Sagesse de Bretagne/À la mémoire de Le Gonidec

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Sagesse de BretagneAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 290-308).
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à la mémoire
de

Le Gonidec[1]


Quelques jours avant sa mort, M. Le Gonidec, recueillant le peu de forces que lui avaient laissées cinq mois de maladie, revoyait sur son lit les dernières épreuves de sa Grammaire celto-bretonne. Quand le texte entier fut composé, un ami, un élève, qui surveillait et hâtait cette impression, réunit en un volume les feuilles éparses qu’on présenta au savant philologue. Le génie de sa langue natale était fixé dans ce livre : il l’ouvrit et le parcourut en silence ; puis, d’un air satisfait, le tint quelque temps fermé entre ses mains. — Ce dernier trait résume bien la vie d’un homme dévoué à une seule idée : il connaissait le prix de son travail et se félicitait en mourant de l’avoir accompli.

Oui, quelles que soient vers l’unité de langage les tendances de la philosophie, ceux-là ont bien mérité, qui surent conserver, en pénétrant leurs principes, les formes variées qu’a revêtues la pensée humaine. Le Gonidec fut de ce nombre : il peut s’appeler le régulateur de la langue et de la littérature celto-bretonnes. Grammaire, dictionnaires et textes de langue, son œuvre embrasse tout, et ses livres, si chers à son pays, ne se recommandent pas moins par leur saine critique aux érudits de toute l’Europe ; disons mieux : ils se recommandent par le sujet comme par la méthode, puisque les civilisations modernes recouvrent en bien des lieux des origines celtiques.

La France, qu’on nous accorde ces préliminaires, a trop oublié la Gaule. Et cependant la France trouverait encore en Armorique la source première de sa langue, j’ajouterais de son ancienne littérature, s’il fallait ici entourer le grammairien et l’écrivain breton des vieux bardes, ses devanciers. Et qui niera, devant les noms d’Hoël et d’Arthur, le chef gallois, que le mouvement poétique des vie et viie siècles ne fût dans les deux Bretagnes ? Il est vrai, les poèmes d’Armorique, comme les hymnes franks recueillis par Charlemagne, sont perdus ; mais les rimeurs du moyen âge, Chrestien de Troyes, Regnaud, Robert Wace, ne cachent pas leurs emprunts à ces poèmes, moult anciens, dit Marie de France.

Bons Jais de harpe vous appris,
Lais bretons de notre pays ;
ajoute le traducteur de Tristat le Léonais. N’est-ce pas la veille de la bataille d’Auray que Duguesclin consulta les Prophéties de Merlin ? Sous la Ligue on chantait encore le Graalen Maûr, qui a tant fourni aux romans de la Table ronde ; et l’on chante toujours :
Ar roué Graalen zô en Iz bez.

Quant au barde Guiklan, qui vivait en 450, Rostrénen et le vénérable Dom Le Pelletier lisaient ses vers, au siècle dernier, dans l’abbaye de Lan-Dévének. Les titres ne sont donc pas contestables : on les retrouverait d’ailleurs au delà du détroit, dans ime littérature jumelle ; et dans les deux pays la langue est encore vivante. Depuis longtemps travaillée en Galles, elle vient enfin de recevoir en Bretagne sa forme scientifique des veilles de Le Gonidec.

Tâchons d’exposer dans toute sa simplicité cette vie studieuse et peu connue, mais glorieusement liée désormais à l’histoire des idiomes celtiques.

I

Jean-François-Marie-Maurice-Agathe Le Gonidec naquit au Conquet, petit port de mer situé à la pointe occidentale de la Bretagne, le 4 septembre de l’année 1775. Sa mcre, Anne-Françoise Pohon, appartenait à une famille de cette ville, où son père, d’ancienne et noble maison, mais sans fortune, occupait un emploi des Fermes. Dans le voisinage du Conquet demeuraient, au château de Ker-Iann-Môll, M. etMme de Ker-Sauzon, qui, s’intcressant aux époux Le Gonidec, tinrent leur fils sur les fonts de baptême. Ce fut un grand bonheur pour l’enfant. À l’âge de trois ans, privé de sa mère, puis abandonné de son père, homme bizarre et dur qui délaissait ainsi tous les siens, il fut généreusement recueilli par ses parents selon Dieu. Telle fut la tendresse des père et mère adoptifs, telle l’indifférence du père naturel, que jusqu’à sa douzième année le pauvre enfant ne se douta point de son sort. Le secret dévoilé, il tomba malade et faillit mourir de douleur.

Dans ce temps, l’abbé Le Gonidec (celui qui refusa sous la Restauration l’évêché de Saint-Brieuc) était grand chantre de Tréguier ; dans cette ville était aussi un collège dont l’enseignement avait de la réputation : cette double circonstance dut décider à y envoyer l’enfant.

Ses études furent parfaites. Dès le début, soit commencement de vocation, soit influence de son parent l’ecclésiastique, il avait revêtu la soutane. Le jeune abbé Le Gonidec, ce fut ainsi qu’on le nomma dans le monde, laissait voir beaucoup d’esprit et d’imagination, et un vif attrait pour les lettres. Aussi, durant ses vacances au château de Ker-Iann-Môll, tous les manoirs d’alentour lui étaient ouverts. Ses parents adoptifs pouvaient se féliciter.

Voici une occasion plus grande de payer sa dette. Vers la fin de 1791, M. de Ker-Sauzon émigré. Aussitôt le jeune abbé, qui achevait ses études, vient s’installer à Ker-Iann, et là se fait le précepteur du fils et des neveux de son généreux parrain. Mais les biens sont mis sous le séquestre ; toute la famille doit se retirer à la ville ; Le Gonidec est lui-même forcé de chercher une demeure plus sûre.

En 93 nous le trouvons, dans les rues de Brest, entouré de soldats et des hideux témoins de ces fêtes de sang, qui marche à l’échafaud. Il n’avait pas encore dix-huit ans. Arrivé au pied de la machine, il voyait briller le couteau, quand des amis (on n’a jamais su leurs noms) entrent tout armés sur la place, renversent les soldats, et d’un coup de main délivrent le prisonnier. Le Gonidec fuyait au hasard par les rues de Brest ; une petite porte est ouverte, il y entre : c’était la maison d’un terroriste. « Ah ! monsieur, crie une femme, quel bonheur que mon mari soit absent ! mais sortez, sortez vite, ou vous êtes perdu ! — Et perdu, madame, si je sors ! Pour un instant, de grâce, cachez moi ! » La pauvre femme tremblait à la fois de peur et de pitié. Enfin la nuit vint ; le proscrit put franchir les portes de la ville, d’où, gagnant à travers champs un petit port de Léon, il passa en peu de jours dans la Cornouaille insulaire.

Dans le calme de la vie scientifique, où nous recherchons M. Le Gonidec, plus d’une fois nous l’avons entendu raconter les détails de cet événement terrible. Au sortir de Ker-Iann, il lui fut difficile de rester paisible et ignoré dans sa nouvelle retraite. La Bretagne fermentait. Les paysans le pressaient de se mettre à leur tête ; mais de Brest on le surveillait ; une visite domiciliaire fit découvrir des armes placées par des ennemis sous son lit ; de là son arrestation, un long et cruel emprisonnement à Carhaix, puis sa marche au supplice.

L’aventureux jeune homme semble avoir retrouve dans l’exil le génie bienfaisant qui le secourut au pied de l’échafaud. Dénué de toutes ressources, il débarquait à Pen-Zanz, dans l’autre Bretagne, quand, au sortir du vaisseau, il est abordé par un domestique qui lui demande si son nom n’est pas Le Gonidec. Sur sa réponse affirmative, le domestique reprend qu’il a l’ordre de lady N…, sa maîtresse, de prier l’étranger de descendre chez elle. Ce fait s’explique ainsi : Le Gonidec avait un parent de son nom, recommandé par lettre à lady N… et qu’on attendait d’Amérique ; depuis plusieurs jours le domestique guettait l’arrivée des bâtiments ; la ressemblance du nom amena cette méprise dont la généreuse lady remercia le hasard. Elle garda son hôte pendant près d’une année.

Faute de renseignements précis, il serait malaisé de suivre Le Gonidec depuis la fin de 1794 où il rentra en Bretagne, jusqu’au commencement du xixe siècle. Une note de sa main prouve seulement qu’il prit une part active aux guerres civiles du Morbihan et des Côtes-du-Nord ; qu’il y reçut deux graves blessures, l’une à la jambe, l’autre à la poitrine ; et que, promu dans les armées royales au grade de lieutenant-colonel, il fit un second voyage dans la Grande-Bretagne, d’où le ramena la fameuse expédition de Quiberon. Depuis lors, errant pendant plusieurs années de commune en commune, il profita enfin de l’amnistie du 18 brumaire et déposa les armes à Brest, le 9 novembre 1800.

II

Ici commence la véritable vie de Le Gonidec, cellelà du moins qui conservera son nom : « Unius ætalis sunt res quæ fortiter fiunt : quæ vero pro patriâ scribuntur æternæ sunt. »

Cette épigraphe des Origines gauloises de notre Malo-Corret (La Tour-d’Auvergne) pourrait être plus justement celle des œuvres de Le Gonidec. À vrai dire, son génie propre n’était pas dans l’action, où l’avaient fatalement jeté les troubles de son temps. Et, chose bizarre cependant, la suite de ces événements entraîna, par leurs combinaisons, sa vocation scientifique. Forcé de se cacher et de vivre sous l’habit des paysans, il se mit à apprendre parmi eux d’une manière raisonnée la langue celto-bretonne qu’il avait parlée sans étude dans son enfance. De ce jour, l’ardeur de la science ne le quitta plus. Elle le suivit dans les places importantes d’administration qu’il occupa sous l’Empire, et dans le modeste emploi où nous l’avons connu pendant sa vieillesse.

Il paraîtrait qu’un compatriote chez lequel notre grammairien reçut une longue hospitalité ne fut pas sans quelque influence sur son esprit. Amoureux des recherches archéologiques, le vieux maître de Ker-Véatou y associa volontiers Le Gonidec. Si ce dernier fut d’un grand secours pour son hôte, il n’importe : on doit saluer en passant ces éveilleurs d’idées.

Voici qu’un nouvel ami sera le nouveau mobile de ce caractère, naturellement fort et opiniâtre, mais, comme chez tout Breton, timide à entreprendre et combattu d’incertitudes.

C’était l’heure où tout se réorganisait sous la main du premier consul. Chacun, dans les partis détruits ou rapprochés, s’occupait de son avenir : Le Gonidec y devait songer. Or le baron Sané, son oncle, un des hauts administrateurs de la marine, lui pouvait être d’un grand secours. Telles furent les observations d’un intime ami[2] de Le Gonidec, lequel, partant pour la capitale, le décida à l’y accompagner. Ces espérances n’étaient pas vaines. Arrivé à Paris au mois de juin 1804, il occupa, dès le mois de juillet, un emploi dans l’administration forestière.

L’année suivante, son nom figure parmi ceux des membres de l’Académie celtique, réunion qui se rattache trop aux généralités de notre sujet pour ne pas obtenir ici une mention. D’ailleurs, quels qu’aient été ses travaux, elle a fait naître la Grammaire celto-bretonne.

III

L’Académie celtique s’ouvrit le 9 germinal an XIII, avec tout l’enthousiasme que les fondateurs conservaient de leurs relations avec Le Brigant et La Tourd’Auvergne. L’auteur du Voyage dans le Finistère, Cambray, présida la première séance. Le savant M. Eloi Johanneau, qui avait conçu le projet de l’Académie, exposa le but de ses recherches, toutes dirigées vers les antiquités des Celtes, des Gaulois et des Franks. Cette pensée fut rendue allégoriquement dans le jeton de présence : un Génie, tenant un flambeau d’une main, soulève de l’autre le voile d’une belle femme (la Gaule), assise auprès d’un dolmen et d’un coq. Réveillée par le Génie, cette femme lui présente un rouleau sur lequel on lit ces mots celtiques : Iez ha Kiziou Gall (Idiome et usages des Gaulois). Dans le lointain une tombelle druidique surmontée d’un arbre, et pour légende : Sermonem patrium moresque requirit. Le revers portait une couronne formée d’une branche de gui et de chêne, avec cette inscription : Académie celtique, fondée an XIII. — Autour de la couronne : Gloria majorum.

N’omettons pas cette proposition de Mangourit. Rappelant l’ordre du jour du général Dessoles, qui conservait le nom de La Tour-d’Auvergne à la tête de la quarante-sixième demi-brigade, où il avait été tué, Mangourit fit adopter par l’Académie celtique les propositions suivantes :

1o Le nom de La Tour-d’Auvergne est placé à la tête des membres de l’Académie celtique ;

2o Lors des appels, son nom sera appelé le premier ;

3o Le général Dessoles, qui fit signer l’ordre du jour de l’armée après le trépas de La Tour-d’Auvergne, est nommé membre regnicole de l’Académie.

Une grande ardeur animait donc les membres de cette assemblée. Par malheur, la langue celtique, qui eût dû être le flambeau de leurs études, fut presque négligée, ou traitée avec une demi-science et des prétentions si folles chez quelques-uns qu’elle excita l’opposition de la majorité. Ceux-ci, au lieu d’examiner, en vinrent à nier l’antiquité de la langue bretonne : — méconnaissant que tous les mots donnés comme celtiques par les auteurs latins ou grecs sont conservés avec leur sens originel dans la Bretagne-Armorique ; ainsi des noms de lieux et d’hommes qui se trouvent en Écosse, en Irlande, en Galles et dans la Cornouaille insulaire. À défaut de textes bretons, puisque le Buhez Santez Nonn, ce précieux manuscrit, n’était pas imprimé, les textes gallois existaient, et ces textes sont reconnus des vrais savants comme très anciens, très purs, très authentiques ; enfin la curieuse et originale syntaxe de la Grammaire celto-bretonne était à étudier.

IV

La Grammaire celto-bretonne parut en l’année 1807. L’auteur s’exprimait ainsi dans sa première préface : « Il existait trois grammaires celtiques avant ce jour : la Grammaire bretonne-galloise, de Jean Davies, imprimée à Londres en 1621 ; la Grammaire bretonne, du P. Maunoir, qui a paru dans le même siècle ; et enfin celle du P. Grégoire de Rostrenen, capucin, imprimée pour la première fois vers le milieu du dernier siècle, et réimprimée à Brest, en 1795. La première m’aurait été d’une grande utilité si j’avais eu le bonheur de la connaître plus tôt ; la seconde est totalement incomplète : je n’ai pu tirer aucun parti de sa syntaxe, vu qu’elle se trouve en tout conforme à la syntaxe latine. Quant à la grammaire du P. Grégoire, quoiqu’elle soit loin d’offrir tous les principes nécessaires à la connaissance de la langue, je conviendrai qu’elle m’a été d’un plus grand secours. »

À cette liste de grammairiens, l’auteur eût pu joindre Le Brigant et Le Jeune (Ar Jaouanq), tous deux de la fin du siècle dernier.

La grammaire de Le Gonidec, bien supérieure aux précédentes, ne laisse rien à désirer comme rudiment. La syntaxe en est bien établie. Nul n’avait indiqué la génération des verbes ; nul, ce parfait tableau des lettres mobiles dont les lois mystérieuses et multiples étaient si difficiles à découvrir. Quant à l’alphabet, il rend tous les sons des mots, laisse voir leur formation et se prête logiquement aux mutations des lettres : j’y regretterai une seule lettre correspondant au th kemrique ou gallois, son qui existe encore chez les Bretons, et que le z ne peut rendre. Les consonnes liquides soulignées, à peine sensibles pour quiconque ne parle pas la langue bretonne dès l’enfance, prouvent chez notre celtologue une finesse d’ouïe des plus rares. Jusqu’à cette dernière édition de la Grammaire, il n’avait pu, faute de caractères, indiquer ces consonnes ; sur quoi on lui dit que ce serait une difficulté pour bien lire sa Bible : « Oh ! répondit-il, je n’ai jamais employé ces sons liquides dans mes textes ! » Et pourtant, hors lui, puriste, qui s’en serait douté ? Savants, vous pouvez vous fier à la conscience de cet homme.

V

La hauteur de la pensée et celle du caractère s’unissaient chez M. Le Gonidec, vrai Breton. Tandis que par d’autres travaux philologiques, mais d’un intérêt moins proche pour la France, des savants ont vécu entourés de richesses et d’honneurs, lui n’eut, pour soutenir sa vie laborieuse, que l’estime de son pays, dont il semble emporter le génie dans la tombe. Si jamais homme a rempli sa tâche, ce fut M. Le Gonidec. Dans quelques années, lorsque les regards de la science se seront enfin tournés vers les idiomes celtiques, le nom de notre grammairien ne sera prononcé qu’avec une sorte de vénération. Tel fut le sentiment tardif de M. Raynouard, initié, mourant, aux œuvres d’un homme qu’il avait longtemps méconnu. La Grammaire celto-bretonne a exposé les règles originelles et conservées par la tradition, mais non écrites, de notre langue ; les deux Dictionnaires, autres chefs-d’œuvre, en ont donné le tableau complet, et la traduction de la Bible a paru ensuite comme un texte inimitable. Ainsi toute la langue bretonne est comme en dépôt dans ses livres. Les beaux et continuels efforts ! Onze années de veilles prises après les travaux journaliers et nécessaires à la famille (dès 1807 il s’était marié) furent données aux Dictionnaires, deux ans à la Grammaire, dix à l’admirable Bible, et cependant nulle récompense ! Si prodigue pour tous les dialectes morts ou bien connus, l’État ne put trouver une obole pour cultiver le celtique, ce vivant rameau des langues primitives qui de l’Asie s’étend encore sur la Gaule.

Qu’on le sache cependant, nous plaidons ici pour Le Gonidec, plus haut qu’il ne le fit jamais pour lui-même. Outre une grande fierté, il y avait en lui comme une humeur allègre, qui le menait bien à travers les nécessités de la vie. Mais si ces dures nécessités le détournèrent de sa vocation, ne sont-elles pas déplorables ? Et ne doit-on pas regretter ce qu’avec plus de loisir il eût fait pour la science et pour le pays ?

VI

Les travaux d’administration vont, pour un long temps, le retenir tout entier. Son intelligence n’avait pas laissé que de le pousser rapidement dans cette carrière. La mission qu’il reçut, en 1806, de reconnaître la situation forestière de la Prusse, prouve l’estime qu’on faisait de ses connaissances variées.

Lorsque Napoléon visita Anvers et les ports de la Hollande, il fut donné à M. Le Gonidec de le voir de bien près. Admis chaque jour, comme secrétaire de l’inspecteur général, dans le cabinet de l’Empereur, il conserva de son génie, mais sans plus s’engager, une vive admiration.

En 1812, il porte à Hambourg le titre de chef de l’administration forestière au delà du Rhin. Dans cette place élevée, où tant d’autres eussent trouvé la fortune, il ne prouva, lui, que son désintéressement. Bien plus, son père venant à mourir insolvable, il contracta des dettes pour payer celles de ce père qui, dès l’enfance, l’avait abandonné. Arrivent les désastres de Moscou. Les Français évacuent Hambourg ; le dernier à quitter son poste, Le Gonidec y perd ses meubles, ses livres, ses manuscrits. En vain espère-t-il dans l’ancienne dynastie qu’il avait autrefois si vaillamment servie : la perle de son brevet d’officier annule tous ses services militaires. Une réduction s’opère même dans son administration, et, tour à tour, le conduit à Nantes, à Moulins, à Angoulème, et toujours avec un grade et des appointements inférieurs. Ici l’étude revient le consoler.

VII

Le Dictionnaire breton-français est de 182 1. On peut le regarder comme un chef-d’œuvre de méthode. C’est un triage complet des précédents vocabulaires et glossaires exécuté avec la critique la plus prudente et la plus sûre. Un supplément encore inédit, auquel sont joints en marge les mots gallois, augmenterait de beaucoup ce dépôt déjà si riche.

Le Dictionnaire français-breton a été exécuté selon le même plan et les mêmes principes. Le Gonidec l’entreprit pour s’aider lui-même dans les textes bretons qu’il projetait.

Son premier essai de traduction fut d’après le Catéchisme historique, de Fleury[3]. De tous ses écrits, celui-ci est le plus simple de style. Il serait aisément devenu populaire si l’auteur eût mieux su le répandre ; mais faire de beaux livres fut toute sa science.

Le pays de Galles (que les étrangers s’instruisent par ce seul fait des rapports des deux peuples !) enleva presque tout entière l’édition du Nouveau Testament[4]. Ce livre, le plus beau de notre langue, parut en 1827. Aussitôt la Société biblique demanda l’Ancien Testament[5]. Pour ce travail, il fallait au traducteur le Dictionnaire latin-gallois, de Davies, introuvable à Paris et fort rare en Galles. Un appel se fit pourtant dans ce pays à la fraternité antique ; appel bien entendu, puisque, peu de temps après, le révérend Price apportait lui-même en France, avec une courtoisie parfaite, le précieux dictionnaire. Dans cette entrevue, Le Gonidec, très attaché de cœur et d’esprit au dogme catholique, arrêta que l’Ancien Testament, comme déjà le Nouveau, serait littéralement traduit d’après le latin de la Vulgate. Le manuscrit est en Galles ; une copie très exacte est restée à Paris entre les mains du fils aîné de l’auteur, l’abbé Le Gonidec. Les Visites au Saint-Sacrement, de Liguori[6], ouvrage pour lequel il avait une prédilection particulière, et enfin l’Imitation[7] qu’il terminait avec un grand soin quand la mort l’est venue surprendre, complètent la liste de ses traductions bretonnes. Toutes sont en dialecte de Léon. On se demande derechef si ces trésors de science et d’atticisme celtiques disparaîtront avec celui qui les amassa, et seront comme ensevelis dans sa tombe. — Mais épuisons les faits.

VIII

La science avait réservé à la vieillesse de cet homme une place tout exceptionnelle. Misa la retraite en 1834, il dut revenir à Paris et chercher dans une maison particulière le travail nécessaire pour nourrir sa famille. L’administration des Assurances Générales, dirigée par M. de Gourcuff, est, on peut le dire, une colonie de Bretons : M. Le Gonidec en devint l’âme, pour ceux-là du moins qui, sous la modestie des formes, devinaient la noblesse de la pensée s’exprimant par le plus pur langage. Ces Bretons ne se lassaient pas d’entendre si bien parler la langue de leur pays ; lui, en parlant de la Bretagne, se consolait de vivre forcément loin d’elle. C’était là que lui arrivaient de hautes et savantes correspondances, et qu’une députation de ses jeunes compatriotes le pria, en 1838, de présider leur banquet annuel. À cette fête, qui fut comme le couronnement de sa vie, il répondit dans l’idiome national à une allocution de M. Pôl de Courcy ; on se rappelle ces dernières paroles : « Fellet éo bet d’in tenna diouc’h eunn dismantr didéc’huz iez hon tâdou, péhini a roé dézhô kémend a nerz. Ma em eûz gréât eunn dra-bennag évid dellezout hô meûleûdi, é tléann kément-sé d’ar garantez cvid ar vrô a sav gand ar vuez é kaloun ann holl Vrétouned. Na ankounac’hainn bihen al lévénez am eûz merzet enn deiz man, é-kreist va mignouned, va Brétouned ker. Keit a ma vézô buez enn ounn, va c’houn a vézô évit va brô. »

Mot à mot :

« J’ai voulu tirer d’une ruine inévitable l’idiome de nos pères, lequel leur donnait tant de force. Si j’ai fait quelque chose pour mériter vos éloges, je le dois à l’amour du pays, qui naît avec la vie dans le cœur de tous les Bretons. Je n’oublierai jamais la joie que j’ai trouvée en ce jour, au milieu de mes amis, mes chers Bretons. Aussi longtemps que la vie sera en moi, mon souvenir sera pour mon pays. »

Tels furent les souhaits de vie qui accueillirent l’auteur de ces simples et touchantes paroles, telle fut la vénération qui, durant toute cette solennité, entoura l’illustre président, que son sang aurait dû se raviver au contact d’une si ardente jeunesse. À quelques jours de là, cependant, un mal cruel le saisit. Le Gonidec reconnut vite le terme inévitable, et, chrétien, se soumit une dernière fois à sa devise : Ioul Doué, Volonté de Dieu. Après cinq mois de continuelles douleurs, il expirait, le vendredi 12 octobre 1838.

Son convoi fut suivi jusqu’au cimetière par un grand nombre de ses compatriotes. Là, celui qui écrit cette notice, rappelant devant sa tombe les grands et nombreux travaux de Le Gonidec, a demandé que la Bretagne ne laissât point dans un cimetière étranger celui qui avait si bien mérité d’elle, mais l’ensevelît dans sa ville natale du Conquet.

À la suite de ce convoi, une commission formée de MM. F. de Barrère, A. Brizeux, Alfred de Courcy, Audren de Kerdrel, Edmond Robinet, Emile Souvestre, a arrêté ces deux articles :

1° Du consentement de la famille, une souscription est ouverte dans le but de transporter au Conquet, sa ville natale, les restes de M. Le Gonidec ;
2° Sur sa tombe seront gravés ces vers :
Peûlvan, diskid d’aun holl hanô Ar-Gouidek,
Dénl gwiziek ha dén fur, reizer ar brezounek.

C’est-à-dire :

Pilier de deuil, apprends à tous le nom de Le Gonidec,
Homme savant, homme sage, régulateur du langage breton.

Notre pays et même le pays de Galles ont repondu à cet appel. Outre l’épitaphe déjà citée et d’autres inscriptions, on lit sur le monument, d’un style gothique élégant :

Ganet é Konk, ar IV a vîz gwengolo, 1775.

Marô é Paris, ann XII a vîz héré, 1838.

Béziet é Konk, ann XII a vîz héré, 1845.
En français :
Né au Conquet, le IV septembre 1775.

Mort à Paris, le XII octobre 1838.

Enseveli au Conquet, le XII octobre 1845.

Par cet hommage rendu au savant grammairien, l’Armorique a prouvé qu’elle savait se glorifier de sa langue comme de la plus ancienne peut-être de l’Europe ; qu’elle voulait l’aimer comme conservatrice de sa religion et de sa moralité.

IX

En face de la civilisation nouvelle, Le Gonidec a fait ceci, que le breton est écrit, au {{sc|xix||e siècle, avec plus de pureté qu’il ne le fut depuis l’invasion romaine : la mort du breton, si Dieu le voulait ainsi, serait donc glorieuse. Il faut l’avouer, la langue écrite avait suivi la décadence de notre nationalité. Cette décadence date même de loin, à en juger par le Buhez Santez Nonn (Vie de sainte Nonne), ce mystère antérieur au xiie siècle, traduit en français et avec tant d’habileté par l’infatigable savant. Les écrivains, sans renoncer aux tournures celtiques, aimèrent trop à se parer de mots étrangers. Or, c’est ce désordre qu’a voulu chasser l’esprit critique de Le Gonidec. Et, chose merveilleuse, dont nous-même avons fait l’épreuve en plus d’une chaumière, ses textes, sauf quelques mots renouvelés, sont bien de notre temps et lucides pour tous. Ce n’est plus ce style franco-breton, qui ne présente à l’esprit qu’un sens confus ; c’est un style sincère et originel qui, lorsque l’ancien mot a été reconnu et saisi, fait briller les yeux du laboureur et va remuer dans son cœur les sources vives du génie celtique.

Ce mouvement donné à la littérature nationale peut se continuer. Les élèves de Le Gonidec sont nombreux, et plus d’un a la science du maître.

Une doctrine un peu large devrait aimer, en regard même du génie de la France, cette variété du génie breton. Pour tenir à tous les sentiments généraux, ne brisons pas les sentiments particuliers ou l’homme a le mieux la conscience de lui-même. L’idiome natal est un lien puissant : soyons donc fidèles à notre langue natale, si harmonieuse et si forte au milieu des landes, loin du pays si douce à entendre.



  1. Ce recueil de proverbes offrant comme un résumé de l’esprit de la Bretagne, il semble utile de faire connaître celui qui a fixé sa langue. La Notice sur Le Gonidec précédait la deuxième édition de la Grammaire, qui parut au moment de sa mort ; supprimée avec les préfaces de l’illustre auteur dans la nouvelle édition in-4o, qui comprend aussi les dictionnaires, elle laissa ainsi dans l’ombre une vie intéressante et honorable, et sans explications les immenses travaux qui sont la règle et la gloire de la langue celto-bretonne. Cette notice reparaît donc ici comme une introduction littéraire et comme nn hommage.
  2. M. de Rodellec du Porziz, à qui sont dus ces détails.
  3. Katchiz historik.
  4. Testamant Névez.
  5. Testamant Kôz.
  6. Gwéladennou d’ar Sakramant.
  7. Heûl pé Imitation Jésus-Krist.