Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XI

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Michel Lévy frères (p. 300-317).

XI.

La Bretagne avait tenu toutes ses promesses ; Mademoiselle Levrault était marquise. Quelques mois encore, et le grand industriel se présentait à la cour, appuyé fièrement sur le marquis, son gendre. Le roi l’embrassait et le faisait comte. Le titre de baron ne suffisait plus à l’ambition de M. Levrault. Le comte Levrault ! cela sonnait bien à l’oreille. D’ailleurs, c’était le moins que le beau-père d’un marquis fût comte. Quant à la pairie, ce n’était plus une question, le comte Levrault entrait au Luxembourg comme un âne dans un moulin. Le brave homme se disait bien parfois, en se grattant l’oreille, que le marquis, son gendre, lui coûtait un peu cher ; il se consolait en songeant que c’était de l’argent bien placé, sans compter le bonheur de pouvoir s’écrier chaque jour, à toute heure : La marquise, ma fille ! mon gendre, le marquis !

Si l’on veut avoir une idée du faste et de la magnificence que déploya M. Levrault à l’occasion du mariage de sa fille, qu’on se rappelle les noces de Gamache. La marquise et son fils avaient insisté vainement pour que tout se passât sans éclat et sans bruit. Les fêtes durèrent toute une semaine : il n’y manqua rien que l’amour. Excepté le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré, à qui M. Levrault ne pardonnait pas d’avoir servi de compères à Gaspard, toute la noblesse des environs avait été conviée et s’était empressée d’accourir, pour observer l’attitude des La Rochelandier et en faire des gorges chaudes. L’humeur altière de la marquise était bien connue dans le pays ; on devinait sans peine tout ce qu’elle avait dû souffrir avant de se résigner à l’humiliation d’une pareille mésalliance. En flairant de près les millions de l’ancien marchand de drap, hobereaux et douairières comprirent qu’enveloppée dans un miel si doux, la pilule la plus amère vaut un bonbon du jour de l’an ; s’ils s’obstinèrent à rire, c’est qu’ils cherchaient à se consoler. Il n’en était pas un qui n’eût voulu se sentir dans la peau du jeune marquis, pas une qui n’enviât secrètement la mère de Gaston : tous auraient avalé le calice sans sourciller. La marquise, d’ailleurs, n’avait jamais porté si haut la tête, jamais elle n’avait montré à ses amis et à ses ennemis un visage plus radieux ou plus fier ; il est permis de supposer que le diable n’y perdit rien. Ce ne fut, pendant huit jours, que bals, festins, parties de chasse. M. Levrault courut un cerf avec le marquis, son gendre. Galaor, qui, par un rare privilége, joignait aux grâces de la cigale la prévoyance de la fourmi et s’occupait déjà de ses provisions d’hiver, ne cessa point, durant ces huit jours, de roder autour de la Trélade et chippa plus d’un bon morceau, tandis que le chevalier de Barbanpré, assis tristement à une fenêtre de son petit castel, regardait d’un œil mélancolique, à travers le feuillage éclairci, l’Éden d’où il était exilé, où l’on faisait de si bons dîners. Donnons un souvenir à notre ami Gaspard. Victime d’une législation dont tous les débiteurs s’accordent à reconnaître les abus, Gaspard expiait dans les fers quelques étourderies de jeunesse, et charmait les ennuis de sa captivité en combinant de nouveaux coups de bouillotte et de lansquenet. Quant à maître Jolibois, ses trahisons et ses perfidies venaient de recevoir leur juste récompense : non seulement il n’avait pas rédigé le contrat, mais encore M. Levrault, qui se défiait de lui depuis leur dernière entrevue et ne voulait plus d’un sans-culotte dans sa maison, ne l’avait pas invité à la noce et s’était contenté de lui adresser un billet de part. Le malheureux ne prévoyait pas la vengeance que maître Jolibois tirerait plus tard de ce procédé peu chevaleresque.

Pour peu qu’on ait su lire dans le cœur de nos personnages, on ne se berce pas du fol espoir que Laure et Gaston vont savourer à la Trélade les douceurs de la lune de miel. La saison était belle pourtant. Septembre s’achevait à peine ; octobre n’avait encore dépouillé ni les haies ni les bois. Les oiseaux chantaient comme au printemps et se poursuivaient dans la lande. Les bruyères étaient en fleurs ; la colchique étoilait les prés ; sur la marge des sentiers, l’or des ajoncs commençait à poindre. Comme une fiancée qui sent sa fin prochaine et veut mourir dans ses habits de fête, la nature, près de se voiler, se parait de ses plus riches couleurs et répondait par un dernier sourire aux derniers adieux du soleil. Pour de jeunes amants, il est doux alors d’aller à l’aventure, appuyés l’un sur l’autre, le long des coteaux jaunissants, dans le creux des vallées brumeuses, et de soulever en marchant les feuilles desséchées qui jonchent déjà le chemin. Dans l’ivresse même, de la passion, il y a toujours quelque chose de triste, qui s’harmonise avec la mélancolie de l’automne ; mais tout cela n’importait guère à Laure, à Gaston, Que leur importaient en effet le silence des champs, le mystère des bois, la mousse au pied des chênes ? Quel attrait les eût retenus au fond de ces campagnes ? Qu’avaient-ils à se dire ? Quels secrets auraient-ils pu confier aux divinités de ces agrestes solitudes ? Ce n’étaient pas deux bergers d’Arcadie, deux ramiers roucoulants. Depuis près de trois ans qu’il se mourait d’ennui sous le toit de ses pères, Gaston avait eu tout le temps de se blaser sur la poésie de l’idylle ; sa pensée n’habitait pas les bocages ou le bord des ruisseaux. De son côté, Laure n’était pas venue en Bretagne pour respirer l’air embaumé des prairies, voir les feuilles jaunir, tremper ses cheveux dans les brouillards du soir ou du matin. Enfin, ils ne s’abusaient pas sur la valeur des sentiments qui les avaient poussés l’un vers l’autre. Gaston savait très bien ce que Laure épousait en lui ; Laure n’ignorait pas ce que Gaston épousait en elle. On se rappelle l’attitude froide et réservée qu’avait prise le jeune La Rochelandier vis-à-vis de Mademoiselle Levrault, dès leur première entrevue. Admis à faire sa cour, Gaston ne s’était montré ni plus empressé ni plus tendre ; il avait veillé scrupuleusement sur tous les mouvements de son cœur. Il n’aimait pas sa fiancée ; l’eût-il aimée, l’orgueil lui aurait interdit d’en rien laisser paraître, la crainte de passer pour un courtisan de l’opulence aurait paralysé sa tendresse et mis un triple sceau sur ses lèvres. Quant à Laure, l’ami Gaspard l’avait guérie radicalement de ses velléités romanesques. Gaston était marquis ; elle se tenait pour satisfaite. Ainsi, pour ces deux enfants, le mariage n’était qu’une affaire, disons le mot, un échange, un troc ; les sacs et les parchemins avaient fait de part et d’autre toutes les avances, tous les frais de coquetterie et de séduction. Dieu juste ! et ils avaient vingt ans ! Vingt ans, et la beauté, et la grâce en partage ! Jeunes, charmants tous deux, on pouvait espérer qu’une fois unis, ils arriveraient, par une pente irrésistible, à rencontrer l’amour qu’ils ne cherchaient pas. Peut-être l’auraient-ils rencontré sous les ombrages de la Trélade ; mais déjà Gaston était impatient de réaliser les bénéfices de sa mésalliance, et Laure, échappée de sa chrysalide, dépouillée de ce nom de Levrault, qui avait enveloppé sa jeunesse comme un linceul, n’aspirait qu’à promener dans le monde sa brillante métamorphose. M. Levrault n’avait pas caché à sa fille que l’intention du marquis, son gendre, était de se présenter aux Tuileries, et, bien qu’elle se fût contentée d’être reçue chez les duchesses du faubourg Saint-Germain, la jeune marquise sentait son cœur palpiter d’allégresse à la pensée qu’elle irait à la cour.

M. Levrault n’était pas moins impatient que sa fille et son gendre de quitter la Trélade. Il brûlait d’aborder les hautes régions pour lesquelles il se sentait né. Déjà un magnifique hôtel, situé rue de Varennes, entre cour et jardin, l’attendait à Paris. M. Levrault avait hésité d’abord entre la Chaussée-d’Antin, le faubourg Saint-Honoré et le quartier de la Madeleine ; mais la marquise lui avait démontré victorieusement que c’était en plein faubourg Saint-Germain qu’il devait, par un trait d’audace et de génie, dresser sa tente et planter son drapeau. En effet, que voulait, que cherchait le grand industriel ? Quel était son rêve, sa pensée politique, le but de son ambition ? N’était-ce pas de rapprocher deux classes trop longtemps divisées, de donner lui-même l’exemple de l’oubli, du pardon, en un mot, de consommer l’union de la noblesse et de la bourgeoisie ? Eh bien ! c’était au cœur même de l’aristocratie qu’il fallait s’établir, c’était dans son dernier asile, dans ses derniers retranchements qu’il fallait aller la surprendre. Il fallait que l’hôtel Levrault fût comme un filet tendu sur la rive gauche de la Seine, comme une cage dorée où chanteraient tôt ou tard les oiseaux boudeurs de la légitimité, comme un centre de conciliation, de fusion et de ralliement, où la noblesse et la bourgeoisie se rencontreraient chaque jour, et finiraient par s’embrasser. Ces considérations d’un ordre si élevé avaient frappé vivement l’imagination de M. Levrault. Si la marquise se plaisait à reconnaître en lui l’étoffe d’un homme d’état, il se plaisait à reconnaître en elle ce que les petites gens appellent une maîtresse femme. Il s’était laissé conter que tous les hommes politiques un peu éminents ont une Égérie dans leur manche. Quelle Égérie que la marquise ! Conseillé, dirigé par cette rare intelligence, à quelle position ne pourrait-il prétendre et s’élever ? Quelque chose lui disait qu’il avait sous la main une de ces puissances occultes, une de ces influences mystérieuses qui font et défont les ministres : l’eau lui en venait à la bouche. Seulement la marquise consentirait-elle à briser violemment ses habitudes sédentaires ? Se résignerait-elle à ne plus habiter le gothique manoir ? Renoncerait-elle à la tranquillité des champs, à la simplicité de ses goûts, à la modestie de ses désirs, à toutes les douces joies qu’appréciait si bien son âme rêveuse et tendre ? M. Levrault n’osait l’espérer.

— Le monde n’a plus rien qui m’attire, lui disait-elle avec mélancolie. Achever de vieillir en paix au fond de ma vallée solitaire, voilà toute mon ambition. Mes rêves ne vont pas au-delà des horizons qui bornent ces campagnes. Et pourtant je sens que ma présence à Paris ne vous serait pas tout-à-fait inutile, je sens qu’en plus d’une occasion je pourrais vous être de quelque secours. Il y a des instants où ma sollicitude s’effraie, où ma tendresse s’épouvante, des instants où je m’accuse d’égoïsme, où je me demande si ma place n’est pas auprès de vous. Notre adorable fille est bien jeune encore pour s’occuper d’administration domestique, gouverner une maison comme la vôtre et faire avec discernement les honneurs d’un salon où se presseront, où se coudoieront toutes les grandes figures, toutes les sommités de l’époque. Aux prises avec la vie publique, vous sentirez quel vide affreux la mort de Madame Levrault a laissé dans votre intérieur. Ne vous y trompez pas, mon aimable ami, c’est un rude sentier que celui qui s’ouvre devant vous, un sentier escarpé, bordé de précipices. Si je ne cherche pas à vous en détourner, c’est que ma raison respecte les desseins de la Providence, c’est qu’il faut ici-bas que toute destinée s’accomplisse ; l’alouette cache son nid dans les sillons, l’aigle bâtit son aire sur la montagne. Allez donc où vos instincts vous poussent, où la voix de Dieu vous appelle, allez vous mêler aux luttes parlementaires pour lesquelles vous êtes taillé, et puissiez-vous n’avoir jamais besoin d’une main dévouée pour vous soutenir, pour essuyer la sueur de votre front !

Puis elle ajoutait d’une voix caressante :

— Au milieu de vos travaux, dans l’enivrement de vos triomphes, vous n’oublierez pas, vous n’oublierez jamais que vous avez une vieille amie sur le bord de la Sèvre. Tous les ans, après la clôture des chambres, vous viendrez près de moi vous reposer de vos nobles fatigues. Vous m’amènerez mes enfants ; nous passerons ensemble, à l’ombre de nos chênes, quelques mois enchantés. Vous aviez l’intention d’acheter un château en Bretagne ; vous en avez un qui ne vous coûte rien. Le château de la Rochelandier est à vous, à vous seul. C’est votre bien, votre propriété, J’entends, j’exige qu’il porte désormais le nom de château Levrault. Nous en restaurerons les créneaux et les tours ; nous y transporterons tout le luxe de la Trélade ; nous rachèterons les terres qui formaient autrefois le domaine des aïeux de Gaston ; enfin nous n’épargnerons rien pour relever, pour rajeunir l’éclat de l’antique manoir dont vous êtes le seigneur et maître.

Touché jusqu’aux larmes, le grand industriel, quelques jours avant son départ pour Paris, avait dirigé sur le château de la Rochelandier, devenu le château Levrault, ses meubles, ses tentures, ses équipages, ses chevaux et ses chiens. Le bruit, le mouvement, la vie de la Trélade avaient passé dans le château Levrault. Le grand fabricant, qui avait toujours reproché à la Trélade son architecture un peu bourgeoise, ne se lassait pas d’admirer les allures militaires et la physionomie féodale de sa nouvelle habitation ; seulement, il aurait voulu voir dans la cour et sur les plates-formes des archers, des arbalétriers, et, dans le vallon, la marquise, sa fille, chevauchant sur un palefroi, le faucon au poing. Il appelait vassaux les paysans, regrettait, en se caressant le menton, certain droit du seigneur, parlait de rétablir au-dessus des portes les armoiries de sa famille, et se demandait parfois s’il n’y avait pas quelque ressemblance entre son visage et les portraits qui décoraient les murs du salon ; je ne crois pas qu’on l’eût beaucoup surpris en lui disant que c’étaient les portraits de ses ancêtres. Cependant, comment décider la marquise à le suivre à Paris ? Un esprit vulgaire se fût effrayé d’une pareille tâche ; pour M. Levrault, une pareille tâche n’était qu’un jeu. On se rappelle par quels détours ingénieux, par quelles ruses délicates il avait amené la marquise à lui jeter son fils à la tête ; eh bien, lorsqu’il fut question d’emmener à Paris Madame de La Rochelandier, M. Levrault ne fut ni moins rusé, ni moins adroit. Vainement la marquise se retrancha derrière sa passion pour la solitude, vainement elle objecta son amour pour la vie des champs ; cette fois encore l’éloquence entraînante de M. Levrault triompha de tous les obstacles, de toutes les résistances.

Quinze jours après le mariage, une chaise de poste attelée de quatre chevaux emportait à Paris Gaston et sa femme, M. Levrault et la marquise douairière de La Rochelandier.