Sacs et parchemins (RDDM)/02

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SACS ET PARCHEMINS.




DEUXIÈME PARTIE.[1]


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V.


Après un temps de galop sur un terrain ferme et uni, Mlle Levrault débouchait dans une vallée étroite et s’arrêtait au pied d’un château qui, bien que mutilé par les ans, gardait encore quelque chose de seigneurial, et se carrait dans sa vétusté comme un hidalgo dans son manteau troué. La nature, toujours bienfaisante, avait mis sur toutes ses blessures un appareil de verdure et de fleurs. Les joncs, les saules, les glaïeuls, croissaient dans les fossés où chantaient les rainettes. Le lierre et les ronces grimpaient jusqu’au front des tours ; de toutes les fentes, de toutes les crevasses pendaient des touffes de ravenelle, de mille-pertuis et de pariétaire. Un perron de dix degrés montait fièrement de la cour dans le vestibule. Les alentours étaient agrestes, même un peu sauvages. Les fabriques et les manufactures n’avaient pas pénétré jusque-là. La Sèvres ne réfléchissait que le luxe de ses ombrages. Le village, qui s’étendait à deux portées de fusil du manoir, n’offrait à l’œil qu’un éparpillement de fermes isolées, ralliées autour d’un clocher rustique. En ce moment, la vallée était déserte ; le château lui-même semblait inhabité. Rien ne trahissait la vie à l’intérieur : pas un bruit, pas un mouvement, pas un filet de fumée bleuâtre s’élevant en spirale au-dessus du toit. Par la porte ouverte à deux battans, on pouvait voir l’herbe pousser en paix entre les pavés de la cour et jusque sur les marches disjointes du perron. Si cette demeure n’était pas vouée à un abandon définitif, elle devait appartenir à l’une des familles absentes dont le vicomte avait parlé ; mais, encore une fois, pourquoi donc le vicomte avait-il dénoncé comme dangereux, coupé de fondrières et aboutissant à des marécages, un sentier inoffensif, tapissé d’une herbe fine et drue, et qui conduisait sans encombre les gens dans ce joli vallon, au pied de ce manoir solitaire ? Pourquoi le nom de La Rochelandier n’était-il jamais sorti de sa bouche ? Tout en faisant ces réflexions, Mlle Levrault ne pouvait s’empêcher de comparer la physionomie piteuse du petit castel de Montflanquin à la mine haute et fière de cette habitation féodale. Autant eût valu comparer une taupinière avec un nid d’aigle.

Laure était descendue de cheval, et, relevant sa jupe d’amazone, avait hasardé quelques pas dans la cour pour examiner de plus près l’écusson sculpté au-dessus de la porte. Le spectacle des créneaux et des tours avait suffi pour la distraire de la contemplation de la nature ; la vue d’une pierre armoriée venait d’effacer à ses yeux toute la poésie des landes et des prés. Elle allait se retirer, quand une dame du plus grand air parut sous le vestibule et s’avança sur le perron. Le premier mouvement de Laure fut de s’enfuir ; mais la noble châtelaine ne lui en laissa pas le temps.

— J’espère, mademoiselle, dit-elle avec un aimable sourire, que ce n’est pas ma présence qui vous fait peur. Je ne me pardonnerais de ma vie d’avoir effarouché tant de jeunesse, de grâce et de beauté.

— Madame, balbutia Laure plus rouge que la fleur du grenadier, excusez mon indiscrétion ; j’avais tout lieu de croire que ce château était inhabité.

— Eh bien ! mademoiselle, vous voilà punie de votre étourderie, car vous êtes ma prisonnière. Vous ne refuserez pas de vous reposer un instant chez la marquise de La Rochelandier.

Et la marquise tendait sa belle main blanche à la jeune fille pour l’inviter à franchir les degrés du perron.

Mlle Levrault ne s’était jamais vue à pareille fête ; sans se faire prier davantage, elle prit la main de la marquise, qui l’introduisit dans un vaste salon où ne respirait pas l’opulence, mais où l’on retrouvait encore les vestiges d’une splendeur évanouie. Tous les dessus de porte représentaient des fêtes galantes à la manière de Watteau, de Lancret et de François Boucher. La cheminée, large et de marbre blanc, était surmontée d’une glace dont le cadre, formé d’entrelacs, se terminait par un fouillis de branchages, de nids de tourterelles et de canaris sculptés. Tout cela fané, ébréché, enfumé. Les chaises et les fauteuils étaient couverts de housses blanches destinées à voiler plutôt qu’à prévenir les injures du temps. Les tapisseries de haute lisse qui cachaient les murs auraient eu besoin de quelques reprises. Je pense aussi que quelques meubles de plus ne se fussent pas trouvés mal à l’aise dans cette immense pièce, dont les portraits de famille composaient le plus bel ornement. Tous les La Rochelandier étaient là, dans leurs cadres gothiques, bardés de fer ou chamarrés d’hermine, plaqués de croix, bariolés de cordons. Parmi les figures de femmes, une surtout attira les regards de Laure. C’était une grande dame habillée en bergère-camargo, robe de moire, avec paniers et tonnelet, talons rouges, houlette en main et petit chapeau sur le coin du chignon. Elle se tenait gravement au milieu de ses moutons, et près d’elle, sur la même toile, un La Rochelandier en casaque de velours gorge de pigeon et à pèlerine, avec un chapeau en lampion sur la tête, lui présentait de l’air le plus respectueux un lapin blanc tapi dans une corbeille de roses. Le portrait de la marquise n’eût pas déparé cette collection de visages aristocratiques. Quoiqu’elle eût passé depuis long-temps la première et même la seconde jeunesse, la marquise était belle encore, marchait la tête haute, la poitrine en avant, et avait le port d’une reine. Tout révélait en elle l’instinct de la domination. Ses lèvres, qui souriaient avec une grâce infinie, semblaient pourtant faites pour exprimer plus volontiers le dédain que la bienveillance. L’orgueil de la race couronnait son front. Un œil observateur eût deviné, en la voyant, une de ces femmes, charmantes par calcul, impérieuses par nature, que Dieu a créées pour régner moins par les séductions de la faiblesse que par la souplesse de l’esprit et l’énergie de la volonté.

À peine entrée dans le salon, Laure déclina le nom de son père, et Dieu sait ce qu’il lui en coûta pour prononcer ces simples paroles : Je suis la fille de M. Levrault, sous le feu croisé des regards que tous les portraits de famille paraissaient attacher sur elle. Il lui sembla qu’à ce nom de Levrault, un sourire narquois partait comme une flèche de chaque cadre et venait la frapper droit au cœur. Puis, elle raconta par quel hasard elle s’était trouvée seule au milieu des campagnes et comment la curiosité l’avait poussée jusque dans la cour du château.

— Quoi ! mademoiselle, s’écria la marquise, vous êtes la fille du riche industriel qui est venu s’établir à la Trélade ? On m’a parlé souvent de monsieur votre père. Je sais qu’il a visité plusieurs familles des environs. Je vous l’avoue, j’avais compté que le château de La Rochelandier ne serait pas le dernier où M. Levrault se présenterait. Ce matin encore, je pouvais m’étonner que monsieur votre père en eût décidé autrement ; à cette heure, je le regrette.

— Madame la marquise, dit Laure avec empressement, mon père est moins coupable que vous ne pourriez le croire. Nous sommes étrangers dans ce pays. La personne qui s’est chargée de nous diriger dans le choix de nos relations ne nous a jamais parlé du château de La Rochelandier. Votre nom n’a pas été prononcé une seule fois à la Trélade depuis que nous l’habitons. Voilà une heure au plus que je dois au hasard de l’avoir entendu pour la première fois. C’est qu’à coup sûr le vicomte de Montflanquin ne vous sait pas de retour dans vos terres, autrement j’aurais peine à comprendre…

— Pardon, mademoiselle, reprit la marquise l’interrompant : est-ce que la personne qui s’est chargée de vous diriger dans le choix de vos relations serait par aventure…

— Le vicomte de Montflanquin, oui, madame.

— Je m’explique très bien, répliqua la marquise avec hauteur, que le vicomte de Montflanquin n’ait pas été tenté d’ouvrir à monsieur votre père les portes d’un château dont il n’a pas les clés. Mais, mademoiselle, ajouta-t-elle gaiement, si M. Levrault ne s’est présenté que dans les maisons où le vicomte a ses entrées, vous devez vivre ici dans une solitude à peu près absolue.

— Il est vrai, madame la marquise, que nous ne voyons pas beaucoup de monde, répondit Mlle Levrault, qui commençait à dresser les oreilles. Nous sommes à la Trélade depuis près de trois mois, et le cercle de nos connaissances se borne, jusqu’à présent, au vicomte de Montflanquin, au chevalier de Barbanpré et au comte de Kerlandec.

À ces mots, la marquise partit d’un éclat de rire si bruyant, qu’on eût dit un bruit de cascade. Elle se tordait dans son fauteuil, tandis que Laure la regardait d’un air embarrassé et ne savait quelle contenance tenir.

— Mille excuses, mademoiselle, dit enfin Mme de La Rochelandier, quand son accès d’hilarité fut un peu calmé : j’ai mauvaise grâce à rire devant vous des personnes que monsieur votre père reçoit dans son intimité. Cela ne m’arrivera plus. Promettez-moi seulement de ne pas juger de la noblesse de Bretagne d’après les trois échantillons que vous venez de me citer.

— Mais, madame la marquise, le vicomte de Montflanquin nous a dit que les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cèdent à aucune autre pour l’illustration et l’ancienneté, et j’aurais cru que le vicomte de Montflanquin lui-même représentait avec ces deux gentilshommes l’élite de la noblesse du pays ?

— Tenez, mademoiselle, parlons d’autre chose, répondit la marquise se maîtrisant à peine ; sinon je vais me reprendre à rire, et cela me fait mal, outre que c’est inconvenant.

Là-dessus, au grand regret de Laure, elle changea le cours de l’entretien. Mlle Levrault, dont la défiance et la curiosité venaient d’être singulièrement éveillées au sujet du vicomte, essaya vainement de remettre son nom sur le tapis ; la marquise se renferma dans cette réserve obstinée qui est la pire des indiscrétions. En revanche, elle combla la jeune fille d’attentions de tout genre et se montra pour elle d’une grâce exquise, d’une bonté parfaite. Elle avait cette haute aristocratie de manières qui relève le prix des moindres prévenances, frappe à son coin la menue monnaie de la politesse courante, et d’un brin de muguet sait faire un épi de diamans. Les complimens ne lui coûtaient rien ; mais la flatterie, en passant par ses lèvres, pouvait être prise pour la fleur de la vérité. Un serviteur avait apporté un plateau chargé de fruits et de sirops. La marquise voulut servir elle-même la jeune amazone, et s’en acquitta avec une courtoisie qui toucha vivement la vanité de Mlle Levrault. Puis elle la promena sur les plates-formes du château et dans les allées d’un parc qui, sans être considérable, était charmant, grâce aux soins qu’il n’avait pas reçus depuis plus de vingt ans. Rien ne rappelait, dans cette habitation, le luxe et le faste de la Trélade. Au contraire, tout y ressentait l’abandon et la pauvreté ; mais aussi on y retrouvait à chaque pas les traces authentiques d’une longue suite d’aïeux, et Laure eût donné volontiers pour ces écussons, ces portraits de famille et ces tours crénelées, la Trélade, la meute et les dix chevaux de son père, avec Barbanpré, Kerlandec et Montflanquin par-dessus le marché.

Les heures s’envolaient. Mlle Levrault, que la marquise avait ramenée dans le salon, se leva pour prendre congé.

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ? dit la marquise d’une voix caressante.

— Soyez sûre, madame la marquise, que mon père s’empressera de venir vous offrir ses hommages et vous remercier de l’accueil que j’ai reçu au château de La Rochelandier. Pour moi, je n’oublierai jamais votre aimable hospitalité.

— Vous direz de ma part à M. Levrault qu’il a une fille adorable. J’avais entendu parler de sa richesse, et pourtant j’étais loin de me douter qu’il eût un trésor si précieux ; mais, j’y pense, mademoiselle, ajouta la marquise se ravisant, vous ne pouvez pas retourner seule à la Trélade. Nos sentiers vous sont inconnus, ou tout au moins peu familiers. Attendez, pour partir, que mon fils soit rentré ; Gaston se fera un plaisir de vous accompagner.

Jusque-là Mme de La Rochelandier n’avait pas dit un mot de son fils.

À cette révélation inattendue, Mlle Levrault tressaillit. Presque au même instant, le galop d’un cheval s’arrêta dans la cour, et, au bout de quelques secondes, un beau jeune homme entra dans le salon. Son visage était doux et fier. L’intelligence rayonnait sur son front, qu’encadraient négligemment des touffes de cheveux blond cendré. Bien qu’il fût au printemps de la vie, son regard triste et son air souffrant accusaient de secrets ennuis. Grand, mince, élancé, il était vêtu avec une élégante simplicité et paraissait avoir vingt-cinq ans au plus. Laure, en l’apercevant, comprit enfin le sens et la moralité des fables de Montflanquin. Ce fut pour elle comme un flot de lumière éclairant tout d’un coup les ténèbres du chemin du diable. Gaston n’avait eu qu’à se montrer pour dévoiler Gaspard. Il s’inclina gravement devant la jeune fille, et baisa la main de la marquise avec une tendresse mêlée de respect.

— Gaston, dit la marquise, vous ne comptiez pas trouver, en rentrant, une si jolie fleur épanouie entre nos vieux murs. Remerciez le hasard qui vous a ménagé cette agréable surprise. Mlle Levrault veut bien vous permettre de l’accompagner jusqu’à la Trélade. Si vous voyez M. Levrault, vous lui ferez mes complimens.

Gaston, qui connaissait tout l’orgueil de sa mère, jeta sur elle un regard curieux ; puis, se remettant aussitôt :

— Mademoiselle, je suis à vos ordres. Mon cheval est encore tout sellé et bridé ; nous partirons dès que vous le voudrez.

Mlle Levrault fit tous ses efforts pour épargner cette corvée au jeune marquis. Si on l’eût prise au mot, je crois qu’elle eût été un peu désappointée. Heureusement, il n’en fut rien, et la marquise insista tellement que Laure dut finir par céder. Gaston, par politesse, n’avait pas cru pouvoir se dispenser de joindre ses instances à celles de sa mère. Mme de La Rochelandier les accompagna jusqu’au pied du perron, les vit monter à cheval, les suivit des yeux à travers la vallée et ne rentra qu’après qu’ils eurent disparu dans les profondeurs du sentier. Elle avait, en rentrant, l’air satisfait d’une personne qui n’a pas perdu sa journée.

Certes, un poète, ou tout simplement un rêveur qui eût aperçu ces deux enfans chevauchant côte à côte le long des traînes, sous le ciel embaumé des prairies, n’eût pas manqué de s’écrier : Voilà deux amoureux qui passent. Et peut-être son cœur se fût abîmé dans la mélancolie d’un lointain souvenir. Moi-même, si j’étais libre d’obéir à ma fantaisie, je dirais que ces deux jeunes gens en arrivèrent doucement à se sentir attirés l’un vers l’autre, j’essaierais de retrouver les accens de la jeunesse pour chanter le doux poème des tendresses écloses à l’ombre des bois, sur le bord des ruisseaux, dans le creux des vallons.

Par malheur, cette histoire n’est pas une idylle, et je plains de toute mon ame ceux qui s’obstineraient à chercher dans ce récit la fraîcheur, la poésie et la grâce des sentimens.

Veut-on savoir ce qui préoccupait Mlle Levrault pendant que Gaston chevauchait auprès d’elle ? Ce n’était ni la bonne mine de ce jeune homme, ni l’élégance de sa tournure, ni la tristesse de son regard ; c’était son titre de marquis. Elle reconnaissait bien que Gaston était plus jeune, plus beau, mieux tourné que Montflanquin ; mais avant tout Gaston était marquis, Montflanquin n’était que vicomte. Elle se souciait assez peu de la valeur personnelle de son compagnon ; mais il souriait à sa vanité de rentrer à la Trélade avec un marquis. Et puis, quel coup de foudre pour Gaspard ! Elle jouissait par anticipation de sa stupeur et de son dépit. Dérober aux regards de Laure un jeune et beau garçon qui pouvait devenir un jeune et beau mari, Laure n’était pas fille à s’en plaindre ; mais tenir un marquis sous le boisseau, voilà ce que Laure ne pardonnait point. On juge si de pareilles méditations étaient faites pour appeler l’amour. Quant au jeune La Rochelandier, pendant qu’il chevauchait près de Laure dans des sentiers si étroits, que parfois son visage était effleuré par le voile de l’amazone, il songeait malgré lui aux millions de M. Levrault, et, comme Gaston avait l’ame délicate et fière, cette préoccupation aurait suffi pour fermer son cœur à l’amour, si l’amour se fût avisé de rôder autour de son cœur. Tout en souffrant de sa pauvreté, il la respectait et n’eût voulu pour rien au monde l’humilier devant l’opulence. Aussi avait-il pris vis-à-vis de Mlle Levrault une attitude froide, compassée, même un peu hautaine. Si elle eût été pauvre comme lui, à coup sûr il eût remarqué sa jolie taille et sa jolie figure, car Laure était vraiment jolie ; mais, tandis qu’elle ne voyait en lui qu’un marquis, il ne voyait en elle que la fille d’un millionnaire.

Les choses ainsi posées, il n’est pas besoin d’ajouter que la promenade de Laure et de Gaston n’avait rien de bien sentimental. Celui qui eût écouté derrière les haies en eût été pour sa courte honte. Mlle Levrault, qui tenait à prouver au marquis de La Rochelandier qu’elle n’était pas la fille d’un ancien marchand de drap, comme de méchantes langues en répandaient peut-être le bruit dans le pays, parlait à tort et à travers de ses liaisons avec les filles de la plus haute aristocratie. Ses anciennes compagnes de pension, qu’elle détestait si cordialement, étaient toutes devenues ses amies intimes. Gaston, en l’écoutant, ne pouvait parfois s’empêcher de sourire. Elle essaya de l’amener, par d’insensibles détours, à s’exprimer sur le compte de Montflanquin ; mais Gaston imita la réserve et la discrétion de sa mère. Seulement, quand Laure l’interrogea sur Mlle de Chanteplure, il se mordit les lèvres et ne réprima pas sans peine un mouvement de folle gaieté. Après deux heures de marche, ils aperçurent enfin, à travers le feuillage, le toit de la Trélade.

— Mademoiselle, dit Gaston, qui ne se sentait pas tourmenté du désir de présenter ses hommages à M. Levrault, voici votre demeure. Ma mission est terminée ; si vous le permettez, je n’irai pas plus loin.

Laure l’entendait autrement. La présence du marquis était nécessaire à l’effet de son entrée ; elle voulait en même temps que le jeune La Rochelandier emportât chez lui une idée un peu nette du luxe de M. Levrault.

— Mon père ne me pardonnerait pas, lui dit-elle, de vous avoir laissé partir ainsi. Peut-être vous en voudrait-il à vous-même de vous être dérobé à ses remerciemens. Je me suis reposée au château de La Rochelandier ; venez, monsieur, vous reposer au château de la Trélade. Vous n’y retrouverez pas la grâce et l’esprit de madame votre mère ; mais mon père sera très heureux de vous connaître et de recevoir de votre bouche les complimens dont Mme la marquise a bien voulu vous charger pour lui.

Gaston ne paraissait pas bien convaincu de la nécessité de complimenter le nouveau seigneur. Laure redoubla d’insistance. Ce petit débat durait encore, quand les deux chevaux s’arrêtèrent devant la grille du château.


VI.


À la façon dont M. Levrault avait insisté pour qu’il restât à la Trélade, le vicomte avait compris qu’il touchait au moment décisif. En effet, le grand industriel s’était promis, en se levant, que la journée ne s’achèverait pas sans couronner ses espérances. Il avait résolu, pour précipiter le dénoûment, d’en agir avec Montflanquin comme Mahomet avec la montagne : en d’autres termes, il se disposait à lui jeter adroitement sa fille et ses écus à la tête. Ainsi maître Gaspard en était venu à ses fins. Depuis près de deux mois, il sentait frétiller dans sa nasse les millions de M. Levrault ; mais, au lieu de les saisir avidement et de s’exposer, par trop de hâte, à les voir glisser, comme une anguille, entre ses doigts, il avait préféré attendre, pour plus de sécurité, qu’ils vinssent eux-mêmes et de leur propre mouvement se mettre dans la poêle à frire. Il allait jouir de ce spectacle, unique, je le crois, dans les annales de la pêche.

Après s’être assuré que Laure se dirigeait du côté de Clisson et tournait le dos au château de La Rochelandier, le vicomte, plein de sérénité, était allé rejoindre M. Levrault sous les arbres du parc. M. Levrault avait passé la nuit à combiner les manœuvres qui devaient avoir raison de Gaspard, car le brave homme ne pensait pas pouvoir s’y prendre avec trop d’adresse et d’habileté, tant il craignait que sa proie ne lui échappât. Pour préparer les voies et faire un pont d’or au vicomte, il commença par l’entretenir de ses projets avec une apparente bonhomie. C’était son rêve de marier sa fille en Bretagne, et d’acheter une grande propriété dans les environs de la Trélade. Ce pays lui plaisait. Le mari de Laure devait être de noble race ; quant à la fortune, on l’en tenait quitte, et, si pauvre qu’il fût, si délabré que fût son castel, on se faisait fort de relever ses tours et de reconstituer le fief de ses aïeux. De temps en temps, M. Levrault s’interrompait pour demander l’avis de Montflanquin. — Qu’en dites-vous ? — Que vous en semble ? — Monsieur le vicomte, n’ai-je pas raison ? — M. le vicomte écoutait d’un air distrait, hochait la tête, et répondait à peine ; il voulait ménager à ce vainqueur la satisfaction d’enfoncer des portes ouvertes, de foudroyer des bastions démantelés, et de réduire une place sans garnison. Après avoir exposé ses projets, M. Levrault aborda, par une transition ingénieuse, l’avenir et la destinée du vicomte. Il s’étonnait, il ne comprenait pas que l’héritier d’une si grande famille se condamnât, de gaieté de cœur, à l’inaction, à l’obscurité, au lieu de chercher les moyens de rajeunir l’éclat de sa maison. Le vif intérêt, l’affection presque paternelle qu’il portait à Gaspard, l’autorisaient à lui parler avec sévérité. Eh bien ! Gaspard était coupable ; Gaspard, en s’abandonnant lui-même, trahissait du même coup la mémoire de tous ses ancêtres. Qu’en devaient penser les ombres consternées des Baudouin et des Lusignan ? L’ancien marchand de drap de la rue des Bourdonnais traita toute cette partie de son discours avec une magnificence de langage dont je n’essaierai pas de donner une idée ; un Rohan ne se fût pas exprimé avec plus d’éloquence sur les devoirs qu’impose un grand nom. M. Levrault s’admirait lui-même, et jouissait de l’attitude affaissée de Gaspard. Gaspard, comme écrasé sous le poids des dures vérités qu’on lui faisait entendre, marchait la tête basse et s’arrêtait de loin en loin pour porter sa main à son front. Par-ci, par-là, le madré compère hasardait bien quelques répliques. Pour irriter l’attaque, il disputait pied à pied le terrain, ne rompait qu’à regret, et reprenait parfois l’avantage qu’il avait perdu. Enfin, il vint un instant où, sûr désormais de son triomphe, M. Levrault s’avança dans la discussion comme un hippopotame à travers les roseaux qu’il broie sur son chemin. Le vicomte fut obligé de confesser humblement sa défaite.

— Vous avez raison, monsieur, je suis forcé de le reconnaître, s’écria-t-il avec un geste de résignation. À votre voix, la lumière est descendue dans mon esprit : je comprends que j’ai failli à tous mes devoirs. Plût à Dieu que je vous eusse rencontré plus tôt ! Éclairé, dirigé par votre haute intelligence, je n’aurais pas consumé dans l’oisiveté les plus belles années de ma jeunesse. À cette heure, il est trop tard. En me ralliant à la branche cadette, j’ai brûlé mes vaisseaux. Je n’aurais qu’un mot à dire pour attirer sur moi les faveurs de la cour ; mais ce mot, je ne le dirai pas.

— Je vous approuve, monsieur le vicomte. Ce n’est pas un Levrault qui vous conseillera jamais une lâcheté. J’apprécie la délicatesse de votre belle ame. Vous ne voulez pas qu’on puisse vous soupçonner de vous être rallié par calcul, dans une arrière-pensée d’intérêt personnel. Vous réservez votre influence pour vos proches, pour vos amis, et ne demandez rien pour vous-même. Un Montflanquin se donne, il ne se vend pas. C’est beau, c’est grand, c’est chevaleresque ; à votre place, je n’agirais pas autrement. Heureusement, monsieur le vicomte, vous avez un moyen honorable et sûr de restaurer votre maison, et de prendre dans le monde le rang élevé qui vous appartient.

— Ce moyen, monsieur, quel est-il ? demanda Gaspard avec un sourire d’incrédulité. Vous m’avez fait l’honneur de visiter ma vicomté ; vous savez aussi bien que moi ce que m’ont laissé les révolutions.

— Monsieur le vicomte, repartit M. Levrault d’un ton solennel, le temps n’est plus où la noblesse et la bourgeoisie vivaient entre elles comme chien et chat : passez-moi ces expressions empruntées au vocabulaire des petites gens. Autrefois rivales, la noblesse et la bourgeoisie se sont réconciliées à l’ombre du trône de juillet. Ces deux grandes puissances tendent chaque jour à se rapprocher davantage ; il n’est pas rare de les voir se donner la main, mêler leur sang, confondre leurs intérêts et se prêter un mutuel appui. Un gentilhomme ne croit plus déroger en épousant la fille d’un riche banquier ou d’un grand industriel. Je connais vos sentimens, monsieur le vicomte : vous n’avez jamais songé à vous élever contre ces alliances qui deviennent de plus en plus fréquentes, et sont comme un trait d’union entre le passé et l’avenir de notre beau pays.

— En me ralliant à la dynastie de 1830, répliqua Gaspard avec gravité, je crois avoir témoigné hautement quelle est ma façon de penser là-dessus. Pourquoi me suis-je rallié, sinon pour inaugurer ce système de fusion entre la classe bourgeoise et la caste nobilière ? Il fallait que l’exemple partît de haut ; je me suis offert. J’ai toujours honoré la bourgeoisie. Je n’ai jamais fait mystère des sympathies qu’elle m’inspire : je n’ai pas attendu qu’elle fût au pouvoir pour les manifester. J’estime ses travaux ; je m’incline devant ses vertus. Fille de ses œuvres, c’est elle aujourd’hui qui règne et gouverne ; elle représente les forces vives de la nation ; elle est elle-même une aristocratie dont les titres sont inscrits à chaque page sur le livre d’or de la France.

— Il est bien entendu, ajouta M. Levrault, que nous ne parlons pas ici de cette classe intermédiaire qui tient encore au peuple par ses mœurs et par ses besoins, mais de la haute banque, de la grande industrie, qui représentent seules l’aristocratie nouvelle. Eh bien ! monsieur le vicomte, pourquoi ne chercheriez-vous pas, dans les rangs de cette bourgeoisie à laquelle vous rendez pleinement justice, une alliance qui vous permît de relever et de soutenir l’éclat de votre nom ? Vous ne pouvez pas pleurer éternellement Mlle de Chanteplure. Nos devoirs ici-bas ne se bornent pas à ensevelir nos morts, nous avons autre chose à faire. Moi qui vous parle, j’avais un fils ; la perte de cet ange ne m’a pas empêché de gagner trois millions. Mlle de Chanteplure s’est noyée : sans doute c’est un malheur ; mais toutes les larmes de vos yeux ne la rappelleront pas à l’existence. Vous avez juré de lui rester fidèle ; tous les amoureux ont fait le même serment. Monsieur le vicomte, le temps est venu pour vous d’aborder la vie par son côté sérieux. Dieu ne nous a pas mis sur la terre pour pleurnicher comme des enfans. Vous avez à perpétuer votre race ; l’héritage d’un grand nom impose à celui qui le reçoit l’obligation de le transmettre. Écoutez donc ce que vous disent par ma voix les Montflanquin, les Beaudouin et les Lusignan : Vicomte Gaspard, il faut vous marier.

Tout en causant, ils s’étaient dirigés du côté du château et avaient fini par entrer au salon. À ces mots, — il faut vous marier, — Gaspard se laissa tomber dans un fauteuil et cacha sa tête entre ses mains. Il demeura long-temps ainsi, pendant que M. Levrault, debout, immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le contemplait d’un œil victorieux. — Je le tiens ! se disait le grand industriel, ivre de bonheur et d’orgueil. — Il est pris ! se disait Gaspard, qui riait dans sa barbe et pétillait de joie.

— Le ciel m’en est témoin, s’écria le vicomte d’une voix étouffée, jamais l’ambition n’eût triomphé dans mon cœur du souvenir de Mlle de Chanteplure. Que me font, à moi, les honneurs, la richesse, la splendeur de ma race, l’éclat de mon blason ? Périsse dans la mémoire des hommes le nom de Montflanquin plutôt que dans la mienne le doux nom de Fernande ! Oui, j’avais juré de lui rester fidèle ; mais, hélas ! le diamant entame le diamant, et l’amour m’a rendu parjure.

Et, comme effrayé de l’aveu qui venait de lui échapper, il colla son front contre le dos du fauteuil où il était assis, afin de dérober son trouble et sa honte aux regards de M. Levrault.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, va pour l’amour ! s’écria gaiement le grand manufacturier. Ce n’est pas le premier tour de ce genre qu’aura joué le petit dieu malin. Laure, qui sait son histoire de France sur le bout du doigt, m’a souvent parlé d’un roi que l’amour de sa dame poussa à reconquérir son royaume. Va pour l’amour, monsieur le vicomte ! Pourquoi rougir ? pourquoi baisser les yeux ? pourquoi dérober à ma vue ce noble visage ? Levez la tête, héroïque jeune homme.

Assez long-temps vous avez souffert, assez long-temps vous avez combattu ; Mlle de Chanteplure n’a plus rien à vous demander. Si ses mânes ne sont pas satisfaits, je ne sais pas ce qu’il leur faut. Parlez-moi, complétez l’aveu de votre flamme, confiez à votre vieil ami, à votre vieux Levrault, le nom de la beauté qui a su vous charmer. Quelle qu’elle soit, je réponds de votre bonheur. Quelle famille ne s’empresserait de vous faire place à son foyer ? quelle femme ne serait fière d’avoir dompté un cœur tel que le vôtre ? quel père ne serait heureux de pouvoir vous nommer son gendre ?

Comment Gaspard eût-il résisté à ces paroles entraînantes ? Il se leva tout d’un jet, comme les diablotins à ressort quand on ouvre la boîte où ils sont comprimés. La félicité des élus rayonnait sur son front ; il parut un instant comme transfiguré. Il fit quelques pas vers M. Levrault, qui attachait sur lui un œil fascinateur ; sa bouche était prête à laisser échapper le secret de son ame, quand tout à coup la porte du salon s’ouvrit, et Laure entra fièrement, suivie du marquis de La Rochelandier.

À cette brusque apparition, Gaspard comprit que la statue du Commandeur et l’ombre de Banco n’étaient que des jeux d’enfant ; il resta foudroyé sur place. De son côté, M. Levrault ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer chez lui un visiteur qui n’était ni le chevalier de Barbanpré ni le comte de Kerlandec.

— Mon père, dit Laure sans avoir l’air de remarquer la présence du vicomte, je vous présente M. le marquis de La Rochelandier, qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à la Trélade.

Et la jeune fille raconta brièvement comment le hasard l’avait conduite au château du jeune marquis. Gaspard eût été plus à l’aise dans un buisson d’épines ou sur le gril de saint Laurent ; il eût donné ses breloques, sa décoration de l’éperon d’or et jusqu’à la dernière pierre de son château, pour sentir, au péril de sa vie, le parquet du salon s’abîmer sous ses pieds. La confusion, le dépit, la colère, se partageaient son cœur. Qu’on se figure un autour se disposant à plumer un oison, et qui voit un aigle fondre et s’abattre sur sa proie. Quant à M. Levrault, tout entier à ses préoccupations, il ne devinait rien et ne soupçonnait pas qu’il pût y avoir quelque anguille sous roche. L’intrusion d’un marquis à la Trélade n’avait pas changé le cours de ses idées. Il n’avait que faire des La Rochelandier et s’en tenait à son vicomte, qui suffisait à toutes ses ambitions. Il n’était pas ingrat et ne se flattait pas du fol espoir de rencontrer jamais un gendre plus exquis. Gaspard était le gendre modèle. M. Levrault l’eût fabriqué lui-même qu’il ne l’eût pas fait autrement. Enfin, l’attitude de Gaston ne pouvait raisonnablement prétendre à tourner la tête au grand industriel. Grave et silencieux, froid et sévère, Gaston avait le fier maintien qui sied à la pauvreté vis-à-vis de la richesse. M. Levrault lui trouvait l’air impertinent.

— Monsieur le marquis, dit enfin Gaspard, qui sentait la nécessité de faire bonne contenance, j’ignorais que vous fussiez de retour dans vos terres.

Gaston le regarda avec hauteur et ne répondit que par une légère inclination de tête. Il ne convenait pas à ce jeune homme d’accepter un rôle, quel qu’il fût, dans la comédie qui se jouait à la Trélade. Au bout de quelques instans, il prit congé de M. Levrault et de sa fille, et se retira comme il était entré, sans saluer le vicomte Gaspard de Montflanquin.

Débarrassé de la présence de ce visiteur incommode, Gaspard respira plus à l’aise. La courte apparition du marquis, la réserve de ses manières, le piètre effet qu’il avait produit sur M. Levrault, le silence même de la jeune fille, qui s’était abstenue jusque-là de faire la moindre allusion au chemin du diable, avaient à peu près rassuré le vicomte, qui se préparait à reprendre avec son beau-père l’entretien fatalement interrompu au moment le plus intéressant ; mais Gaspard ne devait pas en être quitte à si bon marché.

— Monsieur le vicomte, dit Laure d’un ton sec et bref qui ne présageait rien de bon, j’ignorais qu’il y eût des La Rochelandier dans notre voisinage ; je l’ignorerais encore à cette heure, si le hasard eût imité votre discrétion. Il me semble pourtant que la marquise de La Rochelandier et son fils valent bien le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré. Remarquez, monsieur le vicomte, que je ne parle pas de vous.

— Je déclare que ce marquis ne m’a pas charmé du tout, s’écria M. Levrault avec un dédain suprême. Qu’est-ce que c’est que ça, les La Rochelandier ? D’où ça vient-il ? où ça perche-t-il ? C’est la première fois que j’entends parler de ces gens-là.

— Je le répète, répliqua Gaspard affectant une sécurité qui n’était déjà plus dans son cœur, je ne savais pas que les La Rochelandier fussent de retour dans leurs terres.

— C’est bien étrange, monsieur le vicomte, ajouta Laure d’un air distrait, tout en jouant avec sa cravache qu’elle avait encore à la main. Voici près de trois ans que la marquise et son fils sont de retour dans leur domaine : le temps vous aura manqué pour l’apprendre.

— Mademoiselle, reprit Gaspard, je croyais, je m’étais laissé dire que la marquise et son fils étaient partis pour Frohsdorf à la fin du dernier hiver. Je dois ajouter que les La Rochelandier appartiennent à une fraction de la noblesse que j’ai vue long-temps, mais que je ne vois plus.

— Ah ! vous ne voyez plus les La Rochelandier… Je l’aurais deviné, monsieur le vicomte, rien qu’à la façon dont le marquis vous a salué en entrant et en sortant.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? s’écria M. Levrault, qui ne pouvait comprendre où sa fille voulait en venir. Ce marquis est un mal appris qui mériterait une bonne leçon. Ne vous semble-t-il pas, vicomte, qu’il n’a pas eu pour moi tous les égards qui sont dus à mon rang ? Quelle pitié ! ça fait le fier, et je jurerais que j’ai là, dans ma poche, plus d’argent qu’il n’en faudrait pour acheter ses terres, son château et ses armoiries.

À ces mots, il tira de son gousset une poignée d’or qu’il fit sauter dans le creux de sa large patte. Gaspard se sentait appuyé par M. Levrault ; il reprit avec assurance :

— Les La Rochelandier ne me pardonneront jamais d’avoir, en me ralliant au trône de juillet, pacifié la Vendée et ruiné dans l’Ouest les dernières espérances de la légitimité aux abois. Ils représentent en Bretagne cette noblesse incorrigible qui n’a rien appris ni rien oublié. Infestés de tous les préjugés de leur caste, entichés de leurs titres, ennemis nés de toutes les idées nouvelles, ils regrettent le régime de la féodalité, et rêvent, dans leur château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée. Parce qu’il leur reste deux ou trois tours éventrées, ils se croient appelés à restaurer la monarchie du droit divin. Ne leur parlez pas de la bourgeoisie, ils la détestent. L’industrie, cette gloire de la France, cette jeune reine du monde, cette puissance des temps modernes, ils la dédaignent, ils la méprisent, ils la traitent du haut en bas. Ils en sont encore à confondre la bourgeoisie avec le peuple, et, à leurs yeux, un grand industriel ne compte pas plus qu’un petit marchand.

— C’est un peu fort ! s’écria M. Levrault.

— Voilà, monsieur, ce que c’est que les La Rochelandier. Vous venez de voir le marquis. Quelle morgue ! quelle insolence ! Pendant le peu de temps qu’a duré sa visite, ce petit hobereau a-t-il paru un seul instant se douter qu’il avait devant lui un des plus illustres représentans de la haute industrie ? J’en souffrais pour vous et pour lui-même. Il est tout jeune ; nous sommes du même âge ; peut-être a-t-il un ou deux ans de moins que moi. Eh bien ! ne dirait-on pas déjà le marquis de Carabas ? Quant à sa mère, c’est la marquise de Pretintailles.

— Monsieur le vicomte, repartit Laure, qui avait écouté tout cela sans sourciller, il faut que la marquise et son fils aient beaucoup changé depuis que vous ne les voyez plus. Mme de La Rochelandier m’a semblé la grâce en personne. C’est elle qui est accourue au-devant de moi, c’est elle qui m’a introduite dans son château branlant. Château branlant tant que vous voudrez. Tout ce que je sais, c’est qu’il est debout ; j’en connais plus d’un en Bretagne dont on n’en pourrait dire autant. J’ignore si la marquise est hostile à la bourgeoisie ; ce que je puis affirmer, c’est qu’elle ne m’a parlé de mon père qu’avec considération, de ses travaux qu’avec respect.

— C’est bien heureux ! dit M. Levrault en se caressant le menton.

— Enfin, monsieur le vicomte, poursuivit Laure en appuyant sur chaque mot, il n’est pas d’amitiés ni d’avances que la marquise ne m’ait faites, avec un charme, un esprit, des manières dont rien, je dois l’avouer, n’avait pu jusque-là me donner une idée. Quant au jeune marquis, s’il est fier, c’est que sans doute il a ses raisons pour cela. Il ne me déplaît pas qu’un gentilhomme porte haut la tête.

— Mademoiselle, répliqua Gaspard avec un fin sourire, la marquise est une bonne mère. Peut-être qu’en cherchant bien, vous finiriez par trouver le secret de ses cajoleries.

— Qu’entendez-vous par là, monsieur le vicomte ? riposta Laure d’un ton mutin. Est-ce à dire qu’on ne saurait choyer et fêter en moi que la richesse de mon père ? En cherchant le secret des cajoleries de la marquise, peut-être trouverait-on celui des prévenances dont nous avons été comblés dès le soir de notre arrivée à la Trélade.

Ici Gaspard se leva, pâle et froid de colère. Plus pâle que Gaspard, M. Levrault, muet d’épouvante, regardait tour à tour sa fille et le vicomte, et se demandait s’il n’assistait pas à la ruine de ses espérances. Ce qui le rassurait un peu, c’est qu’il pensait rêver et se croyait le jouet d’un abominable cauchemar.

— Restez donc assis, monsieur le vicomte, reprit Laure d’une voix mielleuse et sans avoir l’air d’y toucher. Je n’ai pas eu, croyez-le bien, l’intention de vous offenser. Je ne vous ai jamais fait l’injure de mettre en doute le désintéressement de votre affection, la loyauté de votre caractère. De grace, asseyez-vous. Je ne veux pas que nous nous quittions de la sorte. S’il m’est échappé quelque parole étourdie qui ait blessé en vous des susceptibilités légitimes, soyez généreux et pardonnez-moi.

— À la bonne heure ! s’écria M. Levrault, que ces derniers mots avaient rappelé à la vie ; mais à qui en as-tu ? quelle mouche te pique ? Donnez-vous la main, mes enfans, et, pour Dieu ! laissez là les La Rochelandier.

Gaspard lui-même se croyait sauvé. Il prit les doigts de la jeune fille ; mais, comme il allait les porter à ses lèvres :

— Monsieur le vicomte, dit Laure avec un impitoyable sang-froid, si, pour nous égayer un peu, nous parlions du chemin du diable ?

Gaspard tressaillit et retira sa main, comme s’il eût senti des griffes s’allonger traîtreusement sous de velours et s’enfoncer brusquement dans sa chair.

— Mademoiselle, dit-il après s’être mordu les lèvres jusqu’au sang, je m’éloigne, je vous laisse à vos nouvelles amitiés. Puissiez-vous ne regretter jamais celle que vous venez de traiter si indignement ! Tel est le dernier vœu d’un noble et tendre cœur qui, pour prix de son dévouement, n’aura recueilli que l’ingratitude et l’outrage.

Et il sortit comme un ouragan. Non qu’il abandonnât la partie, notre ami Gaspard n’était pas homme à lâcher ainsi un million de dot ; mais il sentait qu’au point où les choses en étaient arrivées, il fallait frapper un grand coup. Il ne doutait pas que M. Levrault ne le rappelât ou ne fît courir après lui. Il avait besoin de se recueillir, de reprendre ses sens, et d’aviser aux moyens de réparer le rude échec qu’il venait d’essuyer.

Je dois renoncer à peindre la stupeur du grand manufacturier : qu’on se représente la consternation d’un enfant qui, au moment de mettre un grain de sel sur la queue d’un oiseau, le voit s’envoler et se percher sur une branche. Son premier mouvement avait été de courir après Montflanquin ; ses pieds étaient scellés au parquet. Il voulut l’appeler ; une main de fer lui serrait la gorge. Cependant, à demi couchée sur un divan, Laure frappait à petits coups sa jupe d’amazone avec sa cravache, et regardait tranquillement les mouches qui se promenaient sur la corniche du plafond.

— Que la peste étouffe les La Rochelandier ! s’écria enfin M. Levrault passant tout d’un coup de la stupéfaction à la colère et au désespoir. Que s’est-il passé ? que se passe-t-il ? où est le vicomte ? Malheureux que je suis ! m’être donné tant de peine, avoir tant travaillé pendant deux mois, à l’unique fin de l’apprivoiser ! Que d’esprit, que d’adresse, pour en arriver là ! J’avais triomphé de tous ses scrupules. Mes bras s’ouvraient pour le recevoir ; il allait m’appeler son beau-père. Trois mois encore, et j’étais baron, je siégeais à la chambre haute. Parle, que t’a-t-il fait, ce modèle de gentilhommerie ? Pour toi, il était prêt à renoncer à la pauvreté qui lui fut toujours chère, au veuvage dans lequel il avait promis de vieillir ; il trahissait Mlle de Chanteplure ; il consentait à t’épouser. Et voilà que, de but en blanc, sans raison, sans motif, tu l’aiguillonnes, tu l’irrites, tu le harcèles, tu lui jettes l’insulte au visage. C’est ainsi que tu reconnais les sacrifices de ce cœur généreux !

Quand l’exaspération de M. Levrault se fut un peu calmée, Laure raconta tout au long de quelle façon elle en était venue à suspecter le désintéressement et la bonne foi de Gaspard, comment ses soupçons, vagues d’abord, s’étaient à peu près changés en certitudes.

— Au diable le château de La Rochelandier ! s’écria M. Levrault quand elle eut tout dit. Tu avais bien besoin d’aller te fourvoyer dans ce repaire de chouans ! Le vicomte a raison, ces gens-là ne lui pardonnent pas, ne lui pardonneront jamais d’avoir, en se ralliant à la dynastie d’un grand roi citoyen, porté le dernier coup au parti de la légitimité, à ce parti rétrograde que nous avons, en 1830, renversé du pouvoir, nous autres grands industriels. Ta marquise, que Dieu confonde ! et son godelureau de fils t’auront dit du mal de Gaspard ; je n’en suis pas surpris. Dans ce parti, on ne connaît point d’autres armes que la calomnie : j’en excepte pourtant les baïonnettes étrangères. Je tiens le vicomte de Montflanquin pour l’honneur, pour la loyauté même. Pourquoi Jolibois nous l’aurait-il présenté comme la fleur des preux ? Pourquoi le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré, ces deux burgraves de la vieille Armorique, me chanteraient-ils chaque jour et sur tous les tons ses mérites et ses vertus ?

— Mais, mon père, d’où vient que la marquise est partie d’un éclat de rire en m’entendant nommer ces deux burgraves ?

— Encore un coup, laissons là ta marquise ! Je vais, de ce pas, relancer Gaspard dans sa vicomté. Un Levrault peut courir sans honte après le rejeton d’une maison qui se rattache par ses alliances aux Baudouin et aux Lusignan.

Laure se planta fièrement devant la porte du salon, et lui barra vaillamment le passage. Elle tenait à son marquis autant que M. Levrault à son vicomte. On doit se rappeler qu’elle n’avait jamais éprouvé de bien vives sympathies pour Gaspard ; elle avait lutté long-temps contre l’entraînement de son père, et n’avait cédé que de guerre lasse, dans la conviction que Montflanquin était le seul parti que la Bretagne eût à lui offrir. On n’eût pas éveillé sa défiance, que l’entrée en scène d’un marquis aurait suffi pour changer brusquement ses dispositions et retourner son cœur comme un gant. Or, ce marquis était des plus charmans, et, s’il n’importait guère à Mlle Levrault d’avoir un mari jeune et beau, il lui importait encore moins d’épouser un homme mûr et laid. Avec cet instinct délicat que les femmes ont au plus haut degré, elle avait saisi sur-le-champ quelle distance séparait Montflanquin des La Rochelandier. Elle ne s’était pas trompée un seul instant au bon parfum d’aristocratie répandu dans le gothique manoir où son étoile venait de la conduire. Les opinions politiques de la marquise et de son fils ne l’inquiétaient aucunement ; elle se souciait médiocrement que son père siégeât à la chambre haute, et se disait avec orgueil que, si elle n’allait pas à la cour, elle irait chez les duchesses du faubourg Saint-Germain. Elle n’ignorait pas que, depuis 1830, la rue des Bourdonnais était moins loin des Tuileries que du noble faubourg. Tels étaient déjà ses rêves ; mais, quand bien même elle eût senti qu’elle n’avait rien à espérer de ce côté, elle n’en eût pas moins rapporté à la Trélade la ferme résolution de rompre en visière au vicomte. Elle avait, en quelques heures, appris à le connaître. Sans parler de la belle invention de la pastoure et de sa vache, le silence de la marquise et de Gaston en avait dit suffisamment sur Gaspard ; ce silence délateur, Laure l’avait entendu que de reste. Enfin, en observant le jeune La Rochelandier, elle avait compris que Montflanquin n’avait d’un gentilhomme que le nom. La stupeur de Gaspard en apercevant le marquis, l’attitude hautaine et dédaigneuse de Gaston vis-à-vis du vicomte, avaient achevé de lui ouvrir les yeux.

M. Levrault eut beau se débattre et se refuser à rien entendre ; Laure parvint à le mater, et s’exprima avec tant de raison, de conviction et d’autorité, qu’elle réussit enfin à lui mettre la puce à l’oreille.

— Tout ce que je vous demande, dit-elle après avoir ébranlé sa confiance, c’est d’agir prudemment et de ne rien précipiter. Au lieu de courir après le vicomte, restez tranquillement chez vous. Il reviendra, gardez-vous d’en douter. Ce soir ou demain, vous aurez la joie de le voir reparaître. Observez-le, tenez-vous sur vos gardes, et je réponds qu’avant huit jours vous serez le premier à lui signifier son congé.

Bon gré, mal gré, M. Levrault dut se rendre aux conseils de sa fille. Le lecteur n’avait pas attendu jusqu’ici pour deviner que Laure faisait de son père tout ce qu’elle voulait. La journée s’acheva tristement. Le dîner fut lugubre. Le grand fabricant, que n’égayait plus la présence de Gaspard, était d’une humeur de sanglier ; il gronda ses gens à propos de tout, et en mit deux ou trois à la porte. Sa confiance, un instant ébranlée, était, au bout d’une heure, aussi ferme, aussi florissante, aussi robuste que jamais. Il ne comprenait déjà plus que la calomnie eût osé s’attaquer à Montflanquin et ternir ce miroir de la chevalerie. L’espoir de voir son Gaspard reparaître l’avait soutenu jusqu’à la nuit tombante ; mais les étoiles s’allumèrent au ciel, et, comme Marlborough, Gaspard ne revint pas. L’infortuné Levrault tomba dans une mélancolie sombre. Il allait de chambre en chambre, maudissant les La Rochelandier, et redemandant son vicomte à sa fille, comme le vieil Auguste ses légions à Varus.


VII.


Après s’être retourné plus de vingt fois pour voir si M. Levrault ou quelqu’un de ses gens ne le suivait pas, après s’être assis de quart d’heure en quart d’heure le long des haies, afin de donner au grand industriel ou à ses émissaires le temps de l’atteindre, le vicomte était rentré dans le château de ses ancêtres. En quel état, juste ciel ! On se l’imagine aisément. Galaor eut peine à le reconnaître et trembla pour ses gages. Le château se composait d’un tas de pierres éboulées, au milieu desquelles une aile seule restait encore debout ; les beaux-esprits du pays disaient que la maison de Montflanquin ne battait plus que d’une aile. Cette aile obstinée, d’un effet moins rassurant que pittoresque, ne devait pas offrir un abri très sûr lorsqu’il faisait une forte bise. C’était dans cet asile héréditaire que Gaspard venait de loin en loin se reposer des orages de la vie parisienne et se dérober aux importunités de certaines gens. L’intérieur répondait à toutes les idées de luxe et de magnificence qu’éveillait le dehors. Je n’ajouterai rien de plus, par respect pour la mémoire des Baudouin et des Lusignan.

Ce fut surtout à l’heure du dîner que le vicomte sentit toute l’horreur de sa position. Depuis près de trois mois, il prenait tous ses repas à la Trélade. Galaor se nourrissait à son propre compte, et n’avait, pour faire bouillir la marmite, que les ressources de son intelligence. Aussi ne vivait-il que de rapines et de pillage. Il rôdait autour des poulaillers, s’introduisait frauduleusement dans les garennes, et tendait des pièges aux lapins. Il n’y avait pas à deux lieues à la ronde une basse-cour où le drôle n’eût fait des siennes. Les œufs étaient à peine pondus qu’ils étaient déjà dans ses poches. Il ne se passait guère de jour sans qu’un fermier des environs n’accusât le renard de lui avoir croqué une oie ou un dindon. Le renard, c’était Galaor qui maraudait pour ses besoins comme Caleb pour l’honneur de son maître. Habitué aux vins fins, aux mets exquis de la Trélade, hélas ! que devint le vicomte en voyant fumer sur sa table une gibelotte de lapin que le jeune groom avait préparée pour lui-même ! C’était tout le dîner de Gaspard, avec un pot de vin du cru et un morceau de fromage de chèvre que l’industrieux enfant avait harponné la veille dans une métairie.

Accoudé sur le bord de la table sans nappe, la tête entre ses mains, le vicomte n’avait pu encore se résigner à fêter la cuisine de Galaor. Il s’abîmait de plus en plus dans l’amertume de ses pensées, quand tout à coup il sentit une main familière qui s’appuyait sur son épaule. Un éclair de joie traversa son cœur : ce ne pouvait être que M. Levrault. Gaspard se leva brusquement, et se trouva nez à nez avec Jolibois.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, dit gaiement le tabellion venu tout exprès pour veiller au grain, où en sommes-nous ? Nos affaires avancent-elles ? Palpons-nous bientôt les écus du beau-père ?

— Tout est perdu ! répliqua le vicomte s’affaissant sur sa chaise de paille.

— Comment, mille diables ! s’écria maître Jolibois, qui pensait à ses quatre-vingt mille livres. Vous voulez rire, monsieur le vicomte.

— Jamais je n’en eus moins envie. Tout est perdu, vous dis-je. Nous sommes ruinés, volés, pillés comme au coin d’un bois. Les La Rochelandier ont paru !

Maître Jolibois sauta au plafond, comme si un pétard eût éclaté entre ses jambes.

— Massacre et sang ! reprit le vicomte avec un geste dont rien ne saurait rendre la sauvage énergie. Avoir déployé plus de génie que n’en montra M. de Talleyrand au congrès de Vienne ; avoir imaginé plus de combinaisons savantes, dépensé plus d’esprit, de patience et d’habileté qu’il n’en faudrait pour escamoter un royaume ; n’avoir rien négligé, avoir tout calculé, tout prévu, et pourquoi ? pour échouer au port. Stupide hasard, sois maudit ! Nous triomphions, Jolibois. Je le tenais enfin, ce buffle de Levrault ! je le tenais, il était pris. Je l’avais amené à me jeter sa fille et ses millions à la tête. Le tour était joué. Sa face rayonnait de bêtise et de joie ; ses bras s’ouvraient ; il allait m’appeler son gendre…

— Eh bien ! monsieur le vicomte ?

— Eh bien ! Jolibois, c’est à ce moment que sa fille est entrée, traînant après elle ce faquin de La Rochelandier.

— Mais, s’écria Jolibois frappant du pied le parquet vermoulu, vous n’avez donc pas tenu compte de mes recommandations ?

— Allons donc ! s’écria Gaspard ; me prenez-vous pour un enfant ? Aujourd’hui, ce matin, voilà quelques heures, le père et la fille, après trois mois de séjour à la Trélade, ne se doutaient pas encore qu’il y eût des La Rochelandier sous le ciel. Pour les éloigner du château fatal que j’aurais voulu pouvoir entourer de pièges à loup, j’avais fait tout ce qu’il est humainement possible de faire : j’avais fait des légendes. Vaine précaution, Jolibois ! Il a fallu que cette petite sotte de Laure allât caracoler sous les fenêtres des La Rochelandier, et la damnée marquise, qui, je le jurerais, se tenait depuis trois mois à la croisée comme une araignée qui guette une mouche, s’est précipitée sur sa proie.

— C’est grave, monsieur le vicomte : la marquise aura parlé de vous.

— Et vous jugez si elle m’aura ménagé. Dieu merci, il n’y a rien à dire contre moi. Je n’ai point démenti ma race, j’ai gardé pur le nom de mes aïeux ; mais, de tout temps, les La Rochelandier se sont montrés hostiles à ma maison. Ce n’est pas en me ralliant au trône de juillet que j’ai pu me les concilier. Enfin la marquise a trop d’intérêt à me perdre dans l’esprit des Levrault pour qu’elle s’amuse à leur chanter mes louanges.

— C’est très grave, monsieur le vicomte, répéta maître Jolibois en hochant la tête.

— S’il ne s’agissait que de moi, ajouta Gaspard, j’en prendrais aisément mon parti. Je me suis jeté dans cette affaire uniquement à cause de vous, mon cher monsieur Jolibois. Je n’ai travaillé que pour vous. Sachez bien qu’en vue de moi-même, je n’aurais jamais abaissé la dignité de mon caractère jusqu’à courir après la fille et les millions d’un ancien marchand de drap. L’amitié que je vous porte, la reconnaissance que je vous ai vouée, ont pu seules m’y décider. Ce qui me désole à cette heure, c’est de penser que vous allez attendre encore quelque temps le remboursement de la somme que je vous dois.

— Est-ce que, par hasard, monsieur le vicomte, vous me feriez l’injure de croire qu’en vous poussant dans cette entreprise, j’ai songé un seul instant à moi ? Est-ce que vous suspecteriez la sincérité de mon dévouement au point de supposer qu’en vous offrant une occasion de rétablir votre fortune, je ne cherchais que celle de rentrer dans mes fonds ?

— Je le dis hautement, s’écria le vicomte en relevant la tête, ce qui importe à un Montflanquin, ce n’est pas la richesse, c’est un blason sans tache. Pour vous, pour vous seul, Jolibois, j’ai pu consentir à m’humilier devant l’opulence.

— Je n’ai pas d’armoiries, mais j’ai des panonceaux, s’écria maître Jolibois avec fierté, et je tiens autant à les garder sans tache au-dessus de ma porte, que vous, monsieur le vicomte, à préserver votre blason de toute souillure. En vous dénonçant les millions de M. Levrault, je n’étais préoccupé que de vous, de l’avenir de votre maison. J’ai eu l’honneur de vous l’écrire : servir sans arrière-pensée les personnes que j’estime et que j’aime fut toujours ma plus douce loi.

— Voilà bien quelques années que je suis votre débiteur, reprit Gaspard sur un ton moins haut.

— De grace, monsieur le vicomte, ne parlons pas de cette misère. De quoi s’agit-il en réalité ? D’une somme de quatre-vingt mille francs dont vous avez négligé, depuis dix ans, de servir les intérêts. Si vous l’exigez, ajoutons-y, pour règlement de tout compte jusqu’à ce jour, les petites avances que je vous ai faites et qui vous ont permis de vous présenter avec avantage à la Trélade. Il n’y a rien dans tout cela qui doive troubler votre sommeil. Si, dans ces derniers temps, vous avez été un peu tracassé à cause des quatre-vingt mille francs, ce n’est pas à moi qu’il faut vous en prendre, mais à la succession de mon père.

— Ainsi, mon bon, mon cher Jolibois, vous voudrez bien attendre encore quelques semaines. Peut-être la fortune, acharnée après moi, se lassera-t-elle enfin de me poursuivre.

— À moins que vous ne vouliez m’offenser et me mettre à la porte, monsieur le vicomte, nous ne parlerons plus de cela. Vous ne m’avez pas raconté ce qui s’est passé à la Trélade après le retour de la petite ?

Gaspard dit tout, comme à un médecin ou à un confesseur, sans omettre le moindre détail.

— Eh ! vive Dieu ! s’écria Jolibois, les choses sont moins désespérées que je ne l’avais cru d’abord. Tout n’est pas perdu, monsieur le vicomte. Nous avons contre nous la fille, mais nous avons pour nous le père.

— Ce que vous dites là, mon pauvre Jolibois, je me le disais à moi-même en quittant la Trélade. Vous me connaissez, vous savez si je suis homme à me laisser abattre par une chiquenaude. Je comptais sur les inspirations de mon génie. Il me semblait impossible que M. Levrault ne courût pas ou ne fît pas courir après moi. Je me voyais déjà ramené en triomphe. Hélas ! tout m’a manqué. Levrault est resté au gîte, et mon esprit, si fertile en ressources, ne m’a rien suggéré. Jolibois, mon étoile a pâli ; les La Rochelandier l’emportent.

— Pas encore, monsieur le vicomte, pas encore. S’ils doivent l’emporter, à la grâce de Dieu ! mais nous aurons l’honneur de leur disputer la partie. Nous ne tomberons pas sans gloire, nous ne rendrons pas les armes avant d’avoir combattu. Allons, relevez-vous. Bon courage et bonne espérance ! Les destins sont changeans. Nous avons eu aujourd’hui notre défaite de Waterloo, peut-être aurons-nous demain notre victoire d’Austerlitz.

— Jolibois, noble ami, s’écria Gaspard, dont la figure brumeuse venait de s’éclairer comme par enchantement, verriez-vous un moyen de rentrer dans votre argent ?

— Je vois un moyen de rajeunir l’éclat du nom de Montflanquin ! s’écria Jolibois avec le ton inspiré d’un prophète.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se tinrent quelque temps embrassés.

— Dites, parlez, ce moyen, quel est-il ? demanda Gaspard avec avidité.

— Nous en causerons au dessert… Ah çà ! monsieur le vicomte, ajouta maître Jolibois en promenant un regard inquiet sur la table, est-ce que c’est là tout votre dîner ?

Et comme le vicomte baissait les yeux et ne répondait pas :

— Il ne sera pas dit, s’écria le notaire avec emphase, que j’ai vu le dernier héritier d’une famille autrefois puissante dîner, dans le château de ses pères, d’une gibelotte de lapin. Galaor, ajouta-t-il à voix basse, enfourche mon cheval, cours à Clisson et rapporte-nous de quoi boire et manger convenablement. Va, mon fils, c’est moi qui régale.

Et il lui glissa dans la main quelques pièces blanches.

Une heure après, Galaor était de retour et vidait sur la table deux énormes sacoches dont la vue acheva de ragaillardir le vicomte. Le repas fut joyeux. Les deux convives mangèrent et burent comme quatre. La confiance de Jolibois était passée dans le cœur de Gaspard. M. Levrault fit tous les frais de l’entretien ; on pense si les deux bons apôtres s’amusèrent à ses dépens. Ils s’en donnèrent à cœur joie et se le renvoyèrent comme une balle ou comme un volant. Si M. Levrault se fût trouvé caché dans un coin, il eût été satisfait, j’imagine. Au dessert, ainsi qu’il l’avait promis, maître Jolibois exposa le plan de la bataille qu’il se proposait de livrer le lendemain. Il s’agissait d’arrêter les progrès de La Rochelandier et d’emporter la position par un coup d’audace. Il était permis de supposer que Laure n’avait rien négligé pour donner l’éveil à son père. Jolibois devait s’emparer du grand industriel ; il se chargeait de perdre la marquise et son fils dans son esprit, de relever le vicomte, de le mettre plus haut que jamais. Pendant ce temps, Gaspard se jetterait aux genoux de Laure, et justifierait, par l’excès même de son amour, toutes les manœuvres qu’il avait employées pour l’éloigner des La Rochelandier. Maître Jolibois fondait les plus grandes espérances sur une belle scène de passion, bien conduite et chauffée à point. Le vicomte prit l’engagement d’être brûlant, irrésistible.

Gaspard, qui connaissait les devoirs de l’hospitalité, avait offert à Jolibois de passer la nuit au château. Comme il tombait une pluie fine, le notaire avait accepté cette offre hospitalière. La soirée était avancée, mais pas assez pour que nos deux amis pussent déjà songer à se mettre au lit. Pour tuer le temps jusqu’à minuit, Gaspard proposa à Jolibois une partie de lansquenet.

— Et des cartes ? dit Jolibois.

— Galaor, dit le vicomte, fouille dans les poches de mon vieil habit.

Cinq minutes après, à la stupéfaction de maître Jolibois, Galaor déposa sur la table un énorme paquet de cartes.

— Et de l’argent ? dit Jolibois.

— Il est vrai, dit le vicomte, que je n’ai pas encore touché mes derniers fermages ; mais, grâce à vous, il reste encore quelques écus dans mon escarcelle.

Ils jouaient encore à deux heures du matin, et maître Jolibois avait perdu une somme assez ronde.

Après avoir déjeuné des débris du festin de la veille, Étienne Jolibois et Gaspard partirent en même temps pour la Trélade, Gaspard à pied, Jolibois à cheval, afin d’arriver le premier, comme ils en étaient convenus. Le tabellion s’avançait au trot de sa bête et repassait dans son esprit la harangue qu’il allait débiter à M. Levrault. Il n’était plus qu’à deux ou trois portées de fusil de la demeure du grand industriel, quand tout d’un coup sa figure prit une expression étrange.

Une idée diabolique venait de traverser la tête de maître Jolibois.


Jules Sandeau.

(La troisième partie au prochain no.)

  1. Voyez la livraison du 1er septembre.