Saint-Denis/II/IX

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Deuxième partie : Le Retour
IX
Les Morts reviennent





Quelques jours seulement séparent donc encore nos fiancés de l’heure où ils seront l’un à l’autre pour jamais. Il est nuit. Angéla dort, dans sa chambre virginale, de ce doux sommeil plein de rêves enchanteurs, sylphes légers et caressants assis au chevet des heureux. Parfois elle s’éveilla en sursaut, croyant entendre une voix chère prononcer son nom. Quand le sommeil revient s’emparer de ses sens, elle vogue, mollement étendue sur les coussins de velours d’un brick coquettement pavoisé…. Un bras connu presse délicieusement sa taille et une voix mélodieuse lui murmura à l’oreille des paroles d’amour ! Quelques instans après, c’est une course ardente au désert ; ils sont deux, entraînés par une course à la Mazeppa et les échos répèpent leur joie bruyante…lui, tantôt la devance sur un coursier plus noir que la nuit sans étoiles ; tantôt elle le laisse loin derrière elle, emportée par un cheval blanc rapide et infatigable…. Tout change. C’est maintenant un bal étincelant de lumières, orné de ces créatures si belles que la main de Dieu n’a rien fait d’égal à leur beauté après la création de ce chef-d’œuvre ! Voilà le fandango lascif où les yeux ont un langage si passionné…. Voilà la valse onduleuse où les pieds s’enchevêtrent, où les corps ploient comme les roseaux sous l’haleine du vent…. Une musique enivrante a commencé, d’abord lente et mélancolique, puis, peu à peu plus vive, plus précipitée, ardente, folle…à chaque tour, le cœur s’échauffe au souffle de l’harmonie, au délire des sens, et une voix de feu jette, rapide comme la mesure : “Je t’aime, Maria ; je t’aime Angéla ; je t’aime !” Alors, le sein oppressé, le front baigné de sueur, la respiration haletante, elle s’éveille et ne voit plus, dans le lointain de sa pensée, que l’ombre des nuages qui ont enivré son sommeil. Aux riants tableaux succèdent bientôt des scènes lugubres…elle s’est rendormie…l’échafaud est dressé sur la grand’place ; une foule de peuple murmure d’impatience parce que le condamné n’arrive pas. Le condamné, c’est lui ! Le bourreau a déjà coupé au ras ses cheveux qu’une main chérie avait parfumés. Couvert d’une robe grise, les mains liées au dos, le visage pâle et les yeux creusés par la douleur, le beau chevalier attend, immobile et atone, la minute d’une séparation éternelle…. Mais elle veut mourir avec lui, pour n’avoir pas à traîner dans les sentiers du monde une douleur inconsolable. Une demi-folie s’est emparée d’elle… elle rit, elle chante ; elle abat elle-même ses longs cheveux déroulés qui caressent des formes ravissantes…. Vivre ensemble, mourir ensemble…et puis plus rien…ni pleurs, ni regrets : le néant ! Mais non…. Un souffle d’amour a passé…l’échafaud c’est l’autel de l’hymen ; la foule impatiente attend les fiancés sous les voûtes de l’église…il n’y a plus de bourreau : c’est un prêtre vénérable qui appelle sur tous la bénédiction du ciel !

Ainsi, quelque fantastique que soit le rêve ; qu’il entraîne la belle dormeuse sur les flots azurés, aux sables du désert, aux splendeurs du bal ; qu’ensuite il évoque la lugubre image d’une mort ignominieuse pour la changer après en chants d’hymen…, toujours et partout c’est un rêve d’amour !

Et lui, St-Denis, que fait-il ? En vain il a cherché le sommeil : sa tête et son cœur sont trop pleins d’agitation pour que le Dieu du repos descende vers lui. Le pauvre chevalier n’y peut plus tenir : il est descendu au jardin pour y chercher une brise rafraîchissante et embaumée, pour y causer longuement avec lui-même, pour donner à ses rêves un plus large espace sous la voûte céleste.

Dans sa marche au hasard, il a ouvert la porte qui donne sur la campagne ; il a suivi quelques sentiers tortueux, puis il est revenu au jardin et s’est assis sur le banc du kiosque ; là, les yeux à demi-clos, il rêve éveillé…

Le ciel est émaillé d’étoiles. La voie lactée resplendit, blanche et lumineuse, comme une neige lointaine sur un côteau verdâtre où la lune jette ses rayons.

Est-ce un rêve ? St-Denis entend au loin la cadence d’un pas léger foulant les feuilles mortes ; il regarde…à travers le tamis des arbres, il voit une forme, indécise encore, s’approcher de son côté. En même tems, une lumière apparaît à la fenêtre d’Angéla. Le cœur du chevalier est attiré d’un côté, sa curiosité de l’autre. La jeune fille ne dort donc pas ! qui peut venir à cette heure ? c’est une femme. Quelques pas seulement la séparent encore du chevalier rêveur…. Elle approche.

— C’est moi ! dit-elle en s’agenouillant à demi. St-Denis regarde et jette un cri :

— Fata ! dit-il…Fata…morte sous mes yeux !

— Oui, c’est elle ! Fata…morte, Fata mise en terre…le Grand Esprit l’a rappelée et elle est revenue près du visage pâle qui l’a sauvée !

St-Denis doutait encore, quoiqu’il eût reconnu la jeune femme toujours présente à son souvenir.

C’était bien elle, en effet, mais plus belle que jamais. La lumière argentée qui descendait du ciel jetait sur son doux visage et sur ses belles formes, une demi clarté vaporeuse et poétique. Ses longs et noirs cheveux déroulés tombant sur ses épaules, ajoutant à ses charmes sans apprêt, la gracieuse parure de leurs flots mobiles. Ce qui rendait surtout la jeune femme séduisante autrement que les beautés de nos villes, c’était cette vigoureuse souplesse qu’elle avait hérité des races indiennes, unie aux dehors gracieux dus à la fréquentation des étrangers. Si on l’eût comparée à cet idéal que nous créons, on aurait pu dire que Fata inspirait moins de rêves et plus de volupté ; c’était la femme plus matérielle mais plus positivement belle, moins puissante sur le cœur, plus forte sur les sens…un poète ne l’eût peut-être pas aimée longtems, un sultan en eût fait son odalisque favorite.

A la voir si belle et si pleine de gratitude, St-Denis éprouva comme une crainte vague mêlée d’un autre sentiment encore indéfinissable.

La lumière brillait toujours à la fenêtre d’Angéla. Le chevalier se leva, prit la main de la jeune Indienne et ils se dirigèrent vers la porte du jardin. La lumière de la chambre y projetait quelques rayons. Au moment où ils franchissaient cette porte, un bruit se fit entendre : la fenêtre s’ouvrit et, au bout de quelques secondes, se referma doucement. St-Denis et Fata s’éloignèrent, le premier sous l’impression d’un vague pressentiment.

— Vous voulez savoir, n’est-ce pas, comment me voilà bien vivante après ma mort…et bien heureuse, ajouta-t-elle, de vous avoir retrouvé ? Mon récit vous apprendra de qui je tiens les détails que je vais vous raconter :

« Pendant que nous avancions vers le lieu où je fus enterrée comme morte, trois hommes vivement poursuivis pour un vol considérable de diamants, qu’ils venaient de commettre, nous suivaient à peu de distance, se cachant de tems à autre. Quand je tombai sans connaissance, que tous vous crûtes que la mort m’avait saisie, les trois hommes voyaient tout sans être vus. Dès que vous vous fûtes éloigés et qu’un détour du chemin vous eut cachés à leurs yeux, une idée à laquelle je dois la vie, leur vint à l’esprit : ce qu’ils craignaient le plus, c’était d’être pris avec les diamants qu’ils auraient perdus et qui les auraient fait condamner. L’un d’eux proposa de cacher cette fortune dans le linge qui m’ensevelissait. D’abord, la terre fraîchemeent remuée était facile à ouvrir et comme ils n’avaient pas d’instruments, ils prirent des branches d’arbres pour cette opération ; ensuite, ils pensaient qu’on n’irait jamais fouiller une tombe pour y chercher leur trésor dont le lieu dépositaire était en outre facile pour eux à reconnaître.

« Ils eurent bientôt fini. Ils me soulevèrent, l’un d’eux par la tête, l’autre par les pieds, et me posèrent sur le bord du trou pour ouvrir mon linceul et y cacher leurs diamants. Quand ils m’eurent découverte, je poussai un soupir. Deux d’entre eux saisis d’épouvante se sauvèrent à toutes jambes sans regarder derrière eux. L’un des deux fuyards laissa tomber un poignard de sa ceinture. Le voilà, je l’ai gardé.

« Un vent frais acheva de me faire revenir. Avec la vie, je retrouvai la mémoire. Combien de tems étais-je restée enterrée ? je l’ignorais. Où étais-je, qu’allais-je devenir ?…A ce moment je vis un homme qui me regardait, j’eus peur…et pourtant cet homme ne portait sur le visage le signe d’aucune mauvaise pensée. Il m’aida à me relever, me raconta tout ce que je viens de vous dire et voulut m’accompagner quelque tems.

« Je marchai lentement d’abord et avec peine ; cependant peu à peu les forces me revinrent : je ne sentais ni fièvre ni souffrance ; seulement j’éprouvais une soif dévorante. Heureusement nous rencontrâmes une source où je me désaltérai. Vers le soir nous arrivâmes à un campement indien composé de quelques cabanes. Nous y fûmes cordialement reçus. Je pris un peu de nourriture et une nuit de repos acheva de me rendre les forces. Le lendemain quand je me réveillai, mon compagnon de route de la veille était parti. »

A ce moment la route circulaire qu’avaient suivie St-Denis et Fata, les ramenait à la porte du jardin d’où ils étaient partis.

Il n’y avait plus de lumière à la fenêtre d’Angéla.

— Asseyons-nous sur ce banc, dit St-Denis ; et ils prirent place sur le banc du kiosque. Tout était silencieux autour d’eux. Le ciel étoilé jetait toujours une blanche clarté à travers les arbres dont les feuilles agitées par le vent faisaient entendre un léger murmure.

— Quelle est cette fenêtre, demanda Fata ? Une lumière y brillait quand nous avons dépassé la porte du jardin.

St-Denis ne savait pas mentir. Quoique rien ne l’empêchât de dire son amour et de nommer Angéla, il hésita quelques instants. Toutefois cette hésitation dura peu.

— C’est la fenêtre de la chambre de doña Angéla de Villescas, répondit-il…la fille du commandant du Presidio.

— On m’a parlé d’elle, dit Fata…chez les Indiens de la tribu voisine. Elle est bien belle la fille de don Pedro !

— Oh ! oui, répliqua St-Denis avec précipitation, bien belle et bien aimée…c’est ma fiancée !

Un assez long silence suivit ces mots.

St-Denis regarda la jeune Indienne : elle avait les yeux pleins de larmes et son sein violemment soulevé disait assez la peine qu’elle avait à retenir ses sanglots.

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Plusieurs jours se sont écoulés depuis la scène de nuit dont nous avons parlé.

Angéla n’est pas descendue de sa chambre ; St-Denis n’a pu la voir et don Pedro ne comprend rien à la maladie subite de sa fille.

S’il nous était donné de lire, dans le cœur de nos personnages, au-delà de ce voile qui cache le vrai, peut-être serions-nous grandement étonnés d’y découvrir, au milieu de toutes ces magnifiques vertus que nous y avons vues jusqu’ici, quelques nuages sombres formés de sentiments mauvais, de passions coupables…. Hélas ! il en est ainsi partout et toujours : il n’y a pas de ciel si bleu qu’on n’y découvre un coin sombre ; il n’y a pas de cœur si pur qu’on n’y trouve une tache ! Ce revers de la médaille, comme on dit vulgairement, a quelque chose de triste, de décevant, surtout pour les bonnes natures qui se complaisent dans le beau.

Toutefois, que cette ombre jetée sur notre tableau ne fasse pas concevoir au lecteur une trop mauvaise opinion de nos personnages : ceci est le chapitre des choses humaines, et la vérité a des droits incontestables que nous ne pouvons méconnaître.