Saint-Évremond (Macé)

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SAINT-ÉVREMOND.

Il y a des fortunes de renommée bizarres, des noms populaires auxquels il ne se rattache aucun souvenir, ou peu s’en faut ; des hommes célèbres à tout prendre, puisque tout le monde les connaît, mais dont personne ne connaît rien. À ceux-là, il semble que la postérité n’ait fait les honneurs d’une autre vie que pour la forme : elle a conservé l’étiquette, sans se soucier de ce qui était dessous. Ces réflexions me venaient l’autre jour en me rencontrant par hasard avec un de ces hommes dont il n’est resté que le nom. Je parcourais de l’œil les rayons d’une de ces respectables bibliothèques, vieux meubles de famille, où tant de livres oubliés dorment en paix sous leur reliure rouge, l’uniforme littéraire des deux derniers siècles, quand je tombai sur une rangée de douze petits volumes in dix-huit, intitulés : Œuvres de Saint-Évremond. Le faites-nous du Saint-Évremond m’avait toujours intrigué. Je fus curieux d’avoir enfin le mot de cette littérature de gentilhomme si chère à Barbin, près de laquelle le XVIIIe siècle avait passé en l’honorant, comme par grace, d’un regard distrait, et dont le nôtre ne s’occupait déjà plus. Il faut le dire, le goût un peu suspect du grand siècle en matière de petites productions, et l’admiration trop facile de la cour de Louis XIV, en extase devant les sonnets de M. de Benserade, m’avaient tenu jusqu’alors en garde contre la légitimité de cette vogue passagère. Derrière Saint-Évremond, il semble presque qu’on aperçoive Balzac et Voiture, et, en dépit du talent réel de ces deux rois du bel esprit, ce sont là deux parrains littéraires qui donnent à penser. L’alambiqué est passé de mode à cette heure, et l’ingénieux n’a plus cours qu’à demi, peut-être bien aussi parce que l’on en trouve la main d’œuvre trop coûteuse et trop difficile. Bref, sur la foi de La Harpe, qui parle de Saint-Évremond de manière à n’engager personne à le lire, et qui finit, en confrère dédaigneux, par le proclamer « un homme de fort bonne compagnie, » je m’apprêtais à feuilleter en courant cette série formidable de petits volumes : je n’eus pas besoin d’aller loin pour changer d’avis. Il y a là certainement bien du fatras, pour nous servir de l’expression de La Harpe ; mais, en mettant de côté le mauvais, l’ennuyeux, et ce qui revient aux faiseurs de Saint-Évremond, il en reste encore assez pour fournir la matière d’une des études littéraires les plus curieuses que puisse nous offrir le XVIIe siècle.

Charles de Saint-Denys, sieur de Saint-Évremond, naquit à Saint-Denys-le-Guast, près Coutances, le 1er  avril 1613, trois ans après la mort de Henri IV. C’était le troisième des six fils de Charles de Saint-Denys et de Charlotte de Rouville, issus tous deux des premières familles de Normandie, faisant grande figure dans le pays, et assez haut placés pour qu’un siècle plus tard le père Anselme en ait parlé dans son Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France et des grands officiers de la couronne. Toute cette splendeur ne devait guère profiter au jeune Charles de Saint-Denys, qui, avec son nom de Saint-Évremond, ou, comme on prononce en Normandie, Saint-Ébremont, tiré d’une petite terre de la baronnie paternelle, n’avait en perspective d’autre héritage qu’une modeste légitime de 10,000 francs en argent et une pension de 200 écus, « ce qui est beaucoup pour un cadet de Normandie, » ajoute avec le plus grand sang-froid son historien Desmaizeaux. « Dans ce temps-là, dit l’auteur des Mémoires de Grammont, était chevalier qui voulait, abbé qui pouvait, j’entends abbé à prébende. » Saint-Évremond, que dans sa famille on avait surnommé l’Esprit, fut jugé capable d’être mieux que cela, et pour l’arracher à ces deux professions d’aventuriers, l’unique ressource de tant de cadets, on le destina à la robe, qui dérogeait moins en Normandie que partout ailleurs. En conséquence, à peine âgé de neuf ans, on l’envoya commencer ses études à Paris, sous les pères jésuites, au collége de Clermont, aujourd’hui Louis-le-Grand, où il eut pour professeur de rhétorique le père Canaye, qu’il devait plus tard mettre en scène dans un de ses plus ingénieux écrits. À quinze ans, Saint-Évremond commençait son droit ; mais, sur le point de devenir candidat sérieux à l’honneur de siéger sur les fleurs de lys, une autre vocation se déclara chez le jeune cadet. Malgré sa précocité intellectuelle, l’Esprit ne se sentait pas fait précisément pour la vie tranquille et studieuse du magistrat : en même temps que ses professeurs le vantaient aux autres écoliers, on parlait dans les salles d’armes de la botte de Saint-Évremond. Bref, il ferma bientôt les Institutes et le Droit Coutumier, et remit joyeusement à l’air son épée de gentilhomme. C’était alors le temps du règne de Richelieu. En lutte à la fois contre les protestans, contre les grands du royaume, contre l’Autriche, l’Espagne et la Savoie, la fière et belliqueuse éminence ne laissait point les gens de guerre manquer d’occasions. Saint-Évremond, qui avait débuté à seize ans par la fameuse campagne de Savoie, où nos soldats enlevèrent à la course le redoutable Pas-de-Suze, Saint-Évremond fut nommé lieutenant à dix-neuf ans. Cinq ans plus tard, on lui donna une compagnie, immédiatement après le siége de Landrecies.

Tout ceci ne ressemble guère à l’apprentissage d’un homme de lettres, et celui qui eût annoncé alors au brave capitaine des armées du roi que la critique aurait quelque jour un compte à régler avec lui, celui-là l’eût assurément trouvé fort incrédule. Néanmoins la vie brutale des camps ne pouvait absorber tout entier un esprit si curieux, si ennemi de l’exclusion. Il arriva que cet écolier quelque peu bretteur fit un soldat lettré. Les vieux historiens, les vieux philosophes et les vieux poètes avaient suivi Saint-Évremond sous la tente, et sa réputation de merveilleux causeur groupait autour de lui les plus grands seigneurs, qui le traitaient en ami et en maître bien plutôt qu’en cadet à deux cents écus de pension.

Pendant ce temps, les années marchaient ; Richelieu venait de descendre dans la tombe, entraînant bientôt après lui son pupille couronné ; la régence d’Anne d’Autriche avait commencé, et les esprits respiraient plus à l’aise, délivrés du maître impitoyable qui depuis dix-huit ans tenait tout en bride. Des scènes nouvelles se préparaient qui devaient achever l’éducation pratique du jeune philosophe en justaucorps. Mais, en attendant la fronde, il fallait obéir quelque temps encore à l’impulsion puissante imprimée aux affaires par le grand ministre. La période française de la guerre de trente ans arrivait alors à son moment décisif. La guerre était partout, aux Alpes, aux Pyrénées, sur le Rhin, aux Pays-Bas. Saint-Évremond n’avait eu garde de manquer à une pareille fête. Il servait à la frontière de Champagne, au poste d’honneur, là où commandait un général de vingt-deux ans, sentinelle avancée du siècle de Louis XIV, qui en était encore à ses premières armes et à son premier nom, et que l’on appelait alors le duc d’Enghien. À tort ou à raison, le futur grand Condé se piquait déjà de littérature ; il avait même été tout récemment question à l’Académie de l’appeler à remplir la place laissée vacante par la mort du fondateur. Avec cet instinct qui devait en faire un jour l’hôte de Molière, de Racine, de La Fontaine, et l’ami de Bossuet, instinct peut-être plus moral qu’intellectuel, le jeune duc vint droit à Saint-Évremond dans la foule. Pour l’attacher de plus près à sa personne, il lui donna la lieutenance de ses gardes, à laquelle il joignit une autre charge, peu compatible en apparence avec la première : il lui confia la direction de ses lectures. La guerre donnait dans ce temps moins d’embarras qu’au nôtre à ceux qui la faisaient. On marchait de siége en siége, posément, avec mesure, sans tout cet attirail d’études topographiques dont s’entoure aujourd’hui l’art militaire, sans ces préoccupations continuelles de manœuvres stratégiques et de marches forcées qui absorbent les jours et les nuits de nos capitaines. Il ne restait donc que trop de loisirs aux conducteurs de ces armées peu exigeantes, au duc d’Enghien surtout, général au jour le jour, tout de verve et de spontanéité, qui ne songeait à prendre son parti qu’en face de l’ennemi, tellement habitué à compter sur l’inspiration du moment, qu’il disait un jour : « Ce que je n’ai pas trouvé au bout d’un quart d’heure, je ne le trouverai de ma vie. » Ce n’était donc pas une sinécure que la fonction dont était chargé Saint-Évremond, et il la remplissait d’une manière qui ne serait peut-être plus du goût de nos états-majors. Pour égayer les momens perdus de son général, il lui expliquait les anciens, en homme de sens et d’intelligence il est vrai, bien supérieur au commentaire pédant qui régnait alors dans le monde encore nombreux des savans en us. Lui-même a donné quelque part un exposé de sa méthode, qui indique un esprit plus en avance sur son siècle que ne l’ont laissé croire certains juges littéraires mal disposés en sa faveur. « Je n’aime pas, écrivait-il bien long-temps après au maréchal de Créqui, je n’aime pas ces gens doctes qui emploient toute leur étude à restituer un passage dont la restitution ne nous plaît en rien. Ils font un mystère de savoir ce qu’on pourrait bien ignorer, et n’entendent pas ce qui mérite véritablement d’être entendu… Dans les histoires, ils ne connaissent ni les hommes ni les affaires, ils rapportent tout à la chronologie ; et pour nous pouvoir dire quelle année est mort un consul, ils négligeront de connaître son génie et d’apprendre ce qui s’est fait sous son consulat. Cicéron ne sera jamais pour eux qu’un faiseur d’oraisons, César qu’un faiseur de commentaires. Le consul, le général, leur échappent : le génie qui anime leurs ouvrages n’est point aperçu, et les choses essentielles qu’on y traite ne sont point connues. »

Ce fut ainsi que Saint-Évremond fit la campagne de Rocroy, moitié lieutenant, moitié secrétaire du prince, philosophant de compagnie avec le duc dans l’intervalle de deux rencontres, et commentant César, son épée entre les jambes.

De retour à Paris, il fit enfin le premier pas dans la carrière des lettres, mais par manière de passe-temps, pour se divertir lui et ses amis, sans la moindre prétention au titre d’auteur, en homme au contraire qui défendait la langue des honnêtes gens contre celle des écrivains de métier. Bientôt il courut par la ville une satire manuscrite intitulée : Comédie des Académistes pour la réformation de la langue française. Alors comme aujourd’hui, le fauteuil académique était le point de mire des moqueurs et des plaisans, quoique pour d’autres raisons. Notre Académie à nous, race d’enfans en révolte qui se prétendent émancipés, n’a plus guère qu’une vie de convention. En dehors des représentations quasi solennelles qu’elle donne encore de temps à autre, son rôle est de peu d’importance ; et si elle s’avisait d’élever la voix, fût-ce pour hasarder un conseil, elle prêcherait à coup sûr dans le désert, maintenant qu’il n’est plus si petit auteur qui ne dise ne relever que de Dieu et de sa plume, quand plume il y a, et encore Dieu n’est-il pas toujours de la partie ! Mais, du temps des académistes, fraîchement éclose de dessous la robe rouge de Richelieu, dans toute la verdeur d’une institution nouvelle, et fière encore d’avoir soumis le Cid à sa férule, l’Académie régentait le Parnasse avec la morgue et la raideur d’un tribunal sans appel. Elle donnait le mot d’ordre à l’hôtel Rambouillet, qui l’aidait à « purger le langage, » et ses décisions, colportées de ruelles en ruelles, étaient autant d’arrêts contre cette pauvre langue de Rabelais, de Brantôme et de Montaigne, qui, laissant aller chaque jour quelque débris de ses graces et de sa naïveté gauloises, s’apprenait à se tenir bien droite et bien majestueuse pour recevoir, en grande dame, le grand siècle et le grand roi.

L’audacieuse satire des Académistes attaquait de front la phalange réformatrice, et le strict incognito que gardait l’auteur aiguillonnait encore la curiosité publique, déjà piquée au vif par un vers franc d’allure, une raillerie pleine à la fois de sens et de sel, par je ne sais quel air cavalier qui donnait une tournure originale à toute la pièce. Les uns l’attribuèrent au comte d’Etlan, d’autres à Saint-Amand, académicien lui-même, avec son rôle dans la pièce, mais académicien sans ferveur, qui commence par trouver tout mauvais, et qui n’entre en scène que pour troubler la séance. « Quelques autres m’ont assuré, dit Pélisson dans son Histoire de l’Académie, qu’elle était d’un gentilhomme normand nommé M. de Saint-Évremond. »

Il ne faut pas juger la comédie des Académistes du point de vue scénique. Elle ne fut jamais destinée au théâtre. Ce n’est, à vrai dire, qu’une satire dialoguée, ou plutôt une série de dialogues satiriques, allant au hasard, sans action, sans intrigue, sans autre lien entre eux que le fond même du sujet. Cette forme dialoguée lui a valu l’honneur d’un titre aujourd’hui lourd à porter, dont alors le sens et la valeur n’avaient pas encore reçu de la langue une sanction définitive ; mais, ceci reçu, on trouvera peut-être que, comme écrivain et même comme critique, il y a quelque gloire à avoir fait, en se jouant, bien avant Boileau, des vers tels que ceux-ci, par exemple :

SAINT-AMAND.

Oui, mais je n’aime pas que monsieur de Godeau,
Excepté ce qu’il fait ne trouve rien de beau ;
Qu’un fat de Chapelain aille, en chaque ruelle,
D’un ridicule ton réciter sa Pucelle,
Ou que, dur et contraint en ses vers amoureux,
Il fasse un sot portrait de l’objet de ses vœux ;
Que son esprit stérile et sa veine forcée
Produisent de grands mots qui n’ont sens ni pensée.
Je voudrais que Gombaud, l’Estoile et Colletet,
En prose comme en vers eussent un peu mieux fait ;
Que des Amis Rivaux Bois-Robert ayant honte
Revînt à son talent de faire bien un conte.

La scène suivante appartient à l’histoire littéraire par un rapprochement que personne ne s’avisera de contester, et pourtant je ne sache pas d’édition de Molière où l’on ait eu l’idée de la mettre en regard de la fameuse scène de Trissotin et de Vadius, qu’elle a précédée de trente ans.

GODEAU.

Bonjour, cher Colletet.

COLLETET se jette à genoux

Bonjour, cher Colletet. Grand évêque de Grasse,

Dites-moi, s’il vous plaît, comme il faut que je fasse
Ne dois-je pas baiser votre sacré talon ?

GODEAU.

Nous sommes tous égaux, étant fils d’Apollon.
Levez-vous, Colletet.

COLLETET.

Levez-vous, Colletet. Votre magnificence
Me permet, monseigneur, une telle licence ?

GODEAU.

Rien ne saurait changer le commerce entre nous :
Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.

COLLETET.

Très révérend seigneur, je vais donc vous complaire.

GODEAU.

Attendant nos messieurs, que nous faudrait-il faire ?

COLLETET.

Je suis prêt d’obéir à votre volonté.

Ce ne sont jusqu’ici que les politesses préliminaires. La différence de rang entre les deux enfans d’Apollon, la condescendance protectrice du grand évêque, l’empressement servile de l’humble Colletet, qui courbe jusqu’à terre son échine crottée, composent peut-être une donnée plus comique au fond que la familiarité complaisante des deux pédans de Molière, qui se grattent tranquillement à tour de rôle, de prime-abord et du même air.

Godeau s’empare ensuite majestueusement de la parole :

Oh bien ! seul avec vous ainsi que je me voi,
Je vais prendre le temps de vous parler de moi.
Avez-vous vu mes vers ?

Et le voilà qui entonne son propre éloge, laissant à peine à Colletet le temps d’approuver. Mais le pauvre diable se lasse à la fin de laisser traîner son admiration à la remorque, au profit exclusif de son interlocuteur. Pour varier le discours, il essaie à son tour de le mettre à la première personne. L’autre, qu’on interrompt brusquement, change aussitôt de ton. Ce n’est point par une méprise que se fait la rupture, et la marche n’en est que plus naturelle.

COLLETET.

Mais, sans parler de moi trop à mon avantage,
Suis-je pas, monseigneur, assez grand personnage ?

GODEAU.

Colletet, mon ami, vous ne faites pas mal.

COLLETET.

Moi, je prétends traiter tout le monde d’égal,
En matière d’écrits : le bien est autre chose ;
De richesse et de rang la Fortune dispose.
Que pourriez-vous encor reprendre dans mes vers ?

GODEAU.

Colletet, vos discours sont obscurs et couverts.

COLLETET.

Il est certain que j’ai le style magnifique.

GODEAU.

Colletet parle mieux qu’un homme de boutique.

COLLETET.

Ah ! le respect m’échappe. Et mieux que vous aussi.

GODEAU.

Parlez bas, Colletet, quand vous parlez ainsi.

COLLETET.

C’est vous, monsieur Godeau, qui me faites outrage.

GODEAU.

Voulez-vous me contraindre à louer votre ouvrage ?

COLLETET.

J’ai bien loué le vôtre.

GODEAU.

J’ai bien loué le vôtre. Il le méritait bien.

COLLETET.

Je le trouve fort plat, pour ne vous céler rien.

GODEAU.

Si vous en parlez mal, vous êtes en colère.

COLLETET.

Si j’en ai dit du bien, c’était pour vous complaire.

GODEAU.

Colletet, je vous trouve un gentil violon.

COLLETET.

Nous sommes tous égaux, étant fils d’Apollon.

GODEAU.

Vous, enfant d’Apollon ! Vous n’êtes qu’une bête.

COLLETET.

Et vous, monsieur Godeau, vous me rompez la tête.

Certainement personne n’ira prétendre que la scène des Femmes Savantes ait été ce qui s’appelle copiée sur celle-ci. À les comparer vers par vers, elles n’ont rien de commun en apparence, et cependant il est bien clair que l’une contenait l’autre en germe. Molière avait eu connaissance assurément de la comédie des Académistes, qui était encore célèbre de son temps, et, sans lui faire injure, on peut dire qu’en développant plus savamment l’idée qu’il emprunte, il n’écrase point pourtant son modèle.

Citons encore l’arrêt si gravement comique qui résume les débats grammaticaux de la docte assemblée, et dans lequel le malin critique a trouvé moyen de lancer à chacun son trait, dans la langue la plus souple et la plus élégante.

SERISAY.

Grace à Dieu, compagnons, la divine assemblée
A si bien travaillé, que la langue est réglée.
Nous avons retranché ces durs et rudes mots
Qui semblent introduits par les barbares Goths ;
Et s’il en reste aucun en faveur de l’usage,
Il fera désormais un mauvais personnage.
Or, qui fit l’important, déchu de tous honneurs,
Ne pourra plus servir qu’à de vieux raisonneurs ;
Combien que, pour ce que, font un son incommode,
Et d’autant et parfois ne sont plus à la mode.
Il conste, il nous appert, sont termes de barreau ;
Mais le plaideur françois aime un air plus nouveau.
Il appert étoit bon pour Cujas et Barthole ;
Il conste ira trouver le parlement de Dole,
Où, malgré sa vieillesse, il se rendra commun
Par les graves discours de l’orateur Le Brun.
Du pieux Chapelain la bonté paternelle
Peut garder son tombeau pour sa propre Pucelle.
Aux stériles esprits, dans leur fade entretien,
On permet à ravir, lequel n’exprime rien.

Certes, à lire ces vers, on est tenté de regretter que celui qui les a écrits n’ait pas été le fils d’un petit greffier ou d’un pauvre drapier des halles, comme d’autres plus heureux que lui, et que d’un jeu il n’ait pas été obligé de faire une occupation sérieuse. Nous ne serions pas réduit, à l’heure qu’il est, à le prendre pour sujet d’une étude de découvertes, et de nos vieux classiques ce serait, à coup sûr, un de ceux qui se ferait accepter le mieux des écoles nouvelles.

Mais à chacun son lot dans ce monde. Pendant que les éditions à la main de la comédie des Académistes se multipliaient dans le public, le gentilhomme auteur était déjà loin. Il avait suivi le duc d’Enghien sur les bords du Rhin, et prenait largement sa part de ces campagnes glorieuses qui devaient achever l’œuvre extérieure de Richelieu. À Nordlingen, Saint-Évremond, placé à la tête de son escadron, juste au pied d’une éminence qu’occupaient les ennemis, y soutint sans broncher, pendant trois heures, le feu de leur mousqueterie et d’une batterie de quatre pièces de campagne. Presque tout son monde y resta : lui-même fut atteint au genou gauche d’un coup de fauconneau qui le laissa près de six semaines entre la vie et la mort. À peine remis sur pied, il devint garde-malade à son tour. Le duc d’Enghien ayant été forcé de prendre le lit, à la suite des fatigues de la campagne, Saint-Évremond berça sa convalescence avec des lectures moins sérieuses cette fois que les autres. Pantagruel et Gargantua en firent d’abord les frais ; mais le langage parfois plus que populaire du curé de Meudon n’allait pas toujours à l’oreille princière du grand Condé, et le lecteur intelligent se rabattit sur Pétrone, débauché de cour dont le succès ne fut pas douteux.

Quatre années s’écoulèrent ainsi au bout desquelles cette double fraternité d’armes et de lettres entre le prince de la maison de Bourbon et le cadet normand vint tout à coup à se rompre d’une façon assez bizarre. « M. le prince, dit Desmaiseaux, se plaisait à chercher le ridicule des hommes, et il s’enfermait souvent avec le comte de Miossens et M. de Saint-Évremond, pour partager avec eux ce plaisir. Un jour, ces messieurs sortant d’une de ces conversations satiriques, il échappa à M. de Saint-Évremond de demander à M. de Miossens s’il croyait que son altesse, qui aimait si fort à découvrir le ridicule des autres, n’eût pas elle-même son ridicule, et ils convinrent que cette passion de chercher le ridicule des autres lui donnait un ridicule d’une espèce toute nouvelle. Cette idée leur parut si plaisante, qu’ils ne purent résister à la tentation de s’en divertir avec leurs amis. M. le prince en fut informé, et donna bientôt des marques de son ressentiment. Il ôta à M. de Saint-Évremond la lieutenance de ses gardes, et ne voulut plus avoir de liaison avec le comte de Miossens. »

Celui-ci prit bientôt sa revanche. Deux ans après, servant à la fois sa rancune et celle du Mazarin, il se chargea d’arrêter Condé et son frère, et les emmena prisonniers au donjon de Vincennes. Quant à Saint-Évremond, il alla retrouver tranquillement le manoir paternel, en Normandie, où il arriva juste à temps pour assister aux premiers troubles de la fronde. Nul ne semblait devoir faire un meilleur frondeur que ce caustique gentilhomme dont la raillerie indépendante venait de narguer jusqu’au pied de sa tente le vainqueur de Rocroy, de Fribourg et de Lens ; les meneurs du parti songèrent donc à le gagner dès l’abord.

Mais Saint-Évremond n’était pas seulement un homme d’esprit. Ce qui dominait surtout dans cette nature fine et mordante, c’était un admirable bon sens que rien n’influençait, ni l’opinion, ni l’entourage, et qui allait vite au fond des choses. Aussi ne prit-il pas un moment au sérieux cette grande mystification de la fronde, qui avait peut-être un sens dans les rues de Paris, où la foule, un peu à l’aventure il est vrai, avait accepté pour drapeau le rochet brodé d’un Brutus petit maître et tonsuré, mais non dans les rangs de cette noblesse étourdie jouant à la révolte, en Normandie, à la suite du duc de Longueville. Cette soi-disant émancipation de la noblesse, cette dernière convulsion de la féodalité expirante, comme nous disons nous autres, n’inspira au cadet de Saint-Denys qu’un fou rire qu’il satisfit tout à l’aise en écrivant sa satire intitulée : Retraite du duc de Longueville en Normandie.

L’arme nationale du ridicule a rarement été maniée avec autant d’adresse et de bonheur que dans ce petit pamphlet de seize pages, à la hauteur, pour le fond comme pour la forme, de la Satire Ménippée. Le duc de Longueville se décide à venir haranguer les conseillers du parlement de Rouen, après avoir fait toutefois observer par précaution, du haut d’une tour, la contenance du peuple. Le peuple est tout à la joie ; le parlement entraîné promet autant d’arrêts que l’on voudra, sans rien examiner, sous la condition qu’on supprimera le semestre, et le duc, en attendant l’armée qu’il aura, ne songe plus qu’à en distribuer les charges. Ici se déroule une suite de malins croquis, dessinés tous de main de maître. Varicarville, l’esprit fort, se refuse d’abord à tout emploi, « ayant appris de son Rabbi que, pour bien entendre le vieux Testament, il y faut une application entière, et même se réduire à ne manger que des herbes, pour se dégager de toute vapeur grossière. » Il accepte pourtant le soin de la police. « Mais, comme il arrive toujours cent malheurs, il avait oublié à Paris un manuscrit du comte Maurice, dont il eût tiré de grandes lumières pour l’artillerie et pour les vivres, ce qui fut cause vraisemblablement qu’il n’y eut ni munitions ni pain dans cette armée-là. » Saint-Ibal ne demande que l’honneur de faire entrer les ennemis en France ; on lui répond que messieurs les généraux de Paris se le réservent. Pour le comte de Fiesque, il obtient « une commission particulière pour les enlèvemens de quartier et autres exploits brusques et soudains, dont la résolution se peut prendre en chantant un air de la Barre, et dansant un pas de ballet. » Il y a là aussi un certain marquis d’Hectot, qui se fait donner le commandement de la cavalerie, « parce qu’il était mieux monté que les autres, qu’il était environ de l’âge de M. de Nemours lorsqu’il la commandait en Flandre, et qu’il avait une casaque en broderie toute pareille à la sienne. » Sur la même ligne se placent Hannerie et Caumenil, qui réclament la charge de maréchaux-de-camp, « Hanerie, fondé sur ce qu’il avait pensé être enseigne des gendarmes du roi ; Caumenil, sur ce qu’il s’en était peu fallu qu’il n’eût été mestre-de-camp du régiment de Monsieur. » Campion demande seulement à être maréchal de bataille, « pour apprendre le métier, avouant ingénuement qu’il ne le savait pas ; » Boucaule de même. « Il ne pouvait pas dire qu’il eût jamais vu d’armée, mais il alléguait qu’il avait été chasseur toute sa vie, et que, la chasse étant une image de la guerre, selon Machiavel, quarante ans de chasse valaient pour le moins vingt campagnes. Il voulut être maréchal-de-camp, et il le fut. »

Sans chercher à quitter le terrain de la critique littéraire, observons en passant, à titre de rapprochement historique, qu’hier encore les derniers rassemblemens de nos gentilshommes de l’Ouest, aussi inoffensifs, à vrai dire, que ceux de 1649, offraient presque le pendant de ce tableau si comiquement vrai. Au témoignage de quelques hommes de sens entraînés là par une de ces religions qui discutent rarement, et jamais qu’après, on ne trouvait que des généraux ; les plus modestes se faisaient officiers, toujours en raison de l’axiome de Machiavel, si ingénieusement appliqué par Boucaule. Au surplus, l’écrivain du XVIIe siècle a parfaitement saisi le côté général des ridicules qu’il avait sous les yeux, et, laissant de côté la joyeuse raillerie, il donne en terminant, avec une gravité empreinte de tristesse véritable, le dernier mot de toutes les frondes passées, présentes et futures. « Je me tiens heureux, dit-il, d’avoir acquis la haine de tous ces mouvemens-là, plus par observation que par ma propre expérience. C’est un métier pour les sots et pour les malheureux, dont les honnêtes gens et ceux qui se trouvent bien ne se doivent point mêler. Les dupes viennent là tous les jours en foule ; les proscrits, les misérables s’y rendent des deux bouts du monde : jamais tant de générosité sans honneur, jamais tant de beaux discours et si peu de bon sens ; jamais tant de desseins sans actions, tant d’entreprises sans effets ; toutes imaginations, toutes chimères ; rien de véritable, rien d’essentiel que la nécessité et la misère. » Croyez-vous bien que ceci ne soit pas de la philosophie à l’usage de notre temps ? Et que dites-vous de cet homme de fort bonne compagnie, qui trouve au bout de sa plume un pareil enseignement et dans une langue comme celle-là ?

La première fronde apaisée, les hauteurs de Condé en suscitèrent bientôt une seconde, et Saint-Évremond, cette fois, ne se déclara pas seulement le champion littéraire de la cour. Pendant que son ami Miossens le vengeait à Vincennes d’une plaisanterie mal prise, il marchait avec l’armée royale en Normandie, contre ces mêmes gentilshommes qu’il avait mis si plaisamment en scène. Au mois de septembre 1652, il reçut, en récompense de son zèle, un brevet de maréchal-de-camp, suivi le lendemain d’une pension de 3,000 livres. Il servit ensuite avec son ami M. de Candale, le fils du duc d’Épernon, puis en Flandre, sous les ordres du maréchal d’Hocquincourt, et, chemin faisant, il exerçait sa verve de droite et de gauche, en honnête homme qui prenait ses ébattemens, jetant son rire de tous les jours sur le papier, sans autre but que d’en faire part à ses amis. Ce fut ainsi qu’il fit la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec la père Canaye, écrite au sortir d’un dîner chez le maréchal.

Déjà avait commencé la grande querelle des jésuites et des jansénistes, et, bien loin derrière ceux-ci, pointait la secte anathématisée des esprits-forts ; entre les trois, le gros des gens de qualité manœuvrait au hasard, promenant une foi cavalière, peu d’accord, la plupart du temps, avec les idées qu’on se forme volontiers du grand siècle. Nul ne l’a mieux vu, ni surtout mieux rendu que Saint-Évremond, et cette bluette de gentilhomme bel-esprit est, à coup sûr, une des pages les plus instructives de notre histoire religieuse. « À qui parlez-vous des esprits-forts, dit le maréchal, et qui les a connus mieux que moi ? Bardouville et Saint-Ibal ont été les meilleurs de mes amis. Ce furent eux qui m’engagèrent dans le parti de monsieur le comte, contre le cardinal de Richelieu. Si j’ai connu les esprits-forts ! Je ferois un livre de tout ce qu’ils ont dit. Bardouville mort, et Saint-Ibal retiré en Hollande, je fis amitié avec La Frette et Sauvebœuf. Ce n’étoient pas des esprits ; mais de braves gens. La Frette étoit un brave homme et fort mon ami. Je pense avoir assez témoigné que j’étois le sien dans la maladie dont il mourut. Je le voyois mourir d’une petite fièvre, comme auroit pu faire une femme, et j’enrageois de voir La Frette, ce La Frette qui s’étoit battu contre Bouteville, s’éteindre ni plus ni moins qu’une chandelle. Nous étions en peine, Sauvebœuf et moi, de sauver l’honneur à notre ami, ce qui me fit prendre la résolution de le tuer d’un coup de pistolet pour le faire périr en homme de cœur. Je lui appuyois le pistolet sur la tête, quand un b… de jésuite, qui étoit dans la chambre, me poussa le bras et détourna le coup. Cela me mit dans une si grande colère contre lui, que je me fis janséniste. » Mais voilà notre janséniste qui devient amoureux de Mme de Montbazon. « Il y avoit toujours auprès d’elle un certain abbé de Rancé, un petit janséniste, qui lui parloit de la grace devant le monde, et l’entretenoit de toute autre chose en particulier. Cela me fit quitter le parti des jansénistes. Auparavant je ne perdois pas un sermon du père Desmares, et je ne jurois que par messieurs de Port-Royal. J’ai toujours été à confesse aux jésuites depuis ce temps-là, et si mon fils a jamais des enfans, je veux qu’ils étudient au collége de Clermont, sur peine d’être déshérités. »

Quant aux esprits-forts, le brave maréchal ne sauroit dire pourquoi il les a quittés. « Je ne l’ai que trop aimée, la philosophie, dit le maréchal, je ne l’ai que trop aimée, mais j’en suis revenu, et je n’y retourne pas. Un diable de philosophe m’avoit tellement embrouillé la cervelle de premiers parens, de pomme, de serpent, de paradis terrestre et de chérubins, que j’étois sur le point de ne rien croire. Le diable m’emporte si je croyois rien. Depuis ce temps-là je me ferois crucifier pour la religion. Ce n’est pas que j’y voye plus de raison, au contraire, moins que jamais ; mais je ne saurois que vous dire, je me ferois crucifier sans savoir pourquoi. »

À côté de cette figure insoucieuse et quelque peu brutale, celle du père Canaye, l’œil au ciel, et sur les lèvres un sourire éternel, à travers toutes les épreuves où le font passer les boutades du vieux seigneur, forme, par le contraste, un tableau de genre achevé. Cette scène délicieuse, dans sa férocité naïve, où le malencontreux jésuite intervient si fort à propos, n’a rien qui le déconcerte. « Remarquez-vous, monseigneur, remarquez-vous comme Satan est toujours aux aguets : Circuit quœrens quem devoret ? Vous concevez un petit dépit contre nos pères, il se sert de cette occasion pour vous surprendre, pour vous dévorer, pis que dévorer, pour vous faire janséniste. Vigilate, vigilate ; on ne sauroit être trop en garde contre l’ennemi du genre humain. » Le bon père veut ensuite persuader à son terrible hôte qu’il n’a pas convoité la plus belle du monde[1]. Le maréchal, qui n’a pas appris dans les ruelles « à aimer comme un sot, » et qui tient à l’en convaincre, saisit un couteau : « Voyez-vous, dit-il, si elle m’avoit commandé de vous tuer, je vous aurois enfoncé le couteau dans le cœur. » Étourdi par cette argumentation peu scolastique, le père se laisse aller à la peur, en présence du couteau qui demeure toujours levé : « Il s’éloignoit insensiblement du maréchal par un mouvement de fesse imperceptible. » Mais il se remet bientôt en selle. Quand vient l’épisode de l’abbé de Rancé : « Oh ! que les voies de Dieu sont admirables ! s’écrie-t-il. Que le secret de sa justice est profond ! Un petit coquet de janséniste poursuit une dame à qui monseigneur vouloit du bien. Le Seigneur miséricordieux se sert de la jalousie pour mettre la conscience de monseigneur entre nos mains. Mirabilia judicia tua, Domine. » Le triomphe du saint homme est complet, à cette bizarre déclaration de foi de l’ancien esprit-fort, tout prêt maintenant à se faire crucifier pour la religion sans savoir pourquoi. « Tant mieux, monseigneur, reprit le père d’un ton de nez fort dévot, tant mieux, ce ne sont point mouvemens humains, cela vient de Dieu. Point de raison ! c’est la vraie religion cela. Point de raison ! Que Dieu vous a fait, monsieur, une belle grace ! Estote sicut infantes ; soyez comme des enfans. Les enfans ont encore leur innocence, et pourquoi ? parce qu’ils n’ont point de raison. Beati pauperes spiritu ; bienheureux les pauvres d’esprit, ils ne pèchent point. La raison ? c’est qu’ils n’ont point de raison. Point de raison. Je ne saurois que vous dire. Je ne sais pourquoi. Les beaux mots ! Ils devroient être écrits en lettres d’or. Ce n’est pas que j’y voye plus de raison, au contraire, moins que jamais. En vérité, cela est divin pour ceux qui ont le goût des choses du ciel. Point de raison ! Que Dieu vous a fait, monseigneur, une belle grâce ! »

Cela peut marcher de front, pour la grace et la finesse, avec les meilleurs passages des Provinciales, et, de plus, Saint-Évremond a sur Pascal, qu’il a précédé de deux ans[2], cet avantage immense, qu’il est aussi peu janséniste que jésuite. Tout à l’heure il vient de faire, rien qu’avec les exclamations enthousiastes du père Canaye, le procès le moins théologique et le plus serré aux doctrines exagérées de la société de Jésus sur la race. Mais ce n’est pas là qu’est pour lui la question. Il voit clair au fond de ces controverses furibondes, et, quitte à parler pour eux, il faut que ses personnages lui livrent leur secret. « Quelle folie, lui dit le père Canaye dans un tête-à-tête confidentiel, trop confidentiel peut-être pour être bien historique ; quelle folie de croire que nous nous haïssions pour ne pas penser la même chose sur la grace ! Ce n’est ni la grace, ni les cinq propositions qui nous ont mis mal ensemble : la jalousie de gouverner les consciences a tout fait. »

Cette indépendance tranquille, ces libres allures d’un esprit moqueur et bien portant, sans préjugés, mais sans fièvre, font de Saint-Évremond une espèce de philosophe à part, en avance réellement, non pas d’un, mais de deux siècles, et qui trouverait plutôt sa place, s’il fallait le classer par ordre d’analogie, dans les rangs de l’école critique de ce temps que dans ceux de la phalange belliqueuse des encyclopédistes : du reste, philosophe d’instinct et à ses heures, comme il était écrivain, prenant avant tout le temps de vivre, et, pour le dire en passant, viveur des plus délicats et des plus raffinés. On connaît ce fameux ordre des Côteaux dont parle Boileau dans son repas ridicule, et sur lequel Bois-Robert fit la satire intitulée Les Côteaux. Or, les côteaux, ou mieux les trois côteaux, n’étaient autres que Bois-Dauphin, d’Olonne et, n’en déplaise aux convenances littéraires, Saint-Évremond en personne. Ils formaient à cette époque, avec le commandeur de Souvré, une bande privilégiée qui tenait le haut bout de la table, et dictait les lois de la bonne chère. L’évêque du Mans, M. de Lavardin, qui s’était mis aussi sur les rangs, avec autant de bonne volonté peut-être, mais moins de talent et de succès, se laissa aller un jour, au beau milieu d’un dîner, à une critique jalouse de ses heureux rivaux. « Ces messieurs, s’écria-t-il avec dépit, outrent tout à force de vouloir raffiner sur tout ; ils ne sauraient manger que du veau de rivière ; il faut que leurs perdrix viennent d’Auvergne, que leurs lapins soient de La Roche-Guyon ou de Versine. Ils ne sont pas moins difficiles sur le fruit ; et, pour le vin, ils n’en sauraient boire que des trois côteaux d’Ay, d’Haut-Villiers et d’Avenay. » Les trois amis relevèrent le mot et plaisantèrent si long-temps sur les côteaux de monsieur du Mans, que le nom leur en resta.

Les préoccupations culinaires n’absorbaient pas cependant Saint-Évremond au point de faire tache dans sa vie. Son vrai métier était toujours la guerre ; il assista à toutes les campagnes de Flandre jusqu’à la suspension d’armes de 1659. Toute cette période qui s’écoula entre la fronde et le traité des Pyrénées fut l’époque la plus heureuse de sa longue carrière. Recherché par tout ce que la cour avait de plus distingué, entouré d’amis dévoués et puissans, et donnant le ton par l’éclat et les séductions irrésistibles de son esprit, il n’était bruit que de lui dans les ruelles qu’il inondait de madrigaux, de dizains et de sonnets, aussi mauvais, il faut le dire, que tout ce qui se faisait alors à l’hôtel de Rambouillet.

Mes yeux, mes inutiles yeux,
Vous savez bien que dans ces lieux,
Iris fait toujours sa demeure,
Et si proche de ses appâts,
Ingrats ! vous souffrez que je meure
Du chagrin de ne la voir pas.

C’est sans doute après avoir jeté les yeux sur cette partie des œuvres de Saint-Évremond que le savant et judicieux Lemontey l’a rangé au nombre de « ces gens de cour et gens d’esprit qui daignaient faire des vers détestables. » Détestables ! ceux-là le sont assurément ; l’on a vu cependant que le chantre malheureux d’Iris avait en un jour d’assez bonnes inspirations, et ce n’est pas comme faiseur de petits vers qu’il faut apprécier Saint-Évremond. On peut croire qu’il sacrifia sans façon au goût qui régnait alors, mais il était sans doute le premier à rire de ses vers langoureux, si peu d’accord avec toutes ses habitudes d’esprit. Ceci n’est pas une excuse de biographe honteux, car quelques pages après cette excursion poétique dans le pays de Tendre vient justement une espèce de satire dirigée contre les maîtresses du genre, contre les précieuses, qu’il définit plaisamment, d’après Ninon de Lenclos, les jansénistes de l’amour. Celle-là, il l’aimait et la chantait à sa manière, en raison de cette maxime qui commence une de ses lettres, « qu’il n’y a rien de si honnête qu’une ancienne amitié, et rien de si honteux qu’une vieille passion. »

Il faut brûler d’une flamme légère,
Vive, brillante, et toujours passagère ;
Être inconstante aussi long-temps qu’on peut,
Car un temps vient que ne l’est pas qui veut.

Convenez que ce n’est plus là le même amoureux, et que le poète y gagne.

Notre heureux gentilhomme s’en allait ainsi devant lui, faisant blanc de sa plume et de son épée, jetant au vent son cœur et son esprit, côteau renommé, comme il l’écrivait en 1704, à milord Galloway, poète à la mode et philosophe sans système, ce qui est l’être deux fois ; il atteignait sa quarante-huitième année, sans avoir essuyé de véritable bourrasque, à travers une époque toute semée de troubles et de disgraces, et pouvait à bon droit croire sa vie fixée pour toujours ; mais il était loin de compte avec le sort. Tout indulgente et modérée que fût la moquerie de Saint-Évremond, elle était trop universelle, trop insoucieuse des personnes pour être sans danger à cette cour de France, telle que l’avait laissée Richelieu. Déjà Condé lui en avait appris quelque chose. En 1654, Mazarin lui avait fait sentir par une captivité de deux ou trois mois à la Bastille l’inconvénient de certaines plaisanteries. L’incorrigible railleur ne se contente pas de la leçon. En 1659, il suit le cardinal aux conférences d’où sortit la paix des Pyrénées, et pendant que d’un bout du royaume à l’autre les joyeuses volées de cloches convoquent la France entière à un Te Deum général, lui n’a rien de plus pressé que d’écrire en cachette au marquis de Créqui une longue lettre dans laquelle il couvre de ridicule et le négociateur et le traité. Jusque-là tout va bien. La lettre, après avoir passé seulement par un petit nombre de mains sûres, revient bientôt entre les mains de son auteur, qui tient sous clé le scandale, et, pour plus de sûreté, Mazarin meurt quelques mois après grand ami de Saint-Évremond, qu’il avait appelé au chevet de son lit de mort pour lui lire sa fameuse satire des troubles de Normandie. Celui-ci ne pensait déjà plus à rien ; mais voici que le roi le nomme pour être de ce voyage en Bretagne (1661), pendant lequel Fouquet fut arrêté, et, avant de partir, il laisse de confiance la cassette où sont ses papiers entre les mains de Mme du Plessis-Bellière, intime amie du surintendant. Arrive la catastrophe de Vaux ; les gens du roi font une descente chez tous les amis de Fouquet, et s’emparent de la cassette de Saint-Évremond, où Colbert et Le Tellier découvrent la fatale lettre sur la paix des Pyrénées. Les deux élèves de Mazarin, jaloux de se montrer fidèles à la mémoire récente encore de leur maître, jettent les hauts cris auprès du roi, et intéressent si bien sa susceptibilité personnelle dans cette affaire posthume, qu’ils obtiennent un ordre d’envoyer Saint-Évremond à la Bastille. Pendant ce temps, le satirique correspondant du marquis de Créqui, peu inquiet de son crime inédit de lèse-majesté, s’en revenait à petites journées de la maison de campagne du maréchal de Clérembaut. Un des gens de Gourville, envoyé en poste à sa rencontre, le joignit dans la forêt d’Orléans, et lui apprit qu’il marchait droit au-devant de la Bastille. L’exemple de Bassompière n’était pas rassurant, et Saint-Évremond, qui avait goûté une fois déjà du régime de la prison, ne se souciait pas de faire le pendant de cette longue infortune. Il alla se cacher d’abord en Normandie, chez ses parens ; puis, craignant une perquisition, il mena quelque temps une vie errante à travers les provinces frontières, marchant la nuit, et ne s’arrêtant qu’en lieu sûr. Las enfin de tant d’alarmes et de précautions, il sortit furtivement du royaume vers la fin de l’année, et se réfugia en Hollande, l’asile classique des proscrits de cette époque.

Il n’y avait là rien de fort effrayant pour un homme qui avait passé par la fronde et par Richelieu. Une fuite était un cas prévu dans la série des chances qui attendaient tout homme de cour. Du reste, après Gaston d’Orléans et tant d’illustres personnages, à finir par le grand Condé, il était bien permis à un simple maréchal de camp de passer la frontière, sinon en partie de plaisir, du moins comme une chose assez naturelle, et avec l’espoir légitime de revenir bientôt.

Saint-Évremond passa donc gaiement les premiers jours de l’exil. Il emportait avec lui assez d’argent comptant pour être de long-temps à l’abri du besoin, sans compter une rente de deux cents écus que lui avait faite le maréchal de Créqui, et sa légitime de Normandie. Il laissa bientôt la Hollande pour l’Angleterre, où l’appelaient de nombreux amis qu’il s’y était faits l’année précédente, lors de l’ambassade du comte de Soissons, venu à Londres avec l’élite de la cour de France pour fêter la restauration des Stuart. Bel esprit, savant viveur, et par-dessus tout causeur plein de sens et de séduction, Saint-Évremond avait eu le même succès à Londres qu’à Paris. À peine reparut-il à la cour joyeuse de Charles II, qu’il se vit entouré de tout ce qu’elle possédait d’esprits sérieux ou aimables et de seigneurs distingués, Cowley, Waller, Hobbes, le chevalier Digby, le duc d’Osmond, milord Croftz, les comtes de Saint-Albans et d’Arlington. Déjà avait commencé pour les Anglais cette réputation de libres penseurs qui sonnait si mal aux oreilles du grand roi, élevé au bruit de leur brutale révolution. La philosophie calme et indépendante de Saint-Évremond put respirer à l’aise dans cette atmosphère de tolérance universelle. Ni princes, ni ministres, ni jésuites, ni jansénistes, n’avaient beaucoup, à vrai dire, entravé ses allures, du temps qu’il était en France ; les décisions même de l’opinion, en matière politique comme en matière littéraire, avaient glissé sur sa raison sans l’entamer. Il manquait néanmoins à ces résistances instinctives d’un esprit maintenu droit par le sentiment seul de sa force, l’autorité de l’exemple et l’appui du milieu. Il trouva l’un et l’autre en Angleterre. Là, Saint-Évremond ne fut plus un esprit fort, mais un philosophe, philosophe exclusivement pratique il est vrai, en dehors de toute école et de toute théorie, et qu’on ne saurait rallier sous aucun drapeau scientifique, pas même sous celui du scepticisme, mais philosophe de bon aloi, enfant légitime de Rabelais et de Montaigne, ces vieux interprètes du bon sens gaulois, et quelque peu père de Voltaire lui-même, quoique, en fils honteux, le patriarche de Ferney ait paru renier le courtisan de Louis XIV et de Charles II.

L’occasion, le caprice, le plaisir de pourchasser des ridicules, avaient inspiré à Saint-Évremond ses premiers essais, composés à l’aventure, dans ses momens perdus. Les loisirs de l’exil lui remirent la plume à la main. Reprenant à tête reposée ses premières études sur l’antiquité, l’ancien secrétaire du grand Condé mit à profit les souvenirs de ses lectures sous la tente, et, pour son entrée dans la littérature sérieuse, il écrivit le livre sans contredit le plus remarquable de critique historique au XVIIe siècle. Les cent pages qui nous restent de ses Réflexions sur les divers génies du peuple romain paraîtraient peut-être un peu passées de mode aujourd’hui, après les hardiesses aventureuses et les progrès de la mise en scène de l’école moderne ; mais, à l’époque de Rollin et de Crévier, elles ne pouvaient sortir que d’une tête admirablement organisée. Elles sont, pour le sens et l’intelligence historiques, bien au-dessus des phrases éloquentes de l’Histoire universelle, et, n’en déplaise au XVIIIe siècle, elles ont pu fournir à Montesquieu le cadre et l’idée première de son fameux Essai. Ajoutons que, comme œuvre de style, elles peuvent soutenir la comparaison avec les maîtres. Nous ne citerons qu’une page prise au hasard.

« Les premières guerres des Romains ont été très importantes à leur égard, mais peu mémorables si vous en exceptez quelques actions extraordinaires des particuliers… Considérant ces expéditions en elles-mêmes, on trouvera que c’étoient plutôt des tumultes que de véritables guerres et, à dire vrai, si les Lacédémoniens avoient vu l’espèce d’art militaire que pratiquoient les Romains en ces temps-là, je ne doute point qu’ils n’eussent pris pour des barbares des gens qui ôtoient la bride à leurs chevaux pour donner plus d’impétuosité à la cavalerie, des gens qui se reposoient de la sûreté de leur garde sur des oies et sur des chiens dont ils punissoient la paresse ou récompensoient la vigilance. Cette façon grossière de faire la guerre a duré assez long-temps. Les Romains ont fait même plusieurs conquêtes considérables avec une capacité médiocre. C’étoient des gens fort braves et peu entendus qui avoient à faire à des ennemis moins courageux et plus ignorans : mais, parce que les chefs s’appeloient des consuls, que les troupes se nommoient des légions, et les soldats des Romains, on a plus donné à la vanité des noms qu’à la vérité des choses ; et sans considérer la différence des temps et des personnes, on a voulu que ce fussent de mêmes armées sous Camille, sous Manlius, sous Cincinnatus, sous Papyrius Cursor, sous Curius Dentatus, que sous Scipion, sous Marius, sous Sylla, sous Pompée et sous César… Les plus honnêtes gens n’ont pas manqué de discernement, et, sachant que tous les siècles ont leurs défauts et leurs avantages, ils jugeoient sainement en leur ame du temps de leur père et du leur propre ; mais ils étoient obligés d’admirer avec le peuple, et de crier quelquefois à propos, quelquefois sans raison : Majores nostri ! majores nostri ! comme ils entendoient crier aux autres. »

Malheureusement l’ordre et la suite manquent à cette série de chapitres aussi sensés que spirituels, et çà et là de graves lacunes s’y font sentir. Saint-Évremond était l’homme du monde qui attachait le moins d’importance à tout ce qui était sorti une fois de sa plume. Jamais il n’avait voulu descendre jusqu’aux libraires, qui s’en sont bien vengés depuis, et ses écrits continuaient à être colportés de la main à la main, en copies manuscrites. Quand plus tard on voulut rassembler en un faisceau ses œuvres éparses, on ne retrouva plus que la moitié des Réflexions. L’auteur insouciant refusa quelques heures de travail à son enfant mutilé, et ne pensa plus à un ouvrage qui, à lui seul, soutenu auprès du public par un homme tel que La Harpe et Marmontel, eût pu suffire à une honnête réputation d’historien et de philosophe.

Les Réflexions ne furent pas le seul fruit du premier séjour de Saint-Évremond en Angleterre. Il y écrivit aussi le Jugement sur César et sur Alexandre, puis le Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, fantaisies littéraires assez à la mode parmi les beaux esprits du temps, qui les préféraient aux œuvres de longue haleine, et que l’on pourrait comparer à nos feuilletons, dont elles ont à peu près l’importance. Il faut en excepter ce qui regarde Pétrone. Pétrone était l’auteur favori de Saint-Évremond. De tous les anciens, c’était celui qu’il trouvait le plus honnête homme. Il en parle avec cette bienveillance chaleureuse que chacun se sent malgré soi, quand il se juge lui-même en autrui. Et de fait rien ne ressemble au côteau Saint-Évremond, comme Pétrone, cet homme erudito luxu, cet arbiter elegantiarum que nous a dépeint Tacite. C’est la même physionomie, le même style, le même esprit, la même manière d’entendre la vie et la mort. Non content de l’avoir mis en honneur auprès du vainqueur de Rocroy, Saint-Évremond se fit son prôneur officieux, et lui donna ses grandes entrées dans la république des lettres, où jusqu’alors on l’avait jugé trop futile pour s’occuper beaucoup de lui. Il traduisit même sa Matrone d’Éphèse, et mit sur la voie La Fontaine, autre philosophe de la même école, moins l’erudito luxu, qui n’en sut pas moins retrouver sa parenté, et donner dans sa bibliothèque, c’est-à-dire dans celle de Mme de la Sablière, une place à Pétrone, entre Baruch et Rabelais.

Entre tous ses amis de Londres, Saint-Évremond en avait distingué deux, le duc de Buckingham et M. d’Aubigny, ce janséniste homme d’esprit qu’il mit en scène après le père Canaye. Ce furent eux qui le poussèrent à écrire sa comédie de Sir Politick would be (le prétendu politique), comédie « à la manière des Anglais, » est-il dit dans l’édition de ses œuvres ; et véritablement le goût français aurait peine à s’en accommoder tout-à-fait. Cela ne ressemble à rien de ce que nous appelons une comédie, ni comme intrigue, ni même comme dialogue. Il est vrai que Sir Politick n’a jamais eu la prétention de paraître sur les planches, et bien lui en a pris. Nous pouvons toutefois, sans outre-passer nos droits d’indulgence, demander grace pour un tableau de mœurs délicieusement touché, d’autant plus piquant pour nous que le même ridicule est encore aujourd’hui sous nos yeux, conservant les mêmes allures, avec cet attrait de plus qu’il a changé de place.

C’est un touriste allemand qui fait ainsi sa profession de foi :

« C’est une coutume générale en Allemagne que de voyager. Nous voyageons de père en fils, sans qu’aucune affaire nous en empêche jamais. Sitôt que nous avons appris la langue latine, nous nous préparons au voyage. La première chose dont on se fournit, c’est d’un itinéraire qui enseigne les voies ; la seconde, d’un petit livre qui apprend ce qu’il y a de curieux en chaque pays. Lorsque nos voyageurs sont gens de lettres, ils se munissent, en partant de chez eux, d’un livre blanc bien relié qu’on nomme Album amicorum, et ne manquent pas d’aller visiter les savans de tous les lieux où ils passent, et de le leur présenter, afin qu’ils y mettent leur nom ; ce qu’ils font ordinairement, en y joignant quelques propos sentencieux et quelque témoignage de bienveillance en toutes sortes de langues. Il n’y a rien que nous ne fassions pour nous procurer cet honneur, estimant que c’est une chose autant curieuse qu’instructive d’avoir connu de vue ces gens doctes qui font tant de bruit dans le monde, et d’avoir un specimen de leur écriture. Ce livre nous est aussi d’un grand secours dans nos débauches, car, lorsque toutes les santés ordinaires ont été bues, on prend l’Album amicorum, et faisant la revue de ces grands hommes qui ont eu la bonté d’y mettre leurs noms, on boit leur santé copieusement. Nous avons aussi un journal où nous écrivons nos remarques à l’instant même que nous les faisons. Rarement nous attendons jusqu’au soir ; mais jamais voyageur allemand ne s’est couché sans avoir mis sur le papier ce qu’il a vu durant la journée. Il n’y a point de montagne renommée qu’il ne nous soit nécessaire de voir. Qu’il y ait de la neige ou non, il n’importe, il faut aller au haut, s’il est possible. Pour les rivières, nous en devons savoir la source, la largeur, la longueur du cours, combien elles ont de ponts, de passages, et particulièrement où elles se déchargent dans la mer. S’il reste quelque chose de l’antiquité, un morceau d’un ouvrage des Romains, la ruine d’un amphithéâtre, le débris d’un temple, quelques arches d’un pont, de simples piliers ; il faut tout voir. Je n’aurais pas fait d’ici à demain, si je voulais vous compter tout ce que nous remarquons dans chaque ville. »

En regard de cet original se dessine avec non moins de bonheur la figure impertinente d’un petit marquis français qui s’inquiète bien « de savoir l’original, la copie, l’antique, le moderne, et cent autres fadaises de cette nature-là. » Il ne fait pas métier de voyageur ; mais, si l’envie lui prend de l’être « dans l’inutilité de la paix, dans l’absence d’une maîtresse, dans une disgrace qui arrive à la cour pour une belle action, » il n’a pas affaire de marbres, de tombeaux, de statues : « on cherche à connaître les cours étrangères pour voir si on y peut faire quelque chose ; on cherche à pratiquer les honnêtes gens et les dames. » Notez que c’est un marquis de cour, marquis sans marquisat, « ce qui n’est bon que pour les vieux seigneurs de province, qu’on ne voit pas dans les cabinets, » un de ces marquis « qui se font eux-mêmes leur qualité, sans avoir besoin du roi pour cela. » Notre homme vient en Angleterre, par exemple ; voici sa manière de voir le pays :

« Je regarde l’ordinaire le plus proche de Wite-Hall, qui soit bon, et où viennent les plus honnêtes gens : j’y vais dîner trois ou quatre fois, pour en rencontrer quelques-uns et lier avec eux un peu d’amitié. Je bois durant le repas à leur santé, sans oublier la civilité angloise après avoir bu. Si on parle de la bonté des viandes, je tranche tout net pour le bœuf d’Angleterre contre celui de Paris ; les viandes rôties au beurre me semblent meilleures que les lardées. Je me crève de poudin, contre mon cœur, pour gagner celui des autres ; et s’il est question de fumer au sortir de table, je suis le premier à faire apporter des pipes. À la fin, on se sépare. Les uns cherchent à jouer ; les autres vont à Wite-Hall : je suis les derniers ; et quand le roi passe, je m’approche le plus que je puis de sa personne. Écoutez ma manière, madame ; elle est assurément fort noble. Sitôt que sa majesté parle à quelqu’un, je me mets de la conversation : cela n’a-t-il point d’effet, j’élève le ton de la voix. Tout le monde me regarde. J’entends qu’on se demande à l’oreille : « Qui est ce François-là ? — Le marquis de Bousignac, » dis-je assez haut pour être entendu. Ce beau procédé les étonne, et je me rends maître généreusement de la conversation. Le même soir, je vais chez la reine, où j’en fais autant. On ne parle pas la langue, mais on fait une révérence de certain air qui attire les yeux des belles ; et, sans vanité, on a je ne sais quoi de galant qui ne leur déplaît pas. Familier en moins de rien avec tous les grands seigneurs : mylord, mylord, mylord-duc, je ne sais que dire après ; mais il n’importe, la familiarité s’établit toujours. Je rends visite à toutes les dames qui parlent françois, et dis en passant quelque méchant mot anglois aux autres. La mylédy sourit pour le moins, et quelquefois il se fait de petites conversations, où l’on ne s’entend point, fort agréables. Voilà, monsieur, ce qu’il nous faut de l’Angleterre pour nos courtisans et pour nos dames, non pas des tombeaux de Westminster, non pas Oxford et Cambridge. »

À peine écloses, toutes ces fantaisies de Saint-Évremond passaient la mer et venaient en France faire les délices de la cour et de la ville. Pour l’auteur, il restait toujours sous le coup d’une espèce de proscription, et soit qu’il se fût endormi dans la société de ses amis de Londres, soit que ceux qu’il avait à Versailles et à Paris eussent craint de mettre trop de chaleur dans leurs démarches, sous les yeux de Colbert et de Le Tellier, quatre ans s’étaient écoulés déjà sans que son affaire eût fait un pas. L’ennui le prit alors, mais cet ennui profond et maladif qui ne se rencontre guère qu’en Angleterre et qui est un cas sérieux de mort, le spleen pour tout dire. Sa santé commençait à dépérir, et la fameuse peste de Londres, dont les premiers symptômes se faisaient sentir alors, allait l’emporter sans doute, quand les médecins le renvoyèrent en Hollande (1664).

Revenu à La Haye, Saint-Évremond retrouva toutes les ressources de sa philosophie douce et patiente. « Après avoir vécu dans la contrainte des cours, écrivait-il au marquis de Créqui, je me console d’achever ma vie dans la liberté d’une république, où, s’il n’y a rien à espérer, il n’y a pour le moins rien à craindre. Quand on est jeune, il serait honteux de ne pas entrer dans le monde avec le dessein de faire sa fortune. Quand nous sommes sur le retour, la nature nous rappelle à nous, et, revenus des sentimens de l’ambition au désir de notre repos, nous trouvons qu’il est doux de vivre dans un pays où les lois mettent à couvert des volontés des hommes, et où, pour être sûrs de tout, nous n’ayons qu’à être sûrs de nous-mêmes. » Du reste, le pays qui avait servi d’asile à Descartes ne fut pas moins hospitalier pour Saint-Évremond. Sa réputation, qui recevait encore je ne sais quel lustre de sa disgrace, était alors dans tout son éclat. Ce qu’il y avait de plus distingué à La Haye se groupa autour de lui, comme on avait fait à Londres. Ministres, ambassadeurs, voyageurs illustres, sans compter les célébrités du pays, Vossius, Heinsius, Spinosa, recherchaient de toutes parts son commerce, et inclinaient volontiers leur supériorité d’hommes de science ou de grands seigneurs devant l’esprit et le sens de ce petit gentilhomme, écrivain par caprice et philosophe par instinct. Du nombre des plus empressés fut le comte de Lionne, le neveu du ministre de Louis XIV, qui, de retour en France, ne songea plus qu’à obtenir le rappel de Saint-Évremond. Mais il avait trop compté sur le crédit de son oncle. En vain fit-il jouer tous les ressorts en faveur de son protégé, en vain intéressa-t-il à sa cause Turenne lui-même et le tout-puissant Lauzun : le maître demeura inflexible, sans que rien expliquât en apparence cette obstination de rancune. Voltaire, qui se prétendait bien informé, en fait honneur à quelque mystérieuse histoire du genre de celle qui rendit Auguste sourd aux poétiques lamentations d’Ovide. Ce qu’il y a de plus probable, c’est qu’un secret instinct tenait le grand roi en garde haineuse contre cet esprit si dangereux de finesse et de liberté. L’homme qui s’accommodait si facilement du régime d’une république était un mauvais compagnon à donner aux courtisans de l’Œil-de-Bœuf.

Las de voir tous leurs efforts inutiles, les MM. de Lionne décidèrent enfin Saint-Évremond à leur écrire une lettre destinée à être montrée au roi, et, pour leur complaire, le satirique gentilhomme fit violence à sa nature jusqu’à descendre à la servilité. « Les ordres du roi, dit-il en finissant, ne trouvent aucun sentiment dans mon ame qui ne les prévienne par inclination, ou ne s’y soumette sans contrainte, par devoir. Quelque rigueur que j’éprouve, je cherche la consolation de mes maux dans le bonheur de celui qui les fait naître. J’adoucis la dureté de ma condition par la félicité de la sienne, et rien ne sauroit me rendre malheureux, puisqu’il ne sauroit arriver aucun changement dans la prospérité de ses affaires. » Phrases aussi affligeantes à lire, après ce que nous avons vu de Saint-Évremond, que certaines préfaces de Corneille et de Voltaire. Quoiqu’il soit d’assez mauvais goût à un biographe, dont le métier est de tout voir sans émoi, de se voiler la face devant les erreurs de ses héros, et de changer l’histoire en complainte, on ne saurait se défendre d’un sentiment de tristesse profonde en voyant les ames les plus fermes, les esprits les plus sains et les mieux faits, se mentir ainsi à eux-mêmes et venir nous gâter notre admiration. Le bas-empire n’aurait pas mieux trouvé, et cela dépasse le morituri te salutant, qui peut, à toute force, invoquer le correctif de l’ironie. Hâtons-nous d’ajouter que Saint-Évremond avait pour lui la grande excuse de l’ennui, dissolvant terrible à la longue, père aussi fécond que l’oisiveté, quoiqu’il n’ait pas eu les honneurs du proverbe. Tout choyé qu’il se voyait en Hollande, l’ancien compagnon de Candale, d’Olonne et de Bois-Dauphin, ne retrouvait plus là cette vie animée et complète, cette circulation rapide d’esprit, d’affaires et de plaisirs, qui devient la plus impérieuse des habitudes, et les souvenirs de Versailles et de Paris lui rendaient parfois La Haye bien monotone. Le découragement s’empara de lui quand il apprit que ses humbles protestations n’avaient servi de rien, et que le maître demeurait inexorable. Sa correspondance avec le comte de Lionne prend alors je ne sais quelle teinte chagrine, toujours spirituelle il est vrai, tout empreinte d’un abattement déguisé par l’expression. « Je me contente de l’isolement, dit-il, quand il se faut passer des plaisirs. J’avois encore cinq ou six années à aimer la comédie, la musique, la bonne chère ; il faut se repaître de police, d’ordre, d’économie, et se faire un amusement languissant à considérer des vertus hollandaises peu animées. »

Cependant son parti était pris, et, renonçant à tout espoir de retour, il s’arrangeait déjà pour mourir entre Spinosa et Vossius, son ami de lettres, comme il l’appelait, quand le chevalier Temple lui apporta, en 1670, des lettres du comte d’Arlington, qui l’invitait à revenir à Londres, où Charles II lui offrait une pension de 300 livres sterling. C’était un coup de fortune pour le pauvre cadet de Normandie, dont les affaires s’étaient cruellement dérangées en France par suite de cette absence prolongée. Il accepta Londres « comme un milieu entre les courtisans français et les bourguemestres de Hollande, » et repassa la mer pour la dernière fois. À peine était-il en Angleterre, qu’il apprit la mort du marquis de Lionne, et la disgrace de Lauzun, plus éclatante encore, s’il était possible, que sa fortune ; privé du même coup de ses deux protecteurs les plus puissans, il doit se résigner sérieusement à sa vie d’exilé.

Mais l’opinion n’avait pas ratifié l’interdiction royale. Habitant de Londres ou de La Haye, Saint-Évremond n’avait pas cessé d’appartenir à la France, non pas seulement par ses amitiés privées, mais par les sympathies de sa parole, arrivant toujours, pour ainsi dire, incognito, et toujours avidement recueillie. Pendant son séjour en Hollande (1668), il courut dans Paris une dissertation manuscrite sur l’Alexandre de Racine, où l’on rappelait le nouveau-venu à ce sentiment plus viril de l’antiquité dont Corneille avait eu le secret, et où, sapant son œuvre par la base, on lui reprochait tout crûment de n’avoir « connu ni Alexandre, ni Porus. » « Porus, disait le critique anonyme, Porus que Quinte-Curce dépeint tout étranger aux Grecs et aux Perses, est ici purement Français : au lieu de nous transporter aux Indes, on l’amène en France, où il s’accoutume si bien à notre humeur, qu’il semble être né parmi nous, ou du moins y avoir vécu toute sa vie. » Puis venait un pompeux éloge du grand Corneille, roi déshérité de la scène depuis Andromaque et Britannicus, et une théorie de l’amour tragique tout à l’avantage de l’auteur du Cid et de Cinna. La pièce fit du bruit ; elle avait été lancée dans la circulation par Mme la présidente Bourneau, « une femme fort vue en Angleterre, » qui l’avait reçue en confidence de Saint-Évremond. Déjà Barbin avait mis la main dessus, et se préparait à l’étaler sur les degrés de la Sainte-Chapelle. Les amis de Racine s’en émurent, et l’écho en arriva sans doute jusqu’à l’auteur, qui, fatigué à son ordinaire du retentissement qu’avaient ses moindres productions, écrivit à Lionne pour se plaindre de l’indiscrète présidente. « Je hais extrêmement, disait-il, de voir mon nom courir par le monde, presqu’en toutes choses, et particulièrement en celles de cette nature. Je ne connois point Racine ; c’est un fort bel esprit que je voudrois servir, et ses plus grands ennemis ne pourroient pas faire autre chose que ce que j’ai fait sans y penser. »

Cette fois, du reste, il se trouva glorieusement dédommagé de ses ennuis d’auteur à la mode. Le vieux Corneille se sentit remué, au milieu des déboires de sa décadence, d’un hommage qui lui venait de si bon lieu. Il écrivit à Saint-Évremond pour le remercier, et cette lettre du grand poète, perdue dans le recueil des œuvres du gentilhomme, n’est pas une des choses les moins curieuses qu’il renferme. « Vous m’honorez de votre estime, écrivait Corneille, avec la fierté douloureuse du lion moribond ; vous m’honorez de votre estime, en un temps où il semble qu’il y ait un parti fait pour ne m’en laisser aucune. Vous me soutenez, quand on se persuade qu’on m’a abattu, et vous me consolez glorieusement de la délicatesse de notre siècle, quand vous daignez m’attribuer le bon goût de l’antiquité. C’est un merveilleux avantage pour un homme qui ne peut douter que la postérité ne veuille bien s’en rapporter à vous : aussi je vous avoue après cela que je pense avoir quelque droit de traiter de ridicules ces vains trophées qu’on établit sur les débris imaginaires des miens, et de regarder avec pitié ces opiniâtres entêtemens qu’on avoit pour les anciens héros refondus à notre mode. »

Et plus loin :


« Que vous flattez agréablement mes sentimens, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies, et la fidélité avec laquelle nous devons conserver à ces vieux illustres ces caractères de leur temps, de leur nation et de leur humeur ! J’ai cru jusqu’ici que l’amour étoit une passion trop chargée de foiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes ames ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis, mais vous vous déclarez du mien. N’est-ce pas assez pour vous en être redevable au dernier point, et me dire toute ma vie,

« Monsieur,
« Votre très humble et très obéissant serviteur,
« Corneille. »


Il deviendrait trop long de suivre pas à pas Saint-Évremond dans sa longue vie littéraire. Il avait cinquante-sept ans quand il vint pour la seconde fois en Angleterre. Pendant trente-trois ans qu’il vécut encore, il resta le libre penseur, l’écrivain de fantaisie que nous avons montré. Le théâtre et les anciens étaient les sujets ordinaires sur lesquels s’exerçait sa verve complaisante, toujours au service d’une prière, d’une invitation, souvent d’un caprice. La vieillesse le prit ainsi, tranquille et résigné, promenant sur toutes choses un regard limpide et serein, et laissant cheminer, la bride sur le cou, son intelligence vierge du mors et de l’éperon, uniquement inquiet de jouir de lui-même, et d’en faire jouir les gens qu’il aimait. On a fait de Saint-Évremond un épicurien. Peu lui importe Épicure, comme aussi bien tout autre arrangeur de systèmes. Tout ce qui sent l’effort, tout ce qui se pose en parti pris, l’effraie ; constance et vertu même sont pour lui des mots trop sévères dont il n’ambitionne pas l’éclat. Il préfère se laisser aller paresseusement à la pente d’une nature indulgente et sage qui l’emmène doucement au travers, ou plutôt à côté des embarras de la vie. C’est là de la morale relâchée, si l’on veut, mais relâchée de si bonne foi, et d’un résultat si inoffensif, exposée surtout avec tant de grace et de charme, qu’en vérité elle peut demander à ceux qui s’appellent les gens vertueux, qui d’entre eux osera bien lui jeter la première pierre. On peut en suivre tout au long les développemens et les principes dans la lettre de Saint-Évremond au maréchal de Créqui, « qui m’avoit demandé en quelle situation étoit mon esprit, et ce que je pensois de toutes choses dans ma vieillesse. » Il donne là son dernier mot, sans vanterie ni fausse honte, avec une bonhomie douce et fine, capable de désarmer les plus rigides.

« Quand il m’est arrivé des malheurs, je m’y suis trouvé naturellement assez peu sensible, sans mêler à cette heureuse constitution le dessein d’être constant ; car la constance n’est qu’une longue attention à nos maux. Elle paroît la plus belle vertu du monde à ceux qui n’ont rien à souffrir, et elle est véritablement comme une nouvelle gêne à ceux qui souffrent. Les esprits s’aigrissent à résister, et au lieu de se défaire de leur première douleur, ils en forment eux-mêmes une seconde. Sans la résistance, ils n’auroient que le mal qu’on leur fait ; par elle, ils ont encore celui qu’ils se font. C’est ce qui m’oblige à remettre tout à la nature dans les maux présens : je garde ma sagesse pour le temps où je n’ai rien à endurer. Alors, par des réflexions sur mon indolence, je me fais un plaisir du tourment que je n’ai pas, et trouve le secret de rendre heureux l’état le plus ordinaire de la vie.

...... « L’état de la vertu n’est pas un état sans peine. On y souffre une contestation éternelle de l’inclination et du devoir. Tantôt on reçoit ce qui choque, tantôt on s’oppose à ce qui plaît, sentant presque toujours de la gêne à faire ce que l’on fait, et de la contrainte à s’abstenir de ce que l’on ne fait pas. Celui de la sagesse est doux et tranquille. La sagesse règne en paix sur nos mouvemens, et n’a qu’à bien gouverner des sujets, au lieu que la vertu avoit à combattre des ennemis.

« Je puis dire de moi une chose assez extraordinaire et assez vraie, c’est que je n’ai jamais senti en moi-même ce combat intérieur de la passion et de la raison. La passion ne s’opposoit point à ce que j’avois résolu de faire par devoir, et la raison consentoit volontiers à ce que j’avois envie de faire par un sentiment de plaisir. Je ne prétends pas que cet accommodement si aisé me doive attirer de la louange : je confesse au contraire, que j’en ai été plus vicieux ; ce qui ne venoit point d’une perversité d’intention qui allât au mal, mais de ce que le vice se faisoit agréer comme une douceur, au lieu de se laisser connoître comme un crime. »

Hâtons-nous de dire, pour notre responsabilité morale vis-à-vis de ceux qui n’entendent point facilement raillerie à l’endroit de cette pauvre vertu, si lestement sacrifiée par notre philosophe, hâtons-nous de dire que nous ne présentons point ceci comme un enseignement. Lui-même, au surplus, ne cherche point à ériger en théorie la méthode qu’il s’applique, et cette complaisance mutuelle de la passion et de la raison, si commode pour arranger sa vie, il sait bien nous la donner pour ce qu’elle vaut. C’est moins une prédication qu’une confession qu’il fait là, confession sans remords, il est vrai, et qui n’invoque point d’absolution. C’est le récit d’un homme qui s’est fait sa route par les sentiers les plus faciles, et qui s’accuse en riant de paresse.

Il est curieux après cela de voir quelle sorte de chrétien faisait Saint-Évremond. À coup sûr, celui-là ne devait pas l’être à la façon de Bossuet ou de Pascal. Sans parler de la pratique dont il fait évidemment bon marché, il n’accepte guère que ce qui lui plaît de la croyance. Nous avons déjà vu sur quel ton d’ironique incrédulité il le prend avec les grandes questions religieuses qui mettaient aux prises les docteurs de son temps, et quel mince respect il garde aux docteurs eux-mêmes. Dans sa comédie des Opéras, œuvre assez faible du reste, composée dans le but d’amuser Mme de Mazarin, Saint-Évremond amène l’histoire du médecin Guillaut, qui fait appeler monsieur le théologal, son bon ami, « pour prendre congé de ce monde entre ses mains, et se préparer à l’autre. » Son ame est en assez bonne assiette, n’était une chose, dit-il, qui l’inquiète : « C’est d’avoir abusé le peuple trente ans durant, dans la profession et l’exercice d’une science où je ne croyois point. » — « Scrupule d’un homme affoibli par la maladie, s’écrie Millaut le théologal ; chacun fait son métier, et n’en répond pas. Je suis théologal il y a vingt ans, et ne suis pas plus assuré de ma théologie que vous de votre médecine ; cependant je n’ai pas le moindre scrupule, car, comme j’ai dit, chacun sa profession. » Une sorte de répulsion instinctive se laisse apercevoir chez Saint-Évremond toutes les fois que viennent à se rencontrer sous sa plume ces mots encore si révérés de docteurs et de théologiens. « Il n’y a rien de si bien établi chez les nations, dit-il quelque part, qu’ils ne soumettent à l’extravagance du raisonnement. On brûle un homme assez malheureux pour ne pas croire en Dieu, et cependant on demande publiquement dans les écoles s’il y en a un. »

Ces plaisanteries à bout portant de notre gentilhomme esprit fort ouvrent évidemment la voie aux hardiesses religieuses du XVIIIe siècle. Il y a loin pourtant de cette méfiance moqueuse d’honnête homme qui fait ses réserves aux sarcasmes, trop souvent grossiers, de Voltaire, aux invectives furibondes de Raynal et de Diderot. Saint-Évremond reste chrétien, quoi qu’il en ait ; quand il parle du christianisme, il dit nettement « notre religion, » et même il ne s’agit pas seulement avec lui d’un christianisme vague et purement philosophique, comme il s’en fabrique aujourd’hui. « Dans la diversité des créances qui partagent le christianisme, dit-il, la vraie catholicité me tient autant par mon élection que par habitude et par les impressions que j’en ai reçues. » Croyant, incrédule, railleur de bonne foi, avec des retours sincères au sentiment religieux, il laissait flotter tranquillement son esprit, disant, sans s’émouvoir, « que le plus dévot ne peut venir à bout de croire toujours, ni le plus impie de ne croire jamais. » Dans un portrait qu’il s’est plu à faire de lui-même, Saint-Évremond expose tout à l’aise cette incrédulité pacifique, en quelques vers, assez mauvais du reste, mais qui n’ont à coup sûr rien d’impie.

De justice et de charité,
Beaucoup plus que de pénitence,
Il compose sa piété ;
Mettant en Dieu sa confiance,
Espérant tout de sa bonté,
Dans le sein de sa providence
Il trouve son bonheur et sa félicité.

Rousseau aurait appelé cela du déisme, et Fénelon du quiétisme : c’est tout simplement le laisser-aller d’un esprit qui se possède sans lutte et sans effort ; mais, de quelque nom qu’on l’habille, cela ne doit faire peur à personne.

Avant d’arriver au terme de cette longue carrière, doucement fournie au milieu de tant d’agitations, il faut passer par un de ces calmes amours de vieillard, qui ont tant de fraîcheur et de grace quand on ne cherche pas à transiger avec ses cheveux blancs. En 1675, l’arrivée à Londres de la duchesse de Mazarin vint porter le dernier coup aux regrets déjà bien pâles de notre exilé, qui atteignait alors sa soixante-deuxième année. Hortense Mancini, l’une de ces fameuses nièces de Mazarin, qui avaient pensé donner une reine à la France, était alors une des femmes les plus célèbres de ce monde cosmopolite des cours et des cabinets, pour nous servir d’une expression de notre marquis de Bousignac. Charles II, du temps qu’il n’était encore que simple prétendant, l’avait demandée jusqu’à deux fois en mariage sans pouvoir l’obtenir du Mazarin, et, malgré l’affront de ce double refus, il était encore tout prêt à l’épouser lors de son retour en Angleterre, si ses ministres ne fussent intervenus. Le duc de Savoie se mit ensuite sur les rangs sans plus de succès. Il faut dire que la dot était de vingt millions, ce qui donnait à l’oncle quelque droit de faire le difficile. Par une cruelle dérision, la pauvre Hortense, pour qui les rois et les princes n’étaient pas assez bons, tomba, avec sa dot, entre les mains du maréchal de La Meilleraye, espèce de maniaque bigot et taquin, qui prit son nom au lieu de lui donner le sien, et la rendit en revanche la plus malheureuse femme du monde. Enfant volontaire et gâté, légère, galante, amoureuse avant tout de mouvement et de liberté, et chrétienne indigne en vraie nièce de cardinal, Mme Mazarin se trouva soumise à une sorte de vie claustrale, à laquelle, par un raffinement de rigorisme conjugal, on refusait même les consolations inoffensives de l’indépendance intérieure. Il faut ajouter qu’elle le rendit bien à M. de La Meilleraye. Après sept ans d’espiègleries mutines, de bouderies, de fuites à l’hôtel Conti, à l’hôtel Soissons, aux abbayes de Chelles et de Sainte-Marie de la Bastille, elle s’habille en homme par une belle nuit de juin 1668, avec une de ses filles nommée Nanon, et se lance à travers champs sous la singulière sauvegarde d’un domestique de son frère, le duc de Nevers, et de Courbeville, un gentilhomme au duc de Rohan, qu’elle n’avait jamais vu. Elle alla ainsi jusqu’à Milan, où l’attendait sa sœur, Mme la connétable, et dit adieu de grand cœur à la France, sa patrie de passage, laissant à Nevers le soin de chansonner les infortunes conjugales de son beau-frère.

Une fois jetée dans cette vie d’exception, Mme Mazarin courut quelque temps le monde ; elle alla de Milan à Venise, de Venise à Sienne, de Sienne à Rome, reparut en France, puis repassa les Alpes, voyageant, ainsi que disait Mme de Grignan, qui lui donna des chemises comme elle passait à Aix, « en vraie héroïne de roman, avec force pierreries et point de linge blanc. » Des millions de cette dot tant vantée, il ne restait à la belle fugitive qu’une pension de vingt-quatre mille francs, assez maigrement servie par l’époux délaissé. Encore la devait-elle à un ordre exprès du roi, qui n’avait oublié ni la nièce de Mazarin, ni surtout la sœur de Marie Mancini. Quand Mme de Mazarin revint en France pour solliciter sa pension, on voulut la retenir à la cour. « M. de Lauzun me demanda, dit-elle dans ses mémoires, ce que je voulois faire avec mes vingt-quatre mille francs ; que je les mangerois au premier cabaret, et que je serois contrainte de revenir après, toute honteuse, en demander d’autres qu’on ne me donneroit pas. » Mais l’amour de l’indépendance fut plus fort. Elle préféra s’enterrer à Chambéry, sous la protection de son ancien soupirant le duc de Savoie. Quand celui-ci vint à mourir, la cour d’un autre de ses adorateurs, du roi Charles II, lui offrit un asile. Charles vivait alors sous les lois de la duchesse de Portsmouth, favorite altière et détestée, qui avait fait de son royal amant le très humble pensionnaire de Louis XIV. Le parti national voulut combattre cette influence funeste, et fit proposer tout simplement à Mme Mazarin de venir détrôner la maîtresse régnante. Il n’y avait là rien d’offensant dans les idées du temps. Hortense accepta sans façon la concurrence, et n’eut qu’à paraître pour rallumer chez le roi les feux du prétendant. Déjà l’astre de la duchesse pâlissait : sa rivale avait reçu du roi une pension de quatre mille livres sterling, et la cour attentive était en suspens ; mais, aussi légère en intrigue qu’en mariage, la nouvelle venue s’éprit tout à coup d’une belle passion pour un certain prince… de Monaco, et ne s’occupa plus du Stuart, qui, de dépit, lui retira sa pension, pour la lui rendre, il est vrai, bientôt après. Quant à elle, tout insoucieuse d’avoir manqué pour un caprice son sceptre de la main gauche, elle ne pensa plus qu’à mener joyeuse vie à Londres, et fit de sa maison une espèce de pendant à feu l’hôtel de Rambouillet. « On s’y entretenoit sur toutes sortes de sujets ; on disputoit sur la philosophie, sur l’histoire, sur la religion ; on raisonnoit sur les ouvrages d’esprit et de galanterie, sur les pièces de théâtre, les auteurs anciens et modernes, l’usage de notre langue, etc.[3]. » Comme Hortense était moins exclusivement littéraire que la fameuse Julie, les plaisirs avaient aussi leurs entrées dans son cercle. Morin, qui avait importé la bassette en Angleterre, taillait d’ordinaire chez elle, et l’on ne s’y contentait pas toujours de « raisonner sur les ouvrages de galanterie. » Bref, tout y allait de façon que son dévot mari, dans un factum qu’il fit imprimer plus tard contre elle, crut pouvoir le prendre sur ce ton curieux : « Mme Mazarin faisoit de sa maison un bureau public de jeu, de plaisir et de galanterie ; une nouvelle Babylone, où des gens de toutes nations, de toutes sectes, parlant toutes sortes de langues, marchoient en confusion sous l’étendart de la fortune et de la volupté. » Telle était, en corrigeant toutefois la pieuse exagération de cette phrase biblique, telle était la femme au char de laquelle notre philosophe demeura enchaîné pendant vingt-quatre ans.

Admis d’abord avec la foule aux séances académiques, dont le poids reposait en grande partie sur lui, Saint-Évremond conquit bientôt l’intimité, puis finit par se déclarer amoureux, mais amoureux de si bonne grace et si peu exigeant, que le ridicule ne l’atteignit jamais. Rien n’est touchant et paternel comme les petites lettres où lui-même plaisante avec sa passion. Il se laisse aller, avec cette calme négligence des esprits qui ont la conscience de leur force, aux caprices, aux railleries, aux agaceries d’enfant de la folle vagabonde, selon l’expression d’un mauvais plaisant, dans un sonnet satirique du temps. « Pour les attentats que vous me conseillez, écrivait-il au comte d’Olonne, je suis peu en état de les faire, et elle est en état de les souffrir. S’il faut veiller les nuits entières, on ne me donne pas quarante ans. S’il faut faire un long voyage avec le vent et la pluie, quelle santé que celle de M. Saint-Évremond ! Veux-je approcher ma tête de la sienne, sentir des cheveux et baiser le bout de l’oreille, on me demande si j’ai connu Mme Gabrielle, et si j’ai fait ma cour à Marie de Médicis. Le papier me manque. Je vous prie de me mettre au rang des amis solides. Miracle-d’Amour est votre servante. » Et au comte de Saint-Albans : « Mme Mazarin a les mains bonnes pour voler mes fiches, et pour jeter une carte du talon, quand je joue sans prendre avec quatre matadors. Je m’adresse à M. de Monaco, qui me dit sérieusement, et avec un air de sincérité : — De bonne foi, monsieur, monsieur de Saint-Évremond, je regardois ailleurs. — Votre ami, M. de Saissac, rit beaucoup et ne décide rien. M. Courtin déclare que « la vexation est grande. » Mais toutes les déclarations de M. Courtin font peu d’effet. »

Miracle-d’Amour ne se contentait pas de tricher au jeu son vieil adorateur. Aussi leste avec ce grand esprit qu’elle l’était avec toute personne et toute chose, la belle Hortense trouvait je ne sais quel malin plaisir à se faire un jouet de son Saint-Évremond. Tantôt, en Dulcinée farouche, elle le renvoyait aux infortunes du chevalier de la Triste Figure ; tantôt, s’émancipant tout-à-fait, elle ne l’appelait plus que son vieux satyre. Lui, toujours égal et de bonne humeur, se prêtait avec sa douce gaieté aux fantaisies irrévérencieuses de l’enfant gâté, et remontait avec un aplomb spirituel sur le terrain glissant d’une galanterie surannée. « On porte envie, lui écrivait-il, aux injures que vous me dites ; il n’y a personne qui ne voulût être appelé sot, comme je le suis : cependant, madame, il y a des graces moins détournées, des graces plus naturelles, que je voudrois bien recevoir. Tout le monde est présentement dans mes intérêts : Mme Hyde vous tient quitte de l’assiduité que vous lui avez promise à ses couches, pourvu que vous vous portiez de bonne grace à m’obliger ; Mlle de Beverwert est prête à rendre des oracles en ma faveur. Il me semble que je la vois, les cheveux en désordre et les coëffes de côté, tout inspirée de son Dieu, vous dire impérieusement : Baisez le vieillard, reine, baisez-le. Que ferez-vous, madame ? Négligerez-vous les prières, les avertissemens, les oracles ?… S’il en est ainsi, madame, plus de sainteté, plus de sagesse, plus de reconnoissance, plus de justice. Adieu toutes les vertus. Vous serez comme une simple femme, comme une petite coquette, à qui une ride fait peur, et que des cheveux blancs peuvent effrayer. »

Le bruit de cette passion vint bientôt jusqu’en France, et le commentaire ne dut pas lui manquer ; néanmoins, comme derrière ces plaisanteries de part et d’autre se cachait un sentiment vrai, une affection réelle et solide, une de ces amitiés où la question de sexe entre, il est vrai, pour leur donner quelque chose de plus tendre, mais qui n’emploient les mots d’amour que comme un masque sans conséquence, il n’y eut que du respect à Paris ainsi qu’à Londres pour une liaison qui vengeait bien Mme de Mazarin des petits vers des beaux esprits et des indignations vertueuses de certaines gens. Ce fut elle qui retint Saint-Évremond en Angleterre quand vint la révolution de 1688. Le comte de Grammont lui fit savoir que le roi se relâchait enfin de son inflexible sévérité. « Ce prince, dit Desmaizeaux, voyant que la guerre allait s’allumer entre les deux nations, craignit qu’il n’y eût du danger pour M. de Saint-Évremond à demeurer au milieu d’un peuple irrité contre la France. » Singulière attention pour un sujet oublié, qui, après vingt ans d’absence, avait, pour ainsi dire, changé de patrie ! Le vieil exilé en fut peu touché. Il répondit au comte de Grammont qu’il était trop vieux pour se transplanter ; que d’ailleurs il aimait mieux rester, par choix, à Londres, où il était connu de ce qu’il y avait d’honnêtes gens, où l’on était accoutumé à sa loupe[4] et à ses cheveux blancs, à ses manières et à son tour d’esprit, que de retourner en France, où il avait perdu toutes ses habitudes, où il serait comme étranger, et où à peine connaîtrait-il un autre courtisan que le comte de Grammont lui-même.

Dix ans après, Mme Mazarin mourut à sa maison de campagne de Chelsey. Miracle-d’Amour avait alors cinquante-trois ans ; mais c’était une de ces beautés de pure race sur lesquelles le temps semble ne point avoir de prise. Au dire de tous, elle avait conservé toute sa fraîcheur, et, pour Saint-Évremond, qui arrivait à sa quatre-vingt-sixième année, elle était encore aussi belle que le premier jour. Tous les amis du survivant s’émurent à ce coup. « Quelle perte pour vous, monsieur ! lui écrivit Ninon de Lenclos, restée fidèle à sa manière à son amoureux de 1658 ; si on n’avait pas à se perdre soi-même, on ne se consolerait jamais. » Les instances devinrent plus vives alors pour le rappeler à Paris ; mais cette ame si douce et si ferme à la fois se trouvait enfin brisée, et ne pensait plus qu’à laisser arriver son heure. Saint-Évremond refusa obstinément ce qu’il avait tant désiré autrefois. Du reste, il est impossible de s’envelopper dans son manteau en s’y drapant moins qu’il ne le fait. « Vous ne pouviez, écrivait-il au marquis de Canaples, vous ne pouviez me donner de meilleures marques de votre amitié qu’en une occasion où j’ai besoin de la tendresse de mes amis et de la force de mon esprit pour me consoler. Quand je n’aurois que trente ans, il me seroit difficile de pouvoir rétablir l’agrément d’un pareil commerce. À l’âge où je suis, il m’est impossible de le remplacer. Le vôtre, monsieur, et celui de quelques personnes qui prennent part encore à mes intérêts, me seroient d’un grand secours à Paris : je ne balancerois pas à l’aller chercher, si les incommodités de la dernière vieillesse n’y apportoient un grand obstacle. D’ailleurs, que ferois-je à Paris, que me cacher ou me présenter avec différentes horreurs, souvent malade, toujours caduc, décrépit ? On pourroit dire de moi ce que disoit Mme de Cornuel d’une dame : Je voudrois bien savoir le cimetière où elle va renouveler de carcasse. »

Dès ce moment, Saint-Évremond ne fit plus que languir. La vieillesse, qu’il avait portée jusque-là avec gaillardise, s’alourdit tout à coup sur sa tête. La verve et la gaieté s’en allèrent à petit bruit : une seule chose restait debout, cette inaltérable raison qui n’avait jamais failli chez lui, et qui se maintint haute et droite jusqu’à la fin. Ce fut sur ces entrefaites que Barbin vint frapper à sa porte, son catalogue à la main. Il demandait à son auteur son portrait d’abord, puis ses dernières productions, et la liste de ses œuvres triées au milieu du chaos informe des Saint-Évremontiana. Précisément à cette époque, Saint-Évremond écrivait un jour : « À l’âge où je suis, une heure de vie bien employée vaut mieux que toute la renommée du monde. » Il répondit à Barbin : « Si j’étois jeune et bien fait, je ne serois pas fâché qu’on vît mon portrait à la tête d’un livre ; mais c’est faire un mauvais présent au lecteur que de lui donner la vieille et vilaine image d’un homme de quatre-vingt-six ans. » Et pour le reste il ajouta : « Le peu d’esprit que j’ai eu autrefois est tellement usé, que j’ai peine à en tirer aucun usage pour les choses mêmes qui sont nécessaires à la vie. Il ne s’agit plus pour moi de l’agrément ; mon seul intérêt, c’est de vivre. »

Cet homme qui se plaisait tant à vivre se rattacha tout prosaïquement, sur la fin, aux jouissances de la table, les seules qui rallumassent en lui quelque étincelle. C’est l’idée qui prédomine dans sa correspondance. Pour ne citer qu’un fragment entre les autres : « M. de La Pierre est arrivé, écrivait-il à son médecin Sylvestre, qui m’a donné onze pêches qui valent onze cités, pour parler comme les Espagnols quand ils veulent faire valoir les présens qu’ils reçoivent. Les douleurs que je ressens présentement me rappellent à mon mal. Je voudrois bien que vous m’eussiez guéri avec le régime de Boughton, les perdreaux, les truffes, etc. »

Quelque temps auparavant, il écrivait à Ninon de Lenclos « À quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien, je ne soupe pas mal ; on fait des héros pour un moindre mérite que le mien. » Mais le souvenir de celle qu’il avait perdue le poursuivait jusque-là. « Si la pauvre Mme Mazzarin vivoit encore, disait-il ailleurs à son docteur, elle auroit des pêches dont elle n’auroit pas manqué de me faire part ; elle auroit des truffes que j’aurois mangées avec elle, sans compter les carpes de Newhall. »

Malgré cette fidélité aux morts, avec les habitudes de causeries galantes qu’il s’était faites, Saint-Évremond ne pouvait se sevrer pourtant d’amitiés de femme. Mme la marquise de Perrine fut sa dernière sœur de charité. Mais quelle différence entre les petits billets qu’il lui écrit et ce que nous avons vu ! On dirait parfois, moins les noms propres, de quelque épigramme de Martial à Galla ou à Stella, alors qu’il était en humeur sociable. « La beauté du jour, l’ennui de votre chambre, le bruit des petits garçons et le pavé sec me font croire que vous ne serez pas au logis. Si ma lettre vous y trouve, mandez-moi ce que vous ferez. Il seroit bon d’aller chez Mme Bond. Vous y êtes sûre d’un petit gain et d’entendre jouer du clavecin au-delà de tout ce qu’on peut entendre en Angleterre. » Encore le souvenir de l’autre y revient-il à chaque instant. « Mandez-moi s’il me sera permis d’y faire ma fonction ordinaire, c’est-à-dire de perdre au jeu : car pour de soudainetés, mot consacré par Mme Mazarin, j’en crois être exempt. » Ailleurs il rappelle leurs enfantillages communs. « Je signais toutes mes lettres à Mme Mazarin, quand j’étois fort bien avec elle, comme don Quichotte les siennes à Dulcinée, le chevalier de la triste figure, et elle signoit les siennes comme Dulcinée à don Quichotte. » Voici les dernières lignes qu’il écrivit : elles étaient adressées à Mme de Perrine : « Je suis fort mal, et j’ai raison de me préparer des plaisirs en l’autre monde ; puisque le goût et l’appétit m’ont quitté, je n’en dois pas espérer beaucoup en celui-ci. »

Cette vie, si longue à finir, se termina enfin en 1703. Il y avait sept ou huit mois que Saint-Évremond se plaignait de douleurs violentes à la vessie. Le sommeil l’avait quitté ; l’appétit manqua à son tour. Ce fut le coup de grace pour le pauvre épicurien, puisqu’il est convenu que Saint-Évremond était épicurien. Il fit tranquillement son testament : « Je soussigné, Charles de Saint-Denys-le-Guast, seigneur de Saint-Évremond, demeurant dans la paroisse de Saint-James Westminster, étant dans mon bon sens, mémoire et entendement, et voulant disposer de ce qui me reste de mes biens après ma mort : premièrement j’implore la miséricorde de Dieu, et remets mon ame entre ses mains. Je laisse à mon exécuteur testamentaire le soin de faire enterrer mon corps, sans pompe[5], en la manière qu’il trouvera le plus convenable, etc. » Puis il mourut, sans bravade, sans effroi, en causant avec ses amis. (20 septembre.) Il avait alors quatre-vingt-dix ans cinq mois et vingt jours.

Il n’y a point ici d’épitaphe à faire, et l’on aurait mauvaise grace à paraître protéger un esprit de cette trempe dans un final larmoyant. Cependant, sans injurier tout-à-fait le public, qui n’est pas forcé, après tout, de savoir par cœur l’histoire et les titres de tout homme qui a tenu une plume, on peut bien lui demander compte de l’indifférence oublieuse avec laquelle il a traité celui-ci. Aujourd’hui surtout qu’on donne si facilement du grand homme, qu’il soit permis de réclamer une place dans ce Panthéon quelque peu banal pour celui qui a le mieux représenté sans aucun doute notre esprit contemporain, entre les subtilités du jansénisme et les colères de l’Encyclopédie. Ce n’est pas là une question de sentimentalité, et nous ne cherchons pas à évoquer d’ombre gémissante. Notre philosophe normand, s’il revenait au jour, fermerait peut-être bien encore sa porte au nez des Barbins de cette époque, et s’inquiéterait plus, à coup sûr, de son heure de vie que de ce que nous appelons la gloire. Mais pour nous, dans l’intérêt de notre instruction comme de notre goût, nous sommes tenu de rappeler ici d’un jugement rendu par défaut. Les esprits parfaitement sains ne sont pas chose si commune, dans le passé tout aussi bien que dans le présent, pour qu’on ait le droit de passer outre quand par hasard il s’en rencontre quelqu’un. Pour répéter en l’affaiblissant un mot célèbre, c’est plus qu’une injustice, c’est une maladresse.


J. Macé.
  1. Surnom de Mme de Montbazon.
  2. Les Provinciales ont été publiées en 1656
  3. Desmaizeaux, p. 139.
  4. « Vingt ans avant sa mort, il lui vint entre les deux sourcils une loupe qui grossit beaucoup. Il avait eu dessein de la faire couper ; mais, comme elle ne l’incommodait point, et que cette espèce de difformité ne lui faisait aucune peine, M. Lefèvre lui conseilla de la laisser, de peur que cette opération n’eût des suites fâcheuses dans une personne de son âge. Il se raillait souvent sur sa loupe, aussi bien que sur sa grande calotte et sur ses cheveux blancs, qu’il avait mieux aimé garder que de prendre la perruque. »(Desmaizeaux, p. 228.)
  5. L’Angleterre lui fit néanmoins les honneurs de Westminster. C’était un hommage d’assez bon goût. En lui donnant une place à côté de ses grands hommes, elle semblait se l’approprier, puisque la France n’en avait pas voulu.