Saint-Denis/III/III

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Troisième partie : Choses humaines
III
L’Attaque
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Mille millions de …n’importe quoi ! jura le père la Langue…c’est une flèche ! gare aux autres, et attention…

La colonne s’arrêta.

D’un temps de galop, St-Denis avait gagné la tête.

— Dix hommes en avant, s’écria-t-il, et au galop chacun d’un côté !

L’ordre fut exécuté à la minute et ceux qui restaient se serrèrent l’un contre l’autre en apprêtant leurs armes.

Le silence le plus profond régnait autour de la troupe de St-Denis. On eût dit que l’attaque commencée venait du ciel ou de dessous terre. Toutefois nos voyageurs n’étaient pas débarqués de la veille et savaient à quoi s’en tenir sur les allures des aborigènes…ils se tenaient sur leurs gardes.

Saint-Denis penché sur son cheval, un long pistolet d’une main et son sabre recourbé de l’autre, écoutait et regardait, tenant entre ses dents la bride de son cheval. Les autres cavaliers étaient aussi préparés au combat. On avait placé les mulets de charge sur l’arrière de la petite colonne.

Soudain un coup de feu partit vers la gauche. C’était par là que s’était dirigé le troupier la Langue suivi de son incorrigible interrupteur surnommé le lycéen, qui, tout en échauffant la bile du vieux soldat, l’aimait comme un père.

Au bruit de la détonation, St-Denis fit un signe avec son sabre et les hommes de sa suite formèrent, l’un derrière l’autre, une ligne droite dont l’homme d’avant-garde était tourné vers le point d’où le coup de feu était venu.

Plusieurs flèches partirent alors de différentes directions et sifflèrent aux oreilles des cavaliers immobiles. Un mulet de l’arrière-garde fut atteint et tomba. Au même moment deux coups de feu ripostèrent.

St-Denis, par signes, commandait le silence et l’immobilité : le moment de charger n’était pas venu.

Le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Comme la dernière fraction du globe lumineux descendait, un cri composé de mille cris fit trembler les échos. Les Sauvages poussaient leur hurlement de guerre et paraissaient nombreux, à découvert.

Il faisait encore jour.

— Maintenant ! s’écria St-Denis.

Alors les éclaireurs retraitèrent au galop vers la bande stationnaire ; un demi-cercle fut formé présentant sa convexité à l’ennemi, et une décharge générale retentit au loin dans les bois.

A peine la fumée de la poudre était-elle dissipée, que la troupe des blancs étaient hors de la portée meurtrière des flèches indiennes. Les Sauvages trompés par cette fuite se précipitèrent au galop à la poursuite des fuyards, en poussant des cris de victoire.

Alors, une volte-face rapide s’opéra. Les Sauvages attirés hors du bois dans la prairie, furent à demi cernés et une charge furieuse jeta l’épouvante dans leurs rangs désordonnés. Le sabre et le tomahawk étincelèrent et la mêlée devint générale. Les deux troupes étaient également bien montées ; mais d’un côté les Indiens cuirassés de peaux de bœuf, étaient supérieurs en nombre, et de l’autre les blancs avaient l’avantage de l’arme à feu ; il leur restait encore un pistolet dans les fontes. La même ruse de guerre fut employée à un cri poussé par St-Denis dont le bras rapide et infatigable avait jeté à terre plusieurs Indiens.

Cette fois encore, comme la fuite paraissait un signe de défaite, les sauvages, au lieu de bander leurs arcs, se mirent à la poursuite pour la seconde fois.

— Mes amis, tirons bien, s’écria St-Denis, et sabrons avec fureur…volte !

La même manœuvre fut exécutée. Chaque coup porta et les Indiens reculèrent.

— Taille ! taille ! cria le vieux troupier…pointe et tranchant…et vive l’Odalisque !

Sans l’espèce de bouclier dont les Sauvages étaient en partie couverts et qui amortissait les coups, ils n’auraient pas tenu longtems contre l’impétuosité des blancs ; toutefois, comme arme blanche, ils avaient une sorte de lance assez longue qu’ils maniaient habilement, et sans les armes à feu qui avaient ouvert leurs rangs et jeté le désordre parmi eux, le convoi serait peut-être tombé entre leurs mains.

Il y avait trois morts du côté de St-Denis et cinq fois autant environ parmi les Sauvages. Quant aux blessés, on ne sait cela qu’après le combat.

— Tapons dru, les amis, et n’oubliez pas que ces gaillards-là font collection de chevelures ! s’écria le père la Langue…Gare à toi, lycéen !

Il était tems. Sans cet avertissement opportun, il est probable que le pauvre jeune homme n’aurait plus interrompu les narrations du troupier : le tomahawk d’un Sauvage lui fendait la tête…mais le mouvement que fit le jeune Canadien déroba sa tête au coup fatal, et son cheval fléchit sous l’énorme blessure destinée à son cavalier.

Gredin de Peau-Rouge, exclama la Langue, pare-moi celle-ci…et avec la dernière syllabe du dernier mot, une magnifique balafre du plus beau rouge aveugla le sabreur indien.

A ce moment, St-Denis emporté par son ardeur, était pressé vivement par trois guerriers d’une haute stature, à quelques pas du combat principal. Il tenait bon cependant : son espèce de cimeterre voltigeait rapide de l’un à l’autre de ses adversaires ; une des trois lances avait été coupée d’un coup de revers et l’officier français n’était pas encore blessé. Toutefois ses forces devaient bientôt s’user dans cette lutte énergique et le plus grand danger le menaçait.

— France…France ! s’écria-t-il…

A cet appel connu, un cavalier blanc occupé plus loin à combattre parmi les siens, quitta la mêlée et arriva au galop sur les trois assaillants qui entouraient St-Denis.

— Bombarde du Grand Turc ! s’écria-t-il en tombant comme une avalanche sur les Sauvages, trois contre un ! et, d’estoc et de taille, il rétablit les chances en un clin d’oeil. Chair à pâté ! avec cette viande-là, criait-il, et il joignait rudement l’action à la parole.

Coupe les lances, cria St-Denis, coupe !

Le conseil était bon ; mais Deléry était atteint au moment où il exécutait cette prudente manœuvre. Heureusement son bras gauche seul avait été frappé et le guerrier qui l’avait blessé était en me tems tombé sans vie, de son cheval. Les deux autres furent bientôt hors de combat. Alors St-Denis et Deléry se dirigèrent au centre de l’action : les Sauvages mollissaient déjà et la charge impétueuse des deux amis acheva de les déconcerter. Ils poussèrent de longs cris et tous ceux qui étaient encore valides prirent la fuite au galop de leurs chevaux.

— Tas de braillards ! s’écria le troupier, ils chantent victoire en filant leur nœud…

— Pour lors, mes amis, ajouta-t-il, nous allons essuyer nos égratignures et nous donner un air de repos…si toutefois ça va au chef.

— Ah ! père la Langue, dit le lycéen, je vous dois une fameuse chandelle ! sans vous, on aurait peut-être fait une opération sur la peau de ma tête, comme vous nous avez raconté avant le tremblement.

— Sans compter que tu as une belle chevelure, mon fiston, et que le Sauvage aurait probablement gagné dessus !

— Oh ! ce n’est pas ce qu’il aurait gagné qui m’occupe, je vous prie de le croire…

— Fin finale, tu as ton personnel au grand complet ; mais, vois-tu, avec ces lapins-là, il faut regarder un peu à droite pendant qu’on tape à gauche ; sans ça, on attrape l’atout oblique.

— Oh ! l’atout oblique ! où avez-vous pris celui-là, père la Langue ?

— Cela sort du dépôt général de ma réserve, mon fils.

Dès que les Sauvages eurent pris la fuite, la nuit arriva comme si elle n’eût attendu que la fin du combat. Alors, on alluma des feux, on dressa les cabanes de nuit pour bivouaquer plus à l’aise : chacun était à l’ouvrage. L’un coupait des branches, l’autre attachait les cordes pour retenir les toiles et, au bout d’une heure, on était, tant bien que mal, à l’abri des caprices de l’atmosphère. Toutefois, nos braves aventuriers n’étaient pas tellement bien abrités que la pluie et les vents ne les inquiétassent assez souvent. Chacun pansa son camarade tant bien que mal : les quatre morts furent soigneusement enveloppés et déposés en terre au milieu du recueillement général. Quand la triste besogne fut achevée, on songea aux vivants. Des vivres furent tirés des sacs portés par les mulets de charge et chacun mangea de bon appétit, comme si de rien n’était.

Il faut le dire : quoiqu’on regrettât, alors comme toujours, ceux que la mort frappait dans les combats qu’on avait alors à soutenir chaque jour, cette vie vagabonde et aventureuse emportait avec elle l’idée de regrets courts, de consolation facile…et il n’en pouvait être autrement.

Aussi, au bout de quelques heures, il n’y avait de moins que quatre hommes, comme il aurait pu y en avoir huit, et tout était dit.

Quand le repas fut achevé, il y eut, comme il y a toujours dans une réunion d’hommes, dissidence de volonté : les uns votèrent pour le sommeil et allèrent se coucher ; les autres ne partagèrent pas cet avis, se réunirent quelques minutes à l’écart…et la suite va nous apprendre le résultat de leur délibération.

Il faut dire, en passant, que le lycéen était de l’avis de ceux qui ne voulaient pas encore dormir ; aussi, fut-il unanimement choisi pour porter à notre loustic, pour qui le sommeil était un superflu, une requête à laquelle chacun s’attend :

— Brave père la Langue, dit-il, en s’avançant à pas comptés vers le troupier assis tranquillement sur un tronc d’arbre, je suis député vers vous comme l’orateur de la troupe, pour vous faire une demande.

— Formule ta demande, mon fils, et surtout sois bref !

— J’aurai fini en quelques mots : avant le coup de peigne qui vient de se donner et dans lequel j’aurai pu perdre ma chevelure et la peau de ma tête en même tems,…

— Ne tourne pas ainsi autour de la question, mon fils ; aborde une fois !

— Vous nous racontiez donc l’histoire intéressante, étonnante, surprenante, attrayante…

— Pas tant de ante et fais vite !

— Alors, pour finir, la société réclame ou plutôt demande…la fin de l’Odalisque.

— Ah ! ah !…on demande la fin de l’Odalisque ! heureusement que la mienne est apaisée, de faim…

Et le troupier se caressa le menton…

— Oh ! dit le lycéen pour flatter le troupier, que vous faites joliment les calembours !

— Mais z’oui donc ! quand on parle plusieurs langues, on peut les emberlificoter pour produire quelque chose de fin !

Chacun avait pris place autour du loustic, pour entendre le dénouement de l’histoire.






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