Saint-Guilhem-le-Désert
SAINT-GUILHEM-LE-DÉSERT[1]
aint-Guilhem-le-Désert ! un nom étrange, un pays plus étrange encore.
Un pays romantique à la fois, et africain, comme son nom ; un désert, non
pas de sable, mais de pierre, de marmoréenne pierre blanche, éblouissante
sous du ciel bleu sombre ; une rivière glauque entre des rocs pâles, déchiquetés,
qui semblent des ossements ; des oliviers aux feuilles d’argent, des
grenadiers aux fleurs de pourpre ; de fantastiques montagnes aux droites
falaises, avec des à-pic de deux ou trois cents mètres ; un village aux
maisons voûtées et aux toits plats. Et, tout d’abord, nous sommes en
France. Terre merveilleuse en vérité que cette terre de France,
réunissant en elle tant de climats et tant d’aspects : prairies de Normandie,
noirs volcans éteints de l’Auvergne, dunes de sable de la mer du
Nord, glaciers de la Savoie, brumes grises de l’Armorique, et pierres
torrides de Saint-Guilhem-le-Désert, qui, de tous ces aspects divers, nous
donne sans contredit un des plus étonnants et des plus curieux. Des rives
plates de la Méditerranée, où de Narbonne à Aigues-Mortes grouillent les
moustiques sur un chapelet d’étangs, une large plaine d’alluvions, fertile,
baignée de soleil, et que la vigne emplit à perte de vue d’un océan de verdure,
monte lentement vers une ligne de montagnes blafardes qui se profilent au loin,
fermant l’horizon. Dans cette plaine coule, majestueuse et large, baignant
Pézenas, la rivière Hérault (on écrivait autrefois Erau ; singulier exemple d’un
mot dont l’orthographe, au lieu de se simplifier, s’est compliquée au contraire).
Il n’y a pas en France de région plus chaude et plus riche. Lorsque, partout ailleurs, les vignerons se désespèrent, ici les cascades de vin ruissellent quand même, et dans les cuves débordantes dansent en chantant un tas de diables rouges des deux sexes, tellement teints de pourpre vineuse, des pieds à la tête, qu’on les croirait sortis d’un sanglant abattoir.
Mais voilà qu’en arrivant à la muraille des montagnes que nous apercevions tout à l’heure, c’est en un instant un total changement. À gauche de la route c’est le sol fécond, à droite c’est le roc vif ; ici la vie nombreuse et riche, là le désert ; et cela, l’espace de quelques mètres. Une seule trouée entame cette muraille ; la rivière se l’est taillée. Ce sont les gorges de Saint-Guilhem. L’Hérault, comme le pays, est méconnaissable d’un côté de la route à l’autre ; l’un des parapets du vieux pont roman, lourd et solide, qui le traverse depuis quelque mille ans, domine le large fleuve aux berges plates dont nous parlions ; l’autre regarde l’encaissement étroit et profond d’un creux découpage de marbre nu.
Ces montagnes dans lesquelles nous allons entrer, c’est la fin des Cévennes, ce sont les monts de la Séranne. Depuis là, vous monteriez toujours, jusqu’à l’Aigoual, point culminant (1 567 mètres), qui vers le Sud regarde au loin la Méditerranée, vers l’Est, la silhouette des Alpes, et qui, vers le Nord et l’Ouest, se rattache, par les plateaux pierreux de la Lozère, au massif central du Cantal, pendant sept mois de l’année couronné de neiges. Ainsi, de marche en marche, vous passerez, par cet escalier de géant, du climat de l’Afrique à celui des cimes où il gèle aux premiers jours de septembre.
Les villes les plus proches du point où nous sommes sont Lodève, Clermont-l’Hérault et Montpellier ; toutes en dessous de nous, bien entendu. Parmi les centres moins importants, nous citerons Aniane et Saint-Jean-de-Fos, dont l’église, couverte de tuiles multicolores, resplendit au soleil comme un gros scarabée.
L’orientation du pays nettement fixée de la sorte, sa situation relative ainsi établie, nous y pouvons pénétrer. La seule voie qui s’ouvre est cette gorge de l’Hérault, cette cassure dans l’abrupt escarpement que nous avons en face de nous. Dès l’entrée, l’impression est entière et saisissante. Un paysage lunaire ; de l’eau, du ciel et de la pierre. Cette pierre a l’air de carcasses antédiluviennes, blanchies et lavées par le soleil et par la pluie ; çà et là, l’on dirait d’énormes crânes à demi noyés dans l’eau calme, et dont les creux orbites vous regardent. C’est quelque chose de farouche, mais de farouche dans une harmonie toute blanche et bleue.
Le ciel est d’un azur foncé ; la crête des collines s’y découpe en clair ; il semble que ce soit du sol resplendissant qu’il reçoive sa lumière. Et ces rocs sont d’un blanc si pur et immaculé, la rivière est tellement immobile dans leur cuvette, que si le soleil torride ne vous cuisait le crâne, que si les pieds ne vous brûlaient, on pourrait se croire en face de flaques gelées entre des blocs de glace. C’est ainsi que l’on s’imagine les mondes planétaires abandonnés.
Sur la rive gauche de la route, une sorte de grotte recouvre un bassin à l’onde limpide comme du cristal ; c’est la fontaine de Clamouse (fons clamosus, la fontaine qui clame), ainsi nommée parce qu’après des pluies souvent lointaines l’eau tombe avec fracas par une fente de la voûte. Il y a là, sous la montagne, une rivière souterraine soumise aux mêmes crues et aux mêmes débordements subits que les rivières à ciel ouvert de la région. Des gens se sont glissés dans cette fente, pendant l’époque de la sécheresse, mais à peu de distance l’eau, même alors, les a toujours arrêtés.
Continuant notre chemin, nous trouvons l’Hérault plus torrentueux, et des ruines singulières le bordent ; une tour aux créneaux ébréchés, des dômes ronds et bas, comme de grosses tortues. C’étaient autrefois des moulins, et la tour les défendait, défendait la gorge contre un coup de main venu de la plaine. Il en est question tout au long dans les vieux cartulaires du pays. Voilà dix siècles que ces voûtes résistent aux inondations souvent furieuses du fleuve, qui passent par-dessus, mais ne peuvent les démolir. Ils étaient encore en exploitation il y a une cinquantaine d’années ; ils sont aujourd’hui abandonnés.
Puis le fleuve s’élargit, et perd de l’aspect fantastique du début ; mais ce sont toujours au-dessus de nos têtes les mêmes montagnes blanches sur le ciel bleu ; le désert dans lequel nous sommes entrés se continuera pendant d’infinis kilomètres, brûlé, sans arbres, sans habitants, sans même une cahute. Saint-Guilhem, où nous arrivons, en est la seule oasis.
Sur ce grand pays se dresse une grande figure.
Guilhem vivait au temps de Charlemagne ; personnage moitié historique, moitié légendaire. Sa mère était, d’après Eginhard, fille de Charles Martel. C’était un homme de race franque ; Charles l’envoya à Toulouse, en qualité de comte du pays, et il fut chargé de faire sentir aux peuples du Midi la poigne dominatrice des peuples du Nord.
« Guilhem trouva au commencement les Gascons moult fiers et moult orgueilleux, comme gens qui, par nature, sont légers et mouvables, mais il fit tant, en si peu de temps, et par sens et par armes, qu’il les fit tenir en paix et abattit leur orgueil. »
En retour, il les protégeait contre les Sarrazins d’Espagne, qui, à chaque instant, franchissaient les Pyrénées, dévalaient par un de leurs cols, et venaient tout massacrer, tout piller, pour la plus grande gloire de Mahomet. Guilhem était comme Roland un rude batailleur ; il défendit Carcassonne, reprit Narbonne, et passa en Espagne. C’est là qu’au siège de Barcelone, tandis que l’armée s’épuisait en efforts superflus, un Maure, le narguant du haut des remparts, lui criait :
« Franc, tu délires ; pourquoi fatigues-tu nos remparts ? Tous tes engins n’en pourront venir à bout. Il nous reste encore du pain, de la viande et du miel : à toi, il ne reste que la famine. »
Et Guilhem lui criait de son côté :
« Écoute, Maure orgueilleux ! ces paroles qui ne te plairont pas, mais qui sont vraies : tu vois, ce cheval tacheté sur lequel je suis monté, l’œil fixé sur vos murailles ; il mourra de nos morsures, et sera dévoré de nos dents avant que nous quittions vos remparts ».
En entendant ces mots, le malheureux Maure frappe de ses mains noires sa noire poitrine, déchire avec ses ongles son visage hideux, et, saisi de terreur, se jette la face contre terre, en remplissant l’air de ses cris.
Quelque temps après, le chef des assiégés étant tombé entre les mains des Aquitains, Guilhem l’amena au pied des remparts, une main liée, l’autre libre, pour que, de cette main, il fît signe aux siens de se rendre et de livrer la ville. Or, le Maure rusé criait bien :
« Ouvrez, mes amis ! livrez vos murailles », mais en même temps il recourbait les doigts et serrait ses ongles vers le creux de sa main, voulant indiquer aux siens qu’il fallait tenir toujours. Guilhem, s’en étant aperçu, ne put retenir sa colère, et lui asséna un grand coup de poing, tout en admirant son stratagème. À quelque temps de là, Barcelone fut prise.
Ainsi s’exprime le vieux recueil des Historiens dans sa simplicité expressive et naïve.
À la suite de ces victoires, un ardent mysticisme s’empara du guerrier ; il chercha dans tous ses États le lieu le plus solitaire et le plus sauvage pour y bâtir un monastère ; c’est ici qu’il s’arrêta.
« Guilhem, à l’aspect de cette vallée, reconnaît que Dieu protège son projet, et se met à l’œuvre. Ayant appelé les maîtres ouvriers qu’il avait amenés avec lui, et tous les hommes sages de son comté, il donne les mesures de l’oratoire, du cloître, du dortoir, de l’infirmerie, de la salle des novices, du vestibule des hôtes, de l’hôpital pour les pauvres, du moulin, du pétrin et du four. Tous les plans bien disposés, il passe à l’exécution, distribue les ouvriers sous la direction d’artistes, et impose à chacun sa tâche et ses travaux. On commença par le chevet de l’église, parce qu’il est dit : « Tu t’occuperas d’abord de mon sanctuaire ». Guilhem posa lui-même la première pierre qu’il dédia au Sauveur ; les fondements furent ensuite bâtis, les murs élevés, le toit mis en place, et l’ouvrage achevé par le pavé de l’édifice, qui fut fait de marbre précieux. La dédicace de l’église fut ensuite célébrée, et Guilhem lui octroya de riches dotations, des terres, des serviteurs nombreux, de l’or, de l’argent, du gros et du menu bétail.
La charte de fondation, conservée, est de l’an 804.
De retour à la Cour de Charlemagne, il n’obtint pas sans difficultés la permission de déposer l’épée et de retourner à jamais vivre dans le monastère qu’il avait fondé, car il était un des plus solides soutiens de la couronne.
« Reste parmi nous, lui disaient ses compagnons d’armes ; repose-toi dans la richesse et dans la gloire. En te retirant, tu abandonnes l’Empereur, et compromets l’empire. Si tu veux quand même te donner à Dieu, ne peux-tu pas le trouver partout ? »
Et lui leur répondait :
« La richesse et la gloire sont biens périssables ; laissez-moi aller là où est la lumière et la vie… »
L’Empereur, voyant sa résolution inébranlable, lui fit présent d’un morceau du bois de la vraie Croix et d’un autel de pierre pour son église ; puis il l’embrassa en pleurant, et lui dit adieu.
Guilhem retraversa donc toute la France, emportant avec lui les deux précieux cadeaux, dont l’un ne devait pas laisser de peser un certain poids, semant l’aumône sur son chemin, rachetant des esclaves ; à Brioude, en Auvergne, il consacra à Dieu son épée à deux tranchants, un javelot, son carquois et son arc ; sur le tombeau du martyr saint Julien, il déposa sa cuirasse et son bouclier. Arrivé à Lodève, il revêtit un cilice de crin, et marcha pieds nus ; ses moines vinrent au-devant de lui, en procession, et, portant sur son dos l’autel que lui avait donné Charlemagne, il entra de la sorte au monastère, sur les dalles duquel il resta deux heures, à plat ventre, les bras en croix, adorant Dieu. Le jour des Apôtres Pierre et Paul, l’an 806, il dépouilla définitivement ses vêtements laïques, revêtit la robe noire de l’Ordre, coupa sa noble chevelure et sa barbe.
Ainsi se terminèrent les jours de ce guerrier, au milieu de ces grandioses solitudes, dignes de lui. Avec tous les moines il travaillait aux travaux manuels de la communauté, tantôt boulanger et cuisinier, tantôt plantant des oliviers, ou traçant des routes.
« Nous l’avons rencontré souvent, écrit un contemporain, poussant devant lui son âne chargé des amphores pleines d’eau qu’il amenait à ses frères pour les désaltérer, quand ils se livraient à la culture de la terre pendant la chaleur de l’été. »
Vie curieuse que celle de ces anciens monastères ; vie qui ne devait pas être sans charme dans sa liberté active, dans son détachement des soucis du monde, et sous ce ciel éternellement pur, pour lequel ce Franc avait fui les brumes du Nord, parce que sans doute dans son azur paradisiaque il voyait Dieu de plus près.
« Dans la charte de fondation, Guilhem n’allègue que les motifs communs à toutes ces fondations pieuses, la pensée de la vie à venir, et le désir d’expier ses fautes ; on n’y trouve aucun renseignement sur les circonstances qui firent choisir au comte de Toulouse, entre les nombreuses terres qu’il possédait en Septimanie, ce coin reculé des Cévennes, mais elles se conçoivent assez. Et l’on ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle prévoyance, quel goût, ces grands fondateurs de monastères allaient chercher, dans les contrées les plus difficiles d’accès, les sites les plus beaux, satisfaisant ainsi à la sécurité nécessaire en ces époques de lutte, en même temps qu’au sentiment profond de poésie qui remplissait les âmes naïves et religieuses d’alors. Le site de la plupart de ces vieilles abbayes est tel, en effet, qu’aujourd’hui encore, parmi les jouissances les plus raffinées de la vie artiste que quelques-uns de nous se sont faite, à défaut d’une vie meilleure, et parce que le peu de religion qui survit en nous se réfugie dans l’art, nous n’en concevions pas de plus délicieuse que le séjour en ces cloîtres silencieux où nous retournerions en foule, par lassitude et par dégoût du reste, si nous avions autre chose à y apporter que nos ennuis et nos doutes »[2].
Il est juste d’ajouter que le plaisir de cette vie claustrale serait pour nous singulièrement gâté par les pénitences que chacun s’y devait imposer. Tous les jours Guilhem se faisait flageller par un autre moine ; l’hiver, avant de prendre l’Eucharistie, il se plongeait dans l’eau glaciale du fleuve, et une fois même, il ne craignit pas d’entrer dans le four brûlant où cuisaient les pains de la communauté.
L’heure de sa mort étant venue, Guilhem en eut le pressentiment ; il fit écrire à tous les monastères du royaume qu’il allait quitter cette vie, et la quitta, en effet, au jour indiqué. Au moment où il mourut, il se fit un bruit inaccoutumé dans toutes les églises des provinces environnantes ; toutes les cloches sonnèrent d’une manière extraordinaire, sans qu’aucun bras en tirât les cordes, et les hymnes des moines chantèrent :
« Maintenant Guilhem resplendit d’une merveilleuse lumière ; ceint d’une auréole de clarté, il est assis, triomphant sur le pôle du monde et regarde Le Christ !
La légende et la poésie s’en emparèrent, et les Songléure multiplièrent ses exploits ; il devint le héros de plusieurs poèmes dans lesquels on le baptisa Guilhaume au Court Nez, parce que dans un duel, il aurait eu le bout de cet appendice enlevé d’un coup d’épée ; il fut, enfin, le principal personnage d’un Mystère intitulé « Miracle de Notre-Dame et de Saint-Guilhem, duc d’Acquitaine, que les diables battirent tant qu’ils le cuidèrent laisser mort. »
Au début, saint Bernard, abbé de Clairvaux, se plaint à Dieu de la vie désordonnée de Guillaume, duc d’Aquitaine, et demande sa conversion ; Guillaume, en effet, touché des discours du Saint, va trouver un ermite qui lui impose pour pénitence de revêtir son haubert sur sa chair nue, pour ne plus le quitter ; un serrurier arrive, pour river le fer sur son corps. Il se rend ensuite auprès du Pape qui l’absout, et lui persuade de vivre en solitude. Les Diables se désolent.
Satan ! j’ai le ventre plein
De deuil, et te dirai pourquoi :
Nous avons perdu, bien le vois,
Guilhem, le duc d’Aquitaine.
Il le faut pouvoir attraper
En un péché.
Belzébuth ! à ce j’ai songé.
Allons, Guilhem, biau fils cher,
Le cœur pour toi de deuil me fend.
Tu sais que je n’ai plus d’enfant,
Et comme ne fais que vieillir,
Biau fils pour ma terre tenir,
Veuille venir près de ta mère.
Fait-il le sourd, ou est-il muet ?
Puisqu’autrement point ne l’aurons,
Frappons-le à coups de bâton.
Hu ! ha ! bœuf ! nif ! Tiens, prends cela !
Viens-t’en. Il a perdu l’haleine.
Alors Notre-Dame arrive, suivie de Gabriel, de Michel, de sainte Christine, et de sainte Agnès, qui le guérissent de ses blessures en chantant des rondels. Et quand il meurt plus tard, Dieu lui-même, escorté des Vierges du Paradis vient assister à son trépassement.
Autour du monastère s’étaient groupés, peu à peu, quelques habitants, et un village se forma qui prit tout naturellement, de l’illustre Saint et de sa situation, le nom de Saint-Guilhem-le-Désert.
Il se compose actuellement d’une place, et d’une rue unique, étroite et bordée d’une double file de maisons, entassées dans le fond d’un ravin où coule un petit affluent de l’Hérault, le Verdus ; grâce à ce ruisseau les gens peuvent vivre, car il permet à quelques carrés de prairie de verdoyer, à quelques légumes de pousser, en amont et en aval des maisons sous lesquelles il passe en tunnels, tellement est resserré ce ravin, tellement on a été avare du sol cultivable. Beaucoup de ces habitations sont très anciennes et n’ont pas moins de mille ans, ou plus ; plusieurs ont conservé leurs façades romanes. L’on a d’ailleurs gardé toujours l’habitude de construire en voûtes ; d’un côté à cause de l’abondance des pierres dans le pays et de la rareté du bois dont l’emploi se trouve ainsi supprimé pour les plafonds, d’une autre part à cause de la fraîcheur que donne ce mode de construction. Les rez-de-chaussée des maisons, où l’on pénètre par une porte ordinairement en plein cintre, ont l’air de caves. Mais le monument le plus particulièrement curieux est l’église.
Du monastère dont elle faisait partie, il reste peu de chose ; à peine quelques chapiteaux brisés, quelques arcades à demi envahies de lauriers-roses. Demeuré intact jusqu’à la Révolution, il fut alors vendu et servit, suivant l’usage, de carrière de pierres. Mais l’église est toujours debout. C’est un des plus remarquables et rares monuments du style carolingien ; style de transition dans lequel il y a du roman, du byzantin et de l’influence antique. Déjà même, dans la finesse de quelques sculptures, on entrevoit poindre l’art gothique. Singulièrement imposante en est l’abside, avec sa couronne de petites fenêtres aveugles, car dans ces temps barbares les grandes verrières lumineuses ne ruisselaient pas encore derrière les autels d’un Dieu de terreur, et toute fenêtre était en même temps une meurtrière. À l’intérieur, le vandalisme ou de prétendus embellissements l’ont depuis longtemps défigurée ; un de ses anciens curés prit, paraît-il, la toile d’un tableau représentant Guilhem franchissant l’Hérault d’un bond de son cheval, pour en faire un maillot à l’enfant nouveau-né de sa nièce ; ce qui était même, soit dit en passant, une singulière idée. L’antique autel, don de Charlemagne, fut remplacé au xviiie siècle par un autre, en marbre blanc et noir, à la mode du temps ; c’est du moins un joli morceau de sculpture et les deux anges agenouillés sont d’une grâce exquise. Les orgues, fort belles également, sont aussi de cette époque ; elles échappèrent à la destruction révolutionnaire, plus heureuses que leurs voisines de Lodève dont les tuyaux furent mis aux enchères pour être transformés en rôtissoires et en ustensiles de cuisine. Enfin, quelques sculptures intéressantes ont été soigneusement recueillies par le curé actuel, et parmi elles on remarque :
« Le sarcophage des deux sœurs de saint Guilhem, Albane et Bertane, portant sur le devant treize personnages et Daniel dans la fosse aux Lons ; sur les côtés, la chute d’Adam et d’Ève, et les Trois Enfants dans la fournaise.
« L’autel de Saint Guilhem ; deux panneaux carrés représentent, l’un le Christ en croix ayant à ses pieds sa mère et saint Jean (dans le haut, le soleil et la lune) ; l’autre, Jésus-Christ assis entouré des quatre évangélistes, et hénissant du doigt.
« La base du sarcophage de Saint Guilhem.
« La pierre tombale de Bernard de Bonneval, abbé, mort en 1317, avec l’inscription suivante en latin : En l’an mcccxvii de l’incarnation du Seigneur, le 8 juillet, mourut le père Bernard de Bonneval, abbé de Saint-Guilhem qui dirigea ce monastère pendant treize ans. Que son âme repose en paix ! Homme qui me regardes, je suis ce que tu seras, j’ai été ce que tu es. Dis un pater noster pour mon âme.
« D’autres pierres tombales, un ange décapité, et deux personnages revêtus d’une longue robe, ayant une palme entre leurs mains, » etc.
Quant aux reliques du Saint lui-même, quant au morceau du bois de la vraie Croix donné par Charlemagne, ce n’est pas sans peine que ces précieux objets sont venus jusqu’à nous. La dépouille mortelle de ce pauvre homme eut surtout à subir bien des tribulations. Une donation de l’église de Saint-Pierre-de-Sauve, localité peu éloignée, ayant été faite à l’abbaye de Saint-Guilhem.
« Nous avons, raconte une vieille charte, selon le conseil d’hommes sages, exhorté l’abbé Gausfred et tous ses moines à venir prendre possession de ce lieu, avec la Sainte Croix et le corps du Bienheureux confesseur Guilhem. Ils se sont hâtés de satisfaire à notre désir. Ayant pris leur étendard et les restes du Bienheureux Guilhem, accompagnés d’une grande foule de fidèles, moines, clercs, chevaliers, laïcs, portant des encensoirs, des candélabres, des sonnettes, des chapes et des bréviaires, ils sont arrivés à Sauve, bannières déployées ; au son des trompettes, et ont pris possession du bien que nous leur avons donné au nom du Seigneur, et pour la rédemption de nos âmes. »
C’était bien imprudent, on l’avouera, de promener de la sorte des restes aussi sacrés, qui accomplissaient en outre de nombreux miracles ; leur réputation s’étendait tellement loin qu’on leur amena une fois, du Finistère, une possédée, afin qu’elle fût guérie par leur attouchement. La lutte fut longue, paraît-il ; le Diable ne prétendait pas sortir du corps de la malheureuse qui trépignait, dansait, sautait, se frappait la tête contre les murs ; saint Fulcran qui était présent commençait lui-même à désespérer, lorsqu’on entendit soudain un grand fracas ; c’était le démon qui avait pris la fuite par une des fenêtres de l’église dont les vitraux volèrent en éclats. La Bretonne s’en retourna guérie dans son pays. Pense-t-on à ce que pouvait être au moyen âge un pareil voyage, et n’est-ce pas une chose extraordinaire que la confiance qui le pouvait faire entreprendre ?
Quoi qu’il en soit, ces débris subirent tant de translations pour des causes diverses, qu’en 1738 il fallut pour la seconde ou troisième fois les reconnaître exactement ; à la Révolution, ils furent dispersés. Réunis à nouveau, ils furent, en 1817, emportés par une inondation de la rivière qui envahit subitement l’église. Enfin, en 1845, on retrouva çà et là un morceau de crâne, un bout de fémur, et une dent montée sur un manche d’argent, que l’on faisait tremper dans un verre d’eau ; quand elle avait suffisamment infusé, les malades buvaient. Ce sont ces reliques, c’est le morceau de la vraie Croix, conservé comme elles, que l’on expose aujourd’hui à la vénération des fidèles dont il serait injuste de dire : « Hommes de peu de foi ! »
Le 3 mai et le 14 septembre, elles sont portées en grande procession, sous un dais, à travers le village, au milieu des chants et des cantiques ; devant la croix de la place le cortège s’arrête. Le prêtre jette de l’eau bénite vers les quatre parties du monde, puis il fait cette prière :
« De la tempête et de la foudre, délivre-nous, Seigneur ! »
Car l’on a une juste terreur de l’orage, en ce, pays où rien n’est modéré, ni le soleil, ni les déchaînements des éléments. En un quart d’heure, une rivière à sec devient un fleuve furieux : ce sol de pierre ne boit rien ; l’éclair luit, le tonnerre frappe, des rocs s’écroulent ; chacun se blottit épouvanté dans son abri, mal en sûreté dans les maisons mêmes, que l’eau peut inonder. Dix minutes après il n’y a plus un nuage dans le ciel, qui redevient bleu pour des mois entiers ; à ce qu’il a brisé l’on voit seulement que l’orage vient de passer. Voilà pourquoi cette prière ; de petits pains, pétris en forme de croix, sont également bénis et distribués aux assistants qui les conservent religieusement comme préservatifs de la foudre.
Les habitants ont conservé dans ces régions un grand amour pour les formes extérieures du culte. C’est ainsi que subsistent dans un grand nombre de villages, les anciennes confréries de Pénitents. Ce sont de simples laïcs qui, à l’occasion de certaines fêtes, revêtent une sorte de grande chemise blanche, et processionnent avec tout un attirail de bannières, de croix et de lanternes. Cette forme théâtrale d’une piété souvent très relative plaît beaucoup à leur tempérament méridional ; elle est d’ailleurs des plus pittoresques, et rien n’est curieux comme de voir encadrées « de lin blanc » ces figures, imberbes ou barbues, mais toutes tannées de soleil.
Ces processions montent parfois très haut dans la montagne, jusqu’à un petit ermitage abandonné bâti là en 1336. Un rocher, au pied duquel coule une source pure et froide, abrite une petite maisonnette surmontée d’un minuscule clocher ; un grand cyprès, un bois de pins, de hautes bruyères roses, et quelques débris de jardins ; en face de soi une immensité d’horizons calcinés et pelés sous un ciel qui semble une gueule de fournaise. Ici, toutefois, l’air est plus vif qu’au fond des gorges, et fraîchit le soir ; la Méditerranée l’envoie, que, d’un peu plus haut, l’on aperçoit au coucher du soleil, quand le temps est clair, bande bleue lointaine. Plusieurs ermitages de ce genre existèrent jadis parmi ces sommets déserts, où des hommes vivaient, plus encore que les moines du monastère, dans le mépris des petitesses et des vains bruits du monde, à la mode des solitaires de la Thébaïde.
Longtemps le souvenir du bienheureux Guilhem se perpétua dans le pays ; bien des années après sa mort et après les miracles de sa béatification, un enfant tombé dans l’Hérault racontait qu’il avait vu, au moment où il disparaissait sous les eaux, le Saint apparaître soudain devant lui, et lui clore de la main les narines et la bouche, afin qu’il ne pérît point. Un creux de roche porte, dit-on, encore empreint le sabot du cheval de Guilhem, traversant d’un saut la rivière, et au commencement de ce siècle, en 1835, les jeunes villageoises chantaient en chœur, aux principales cérémonies de l’année, cette complainte :
Guilhem est digne de louange,
En qualité de conquérant ;
Ses vertus méritent qu’un ange
En fasse un éloge éclatant,
Ayant pris l’habit monastique
Il fit faire un grand bâtiment… etc.
Un roc vertigineux domine Saint-Guilhem-le-Désert ; la pointe en est surmontée de ruines à pic. C’était jadis le château d’un géant que l’on ne pouvait déloger de cette retraite inexpugnable. Guilhem, dit la légende, revêtit un habit de femme, et s’introduisit ainsi jusqu’à lui. Puis, malgré les clameurs dénonciatrices d’une pie familière qui criait à son maître : « Gare géant ! c’est Guilhem ! Gare géant ! » il profita d’un moment où il avait le dos tourné pour le précipiter par la fenêtre. Les aigles depuis y firent leur nid ; longtemps un homme du pays alla hardiment ravir leur proie aux aiglons, et se nourrir, en l’absence de la mère, des lapins qui leur étaient destinés.
Puis, après être sorti du village et avoir un peu remonté la gorge, à un coude du chemin, l’on se trouve tout à coup en face du cirque de Saint-Guilhem. Un grand mur ferme brusquement la vallée ; à droite et à gauche des falaises dont la coupure rectiligne semble avoir été faite par une Durandal de géant. Chacun des morceaux qui composent l’ensemble est gigantesque, vu de près ; ils se fondent dans un tout où l’homme est une fourmi perceptible à peine. Il y a là-dedans du cirque de Gavarnie, mais d’un Gavarnie africain, flamboyant, torride, où les Carthaginois pourraient crucifier des lions. Il faut aller jusqu’au fond, pour se rendre compte de l’énormité de cette puissante nature ; il faut aussi, par le dur et caillouteux sentier qui s’accroche au flanc gauche du cirque, atteindre le sommet de la muraille terminale, d’où il gagne les crêtes de la Séranne.
C’est d’ailleurs une disposition géologique commune à cette région que celle de ces vallées aboutissant si bizarrement à un pan de roc. Telle est un peu plus loin la tombe de l’Arbousier, fermée aussi par un mur plus vertical encore ; telle est, dans un département voisin, la fontaine célèbre de Vaucluse. Car une source, plus ou moins puissante, plus ou moins mince, en naît toujours, alimentée par quelque rivière souterraine ; c’est un sol dont l’intérieur est profondément travaillé, et nulle part ne s’ouvrent plus de grottes et de cavernes. Saint-Guilhem en montre deux.
La plus belle est, paraît-il, la grotte du Sergent ; par malheur, elle est très souvent envahie par l’eau. Je la trouvai telle et ne pus la visiter ; on m’a montré des stalactites qui en venaient, et qui toutes offraient cette particularité qu’au lieu d’être blanches elles sont couleur terre-cuite. L’autre est la grotte du Cellier (Baume Cellier). Elle serait fort belle si elle n’avait pas été mutilée ni enfumée. Mais les bourgeois de Montpellier et de Clermont-l’Hérault ont cassé tant de morceaux de stalactites pour en orner leur jardin ou leur commode, que c’est une pitié de voir le massacre de ces merveilleuses sculptures de la nature : la résine de leurs torches, la suie des fagots qu’ils ont fait flamber ont noirci ce qui reste. La première salle dans laquelle on entre est curieuse d’éclairage, vue à contre-lumière, avec son ouverture sur l’azur du ciel, et les ombres que, dans ce filet de clarté, quelques fûts de stalagmites dessinent sur le sol. Plus loin, de fines colonnettes encadrent une sorte de bénitier plein d’eau ; puis c’est un bloc de rocher, tombé de la voûte, et qui, maintenu par deux autres, forme un pont naturel ; dans un autre endroit il faut passer à quatre pattes par une sorte de lucarne.
Après Saint-Guilhem la route continue à suivre l’Hérault ; un large bassin maintenu par un barrage sert de réservoir au canal d’irrigation de la plaine d’Aniane, lequel, après avoir longtemps côtoyé dans les roches la rive gauche du fleuve, le traverse à l’entrée des gorges sur un pont d’une seule arche. Puis cette route abandonne la vallée, et ce n’est qu’au bout de quatorze kilomètres de désert que l’on atteint sur le sommet du Causse le premier village après Saint-Guilhem ; quatorze kilomètres sans un habitant, et toujours de ce sol aride, moucheté de rares buissons de chênes verts, si blanc qu’au clair de lune l’on dirait des plaines de neige.
Nous n’avons aujourd’hui touché qu’à un point de cette région qui étend au loin, vers les escarpements gris-perle de la Séranne, vers le Gard et vers l’Ardèche, ses paysages de pierre ; région peu explorée, plus belle, au sens large du mot, que sa voisine, aujourd’hui devenue célèbre et presque banale, des gorges du Tarn. Cette dernière n’est plus le Nord et n’est pas encore le Midi ; de cette dualité de climats naît une impression moins franche qu’ici. Ici surtout le roc est plus beau, plus marmoréen, tandis que dans la vallée du Tarn il offre un fâcheux aspect de carton-pâte, de roche artificielle, qui frappe désagréablement dans la classique descente en bateau de Sainte-Énimie au Rosier. Quant à la hauteur matérielle des blocs, quant à leur grosseur, ceux du cirque de Saint-Guilhem atteignent et dépassent les plus formidables.
Saint-Guilhem-le-Désert est peu connu ; l’on n’y vient guère que du versant méditerranéen, de Montpellier principalement dont c’est une des excursions ordinaires. Le baron Taylor, dans son grand ouvrage sur la France romantique, publié vers 1830, en a donné une description accompagnée à la mode du temps de mauvaises lithographies. L’âpre grandeur de ce pays est, d’ailleurs, peu susceptible de plaire à beaucoup de gens. À ceux qui veulent des arbres et de la verdure, à ceux qui ne comprennent que le lac suisse et sa prairie, ou le chalet des plages à bain de mer, j’épargnerai des récriminations et une désillusion certaines en leur conseillant de s’abstenir de ce voyage.
C’est, je le répète, un pays calciné, torride, sans ombre, presque sans végétation ; la chaleur y est suffocante si le vent souffle du sud ; si c’est le mistral, on est gelé soudain jusqu’à la moelle des os, tout en étant à la fois rôti par le soleil. Quant à faire l’excursion par un temps couvert, autant rester chez soi, c’est avec l’astre de feu au zénith qu’il faut voir le Midi. Les chemins sont des sentiers à pic, dont les cailloux déboulent sous les pas et arrachent les clous des souliers ; pour arriver simplement aux grottes, il faut monter de la sorte pendant une grande heure, enveloppé de cette fulgurante réverbération. Si l’on vous assure dans le village que c’est très facile et tout près, n’en croyez pas un mot ; c’est la « blague » méridionale qui parle. J’ajouterai, chose plus regrettable, que, malgré les protestations emphatiques des aubergistes, la punaise pullule dans les lits, et que la nourriture est exécrable ; cuisine à la graisse, cuisine à l’huile, et ragoût de chèvre. S’il n’y avait pas les truites pêchées dans l’Hérault, je ne sais trop ce qu’on mangerait. Je ne parle pas du service de la voirie ; les chiens en sont chargés, et le soleil dessèche ce qu’ils oublient. Il convient aussi de se méfier des scorpions qui, en certains endroits, fourmillent sous les cailloux ; en soulevant les pierres plates avec précaution, on découvre facilement ces petits monstres, dont le corps de bronze et la queue fourchue se contorsionnent avec fureur. Souvent encore c’est une vipère que l’on rencontre, reconnaissable à sa queue effilée, aux noires zébrures de son dos, à sa tête en fer de lance. Moins dangereux que ces bêtes empoisonnées et silencieuses sont les gros lézards verts diaprés d’émeraude, qui s’enfuient devant vous en froissant bruyamment les touffes de buis ; ne les acculez pas cependant dans quelque trou de rocher afin de vouloir les saisir, car ils se retourneraient alors avec vaillance contre vous, et ils sont de taille suffisamment respectable (le diamètre de leur corps atteint fort bien celui d’un bras d’homme), pour que leur morsure soit cruelle.
Le manger, le coucher et la propreté générale pourront s’améliorer ; c’est même à souhaiter vivement, mais longtemps encore Saint-Guilhem, inconnu de la locomotive, la « vache noire », comme on l’y nomme, pourra, je l’espère, s’appeler à bon droit « le Désert », défendu comme il l’est par son aspect rébarbatif et par son rude climat, contre la horde des badauds niais et criards qui, venus là pour n’y rien comprendre, en souilleraient la splendeur sublime.