Aller au contenu

Sacs et parchemins, 1851/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 57-83).

III.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand M. Levrault se réveilla. Il sauta à bas de son lit, ouvrit une fenêtre, et, plongeant son regard dans le paysage, chercha vainement les douze châteaux qu’il avait commandés à maître Jolibois. Il ne découvrit que quelques manufactures de toiles de Chollet qui blanchissaient à travers le feuillage. Son visage s’assombrit ; la réflexion le rasséréna. La vallée était étroite, et, raisonnablement, M. Levrault ne pouvait exiger que tous les châteaux de la contrée se fussent donné rendez-vous autour de la Trélade pour lui souhaiter la bienvenue. Un petit esprit eût trouvé peut-être quelque chose d’un peu blessant dans le voisinage des manufactures semées sur le bord de la Sèvre ; mais M. Levrault, qui en était arrivé à se prendre sérieusement pour un des princes de l’industrie manufacturière, ne rougissait pas de l’origine de son opulence, et ne craignait pas qu’on la lui rappelât. Le spectacle qu’il avait sous les yeux acheva d’égayer le cours de ses pensées. Autour de lui tout respirait le faste de la vie seigneuriale. Ses gens allaient, venaient, se croisaient en tout sens. Conduite en laisse par deux piqueurs, sa meute aboyait dans l’air sonore et frais du matin. Ses chevaux, couverts de housses, revenaient de la promenade. Ses jardiniers ratissaient les allées du parc, arrosaient le gazon des pelouses. Des paons en liberté traînaient les splendeurs de leur queue sur les marches du perron ; des cygnes nageaient sur un petit lac bordé de saules et de trembles. À tous ces aspects, qui étaient pour lui les écriteaux de sa richesse, M. Levrault se prit à sourire et sentit son cœur se gonfler d’orgueil et de joie. Il lui sembla que tous les bruits, toutes les rumeurs, toutes les harmonies du vallon, le chant des oiseaux, le murmure du vent, le fracas des écluses, le cri des paons, le roucoulement des pigeons sur le toit du colombier, le gloussement des poules dans la basse-cour, jusqu’aux hennissements de ses chevaux, jusqu’aux aboiements de ses chiens, se confondaient dans une seule voix, immense comme celle de l’océan, et cette voix disait : M. Levrault a trois millions. Il ne manquait à ce grand concert que la partie des roseaux de la fable. Enveloppé d’une robe de chambre de cachemire à palmes éclatantes, M. Levrault descendit au parc, où sa fille se promenait depuis près d’une heure.

Laure était acclimatée déjà dans cette atmosphère de luxe et d’élégance ; elle s’y mouvait, elle y respirait comme dans son élément naturel. Il ne lui restait plus qu’à se dépouiller de ce nom de Levrault, qui était pour elle ce qu’était pour la princesse du conte de Perrault l’horrible peau d’âne qui la couvrait de la tête aux pieds. Les indiscrétions de maître Jolibois avaient produit l’effet que le rusé compère en attendait sans doute. Si le récit de la présentation du vicomte à la cour avait enflammé les espérances de M. Levrault, l’histoire de Fernande et de Gaspard n’avait pas agi d’une façon moins efficace sur l’imagination de sa fille. Non que cette imagination fût tournée vers les grands sentiments : depuis longtemps la vanité lui avait coupé les deux ailes. Les chastes amours de ces deux enfants si brusquement séparés par la mort, la fin si lamentable de mademoiselle de Chanteplure s’abîmant dans les flots comme la jeune Tarentine, avaient médiocrement touché le cœur de Laure ; mais la fidélité obstinée du vicomte de Montflanquin la piquait au jeu. Rendre Gaspard infidèle et parjure lui paraissait une tâche digne de son ambition, et prêtait un nouvel attrait au lion léopardé de sable, à la queue fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d’azur à trois besans d’or. Les voies ainsi préparées, le vicomte n’avait qu’à se montrer ; il prenait pour devise les trois mots de César.

Toute l’après-midi se passa dans l’attente. Les heures s’écoulaient, le vicomte n’arrivait pas. Laure avait changé trois fois de toilette. M. Levrault, en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron à la grille, de la grille au perron, et, comme ma sœur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps, il se renfermait dans sa chambre, se regardait marcher devant une glace et trouvait qu’il avait bon air. Il parlait à ses gens, et s’exerçait à prendre l’attitude et le ton du commandement. Cependant le soleil baissait à l’horizon ; le vicomte n’avait pas paru. M. Levrault, qui commençait à trouver le procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner, pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu’on sache que M. Levrault, avait été, pendant les dernières années de la restauration, un des libéraux les plus distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il avait passé dix ans de sa vie à déblatérer dans sa boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses opinions, s’étaient singulièrement modifiées depuis ; mais, à son insu peut-être, il lui restait encore au fond du cœur un vieux levain de haine contre l’ancienne noblesse. Tout en la recherchant par calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même il la détestait par habitude, et ne prisait sincèrement que la noblesse dont les titres ne remontaient pas au-delà de 1830. À ses yeux, la dignité, le bonheur et la gloire de la France dataient de l’époque où il avait fait fortune. Irrité par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont il se considérait comme un des représentants, M. Levrault exhala librement son humeur : il n’avait pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de faim dans leurs châteaux ruinés, d’en agir ainsi, sans façon, avec les coryphées de la grande industrie ! S’ils croient nous faire la loi, ils se trompent, disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant que Laure, assise au piano, jouait négligemment une mélodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir d’eux comme d’escabeaux, et acheter leurs noms pour allonger les nôtres.

— Mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts courir sur le clavier, la journée s’achève à peine. Le vicomte aura été empêché : il se présentera.

— Je n’ai pas d’aïeux, moi, reprit M. Levrault ; mais j’ai trois millions. À ce prix, j’aurai, tant que j’en voudrai, des Baudouin et des Lusignan. Le vicomte de Montflanquin ne devrait pas ignorer que, nous autres grands manufacturiers, nous n’aimons pas à attendre. Je ne me soucie pas mal de sa race et de son lion de sable à la queue en trompette. Quant à ses besans d’or, il vaudrait mieux pour lui qu’il les eût dans sa poche que sur son écusson. Jean, cria-t-il à un laquais qui traversait la cour, faites atteler, nous sortons.

— Quelle voiture, monsieur ? demanda Jean.

— La calèche découverte, quatre chevaux et à la Daumont. Je serais curieux de savoir où perche le vicomte, ajouta M. Levrault, s’adressant à sa fille. J’aurais plaisir à passer ce soir devant son pigeonnier ; je voudrais montrer à ce preux de quel bois nous nous chauffons, nous autres grands industriels.

— Mais, mon père, le vicomte est dans son droit, répliqua Laure sans s’émouvoir : ne lui avez-vous pas répondu que nous serions heureux de le recevoir à toute heure ?

— Le vicomte devait y mettre plus d’exactitude : il sait qui je suis.

Comme M. Levrault achevait ces mots, la porte du salon s’ouvrit, et un laquais annonça le vicomte Gaspard de Montflanquin.

Laure se leva. M. Levrault prit une attitude pleine de dignité.

Le vicomte entra comme un coup de vent. Quoi qu’en eût dit maître Jolibois, et dût cet honnête notaire me classer parmi les gens du commun, le vicomte n’était pas beau ; j’oserai même affirmer qu’il était fort laid, mais d’une laideur comme il faut. Avec une attention minutieuse, on découvrait encore, comme une inscription aux deux tiers effacée, l’empreinte de la race sur les ruines de sa jeunesse. Peut-être n’avait-il que vingt-huit ans ; on pouvait, sans l’offenser, lui en donner hardiment trente-cinq, grâce sans doute aux nobles ennuis qui avaient pâli son front, il était mis avec recherche. Le ruban d’un ordre étranger brillait à sa boutonnière. Attaché court au gilet, un bouquet de breloques pendait sur sa poitrine. Petit, mais bien pris dans sa taille, ne manquant pas dans sa désinvolture d’une certaine aristocratie de mauvais aloi, svelte, pétulant, l’air hâbleur, tenant du clown et tranchant du marquis, on s’étonnait de le voir en Bretagne ; on l’eût rencontré sans surprise à Paris, dans un de ces groupes de gentilshommes émérites qui, à cette époque, commentaient librement la devise : Noblesse oblige, et gagnaient leurs éperons sur les champs de bataille de la bouillotte et du lansquenet. Il fit, en entrant, trois courbettes en guise de salut ; puis, s’adressant tour à tour à M. Levrault et à sa fille :

— Mille pardons, monsieur ; mille excuses, mademoiselle. Vous m’avez attendu : j’ai manqué à tous mes devoirs. Je suis déshonoré ; je ne me relèverai jamais de là. Et pourtant, foi de gentilhomme, je n’ai pas pu faire autrement. J’étais parti de Montflanquin à midi. Je venais, j’accourais, quand je rencontre au détour d’une haie le comte de Kerlandec. — Vous savez, la nouvelle ? dit-il en m’abordant d’un air radieux ; M. Levrault est arrivé.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, veuillez donc vous asseoir.

— À cinq cents pas de là, poursuivit le vicomte en se jetant dans un fauteuil, je suis accosté par le vieux chevalier de Barbanpré, un descendant de Godefroy de Bouillon par les femmes. — Eh bien ! me dit-il avec effusion, M. Levrault est arrivé. — Je le sais, lui dis-je, et je vais le voir de ce pas. Là-dessus, je veux m’esquiver : impossible ! Le vieux chevalier me retient par un bouton de mon habit, et je m’oublie à parler de vous.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, n’avez-vous pas besoin de vous rafraîchir ?

— Je vous rends grâce. Trois cents pas plus loin, je me trouve nez à nez avec la marquise de Francastel, qui me dit : — Vous savez ? Il n’est bruit que de cela dans tout le pays. M. Levrault est arrivé hier soir à la Trélade, en chaise de poste attelée de quatre chevaux. Qu’il sache bien que je serais heureuse de lui faire fête ainsi qu’à sa fille, si je n’étais obligée de partir demain pour Paris.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, ne prendriez-vous pas bien un verre de vin de Chypre ou d’Alicante ?

— Rien, en vérité. Je dus m’arrêter encore plus d’une heure pour causer de vous avec la marquise, qui finit par m’emmener dîner à son château, où je retrouvai le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré. Il ne fut question que de votre arrivée. Le dîner s’achevait à peine, que je m’échappai, laissant autant d’envieux que de convives, et enfin, monsieur, me voici, honteux, confus, mais heureux de vous voir et assez téméraire pour oser compter sur votre indulgence.

— Monsieur le vicomte, vous n’avez pas besoin de pardon, dit M. Levrault, dont la colère venait de s’éteindre comme un feu de chaume sous une ondée du ciel ; j’ai plutôt à vous remercier de l’empressement que vous avez mis à venir au-devant de moi.

— Monsieur, dit Laure, permettez qu’à mon tour je vous remercie des jolies fleurs que vous m’avez envoyées. Je les ai reçues comme un gage de la bienveillance que nous espérons rencontrer dans ce beau pays.

Aux premiers mots sortis de la bouche de Laure, le vicomte avait tressailli comme s’il eût reçu dans la poitrine la décharge d’une pile de Volta, Il se tourna brusquement vers la jeune fille qu’il avait à peine regardée jusque-là, s’accouda sur le bras du fauteuil dans lequel il était assis, et tomba devant elle dans une contemplation silencieuse : on eût dit un pèlerin aux pieds de la madone. Laure se troubla et baissa les yeux ; M. Levrault ne savait que penser.

— C’est étrange ! dit enfin le vicomte, promenant sa main sur son front comme un homme en état de somnambulisme.

Puis, rassemblant ses esprits et reprenant possession de lui-même, il ressaisit le fil de l’entretien, sans avoir l’air de remarquer le trouble de Laure et l’étonnement de son père, avec autant d’aisance que s’il n’eût pas été dans le secret de ce qui venait de se passer.

— Je suis fier, mademoiselle, d’avoir été le premier à vous rendre, sur cette terre de Bretagne, la foi et l’hommage que tout gentilhomme doit à la beauté. En accourant au devant de vous, monsieur, je n’ai fait que mon devoir, et jamais devoir ne fut plus doux, plus facile à remplir. Mon notaire m’a plus d’une fois entretenu de vos travaux, de votre richesse, qui ne serait rien à mes yeux, si elle n’était le fruit de vos œuvres, le prix de votre intelligence. En me confiant le soin de vous faire les honneurs de cette contrée, Jolibois s’est acquis des droits sacrés à ma gratitude.

— Et à la mienne aussi, dit M. Levrault. Quoique nous soyons habitués, nous autres grands industriels, à nous voir bien reçus partout, je dois avouer, monsieur le vicomte, que j’étais loin de m’attendre à tant de courtoisie.

— Comment donc cela, monsieur ? S’il est encore par-ci par-là quelques marquis de Carabas, entichés de leurs titres, refusant de marcher avec le siècle et s’obstinant à s’enterrer vivants dans le passé, nous sommes les premiers à nous railler de leurs travers. La noblesse n’est plus cette phalange impénétrable qui souleva contre elle tant d’inimitiés acharnées, trop souvent légitimes, il faut le reconnaître. Elle ouvre ses rangs à toutes les gloires, à tous les talents, à toutes les supériorités. C’est vous dire, monsieur, qu’elle est prête à vous accueillir.

— Ainsi, monsieur le vicomte, vous voudrez bien me donner une liste des châteaux où nous devrons nous présenter ?

— Et, ajouta Laure, diriger nos excursions dans ce pays que l’on dit charmant ?

En entendant la voix de mademoiselle Levrault, le vicomte tressaillit et passa sa main sur son front.

— Je suis tout à vous, répliqua-t-il en maîtrisant son émotion. Ce pays est charmant en effet ; nous le visiterons ensemble. Si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous présenter moi-même dans quelques châteaux du voisinage. Ce qui me désole, non pour vous, mais pour moi, c’est que, dans trois semaines je devrai vous quitter pour me rendre à Paris.

— Serait-il vrai, monsieur le vicomte ? s’écria M. Levrault consterné.

— Que voulez-vous, monsieur ? Le monde m’attire peu ; la modique fortune que m’ont laissée les révolutions ne me permet pas d’y soutenir l’éclat de mon nom. Un affreux malheur m’a foudroyé à la fleur de l’âge. Par sagesse autant que par goût, je vis dans la retraite. J’aime le silence des champs et la solitude des bois. Cependant il y a des exigences auxquelles un galant homme ne saurait se soustraire. J’ai reçu, ce matin même, une lettre de l’un de nos deux jeunes princes, qui me donne rendez-vous aux courses de Chantilly. Je vous le demande, monsieur : à ma place, que feriez-vous ?

— Je partirais tout de suite, répondit M. Levrault sans hésiter.

— Ajoutez, reprit le vicomte, que le roi et la reine se plaignent de ma longue absence. Voici près de deux ans que je n’ai mis le pied aux Tuileries. Toute cette famille est si excellente pour moi, si parfaite, que je ne voudrais pas encourir vis-à-vis d’elle le reproche d’ingratitude.

— Et vous avez raison, monsieur le vicomte ; quand on a de bonnes connaissances, on ne doit pas les négliger.

La conversation une fois sur ce terrain, on pense bien que M. Levrault fit tous ses efforts pour l’y maintenir. Il y réussit sans beaucoup de peine. Le vicomte raconta l’histoire de sa présentation, confirma tout ce que maître Jolibois avait dit la veille, et ne se lassa pas de répondre aux questions que M. Levrault ne se lassait pas de lui adresser. Pour un homme foudroyé avant l’âge, il avait, comme on dit, la langue bien pendue, et ne tarissait pas. Décidément, il disposait des faveurs de la cour. Il ne voulait rien, mais il pouvait tout. M. Levrault l’écoutait comme un oracle et pensait avec complaisance à tout le parti qu’il pourrait tirer d’un pareil gendre. Il voyait tout à la fois en lui un pont pour franchir l’abîme qui le séparait des honneurs, une échelle pour escalader le pouvoir, une clé pour ouvrir les portes du Luxembourg. De temps en temps Laure mêlait quelques paroles à l’entretien. Aussitôt qu’elle ouvrait la bouche, le vicomte frissonnait, se tournait vers elle et tombait dans l’extase. Laure ne laissait pas d’être un peu surprise de l’effet que sa voix produisait sur les nerfs du dernier des Montflanquin. M. Levrault lui-même était passablement intrigué ; mais ils n’osaient ni l’un ni l’autre demander l’explication de cette singularité.

À la prière de Gaspard, la jeune fille s’était mise au piano. Gaspard, en l’écoutant, se tordait d’admiration, et poussait des brava frénétiques, absolument comme s’il eût été au balcon du Théâtre-Italien. Le fait est que Laure avait un beau talent sur le piano, et jouait de ce funeste instrument de façon à le rendre à peu près supportable. Après avoir exécuté quelques fantaisies éblouissantes, elle chanta une des plus délicieuses mélodies de Reber. Elle avait une très jolie voix qu’elle réussissait à gâter à force de prétention. Sa romance achevée, elle aperçut, en se levant, le vicomte à demi couché dans son fauteuil, immobile, les yeux au ciel, ne donnant plus signe de vie.

— Monsieur le vicomte, dit enfin M. Levrault, de plus en plus étonné, il paraîtrait que cette petite chanson a produit sur vous une impression un peu violente ?

— Pardon, oh ! pardon, s’écria Gaspard se réveillant en sursaut. Mademoiselle, votre voix me trouble et me plonge dans des ravissements ineffables. Dois-je le dire ? Ce n’est pas vous que j’écoute alors, mais une adorable créature qui n’a fait que passer sur la terre, et qui vivra éternellement dans mon cœur. Elle n’avait pas seulement votre voix, elle avait aussi tous vos traits ; si je l’entends quand vous parlez, je la vois quand je vous regarde.

— Quoi ! monsieur le vicomte, s’écria M. Levrault avec une satisfaction orgueilleuse qu’il ne songea pas à dissimuler, ma fille ressemblerait à mademoiselle de Chanteplure ?

— Je vois bien, reprit le vicomte, que Jolibois vous a mis dans le secret de ma douleur. Je ne lui en veux pas. Oui, monsieur, mademoiselle de Chanteplure ressemblait à mademoiselle votre fille. C’était le même timbre, les mêmes inflexions de voix, le même ovale de visage, le même regard, la même nuance de cheveux. Cependant je crois que Fernande avait la courbe du nez moins pure, moins fine, moins royale. À cela près, foi de gentilhomme, jamais ressemblance plus complète ne se rencontra sous le ciel.

— Mademoiselle de Chanteplure s’est noyée bien malheureusement, ajouta M. Levrault d’un air piteux.

— Ah ! monsieur !… s’écria Gaspard avec un geste désolé.

— Monsieur le vicomte, dit Laure qui n’était pas précisément humiliée de sa ressemblance avec la fille d’un marquis, je regrette que ma présence soit condamnée à réveiller en vous un si pénible souvenir.

Gaspard ne répondit pas, mais il tourna vers mademoiselle Levrault un regard si profond, si tendre, si passionné, qu’elle se sentit affranchie de toute inquiétude et de tout remords.

La conversation prit un tour moins lugubre. Le vicomte avait cela de bon que ses impressions funèbres ne tenaient pas plus longtemps que la neige d’avril. À l’entendre raconter la mort de mademoiselle de Chanteplure, on aurait pu croire qu’il ne lui restait plus qu’à s’ensevelir à la Trappe ; cinq minutes après, il causait gaiement de choses et d’autres, léger comme un pinson qui vient de sécher au soleil ses plumes mouillées par une pluie d’orage. Il avait dans l’esprit de l’entrain, de la verve, et dans les manières je ne saurais dire quelle grâce frelatée qui n’eût pas trompé les clairvoyants et les délicats, mais à laquelle le commun des martyrs devait se laisser prendre aisément. Il effleurait tous les sujets avec une facilité merveilleuse, et parvenait de loin en loin à faire oublier sa laideur. Il parla de la noblesse du pays et ne dissimula pas à M. Levrault que les plus grandes familles des environs étaient en ce moment absentes de leurs terres ; mais il en restait encore assez pour défrayer les loisirs du grand industriel. D’ailleurs, les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cédaient à aucune autre pour l’illustration et l’ancienneté.

Cependant il se faisait tard, M. Levrault offrit au vicomte de le mener jusqu’à sa porte en calèche découverte, attelée de quatre chevaux, conduite à la Daumont. Gaspard répondit qu’il s’en irait à pied comme il était venu ; il ajouta, en attachant sur Laure un regard langoureux, qu’il avait besoin, pour apaiser son cœur, du silence des champs endormis. M. Levrault n’insista pas ; mais, avec le tact et la délicatesse du riche qui compte son or devant un pauvre, il exigea que Montflanquin, avant de se retirer, visitât son château, ses remises, ses chenils et ses écuries. Il ne lui fit pas grâce d’un appartement, d’une voiture, d’un cheval et d’un chien. Gaspard avait parlé de l’éclat de son nom, de ses relations avec les princes, de la faveur dont il jouissait à la cour : M. Levrault prit sa revanche en faisant sonner ses millions. Heureusement, le bruit n’en déplaisait pas au vicomte.

— N’oubliez pas, lui dit M. Levrault, que vous dînez demain à la Trélade. Je ne descends pas de Godefroy de Bouillon, mais je vous montrerai que ma table en vaut bien une autre.

Gaspard s’inclina devant Laure, pressa chaleureusement la main de M. Levrault dans les siennes et se retira en déclarant que depuis la mort de mademoiselle de Chanteplure il ne se souvenait pas d’avoir passé, même à la cour, une soirée si ravissante,

— Comment le trouves-tu ? demanda M. Levrault à sa fille dès qu’ils furent seuls dans le salon.

— Je le trouve laid, répondit Laure sans détour.

— Eh bien ! reprit M. Levrault, on se fait vite à sa figure. Le premier coup d’œil ne lui est pas favorable ; pourtant je conçois qu’à la longue on en vienne à le trouver beau. Et puis, un esprit !… des manières !… une grâce !… Il n’y a pas à dire, ajouta-t-il en fourrant ses mains dans ses poches, on est flatté de recevoir ces gens-là chez soi.