Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XIX

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Michel Lévy frères (p. 478-512).

XIX.

Le retour de nos personnages au château de La Rochelandier fut gai comme un convoi funèbre. N’était-ce pas en effet le convoi funèbre de leur orgueil, de leur vanité et de leur ambition ? Plus de cour ni de pairie, plus de titres ni de millions, sacs vides, parchemins sans valeur ; ils s’étaient joués mutuellement, tous quatre avaient fait un marché de dupe. Quel voyage, grand Dieu ! sur cette même route qui les avait vus, quelques mois auparavant, triomphants, ivres de joie et se prélassant sur les coussins moëlleux d’une chaise de poste ! Blottis chacun dans un coin de l’intérieur de la diligence, ils se taisaient, et n’avaient pas même pour se consoler ou se distraire la ressource des récriminations : la révolution de février les renvoyait, comme on dit, dos à dos. Gaston et Laure n’osaient lever les yeux l’un sur l’autre. Roulée dans son manteau, enveloppée de fourrures, les mains dans son manchon, la marquise douairière, honteuse comme une fouine qu’un mulot aurait pris, s’abîmait dans ses réflexions, qui n’étaient pas couleur de rose. Il y avait des instants où elle se croyait le jouet d’un abominable cauchemar ; mais la présence de M. Levrault, assis vis-à-vis d’elle la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Pauvre comme devant, elle retournait vivre dans son petit castel, avec M. Levrault sur les bras : Voilà où l’avait conduite l’habileté de ses manœuvres. Le moins triste et le moins consterné des quatre, le croira-t-on ? c’était M. Levrault. Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de couleuvres, traversé tant de mauvais jours, des jours si tourmentés, qu’il n’aspirait plus qu’au repos. Il n’était pas ingrat envers la destinée, et s’estimait heureux de n’avoir laissé que ses écus dans la bagarre. La perte de sa fortune l’avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait d’aller à Berlin déchirer les traités de 1815. La veille de son départ, il avait écrit au ministre des affaires étrangères pour lui annoncer qu’il renonçait à cette mission glorieuse. L’obscurité, la pauvreté, lui apparaissaient désormais comme un port. Il ne redoutait plus l’incendie, le meurtre ni le pillage ; le sort des envoyés français à Rastadt ne le glaçait plus d’épouvante ; il ne voyait plus, il n’entendait plus dans ses rêves le hideux ricanement de la tête de Charlemagne. Enfin, sa pensée se reportait avec complaisance sur la déconvenue de la marquise ; c’était là le côté plaisant de sa ruine. En observant son air grognon, sa mine renfrognée, il riait dans sa barbe et se frottait les mains, comme s’il se fût ruiné volontairement, tout exprès pour lui faire pièce et se venger sur elle des déceptions qu’il avait essuyées. La satisfaction d’avoir sauvé sa peau, le mouvement de la voiture qui l’emportait loin de la fournaise des révolutions, la perspective d’une vie tranquille, la figure de madame de La Rochelandier, qui s’alongeait de plus en plus, avait donné à l’esprit déjà si varié de M. Levrault un tour imprévu, tout-à-fait piquant. Jamais ce diable d’homme ne s’était senti en si belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait dans toute sa personne quelque chose d’émoustillé, de guilleret et de goguenard qui acheva d’exaspérer la mère de Gaston.

— Eh bien ! mon aimable amie, disait-il en imitant les inflexions câlines que prenait autrefois la voix de la marquise sous les ombrages de la Trélade, nous touchons au terme de nos épreuves. Encore quelques heures, et nous découvrirons les tours du château Levrault ; c’est là que le bonheur nous attend. Je connais la simplicité de vos goûts ; vous n’aimez pas le monde, vous ne l’avez jamais aimé. Vous avez toujours recherché l’ombre et le silence, comme d’autres l’éclat et le bruit. Je sais tout ce qu’il vous a fallu d’abnégation et de dévouement pour renoncer à vos habitudes sédentaires ; soyez sûre que je n’oublierai de ma vie un si généreux sacrifice. Je m’applaudis de mon désastre, je bénis presque le coup qui m’a frappé, en songeant qu’il vous rend à votre vallée solitaire, à toutes les douces joies pour lesquelles vous êtes née. Ah ! mon amie, quelle existence enchantée nous allons mener tous ensemble dans le joli manoir que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne trouverez pas au château Levrault l’hospitalité splendide que vous m’avez offerte à l’hôtel La Rochelandier ; mais que sont les jouissances de la fortune, comparées à celles du cœur ? On l’a dit avec raison, ni l’or ni les grandeurs ne nous rendent heureux. C’est dans l’union des âmes que réside la vraie félicité ; c’est dans la modestie des désirs que consiste la vraie richesse. À ce compte, qui donc peut se dire ici-bas plus riche et plus heureux que nous ?

La marquise rongeait son frein et ne répondait à tous ces beaux discours que par des regards de panthère prête à s’élancer sur sa proie.

À la tombée de la nuit, une patache qu’ils avaient prise à Nantes pour achever leur voyage les déposait modestement dans la cour du château Levrault. À peine descendue de voiture, madame de La Rochelandier franchit d’un pas rapide les degrés du perron et se retira dans son appartement sans plus se soucier de ses hôtes. Elle éprouvait le besoin d’exhaler librement sa colère. La vue de M. Levrault lui était odieuse ; c’est à peine si la jeunesse et la beauté de Laure trouvaient grâce devant ses yeux. Gaston comprenait autrement les devoirs que lui imposait la ruine de son beau-père ; il n’avait pas attendu jusque-là pour les accepter. Il s’occupa de l’installation de sa femme avec la courtoisie que nous lui connaissons. Quant à M. Levrault, il était chez lui ; déjà il commandait en maître. Il allait, venait, grondait les gens, donnait des ordres pour le souper, et remplissait la maison du bruit de sa voix, dont les éclats arrivaient jusqu’aux oreilles de madame de La Rochelandier.

— Vous l’entendez ! s’écria la marquise, s’adressant à Gaston, qui venait d’entrer dans sa chambre ; le malheureux prend ce château pour une auberge, le château de vos pères, le château de La Rochelandier ! Est-ce assez de honte et d’humiliation ? Ce bourgeois décrassé va chaque jour s’asseoir à notre table. Nous sommes rivés à lui comme le forçat à sa chaîne. Chaque jour, il nous étourdira de ses criailleries. Le souffrirez-vous, mon fils ? Ne trouverez-vous pas le moyen de nous en délivrer ? Il ne manque plus ici, pour nous achever, que ce drôle de Timoléon. Ce Levrault, je le hais. Maudite soit l’heure où sa fille a franchi le seuil de notre porte ! S’il reste ici, je vous en avertis, je pars pour Frohsdorf.

— Ma mère, répondit Gaston, c’est vous qui l’avez voulu, M. Levrault ne fait qu’user du droit que vous lui avez accordé vous-même. Vous avez caressé, vous avez encouragé sa sottise quand il était riche ; le voilà ruiné, il est juste que vous la subissiez. Il s’asseoit aujourd’hui à notre table ; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne ? Il prend notre château pour sa maison ; n’avez-vous pas pris son hôtel pour votre château ? Si quelqu’un oubliait les égards qui vous sont dûs, je saurais le rappeler au respect ; mais j’entends à mon tour que la femme qui porte mon nom soit traitée ici sur le même pied que vous.

La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à répondre.

Les rôles étaient changés ; M. Levrault trônait maintenant à La Rochelandier comme la marquise rue de Varennes. La mère de Gaston essayait vainement de se révolter et d’imposer silence à l’homme qu’elle avait si longtemps gouverné, qu’elle avait tenu en laisse. Au bout de quelques jours, elle sentit qu’il fallait revenir à ses vieilles habitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit son accent patelin, son sourire affectueux, ses manières caressantes. Elle conçut l’espérance d’éloigner, par ses conseils, l’hôte malencontreux qu’elle ne pouvait chasser par son impertinence.

— Un soir, ils étaient assis tous deux au coin du feu. M. Levrault, mollement établi dans la meilleure bergère du salon, se taisait et jetait de temps en temps un regard narquois, sur madame de La Rochelandier. La marquise, sans faire attention à cette raillerie muette, cherchait par quels détours elle pourrait amener M. Levrault jusqu’au seuil de la porte, se promettant bien de la fermer derrière lui. Il s’agissait de reconduire poliment, d’éveiller en lui le désir de partir, de renoncer à la retraite, de rentrer dans la vie active : c’était là sa constante préoccupation, son unique pensée.

— Je crains bien, mon ami, dit-elle enfin de sa voix la plus douce, que notre vie solitaire ne vous ennuie. Depuis quelques jours, je vous observe, je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes pâle, vous maigrissez, vos facultés s’étiolent dans l’inaction.

— Votre amitié, madame, s’alarme sans sujet, répondit M. Levrault de sa plus douce voix ; je ne me suis jamais mieux porté, je n’ai jamais mangé d’un si vif appétit. Je dors d’un sommeil paisible ; le matin, à mon réveil, j’écoute avec bonheur le chant du coq, je salue avec joie les premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L’air pur que je respire, le silence et la paix qui nous environnent, tout me ragaillardit : j’ai vingt ans.

— Je vous assure, mon ami, que je m’alarme avec raison ; vous êtes pâle, vous maigrissez. La vie des champs ne convient pas à votre caractère. Une intelligence telle que la vôtre, habituée au mouvement des grandes affaires, n’est pas faite pour la solitude. Vous avez beau dire, vous avez beau vanter votre bonheur, vous n’êtes pas heureux, je le sens bien. Vous êtes né pour le mouvement, pour la lutte ; l’inquiétude même est un besoin pour vous.

— Détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui voudra le mouvement et la lutte ; pour moi, je m’accommode très bien de l’existence que nous menons ici. Pourvu que l’avenir ressemble au présent, je me tiens pour satisfait.

— Est-il possible, mon ami, que vous ignoriez à ce point ce que vous valez, que vous méconnaissiez si étrangement les vrais besoins de votre nature ? Vous dépérissez, je ne le vois que trop ; l’ennui vous dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon ami ; quelques mois d’inaction suffiront pour miner votre santé.

— Rassurez-vous, je vous en prie ; je suis bâti solidement. Mon père et le père de mon père ont vécu jusqu’à cent ans, et je compte bien faire comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie, que nous vieillirons ensemble comme Philémon et Baucis.

— Vraiment je vous admire, et j’ai peine à vous comprendre. Quelle singulière illusion ! J’ai dans ma famille un exemple, effrayant qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être pour vous un salutaire avertissement. Un de mes frères, officier de marine, a voulu, comme vous, à la fleur de l’âge, renoncer à la vie active ; il s’est obstiné, comme vous, à s’ensevelir dans ce château ; comme vous, il vantait le calme de sa retraite ; au bout d’un an, pâle, amaigri, méconnaissable, il s’éteignait dans nos bras ; comme vous, il avait manqué à sa mission, et la nature s’était vengée. Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une folle sécurité. Il faut à votre esprit un but, une ambition ; pourquoi ne rentreriez-vous pas dans les affaires ? pourquoi ne songeriez-vous pas à relever votre fortune ? Cette espérance ne vous sourit-elle pas ? Ne serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans la lice, de défier l’injustice du sort, et de reconquérir par votre génie la richesse dont vous saviez faire un si noble usage ?

— Je n’ai pas attendu vos conseils pour y songer, dit M. Levrault en hochant la tête.

— Eh bien ! reprit d’un air triomphant la marquise, qui le voyait déjà sur le perron lui faisant ses adieux et partant pour la grande ville, qui vous arrête, si vous y avez déjà songé ? Est-ce la dureté des temps, l’affaiblissement du crédit ? De pareils obstacles doivent-ils vous effrayer ? S’enrichir dans un temps prospère, c’est l’œuvre d’un esprit vulgaire ; lutter contre la défiance, narguer la peur, attirer à soi l’or effrayé qui s’enfuit, c’est une entreprise difficile sans doute, mais une entreprise digne de vous.

— Oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi tenter un homme tel que moi ; malheureusement je dois y renoncer.

— Et pourquoi ?

— Je ne suis qu’un petit bourgeois, c’est la vérité : je me suis enrichi à vendre du drap, comme mon père, près du marché des Innocents, je ne m’en défends pas ; mais je sais vivre, je connais les devoirs que m’impose votre alliance. La république a pu abolir les titres ; pour moi, vous êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre nom, le nom de mon gendre me défend de rentrer dans les affaires. Je sais ce que je vous dois, et je ne l’oublierai jamais. Quand on a l’honneur de tenir à une race de preux, il ne faut pas déroger. Que diraient les aïeux de votre fils, que diraient toutes ces figures vénérables qui nous regardent, qui nous écoutent, si le beau-père d’un La Rochelandier se mêlait de commerce ou d’industrie ? Je n’ai pas de blason, mais je dois prendre soin du vôtre.

— Noble ami, vos scrupules vous honorent ; cependant vous allez trop loin. Malgré son profond respect pour le nom de ses ancêtres, Gaston, j’en suis sûre, vous verrait sans chagrin, sans dépit, recommencer de vos mains l’édifice de votre fortune, et, pour ma part, je ne vous blâmerais pas.

— Je comprends, noble amie, tout ce qu’il y a de magnanime dans votre indulgence ; mais je ne veux pas, je ne dois pas en abuser. J’ai toujours professé, je professerai toujours le respect des vaincus ; votre titre est d’autant plus sacré à mes yeux, que la révolution vous en a dépouillée.

— Eh bien ! dit la marquise, qui ne renonçait pas encore à son espérance ; si vous ne voulez pas refaire votre fortune sous nos yeux, si vous craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos spéculations, ne pouvez-vous passer les mers, aller en Amérique ? Habile, hardi comme vous l’êtes, quelques années vous suffiront pour retrouver ce que vous avez perdu, et vous reviendrez jouir parmi nous des fruits de votre génie.

— L’Amérique ! J’y ai pensé plus d’une fois. C’est là, en effet, que les grands désastres se réparent en quelques années. J’ai dans ma famille un exemple bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Un de mes oncles, droguiste, rue des Lombards, était parti ruiné pour l’Amérique ; il revint, au bout de cinq ans, avec une fortune colossale.

— Et vous hésitez ! s’écria la marquise, Ah ! mon ami, qu’attendez-vous ? Si modeste que soit notre patrimoine, s’il fallait, pour vous faire une cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne reculerions devant aucun sacrifice.

— Généreuse amie, je reconnais bien là votre grand cœur ; je saurai me montrer digne d’une amitié si belle.

— Ainsi votre projet est bien arrêté ?

— Arrêté d’une façon irrévocable.

— Et quand comptez-vous partir ?

— Oui, je me montrerai vraiment digne de votre amitié ; je ne vous quitterai jamais. Avez-vous pu croire un seul instant que je consentirais à me séparer d’une amie si tendre, si dévouée, si fidèle ; que je renoncerais aux délices de votre intimité, pour aller au-delà de l’Océan chercher quelques misérables sacs d’écus ? Vous m’avez cru passionné pour la richesse ; apprenez à mieux me connaître : je resterai près de vous. Rien à mes yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous entendre.

La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage ; elle sentait que cet homme, dont elle s’était si longtemps moquée, prenait maintenant sa revanche. Rendons justice à M. Levrault : s’il se raillait avec joie de la marquise, s’il savourait sa vengeance avec délices, il y avait pourtant dans ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait bien au château Levrault ; après tant d’orages et de traverses, le repos était pour lui un véritable bonheur qu’il pouvait vanter sans mentir. Pareil au naufragé qui vient de toucher la plage, il bénissait la Providence qui l’avait sauvé, et ne songeait pas à regretter ses trésors engloutis dans les flots. Sa mission à Berlin, si imprudemment acceptée, l’avait guéri à jamais de toute ambition, et surtout de l’ambition diplomatique. Si parfois il lui arrivait de jeter un regard mélancolique sur son habit brodé, il lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de porter les yeux sur la cotte de mailles de François Ier, suspendue au pied de son lit. L’opulence lui avait suscité tant d’ennuis, tant de tracas, tant de déboires, qu’il se résignait sans effort à la médiocrité. Les débris de la dot de Laure, réunis aux débris du domaine de La Rochelandier, permettaient à la petite colonie de vivre assez doucement ; M. Levrault n’en demandait pas davantage. Le malheur avait développé en lui un bon sens, une sagesse inattendue. Lui qui avait mordu à tant d’hameçons, qui s’était laissé prendre dans tant de nasses, instruit à ses dépens, prudent comme un vieux brochet qui a dix fois rongé les mailles du filet, il passait fièrement devant le piége et riait au nez du pêcheur. Loin du bruit de l’émeute, débarrassé de Timoléon qu’il espérait bien ne jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de la sécurité profonde où s’écoulait sa vie. Cette paisible vallée lui semblait un asile impénétrable que le vent furieux des révolutions ne viendrait jamais troubler. Autour de lui, tout était tranquille. Les folles espérances de la marquise avaient été bien vite déçues ; Gaston, loin de partager l’aveuglement de sa mère, s’était appliqué sans relâche à pacifier les esprits. Il comprenait que le rôle de la Vendée était fini, en présence de la France entière appelée à se prononcer sur sa propre destinée. Cependant M. Levrault n’avait pas encore épuisé la coupe des tribulations.

Après une trêve de quelques jours, la marquise, désappointée, avait repris le ton agressif, l’attitude provoquante. M. Levrault, qui, loin du danger, n’avait plus aucune raison pour garder ses principes républicains, les proclamait pourtant, les défendait avec acharnement, pour taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces deux amis, tout était sujet de querelle. Chacun des portraits qui décoraient le salon suggérait à M. Levrault une foule d’épigrammes qui, sans être bien acérées, harcelaient son adversaire comme autant de coups d’épingle. Ils passaient presque toutes leurs soirées en tête-à-tête. Chose étrange ! ils se détestaient mutuellement et ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Ils s’aidaient l’un l’autre à tuer le temps, ce mortel ennemi des gens qui ne font rien ; chacun des deux trouvait dans le dépit de son interlocuteur une source intarissable de contentement. La marquise maudissait la république ; M. Levrault parlait d’effacer les écussons de la famille, accablait de son ironie ces derniers vestiges de la féodalité, et demandait s’il n’était pas temps de convertir en pigeonnier une tour crénelée dont la défense héroïque était consignée dans les archives des La Rochelandier. Ces querelles sans fin, auxquelles Gaston et Laure demeuraient étrangers, se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit. Un soir, ils étaient aux prises et ressassaient pour la centième fois l’éternelle question des écussons et des créneaux : au bruit d’une voiture qui entrait dans la cour, ils se turent tout à coup et se regardèrent d’un air étonné. Presque au même instant, la porte s’ouvrit brusquement, et maître Jolibois, ceint d’une écharpe tricolore, suivi d’un brigadier de gendarmerie, entra dans le salon, La marquise et M. Levrault demeurèrent cloués sur leur fauteuil.

— Ah ça ! dit maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine, j’en apprends de belles. Mes prévisions ne m’avaient pas trompé ; le château de La Rochelandier est décidément un repaire d’aristocrates, un nid de chouans, un foyer de réaction. Voilà donc comment on reconnaît la clémence et la mansuétude du peuple ! La république est patiente, mais il ne faut pourtant pas la pousser à bout. Vous conspirez, je le sais, j’en suis sûr ; vous n’êtes occupés qu’à rabaisser, qu’à dénigrer le triomphe de la démocratie. N’essayez pas de vous défendre, ce serait peine perdue ; mes agents m’ont tout appris.

M. Levrault, dont la conscience était en repos, jeta sur la marquise un regard qui semblait dire : Ce sont vos affaires, non les miennes. Il ouvrait la bouche pour se justifier ; mais la marquise le prévint, et se tournant vers lui :

— Eh bien ! que vous disais-je ? Ne vous ai-je pas annoncé cent fois ce qui arrive aujourd’hui ? Vous avez dans votre langage une intempérance, une étourderie, une témérité qui va jusqu’à la folie. Vous ne ménagez personne, vous raillez toute chose. Une fois parti, vous allez, vous allez… rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre la république ne pouvaient demeurer impunies. Votre langue de vipère devait tôt ou tard nous attirer quelque mésaventure. Je vous l’ai prédit cent fois, et ma prophétie ne s’est que trop bien accomplie. Vous n’avez, sur ma foi, que ce que vous méritez. Pour moi, je m’en lave les mains ; tirez-vous de là comme vous pourrez.

M. Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot à dire ; l’étonnement, l’indignation, la colère, l’effroi, se disputaient son cœur et serraient sa gorge comme dans un étau.

— C’est donc vous, s’écria Jolibois, qui dénigrez la république ! C’est vous qui conspirez contre elle ! C’est vous, pygmée, vous, mirmidon, qui voulez la renverser !

— Moi ! dit enfin M. Levrault, plus rouge que la crête d’un coq ; si quelqu’un ici dénigre la république, ce n’est pas moi, c’est madame.

— C’est vous, s’écria la marquise, vous qui, après avoir rampé, après vous être mis à plat ventre devant le régime nouveau, vous vengez maintenant, par de misérables quolibets, de la peur qui vous avait converti.

— Osez-vous bien m’accuser ? repartit M. Levrault hors de lui ; osez-vous bien me prêter vos rancunes et votre haine ? Heureusement, mes opinions sont connues, et les vôtres, madame, ne sont un mystère pour personne. J’ai toujours aimé la république, et vous l’avez toujours détestée.

— Je ne l’ai jamais aimée, j’en conviens, reprit la marquise, mais je l’ai acceptée avec résignation ; je me suis inclinée devant la volonté de la France. La haute intelligence de M. le commissaire-général, aidée de son noble cœur, comprendra sans peine tout ce que je dois de ménagements et d’égards aux traditions de ma famille. Je n’ai jamais aimé la république, mais je la respecte, je n’ai contre elle ni haine ni amertume, je ne clabaude pas comme vous.

— Vous l’entendez, citoyen Levrault, dit Jolibois d’un ton sévère, il ne s’agit pas ici du rapport d’un agent plus ou moins fidèle ; c’est un membre de votre famille qui vous accuse, c’est la mère de votre gendre. Malgré la tendre amitié qui nous unit, il ne m’est pas permis de différer plus longtemps l’accomplissement de mon devoir : suivez-moi.

— Vous suivre ! Où me conduisez-vous ? demanda M. Levrault se soutenant à peine.

— En prison, répondit Jolibois.

— En prison ! s’écria M. Levrault pâle d’épouvante.

Il fit un mouvement pour s’enfuir, mais déjà le brigadier de gendarmerie lui appliquait sur l’épaule sa large main gantée de peau de daim. Un imperceptible sourire plissa la lèvre de l’enragée marquise. Maître Jolibois donna le signal du départ et emmena l’infortuné Levrault, qui prit place à côté de lui dans le fond de sa voiture. Le brigadier sauta en selle, et la voiture partit. Après avoir joui quelques instants de la terreur de son prisonnier, Jolibois rompit enfin le silence.

— Pourquoi tremblez-vous, mon cher ? Que diable ! un homme ne doit pas ainsi se laisser abattre. Que craignez-vous ? Votre faute est grave sans doute, vous serez jugé, mais la république est clémente, et la peine de mort est abolie pour les délits politiques. Le pire qui puisse vous arriver, c’est d’être condamné à la déportation.

— La déportation ! balbutia M. Levrault ; mais je suis innocent, il n’y a pas un mot de vrai dans les inculpations de cette abominable marquise. Vous me connaissez, mon bon Jolibois.

— Hélas ! mon ami, je ne vous connais que trop, et votre conduite même donne une terrible autorité à l’accusation portée contre vous. Comment ! je me fais votre patron, votre avocat, je vous présente au chef du cabinet des affaires étrangères, je sollicite avec instance, j’obtiens pour vous une mission glorieuse, une mission sans précédents, et, après l’avoir acceptée, vous la répudiez lâchement ! Vous dont je vantais le courage, vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme un lièvre. Après une pareille escapade, quelle foi puis-je ajouter à vos paroles ? Vous dites que la marquise vous accuse injustement, vous parlez de votre amour pour la république ; mais, si vous l’aimez sincèrement, pourquoi donc ne l’avez-vous pas servie ?

— Ah ! mon cher Jolibois, Dieu m’est témoin que je serais allé avec joie, avec orgueil, redemander à Berlin la tête de Charlemagne ; mais, au moment où j’allais partir, j’ai appris ma ruine. Je ne pouvais plus représenter dignement la France, et j’ai dû renoncer à la mission que j’avais acceptée.

— Qu’importe à un vrai patriote la richesse ou la pauvreté, quand il s’agit de servir le pays ? La république n’a pas besoin de serviteurs brodés d’or sur toutes les coutures : à l’extérieur comme à l’intérieur, elle ne demande à ses agents que dévouement et intrépidité. Regardez-moi ; je suis maître de la Bretagne tout entière, je commande ici en dictateur, et sans mon écharpe tricolore, on me confondrait avec le premier passant.

— Malgré ma pauvreté, je serais parti, si j’eusse été seul ; mais je devais veiller sur l’avenir de ma fille et recueillir les débris de sa dot.

— Misérable subterfuge ! s’écria Jolibois ; la famille n’est rien devant la patrie. Savez-vous ce que coûte à la France votre pusillanimité ? L’occasion que vous avez laissé échapper est perdue à jamais et ne renaîtra plus. Malgré toutes mes recommandations, vous n’avez pas su retenir votre langue : le secret de votre mission est allé jusqu’à Berlin, jusqu’à Vienne, jusqu’à Saint-Pétersbourg. La Russie, l’Autriche et la Prusse sont sur le qui-vive. Peut-être nous faudra-t-il renoncer à notre frontière du Rhin, peut-être serons-nous obligés de subir longtemps encore les traités de 1815, et à qui devrons-nous cette humiliation ? À vous citoyen Levrault, à vous seul !

— Si le secret de ma mission a été connu, ce n’est pas moi qu’il faut accuser d’indiscrétion ; je ne l’ai révélé à personne. À toutes les questions de mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles, je suis demeuré muet, impénétrable ; je n’ai rien à me reprocher.

— Rien à vous reprocher ! Comptez-vous donc pour rien vos propos téméraires, vos propos injurieux contre la démocratie, vos conciliabules liberticides, vos sourdes menées dans le pays ?

— Hélas ! mon cher Jolibois, la damnée marquise me calomnie indignement, et, pour une faute qui n’est pas la mienne, vous me parlez de déportation !

— Mon Dieu, oui, peut-être la déportation. Le tribunal jugera, il entendra votre défenseur. Ah ! je ne vous le cache pas, vous aurez besoin d’un habile avocat ! Voilà ce que c’est, mon bon ami, que de se trouver en mauvaise compagnie. Vous avez voulu vous emmarquiser, vous encanailler de noblesse ; vous payez aujourd’hui votre entêtement.

En ce moment, un éclair sillonna la nue. Le tonnerre gronda ; une grêle furieuse mêlée d’une pluie abondante fondit sur la plaine, et vint fouetter la vitre de la portière. La conversation s’arrêta. Maître Jolibois parut tout d’un coup se plonger dans une profonde méditation. M. Levrault l’épiait d’un regard inquiet, comme s’il eût espéré lire sa destinée sur le front du dictateur. L’orage redoublait ; les chevaux avançaient péniblement dans les ornières détrempées. Une lueur de clémence passa sur le front d’Étienne Jolibois.

— Écoutez, dit-il enfin comme saisi d’une subite inspiration, malgré toutes vos fautes, malgré votre lâcheté, je sens que je vous aime encore ; mon amitié pour vous a résisté à toutes ces cruelles épreuves. Une fois que vous comparaîtrez devant la justice, je ne pourrai plus rien pour vous ; les magistrats seront obligés d’appliquer la loi. Je n’ai qu’un moyen de vous sauver…

— Quel moyen ? demanda M. Levrault d’une voix haletante.

— C’est de vous rendre la liberté, et je vous la rends ; allez, mon cher, et ne péchez plus.

En achevant ces mots, Jolibois ouvrit la portière. Sans demander son reste, M. Levrault sauta au beau milieu d’une flaque d’eau, et regagna, par une pluie battante, le château de La Rochelandier. Au bout d’une heure, trempé jusqu’aux os, crotté jusqu’à l’échine, il sonnait à la porte ; je laisse à deviner la figure de la marquise, en revoyant si tôt l’hôte maudit dont elle se croyait délivrée pour longtemps.