chimères. La vanité avait flétri en elle de son souffle glacé toutes les fleurs qui s’épanouissent au matin de la vie. Si sa mère eût vécu plus longtemps, sans doute elle eût réussi à développer les germes précieux que l’orgueil avait étouffés. Livrée trop tôt à elle-même, Laure avait négligé, comme des plantes inutiles, toutes ses bonnes qualités, pour ne s’occuper que de ses travers. Il serait injuste de ne pas ajouter qu’elle avait plus de talents que n’en ont généralement les jeunes filles de son âge. Constamment rabaissée par ses compagnes, elle n’avait rien négligé pour s’élever au-dessus d’elles. Elle était bonne musicienne et peignait le paysage avec toute l’habileté qu’on peut exiger d’un paysagiste qui n’a jamais vu la nature. Elle avait pris des leçons de Frédéric Chopin et de Paul Huet. Le tout par vanité. Une fois sortie de pension, dès qu’elle connut pleinement sa richesse, Laure embrassa d’un regard avide les perspectives éblouissantes qui s’ouvraient devant elle. Elle avait assez d’esprit pour comprendre qu’avec un million de dot et deux millions en espérance, elle ne devait pas prétendre à être épousée par amour. L’amour ne la préoccupait pas. Elle avait sur le mariage des idées très nettes et très arrêtées. Sachant très bien que l’homme qui demanderait sa main verrait dans cette alliance une affaire, elle voulait, elle aussi, régler son choix d’après son ambition : elle déclara résolument à son père qu’elle n’épouserait jamais qu’un gentilhomme. M. Levrault la pressa dans ses bras : il avait reconnu son sang. D’ailleurs, c’était pour lui le moyen le plus sûr et le plus rapide de s’introduire dans le monde, où il brûlait de prendre rang. Il ne se dissimulait pas qu’un abîme l’en séparait : cet abîme, il le franchirait sur les épaules de son gendre.

Il ne s’agissait plus que de chercher ce gendre qui, à coup sûr, ne se trouverait pas près du marché des Innocents. M. Levrault s’était laissé dire que de toutes les provinces de France la Bretagne était la plus riche en vieilles et nobles familles, que les châteaux y étaient aussi nombreux que les chaumières. Il aurait cru volontiers que les tours crénelées y poussaient comme les champignons. C’était donc en Bretagne qu’il fallait aller s’établir ; c’était là qu’il fallait mener une grande existence, et tendre les filets dorés où viendrait se prendre le phénix des gendres. Ce plan une fois arrêté, M. Levrault écrivit à un notaire de Nantes, qu’il avait connu maître clerc à Paris :

« Mon cher monsieur Jolibois,

« Le temps est venu de me reposer enfin, dans un monde dont le ton et les habitudes s’accordent avec mes goûts. Au milieu des travaux de l’industrie, j’ai souvent rêvé pour mon âge mûr un asile consacré par les grands noms de notre histoire. La Bretagne m’a toujours attiré par ses héroïques souvenirs. Laure, à qui j’ai donné, comme je le devais, la plus brillante éducation, une éducation digne de son rang, m’a plus d’une fois entretenu de cette terre chevaleresque. Vous apprendrez donc sans étonnement que j’ai l’intention d’acquérir un riche domaine en Bretagne. Seulement, pour me servir d’expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, je ne voudrais pas acheter chat en poche. Avant de me décider, j’ai besoin de parcourir ce beau pays dans tous les sens, d’en connaître les sites, d’en étudier les mœurs. Eh bien ! mon cher monsieur Jolibois, je m’adresse à vous en toute confiance. Louez en mon nom, pour un an, dans les environs de Nantes, quelque château dont la position me permette de nouer des relations familières avec la noblesse du pays. Quand j’aurai, pendant une année, exploré les alentours, il me sera facile de faire un choix. Inutile d’ajouter que j’entends vivre grandement et tenir ma maison sur un pied seigneurial. Je n’insiste pas là-dessus. C’est vous qui voudrez bien vous charger de tout organiser, depuis l’antichambre jusqu’au chenil, depuis la cave jusqu’à l’écurie, depuis la basse-cour jusqu’au salon. Excepté la femme de chambre de ma fille, je suis résolu à n’emmener personne de Paris. Il me serait doux, je ne le cache pas, de voir autour de moi quelques-uns de ces vieux serviteurs, types de dévouement et de fidélité, qui vivent et meurent où ils sont nés : tâchez de m’en recruter quatre ou cinq. Que tout soit prêt pour nous recevoir ; n’épargnez rien, j’ai trois millions. La vie nouvelle que je prétends mener sera une vie de fêtes et d’hospitalité princière. Que le pays sache d’avance qui je suis. Parlez de mes travaux, de mon opulence ; en un mot, que je sois attendu. Quoique je sois bien décidé à ne frayer qu’avec les gens de la plus haute volée, vous aurez cependant vos petites entrées, mon cher monsieur Jolibois, et de temps en temps vous viendrez courir un cerf avec moi. Je me réjouis d’avance à la seule pensée d’achever mes jours dans la patrie de Clisson et de Du Guesclin. Laure m’a si souvent parlé de ces messieurs et de leurs grands coups d’épée, que je serai heureux de connaître leurs descendants, de les recevoir à ma table. Surtout, n’oubliez pas que je dois tenir sous ma main la fleur de l’aristocratie, ; et découvrir de mes fenêtres une douzaine de châteaux crénelés, avec tours, fossés et pont-levis.

« Adieu, mon cher monsieur Jolibois. Je compte sur votre exactitude, comme vous pouvez compter sur ma bienveillance.

« Levrault. »

Ce notaire était par hasard un homme d’esprit. Pour ma part, j’en connais deux ou trois qui se trouvent dans ce cas-là. Maître clerc à Paris, sur le point d’acheter une étude en province, il avait rôdé autour des millions de M. Levrault et s’était hasardé un beau jour à lui demander la main de Laure. Il se disait qu’après tout, si le duc de Lauzun avait pensé épouser la petite fille d’Henri IV, Étienne Jolibois pouvait bien épouser la fille de M. Levrault. M. Levrault, avec un dédain superbe, lui avait prouvé qu’il se trompait. Étienne Jolibois s’était retiré l’oreille basse, n’espérant guère trouver un jour l’occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Maître Jolibois, qui, malgré le caractère officiel dont il était revêtu, n’avait pas encore oublié les espiègleries de la basoche, se frotta les mains en lisant la lettre du beau-père qu’il avait convoité. L’impertinence et la sottise qui respiraient dans cette épître, auraient suffi pour provoquer à la raillerie l’esprit le plus inoffensif. Jeune, gai, goguenard, maître Jolibois saisit avec d’autant plus d’empressement l’occasion qui s’offrait à lui de venger son échec, qu’il pouvait, du même coup, faire une excellente affaire. Huit jours après, il répondait à M. Levrault :

« Je m’empresse. Monsieur, de vous annoncer que j’ai loué pour vous une habitation qui répondra, je l’espère, à toutes les exigences de votre rang, à toute la délicatesse de vos goûts. C’est un joli château d’architecture moderne, situé sur le bord de la Sèvre, entre Tiffauge et Clisson, à huit lieues de Nantes. Je suis fier, je l’avoue, d’avoir si tôt et si heureusement justifié la confiance que vous avez bien voulu m’accorder. Je me suis occupé, sans perdre un instant, de monter votre maison sur un pied digne de la position que vous occupez dans le monde. Je n’ai rien négligé, et j’aime à penser que vous serez satisfait. Dans quinze jours, tout sera prêt, et vous pourrez vous mettre en route. J’ai compris sans effort toute l’élévation de vos pensées : vous voulez vivre avec vos pairs. Avec ce coup d’œil prompt et sûr qui a fait de vous un des aigles de l’industrie, vous avez mis le doigt sur le seul coin de terre qui fût digne de vous posséder. La société choisie que vous avez rêvée, vous la trouverez à votre porte. Les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson vous tendent les bras. Selon votre désir, j’ai parlé de vous. La noblesse du pays sait maintenant qui vous êtes, et se disputera l’honneur de vous accueillir et de vous fêter. Elle n’ignore pas que l’industrie est aujourd’hui la reine du monde, et sent déjà pour vous une respectueuse sympathie. Et ne croyez pas que votre immense fortune soit pour quelque chose dans ces dispositions bienveillantes. Votre seul mérite fait tous les frais de leur impatience. Depuis que j’ai annoncé votre prochaine arrivée, chacun ici parle de vous ; je ne puis faire un pas sans être accablé de questions. On m’entoure, on me demande quel jour, à quelle heure vous viendrez. La beauté de mademoiselle votre fille réveillera les plus aimables traditions de la chevalerie. Le temps me manque pour vous nommer aujourd’hui toutes les grandes familles dont les châteaux sont groupés autour du vôtre. Les moins illustres remontent à la seconde croisade. Mademoiselle Laure, dont la mémoire est si richement ornée, ne rencontrera pas sans plaisir et sans émotion, à quelques pas de votre parc, un descendant de Godefroy de Bouillon, noble vieillard dont la conversation est un trésor de souvenirs. Plus loin, vous trouverez le dernier rejeton d’une race qui, par ses alliances, se rattache aux Baudoin et aux Lusignan : c’est le vicomte Gaspard de Montflanquin. Jeune, beau, chevaleresque, trop désintéressé peut-être, il n’a qu’à vouloir, qu’à étendre la main : la nouvelle cour, fière de l’avoir rallié, fera tout pour lui. Il porte d’argent au lion léopardé de sable, armé, lampassé et couronné de gueules, à la queue nouée, fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d’azur à trois besans d’or. Le vicomte de Montflanquin vous servira de guide dans vos excursions et dans le choix de vos amitiés. Venez donc, hâtez-vous. Venez sous les ombrages de la Trélade, c’est le nom de votre château, oublier les nobles fatigues qui ont rempli votre carrière. Croyez bien que j’userai avec modération des petites entrées que vous m’offrez si gracieusement : je sais trop la distance qui nous sépare ; mais je ne renonce pas au plaisir de courir un cerf avec vous. Dans un an, si vous vous décidez à vous établir dans notre Bretagne, j’espère vous compter au nombre de mes clients : votre nom sera la gloire de mon étude.

« Agréez, monsieur, l’assurance de ma plus haute considération,

« Jolibois. »

Le même jour, maître Jolibois écrivait :

« Monsieur le vicomte,

« L’intérêt que vous m’inspirez me décide à faire auprès de vous une démarche d’une nature assez délicate : vous apprécierez, j’en suis sûr, les motifs de ma résolution. Je n’ai jamais contemplé sans tristesse les murs lézardés de votre château. Plus d’une fois vous m’avez rappelé le sir de Ravenswood ; je ne vous ai jamais rencontré sans rêver, en vous quittant, aux moyens de relever votre maison. Enfin, Dieu soit loué, l’occasion se présente, c’est à vous de la saisir ; il dépend de vous de redorer votre blason, de racheter et de réunir les lambeaux dispersés de votre héritage. Un bourgeois-gentilhomme, un M. Levrault, qui a gagné trois millions à vendre du drap, se propose d’acheter une propriété en Bretagne. Avant de se décider, il désire étudier le pays, et vient de louer pour un an la Trélade. Dans quinze jours au plus tard, il sera ici. Je le connais de longue date, j’ai vu poindre son ambition. Il veut se décrasser et trouver un gendre qui lui serve tout à la fois de passeport et de marchepied. De son côté, mademoiselle Levrault est assez impatiente d’échanger le nom roturier de son père contre un nom qui lui ouvre les portes du monde et de la cour. Vous n’avez qu’à vous présenter, et avant trois mois vous serez maître de la place. Je sens bien qu’il en coûtera quelque chose à votre orgueil pour accepter une telle mésalliance ; mais, quoique plébéienne, mademoiselle Levrault est vraiment jolie. En faveur de son frais visage, vous lui pardonnerez sans peine l’obscurité de sa naissance. Et puis, trois millions, monsieur le vicomte !… Il est vrai que l’argent ne vous touche guère. Votre belle âme m’est connue. Héritier d’une race de preux, vous portez fièrement votre ruine ; votre grand cœur est à l’abri des injures du sort. Aussi, n’est-ce pas de vous qu’il s’agit, mais de la splendeur du nom de vos aïeux. Trois millions, monsieur le vicomte !… Les os des Montflanquin se lèveront pour vous bénir. Ne perdez pas un instant. Le succès est assuré, pourvu que vous sachiez tenir à distance les La Rochelandier ; eux seuls sont à craindre, eux seuls peuvent vous disputer le gâteau que vous envoie la Providence. Accourez, prenez les devants, ne leur laissez pas le temps de vous couper l’herbe sous le pied. Que M. Levrault et mademoiselle Laure n’approchent pas de leur demeure, qu’ils ne se doutent même pas qu’il y a des La Rochelandier sous le ciel ! Je compte sur votre esprit, sur cet esprit charmant dont personne n’apprécie mieux que moi la grâce et la délicatesse. Quel beau jour que celui où vous recevrez des mains de votre beau-père la dot princière qu’il donne à sa fille ! quel triomphe pour vous ! quelle joie pour vos amis ! quelle fête pour moi qui rédigerai le contrat ! Ne songez pas à me remercier. Vous connaissez mes sentiments pour vous et ne doutez pas du plaisir que j’éprouve à vous obliger. Servir sans arrière-pensée les gens que j’aime et que j’estime fut toujours ma plus douce loi. Si l’affaire se conclut, pour prix des renseignements que je vous adresse, je ne demande que le remboursement des 80,000 francs que vous devez à la succession de mon père, et dont vous avez oublié de servir les intérêts depuis dix ans.

« Recevez, monsieur le vicomte, l’assurance de mes sentiments les plus distingués, et, je vous le répète, défiez-vous des La Rochelandier.

« Jolibois. »

Et le même courrier emportait ces deux dépêches.

Quinze jours après, une chaise de poste, attelée de quatre chevaux, attendait rue des Bourdonnais, à la porte de M. Levrault. De petits bourgeois auraient pris le chemin de fer jusqu’à Tours ; M. Levrault avait voulu débuter par un coup d’éclat dans la vie seigneuriale, et se venger en même temps de tous les fiacres qui, pendant vingt ans, l’avaient cahoté le dimanche aux environs de Paris. Les chevaux piaffaient, les postillons étaient en selle. Les voisins, groupés aux fenêtres, guettaient le départ avec une curiosité envieuse. Au moment de quitter pour toujours l’appartement modeste où il avait passé près de sa femme tant d’années laborieuses et douces, M. Levrault se sentit ému. Quant à Laure, elle promena autour de sa chambre un regard de joie triomphante. Pour ces murs qui lui rappelaient son humble origine, elle ne trouva pas un regret. Quand ils parurent sur le seuil de la porte, toutes les têtes se penchèrent aux fenêtres, un chuchottement ironique s’échappa de tous les étages, pas une main ne s’agita en signe d’adieu. Ils montèrent fièrement dans la chaise, les postillons firent claquer leur fouet et les chevaux partirent au grand trot. M. Levrault avait écrit à maître Jolibois le jour et l’heure de son arrivée à la Trélade.

La veille de leur départ, un voyageur en costume de chasse grimpait lestement sur l’impériale de la diligence de Paris à Nantes : c’était le vicomte Gaspard de Montflanquin.