Saint-Denis/I/II

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Première partie : La Mission
II
Le Double Coup
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La jeune femme fut alors saisie par deux des guerriers qui l'avaient amenée ; le vêtement qui la couvrait jusqu'au cou fut rabattu jusqu'à la ceinture ; ses mains furent liées par derrière et attachées à l'extrémité du poteau maudit qui n'avait que trois pieds de hauteur, de manière à ce que le dos à nu de la victime pût recevoir, sans obstacle, les coups auxquels elle était condamnée. Quand tout fut prêt, le chef qui avait prononcé la sentence après le chant des guerriers, se leva de nouveau :

— Fata, dit-il…pour la dernière fois, parle devant les guerriers de la tribu, pour leur faire comprendre ton innocence…ou bien jette au Grand-Esprit ton chant de mort.

Les éclairs jetaient des langues de feu, coup sur coup, et les éclats furieux de la foudre criaient comme la voile du vaisseau que déchire la tempête.

« — La fille de la tribu va mourir, commença la victime. Elle va mourir innocente ; les hommes la croient coupable, mais le Grand-Esprit sait la vérité…et il frappera celui qui tue.

« Ma vie a été heureuse…Mon père était un homme plus grand que les autres hommes…ma mère était une belle jeune fille qui se donna au visage pâle…et elle est morte parce qu’il l’a quittée ?..mais il est revenu depuis…et il a pleuré la mort de celle qui n’a pas su attendre son retour.—Le père a embrassé sa fille…sa fille qui va mourir…et il lui a appris le bien…et sa fille a fait le bien : c’est pour le bien qu’elle va mourir !

A cet endroit de son chant, la jeune femme baissa la voix : ce fut comme un murmure plaintif, comme un entretien que le Grand-Esprit seul devait entendre :

« Les guerriers voulaient égorger cent visages pâles…et mon père est un visage pâle ! — Alors, la jeune femme de la tribu a déjoué le complot de la tribu…elle a eu des entretiens de nuit avec les frères de son père, pour les avertir de la mort. — Elle a été surprise…on s’est emparé d’elle…on l’a jugée et condamnée…. Son corps va être la chair du supplice, et le soleil ne verra que son cadavre, à travers la poussière où le gazon fleurira !

Peu à peu, exaltée par la pensée de la mort, par la conscience d’une action généreuse, la pauvre victime sentit descendre en elle, comme une rosée d’en haut, la poésie qui n’est jamais sourde à la Foi, à l’Espérance, au Martyre. Elle continua d’une voix pleine de larmes, mais de ces larmes qui sont le charme de la douleur, le baume de la plaie, la clé d’une espérance inconnue :

« Adieu, dit-elle,…adieu beau soleil qui mûrissais nos épis, vertes savanes où nous dansions après la pêche et les travaux du jour ! Grand-Esprit que mon père m’a appris à connaître, toi qui as une palme pour le bien et un pardon pour le mal, oh ! soutiens-moi dans l’épreuve…. Fais que je sois plus forte qu’ils ne sont barbares, et pardonne-leur, puisqu’ils ignorent !

Elle se tut. Un assez long silence succéda à ce chant qui finissait par une prière…mais l’orage grondait toujours plus rapproché…et les yeux cachés dans l’ombre suivaient cette scène avec une anxieuse terreur.

— Frappe ! dit le chef…

Un bras nerveux s’éleva, fit siffler dans l’air une lanière aiguë et longue qui retomba avec un bruit sec et mat sur ces belles épaules où apparut un sillon bleuâtre. Le bras de l’exécuteur se releva une seconde après…mais les nuées se déchirèrent avec un fracas horrible, et un sillon de feu rapide comme la pensée, s’abattit au milieu des guerriers immobiles de terreur.

Le bourreau était étendu à terre, sans mouvement, sans souffle, tenant encore à la main la corde du supplice.

— Partons, dit le grand chef…. Nous consulterons les anciens.

Et les guerriers se levèrent lentement et s’éloignèrent dans le bois, en laissant là la jeune femme attachée au poteau. Les lumières des torches s’éloignèrent peu à peu et la plus profonde obscurité succéda aux vives clartés du bois résineux.

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Le soleil s'est levé, pourpre et or, et darde ses rayons ardens, tamisés et adoucis par les feuilles innombrables des bois. A l'orage de la nuit a succédé un calme plat, comme l'affaissement succède aux violentes colères, dans la nature humaine. Une vapeur blanchâtre et épaisse s'élève de la terre, attirée par l'astre réparateur et fécondant.

Nos marcheurs de la nuit ont changé de rôle. Voyez-les, après quelques heures seulement d'un repos obligé ; ceux-ci, la hache en main, font tomber le cypre et le chêne, le copal et le noyer, qu'ils ébranchent, équarrissent, coupent de longueur, roulent et disposent, sur un emplacement un peu élevé… ceux-là, de ces mêmes pieds vigoureux qui ont marché une partie de la nuit dans les grands bois, pétrissent une sorte de mortier rouge et vert : c'est la mousse des arbres mêlée à une terre rougeâtre, et qui forment ensemble le bousillage dont se construisent les murailles des cabanes. Le chef va et vient,, architecte apprenti, disposant, mesurant, calculant ; il taille, il coupe, il perce… son activité n'a pas de halte. Le marteau, la hache, la scie, la bêche, les chants en mesure, apprennent aux échos surpris mille et mille cris jusqu'alors ignorés. Le voyageur qui, éloigné d'un quart de mille de cette agitation, serait tout à coup assiégé par ces mille bruits mille fois répétés par les échos, se demanderait, au milieu de ces solitudes sublimes, au milieu de ces bois majestueux, s'il ne fait pas un rêve de quelque nouvelle arche construite pour un nouveau déluge ou de quelque autre Babel orgueilleuse ! — Le voyageur se tromperait. — Ces hommes ne sont ni les élus de l'arche ni les superbes atomes cherchant à atteindre le ciel par les degrés de l'échelle matérielle… ce ne sont pas non plus les sublimes penseurs qui veulent graviter vers Dieu sur l'échelle mystique de Jacob…ni si haut ni si bas : ce sont des hommes obscurs quant à la vanité humaine ; des hommes utiles et courageux…quelqu'uns d'entre eux sont les pères des enfans actuels de la Louisiane si pauvre et si nue alors, si riche et si parée aujourd'hui. Ces cabanes qu'ils élèvent à l'heure de notre récit, sont les germes des belles habitations que nous voyons aujourd'hui aux Nachitoches ! le riche négociant, le sucrier aux vastes possessions foulent aujourd'hui ce même sol, dorment à la même place, dans des lits somptueux, heureux héritiers du courageux labeur de leurs pères !

Cependant l'heure du repas a sonné. Il n'y a ni la table somptueuse, ni nappe resplendissante de blancheur, ni porcelaines ni cristaux…. Quelques viandes salées, un peu de gibier et du biscuit qui n'est pas fait de la veille, pour sûr ! Mais qu'importe…ce sont des hommes de courage, et le courage a sa gaîté même dans les misères matérielles ! Aussi, ils chantent, sans remords comme sans soucis, ceux-ci quelque vieux refrain d'Europe, ceux-là, des strophes monotones et lentes comme les rythmes des peuplades nomades.. Il y a parmi eux des enfans de la France, du Canada et des forêts du Nouveau-Monde… l'avenir et le passé de la Louisiane… Les pères des dominateurs futurs, et les possesseurs primitifs dont les races doivent s'éteindre, de jour en jour, sous la domination intelligente du génie et de la conquête.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, partagés entre les travaux de première nécessité : l'érection de quelques cabanes, la chasse, la pêche, les récits du soir et le repos de la nuit trop souvent interrompu par des alertes dont la vie des camps et des voyages de bohême est parsemée.

Quand tout fut à peu près en bonne voie, le chef de nos courageux aventuriers assembla ses compagnons et leur dit : « Mes amis, je choisirai demain quelques-uns d'entre vous pour me suivre dans les hasards d'une marche longue et pénible ; il est inutile que vous veniez tous. Vous êtes à peu près à l'abri des évènemens jusqu'à mon retour. Vous avez quelques vivres, la chasse, la pêche, des cabanes que vous achèverez facilement. Demain, au point du jour, ceux que j'aurai désignés se tiendront prêts. Nous nous éloignerons de la Rivière-Rouge, pour nous avancer dans l'ouest, au travers de pays inconnus. »

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A peine les ténèbres de la nuit disparaissaient-elles peu à peu pour faire place à l'aube, que vingt hommes dont douze Canadiens et huit Indiens, ayant à leur tête le chef dont nous avons parlé, se mettaient en marche, portant, dans une sorte de bissac, quelques vivres, et, attachées diversement, les armes dont ils avaient besoin pour leur aventureux voyage. les adieux avaient été courts et expressifs…parce qu'à cette époque et aux lieux dont nous parlons, un pareil voyage était bien souvent sans retour. Des dangers de toutes sortes étaient suspendus sur la tête des hardis aventuriers que décimaient les maladies, les misères, des attaques partielles et renouvelées… Il n'y avait là ni routes tracées, ni jalons indicateurs : seulement, les étoiles du ciel pendant la nuit, la mousse des arbres, le vent, le soleil et ce quelque chose qu'on appelle instinct et dont les peuples sauvages sont si merveilleusement doués : les huit Indiens de la troupe étaient, la plupart du tems, les guides à l'aide desquels on s'avançait à peu près dans une direction connue.

C'était en 1714, M. de Lamothe Cadillac, Gouverneur de la Louisiane depuis quatre ans, voulut envoyer, jusqu'au Nouveau-Mexique, un homme de capacité et d'énergie pour qu'il avisât aux moyens d'ouvrir un commerce, par terre, entre la Louisiane et les possessions d'Espagne. Il fallait, pour cette difficile et périlleuse mission, un cœur intrépide, un homme de fer que ni dangers, ni misères, ni offres ne pussent détourner de son chemin. Le Gouverneur de la Louisiane trouva tout cela dans la personne d'un officier français nommé St-Denis.

Maintenant que nous connaissons le nom de notre héros, suivons-le, lui et les siens, au milieu des scènes dramatiques et chevaleresques, tristes et heureuses qu'il eut à traverser. Voyons à quel brûlant creuset passa son cœur intrépide. Peut-être aurons-nous à trembler quelquefois pour lui qui ne trembla jamais. Peut-être nous intéresserons-nous aux drames, aux élégies, aux épopées, aux jours sombres et aux jours lumineux de son histoire. Peut-être le bruit des chaînes de ses cachots et les chants de ses délivrances auront-ils un écho en nous…comme les craintes de sa mort et les joies de son hymen… Et si les hommes qui partagèrent si courageusement ses fatigues se trouvent forcément relégués dans la pénombre du tableau, payons au moins aux braves Canadiens et aux Indiens qui l'ont suivi, le tribut d'estime et d'admiration que mérite leur courage.

Deux ans après l'époque dont nous parlons, trois Canadiens : Deléry, Lafrenière et Beaulieu furent chargés d'une mission semblable.






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