Saint-Just (Lenéru)/1

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Grasset (p. 19-47).

I

SAINT-JUST


Tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait, avec plaisir, de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie. Car enfin, vous avez tout sacrifié à votre puissance ; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains ; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fût jamais. Le sénat ne vit qu’en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu’un vous dit : « Sylla, jusqu’à quand répandras-tu le sang romain ? Veux-tu ne commander qu’à des murailles ? » Pour lors, vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.
Montesquieu.


Les avis sont contradictoires et les témoignages opposés, aussi n’en négligerons-nous aucun. Une personnalité hors ligne a pour moitié de son histoire les jugements qu’elle a suscités.

La formule générale est « un fanatique » ou encore « un tigre altéré de sang ». M. Rémy de Gourmont ayant à le nommer, n’écrivait-il pas : « Saint-Just cette panthère » ? et les épithètes de M. de Gourmont se trompent rarement. Quant aux historiens, à la manière dont ils nous le présentent, aux phrases talentueuses qui servent à l’occasion — Mignet : « c’était un monstre peigné » ; Lamartine : « Muet comme un oracle et sentencieux comme un axiome… on dirait un rêve de la République de Dracon » — on sent qu’il leur plaît d’avoir affaire à Saint-Just, qu’ils saisissent avec complaisance l’occasion de montrer cette tête au peuple. Mais ils l’ont peu connu, ayant trop d’hommes et trop d’actes à dévoiler pour entrer bien avant dans la psychologie, si provocante fût-elle, du plus jeune des conventionnels. Beau, fanatique et dictatorial, avec les plus complètes variantes quant aux définitions morales et mentales, on nous dit qu’il fit un discours atroce, lequel décida de l’opinion dans l’affaire du roi ; qu’il rapporta avec haine et perfidie contre les Girondins, puis contre les Hébertistes, et puis surtout contre Danton, enfin, le 9 thermidor, contre ses collègues du Comité. Quelques « rapports de guillotine » et les honneurs du portrait forment son casier historique. Il semble qu’ayant gardé sa haine et son image, on ne lui devait plus rien.

Michelet pourtant qui regrettait ses hommes en quittant la Révolution et rêvait des réparations individuelles, a remarquablement élargi la part de Saint-Just à l’histoire générale du temps. Il s’y est continuellement repéré. Et Taine aux Origines, fouillant, cherchant partout le « programme jacobin », définissant le gouvernement révolutionnaire, ne peut qu’y revenir, le citer : Saint-Just, rapports ; Saint-Just, Institutions, et même : Saint-Just, motions.

Voici d’ailleurs comme ils en parlent. Ceci est Taine :

Pour trouver des âmes tendues au même ton que la sienne, il faut sortir du monde moderne, remonter jusqu’à Caligula, chercher en Égypte, au Xe siècle, un calife Hakem. Lui aussi, comme ces deux monstres, mais avec des formules différentes, il se croit dieu ou vice-dieu sur la terre, investi d’arbitraire par la vérité qui s’est incarnée en lui, représentant d’une puissance mystérieuse, illimitée et suprême qui est le peuple en soi ; pour représenter dignement cette puissance il faut avoir l’âme d’un glaive. L’âme de Saint-Just est cela, rien que cela : ses autres sentiments ne servent plus qu’à la faire telle ; les métaux divers qui la composaient, la sensualité, la vanité, tous les vices, toutes les ambitions, toutes les frénésies et mélancolies de sa jeunesse se sont amalgamés violemment et fondus ensemble dans le moule révolutionnaire pour prendre la forme et la rigidité d’un acier tranchant. Supposez un glaive vivant, qui sente et veuille conformément à sa trempe et à sa structure, il lui plaira d’être brandi, il aura besoin de frapper ; nul autre besoin chez Saint-Just. Silencieux, impassible, tenant les autres à distance, aussi impérieux que si la volonté du peuple unanime et la majesté de la raison transcendante résidaient en sa personne, il semble avoir réduit ses passions à l’envie de briser et d’épouvanter. On dirait que, pareil aux conquérants barbares, il mesure la grandeur qu’il se confère à la grandeur des abattis qu’il fait ; nul autre n’a fauché si largement à travers les fortunes, les libertés et les vies, nul autre n’a mieux rehaussé l’effet terrifiant de ses jonchées par le laconisme de sa parole et la soudaineté de ses coups[1].

Et Michelet :

Saint-Just apparut (à Strasbourg) non comme un représentant, mais comme un roi, comme un dieu armé de pouvoirs immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva plus grand encore par sa haute et fière nature. Dans ses écrits, ses paroles, dans ses moindres actes, en tout éclatait le héros, le grand homme d’avenir, mais nullement de la grandeur qui convient aux républiques. L’idée d’un glorieux tyran, telle que Montesquieu l’a donnée de Sylla dans son fameux dialogue, semblait toute réalisée en cet étonnant jeune homme, sans qu’on démêlât bien encore ce qui était du fanatisme, de la tyrannie de principes et de celle du caractère. Un homme tellement au-dessus des autres n’eût pas été souffert deux jours dans les cités antiques. Athènes l’eût couronné et l’eut chassé de ses murs.

De semblables définitions ne s’oublient guère et, toujours le plus sensitif, Michelet a des mots qui feraient protester. Retombant à chaque pas dans la nostalgie de cet avenir, il rencontre une fois la carrière qui allait tout gravir et tout faire oublier : « On se demande ce qui serait advenu ; lui seul était assez fort pour faire trembler le glaive devant la loi.» Il en dit plus encore ; en celui qui fut son chef hiérarchique, il va jusqu’à prophétiser un maître au général Bonaparte. Un mot du 24 février parut fort sinistre à tous : « La République, dit Saint-Just à la Convention, ce n’est point un Sénat, c’est la vertu. » Dès lors pourquoi un Sénat ? Cette morale inattendue fit passer aux yeux éblouis je ne sais quelle lueur lointaine du 18 brumaire. Il faut en prévenir : pas un historien qui ne cède à la tentation. Chez les plus instruits et les moins légendaires, chez M. Aulard, par exemple, le nom de Bonaparte revient également ; mais Bonaparte à vingt-cinq ans, à l’armée d’Italie.

Le témoignage des collègues est aussi frappant. Qui n’étonnerait pas ce mot de Levasseur : « Robespierre a toujours été considéré comme la tête du gouvernement révolutionnaire. Pour moi qui ai vu de près les événements de cette époque, j’oserais presque affirmer que Saint-Just y eut plus de part que Robespierre lui-même. » Et le témoin continue : « Intimement lié avec Robespierre, Saint-Just lui était devenu nécessaire et il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer. Jamais on ne les a vus divisés d’opinion, et s’il a fallu que les idées personnelles de l’un pliassent devant celles de l’autre, il est certain que jamais Saint-Just n’a cédé. » — Même témoignage de la part de Barère, s’il rappelle que Robespierre en parlait comme d’un intime ami, c’est alors en des termes qui font rêver l’intimité : « Saint-Just est taciturne et observateur, mais j’ai remarqué à son physique qu’il y a en lui du Charles IX. » « D’ailleurs, ajoute Barère, cette familiarité de Robespierre flattait peu Saint-Just qui était plus profond et plus capable de révolutionner. » — « Fort supérieur à son ami », (c’est toujours le même aveu et cette fois de la bouche de Carnot) « mais son arrogance dépassait toutes les bornes ». En effet : « Saint-Just avait un talent rare et un orgueil insupportable, nous dit encore Barère, il ne parlait que de la république et il avait un despotisme habituel. Saint-Just votait comme un oracle et délibérait comme un vizir. »

D’ailleurs la concordance est parfaite de l’un à l’autre, parmi les conventionnels. La personnalité de Saint-Just a visiblement agi sur toutes ces mémoires avec une force qui garantit l’authenticité. Et, chose remarquable, ils ne sont pas haineux, leur réelle absence d’animosité — Barère, Carnot, Prieur, — surprend quand on songe qu’ils durent lui pardonner le plus impardonnable : la hauteur de l’âme et celle de l’attitude, l’orgueil actuel et visible qui méprisait jusque dans la beauté du visage. Ils ont rapporté ses paroles et ses actes sans leur enlever ce qu’ils assumaient sur autrui, c’est-à-dire sur eux-mêmes, et une justice à rendre à tous ces collègues si défiés et tyrannisés, c’est qu’en jugeant, en condamnant Saint-Just, ils ne l’ont pas avili, ne l’ont pas essayé, ne l’ont pas voulu. C’est une clémence dont ils n’usèrent pas à l’égard de Robespierre. L’un d’eux n’a-t-il pas dit : « C’est là une cruelle vertu, mais qui oserait la souiller par le mépris ? qui, en regardant Saint-Just avec terreur, oserait dire : « Je ne l’estime pas[2]. »

Saint-Just a tenté deux fois l’étude particulière.

En 1851, deux volumes[3] écrits par M. Édouard Fleury, non sans goût, mais en « réacteur ». Toutefois il en a bien parlé, avec des effets qui ne voulaient pas être pauvres. Il nous révèle « ce jeune homme oseur » dans les tentations et les scrupules d’une admiration timorée : « Il avait surgi parfait, tout d’une pièce, et l’on n’avait point encore songé à s’étonner que ce jeune homme fût déjà aussi déplorablement complet ». Mais en 1859, c’est la réponse vengeresse d’Ernest Hamel, robespierriste cette fois, qui, saisie et brûlée à sa première édition, ne reparut qu’à Bruxelles. La documentation d’Hamel plus laborieuse ne pouvait encore à cette heure être définitive, et l’affection sincère du biographe pour le biographié est moins favorable que la haine aux étrangetés psychologiques. Pour cet historien, le premier rapporteur du Comité de salut public, le représentant extraordinaire à Strasbourg, est un jeune homme d’une suavité — bon fils, bon frère, ami dévoué — d’une aménité — faite plus digne d’un semblant de raideur — on ne peut mieux exemplaires : le parfait homme sensible que tout narrateur souhaite offrir au public. N’a-t-on pas loué Gœthe de sa reconnaissance envers les services rendus ? Et Las Cases tient par-dessus tout à la douceur des rapports, à la bonhomie de Napoléon Bonaparte. Il faut peut-être un don exceptionnel pour, non pas dans l’ensemble, mais dans le détail, le ligne à ligne, admirer franchement parce que différent. Il y faut peut-être une « immoralité » très élevée. Nous nous garderons en tournant les aspérités, les acerbités révolutionnaires de n’approuver plus qu’un jeune homme au cœur sensible, intéressant comme un poitrinaire par sa mort prématurée.

Que fut-il donc en somme ? Un député de vingt-cinq ans, dont le maiden-speech à la Convention est tel, qu’il emporte, on dirait à lui seul, la tête du roi et réserve désormais l’orateur pour les grands coups, dont on lui fit toujours hommage : rapport contre les Girondins, déclaration du gouvernement révolutionnaire, rapport contre Hébert, rapport contre Danton. Quand la tribune est à Saint-Just, la séance est dictatoriale, la révolution tient un lit de justice. Il apparaît aux heures décisives, au point précisément le plus menacé ; on l’envoie aux armées dont on désespère et il revient après Wissembourg, Landau, Charleroi, Fleurus. Il ne rencontre pas un échec, pas une défaite. Il n’a pas deux ans de vie publique, mais en revanche il détient le pouvoir le plus absolu, le plus passionné, le plus redoutable qu’aucun homme à son âge ait jamais conquis. Il en use avec un orgueil, des talents, une dureté exceptionnels. Il semble incarner toute la force et la destinée de notre révolution qui décline et s’achève quand il disparaît. Cette adaptation surprenante de l’homme à la fonction, quand cette fonction est la Terreur, est singulièrement intéressante dans la personne de Saint-Just.

Car il eut un mandat singulier, qu’il ne partage point avec d’autres, au moins dans l’initiative matérielle de l’action. Les grands justiciers de l’histoire sont les hommes d’un seul meurtre : Saint-Just n’a cessé du 13 novembre 92 au 9 thermidor an II, c’est-à-dire pendant dix-huit mois consécutifs, de demander des têtes. Tout le poids des grands jugements révolutionnaires et même, croit-on, des autres plus obscurs, a dû d’abord porter sur cette conscience. Cela se passait, a-t-on dit, sans un trouble : Saint-Just ne bronchait jamais. Et le fanatisme explique les choses. On aime oublier qu’on puisse agir extraordinairement sans être anormal et nous tirons les gens d’affaire en leurs difficultés par une tare, en somme une grâce d’état ; c’est bien théologique. Saint-Just, dans la conjoncture où il se trouvait, réfléchit, jugea, se détermina comme eut fait tout autre à sa place. Le fonctionnement de son fanatisme est singulièrement rationnel. N’avoue-t-il pas déjà pendant l’affaire du roi : « Tout ce qu’on a dit pour sauver le coupable, il n’est personne qui ne se le soit dit ici, à soi-même, par esprit de droiture et de probité » ? Et l’on rencontre des mots dans ses papiers qui se troublent et semblent demander grâce : « Dieu, protecteur de l’innocence et de la vérité, puisque tu m’as conduit parmi quelques pervers, c’était sans doute pour les démasquer[4] ! » Il veut qu’on lui sache gré d’avoir frappé à certaines places comme si par hasard il lui en eût coûté : « La politique avait compté beaucoup sur cette idée, que personne n’oserait attaquer des hommes célèbres, environnés d’une grande illusion. J’ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je n’ai vu dans le monde que la vérité, et je l’ai dite[5]. »

Il a donc raisonné son cas. Lucide et réfléchi, rien des équivoques de son rôle n’a dû lui échapper. Il n’y a chez celui-ci, le plus effrayant, le plus cruel, rien du malade et du fou selon le diagnostic de Taine, mais une orgueilleuse et saine impitié, quelque chose d’incomparable et d’exemplaire comme le Seien Sie hart de Nietzsche. Le phénomène est unique : cette cruauté sans défaut, qu’en bonne foi rien ne permet d’atténuer, cette cruauté, dirions-nous, presque magnifique, est celle d’un homme intelligent, raisonnable et très fin, d’un excellent administrateur, d’un chef habile au sens net et froid. Loin d’atténuer les charges, nous les revendiquons pour le plus remarquable sang-froid historique, pour une intelligence qui n’eut rien des surprises et des inachèvements de la jeunesse. Je le répète, elle est unique, cette dureté simple, sincère et pure comme les choses parfaites. On ne sait plus qu’en penser. Saint-Just n’a-t-il pas dit que « rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime ».

Oui, il fut cruel et voulut l’être. Il exalte avec éloquence, avec émotion, la cruauté. Jamais on n’en avait ainsi parlé ; sa langue même s’y aguerrit, c’est la fonction meurtrière de ce talent qui le rendit si sûr, si court, si hautain, et la proximité de la mort qui lui donna le sérieux et la nudité. « Il y a quelque chose de terrible dans l’amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu’il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain à l’intérêt public[6]. »

Jamais on ne s’est plus froidement éviscéré de toute pitié, plus sûrement, plus méthodiquement. S’il a dit une fois, aux débuts, qu’il lui serait doux « de régir par des maximes de paix et de justice naturelle[7] », il a oublié de répéter ce vœu, qui ne figure même plus dans ses rêves. — « Les actes de clémence sont l’échelle du mensonge, comme nous disait Tertullien, par lesquels les membres des comités de Salut Public se sont élevés jusqu’au ciel. » À tout cet éloquent No. 4 de Camille Desmoulins, si désarmé, si sage, si peu agressif, il oppose une incomparable sécheresse d’ironie :

On nous embarrasse dans un luxe de sentiments faux… la destinée publique change au gré du bel esprit… à voir l’indulgence de quelques-uns, on les croirait propriétaires de nos destinées et les pontifes de la liberté[8].

Si un lion souverain avait eu une cour et une garde prétorienne de tigres et de panthères, ils n’auraient pas mis plus de personnes en pièces. Cela ne l’a jamais frappé, au contraire, il écrivait :

L’exercice de la Terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais. Sans doute il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin des mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre quand on commence trop tôt[9].

Que voulait-il donc qui dût paraître encore terrible à la Terreur ? Enfin, s’il a imploré le tombeau « comme un bienfait de la Providence », c’est — la chose vaut qu’on le remarque — « pour n’être plus témoin de l’impunité[10] ».

Nous parlons aujourd’hui de justice, nous croyons l’aimer, en mieux scruter les mystères : nous nous trompons et nous réclamons d’elle quand nous demandons grâce. Oui, nous sommes pitoyables ; mais ne prétendons pas l’être au nom de la justice ! Punir et venger, telle est, en justice, la fonction dont hypocritement nous voulons faire absoudre et compenser. Dans les balances éternelles le crime se punit et la vertu se venge, nul autre avantage, nulle autre satisfaction. Demander à la justice autre chose qu’elle-même, le bonheur, par exemple, n’a rien de commun avec son culte. La Justice, pas plus que la Religion, n’est un rapport humain, elle ne traite d’homme à homme que par contingence et, pour ainsi dire, par corruption. La Justice est rapport de l’homme à l’Idée, et sa plus grande erreur, sa plus grande cruauté envers lui-même est, pour l’homme, d’en appeler à la Justice. Car « la Justice n’est pas clémence, elle est sévérité[11] ».

Au reste c’était un jeune homme d’une réserve et d’une modestie parfaites : « Je suis très jeune, mais parce que j’étais jeune il m’a semblé que j’en étais plus près de la nature[12]. » À lui-même Saint-Just est toujours apparu sous l’aspect de l’ingénuité la plus virginale. Il s’est peu vanté, mais quand il lui arrivait de le faire, il parlait de sa candeur et de sa simplicité. Il ne s’est guère prévalu d’autre chose. Le 9 thermidor il ne peut même croire à des inimitiés personnelles et, chose étonnante, il ne se trompait pas : « Pour moi, je n’ai point eu à m’en plaindre ; on m’a laissé paisible comme un citoyen sans prétentions et qui marchait seul. » Il ne voulut jamais faire de rapport sur l’armée : « On annonça la journée de Fleurus et d’autres qui n’en ont rien dit y étaient présents ; on a parlé de sièges et d’autres qui n’en ont rien dit étaient dans la tranchée[13]. » Le jour où, sans ironie, à son retour d’Alsace, Carnot offre de lui céder la direction militaire, « Saint-Just, malgré toute sa présomption, refuse[14] ». Nous le signalons pour indiquer ce que la suite prouvera bien contre Courtois : que Saint-Just ne fut jamais « un étourdi de vingt-six ans ». Nous retrouvons cette curieuse déférence à l’égard de Robespierre (elle étonnait Prieur), « et cette admiration ne s’épuisa pas même quand il l’eut dépassé, au moins comme homme d’action ». Ceci montrera déjà qu’il était sérieux. Il l’était parfaitement, si absolument qu’il ne cessera jamais d’être simple. Cette aventure exceptionnelle, guettée par les pires cabotinages, d’un principat conquis à vingt ans, est traversée dans la plus imperturbable, la plus froide simplicité. Impossible d’avoir été moins poseur.

« Il est observateur et taciturne », avait dit Robespierre à Barère. Il put être grave et taciturne l’homme qui, dans le monde, ne voyant que des « vérités tristes », lui promit, et sur sa tête, qu’il lui donnerait la perfection : « Le jour où je me serai persuadé qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai[15]. » Taine a peu goûté « cette gageure de forcené ». Saint-Just, il est vrai, aima la perfection comme on aime le bonheur. Oui, il eut cette bizarrerie, aimant la perfection, de la préférer toujours au médiocre :

Nous vous parlâmes de bonheur : l’égoïsme abusa de cette idée pour exaspérer les cris et la fureur de l’aristocratie ; on réveilla soudain les désirs de ce bonheur qui consiste dans l’oubli des autres et la jouissance du superflu. Le bonheur ! le bonheur ! s’écria-t-on. Mais ce ne fut point le bonheur de Persépolis que nous vous offrîmes : ce bonheur est celui des corrupteurs de l’humanité. Nous vous offrîmes le bonheur de Sparte et celui d’Athènes dans ses beaux jours ; nous vous offrîmes pour bonheur la haine de la tyrannie, la volupté d’une cabane et d’un champ fertile cultivé par vos mains[16].

Ce n’est pas non plus l’aveu nostalgique de Camille Desmoulins : « J’avais rêvé une république que tout le monde eût adorée ! »

Mais on ferait de la légende en ne considérant Saint-Just que sous l’aspect impraticable des rêveurs. Parce qu’il rêva plus complètement qu’un autre, c’était une raison pour que ses actes encore portassent ce caractère d’achèvement. Saint-Just fut « un homme pratique », un homme de moyens et d’expédients sur lequel ses collègues ont toujours compté.

Il ne prie pas comme Robespierre, il agit comme Danton et comme Bonaparte[17]. M. Aulard y insiste : « Il a, dit-il, un sens net de la réalité, le goût et le génie de l’administration… adroite, clairvoyante, audacieuse, l’activité de Saint-Just tourne prestement les obstacles quand elle ne les pulvérise pas[18]. » L’histoire n’a pas rendu justice à cette activité. Parce que Saint-Just fut un homme « de la haute main », elle accepta la définition populaire, oubliant qu’il fut des « travailleurs » et des « gens d’examen », sans le céder à Prieur, Lindet, ni même à Carnot. Le possesseur du carnet rouge trouvé par Barère dans le pupitre du Comité gardait par devers soi un de ces atlas administratifs et militaires que Taine retrouvera dans la mémoire de Napoléon.

Il eut infiniment de bon sens. Je ne rappelle pas les missions, la vigueur et l’à-propos des arrêtés, ce n’est ni la capacité, ni la « poigne » de Saint-Just qu’il s’agissait de démontrer, on ne les lui conteste guère, et ses collègues l’ignoraient si peu qu’en tout ordre les besognes les plus difficiles lui furent généralement confiées. Mais il a dit plusieurs choses qui sont les plus raisonnables auxquelles on ait songé à la Convention.

Nous parlons toujours de ses « principes », de sa raideur, de son fanatisme. Les principes ? mais lui-même a jugé qu’on s’en encombrait. « Il faut poser les principes et les mettre à leur place[19]… car les principes et les idées de la liberté ne remplacent point l’harmonie du gouvernement : rien ne remplace l’ordre et n’en tient lieu ; » et « l’ordre présent est le désordre mis en lois ». M. Taine les a-t-il mieux repris, a-t-il plus vertement remis à leur place les ingérences de leur utopie, que ne le fait ce paragraphe des Institutions :

Il s’agit moins de rendre un peuple heureux que de l’empêcher d’être malheureux. N’opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez lequel serait établi le préjugé qu’il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps !

Est-ce bien lui, après deux mois de séances, et non Vergniaud, qui avouera : « Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirais même avec fureur… ? » Puisque nous parlons de Vergniaud, il lui reprochera sa métaphysique : « Il mit tout le droit public en problèmes et vous proposa une série de questions à résoudre que l’on eût mis un siècle à discuter ». Et la critique suprême, il l’a faite ; nos historiens philosophes n’ont pas autrement caractérisé leurs partis ; le ton même de l’impatience n’est pas étranger au bon sens de Saint-Just : « Quelle est donc cette superstition qui nous érige en sectes et en prophètes, et prétend faire au peuple un joug mystique de sa liberté ? »

Saint-Just a beaucoup parlé des « institutions » de la « République » et des « mœurs ».

On ne s’en doute pas, on croit avoir tout fait quand on a une machine à gouvernement. J’entends dire à beaucoup de gens qu’ils ont fait la Révolution. Ils se trompent, elle est l’ouvrage du peuple. Mais savez-vous ce qu’il faut faire aujourd’hui et ce qui n’appartient qu’au législateur ? C’est la République[20].

Pour Saint-Just les institutions et les mœurs sont même œuvre, même révolution, la seule importante et la seule durable : la révolution civile. Il ne cessera d’exiger, de définir sa révolution spirituelle. « La Terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l’aristocratie, mais qui nous débarrassera de la corruption ? Des institutions[21]. »

Au fond que pouvaient-elles être ces institutions de Saint-Just, qu’entend-il par « mettre la Révolution dans l’état civil ? » Que veut-il donc que Robespierre n’ait pas encore voulu ? serait-ce, par hasard, « un supplément de révolution sociale[22] » ? avons-nous vraiment, en 93, un socialiste de cette importance, qui serait alors le premier socialiste français ? — C’est l’opinion de M. Faguet :

Je ne vois, dit-il, pendant toute la période révolutionnaire, de 1789 à 1795, qu’une exception de quelque importance. C’est Saint-Just. Saint-Just a été proprement et nettement socialiste, il l’a été au sens presque strict du terme ; il n’a pas été collectiviste, mais il a été partageux. Le résumé des Institutions républicaines sur ce point est celui-ci : l’opulence est un délit ; l’oisiveté est un crime ; il faut donner des terres à tout le monde ; il ne faut ni riches, ni pauvres ; il faut que l’oisiveté soit punie ; il faut maintenir l’hérédité seulement en ligne directe ; il faut que chaque citoyen rende compte tous les ans de l’emploi de sa fortune ; il faut qu’il n’en puisse disposer que si l’emploi n’en est pas jugé nuisible[23].

En effet, voici quelques articles :

Il faut que tout le monde travaille et se respecte. Je défie que la liberté s’établisse, s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu’il n’y ait plus de malheureux, si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres.

Un homme n’est fait ni pour les métiers, ni pour l’hôpital, ni pour les hospices ; tout cela est affreux. Il faut que l’homme vive indépendant, que tout homme ait une femme propre et des enfants sains et robustes ; il ne faut ni riches, ni pauvres.

Un malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre ; il doit leur parler en maître… il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes, et assure l’aisance au peuple tout entier[24].

Mais, dit encore M. Faguet, je n’ai pas besoin de faire remarquer que ce projet de Saint-Just ne fut jamais un projet de loi ou de constitution. Non, il n’entre pas dans l’histoire de la révolution ce projet posthume d’un député dont le mandat est expiré. Pour cela, sans doute, M. Aulard fouillant cette époque, y cherchant, hommes et actes, « un supplément de révolution sociale » ne pense point à Saint-Just, ne reconnaît le socialisme que dans la faction détruite par lui, chez les ultra-révolutionnaires et les Hébertistes, la « faction de l’étranger ». Et pourtant, ce n’était pas des rêves ces il faut répétés d’un homme au pouvoir. Il avait si bien l’intention d’apporter à la tribune « ce programme le plus pénétré de pensée socialiste, qui ait été conçu pendant la période révolutionnaire avant Babeuf[25] » qu’il réfléchit déjà à son opportunité. « On eût présenté la ciguë à celui qui eût dit ces choses il y a huit mois : c’est beaucoup d’être devenus sages par l’expérience du malheur. » Et si, même alors, il ne les dit pas, c’est qu’il a voulu vivre, non pour lui, bien entendu, mais pour ses projets, car ce fanatique a discuté le martyre.

Il ne faut pas que les gens de bien en soient réduits à se justifier du bien public devant les sophismes du crime. On a beau dire qu’ils mourront pour la patrie : il ne faut point qu’ils meurent, mais qu’ils vivent et que les lois les soutiennent. Il faut qu’on les mette à l’abri des vengeances de l’étranger. Je conseille donc à tous ceux qui voudront le bien d’attendre le moment propice pour le faire afin d’éviter la célébrité qu’on obtient en le brusquant[26].

Ah ! comme il veut vivre, comme il sent derrière lui Barras qui le talonne ! — Toutefois l’on méconnaîtrait l’esprit de suite et l’autorité de Saint-Just, si l’on imaginait qu’un tel programme ne lui fut pas toujours présent, et que présent, il n’eut jamais ses heures de promulgation. Le décret du 13 ventôse, qu’il fit rendre à l’unanimité, par lequel toutes les communes de la République sont appelées à « dresser un état des patriotes indigens qu’elles renferment avec leurs noms, leur âge, leur profession, le et l’âge de leurs enfans » au reçu duquel le Comité fera un rapport « sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution » est le point culminant de la révolution sociale dans la grande Révolution politique.

Et qu’on remarque le préambule de Saint-Just, tout ce qu’il promet au delà de ce qu’il demande :

Identifiez-vous par la pensée aux mouvements secrets de tous les cœurs, franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez. Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre au gré de tous les complots qui l’embarrassent, qui l’entravent. C’est à vous d’en déterminer le plan et d’en hâter les résultats pour l’avantage de l’humanité.

Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et du bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe.

Il est vrai, il a dit une fois : « les propriétés des patriotes sont sacrées » et le dernier mot de l’agenda qu’il portait sur lui est encore « ne pas admettre le partage des propriétés, mais le partage des fermages ». Ce n’était pas le moment d’être hérésiarque et de créer un schisme à Robespierre. Mais qui peut dire ce qui fût advenu si l’heure prévue par tous avait pu s’accomplir, l’heure où Saint-Just aurait supplanté Robespierre ? — Les contemporains ne s’illusionnaient pas : « leur chimère était le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction des richesses et la ruine du commerce[27]. » Et nous jugeons que le premier biographe se scandalisait en connaissance de cause, quand il s’écriait : « Où se serait donc arrêté cet homme dans son socialisme ? Son crime est manifeste. »

Pour de tels projets, il ne suffit pas de voir grand, le ressort des nerfs et même une quelconque témérité du courage y sont fort utiles. « Ce qui distingue l’esprit de Saint-Just est l’audace. C’est lui qui a dit le premier que le succès de la Révolution était dans le mot osez. » Et il a osé, ajoute Barère. Oh ! oui, qu’il fît le bien ou le mal, la question se pose, mais qu’il l’accomplît frénétiquement, cela lui demeure. En examinant son talent, nous verrons de près les formes de cette violence ; il n’y eut point cependant qu’une virtuosité dans une telle persistance de la forme, évidemment c’était la manière intérieure de l’homme, c’était profondément le ton de sa pensée et la résonance ordinaire de son âme. « Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau, » disait-il. Cet axiome lui permettait une certaine absence de ménagements. Il est impossible de qualifier tout qu’il a pu dire, et même ses réticences ne laissent pas sans étonnement.

Marat avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif que je regrette qu’il ait emportées ; il n’y avait que lui qui pût les dire ; il n’y aura que la nécessité qui permettra qu’on les entende de la bouche de tout autre[28].

« On ne fait pas les révolutions à moitié », il l’a redit dans toutes ses phrases, avec plus de sagesse peut-être que de témérité. « Osez ! ce mot renferme toute la politique de notre révolution. » — Quand on se reporte aux circonstances on comprend mieux les services rendus, le rôle effarant de ce « professeur d’énergie ». L’énergie ? elle rayonne comme une joie de cette œuvre brutale et sombre. La splendide machine à vouloir que fut Saint-Just put accomplir ses dégâts, mais la valeur de son entraînement ne se discute pas. Je le recommande encore aux jeunes disciples de la Volonté qui ont suivi Sturel au tombeau de l’Empereur.

De l’énergie il connut toutes les formes, les initiatives et les achèvements. Il sait même attendre et surseoir. Il est maître de lui, moins cependant qu’on ne l’a cru. Ce qu’on a pris chez cette nature violente pour du sang-froid semble avoir été d’abord les formes d’une hauteur singulière et d’un dédain prématurément averti. Car, en orgueil, il est un maître et qu’on ne dépassera pas. Il a reculé les bornes de la hauteur humaine et rendu bien difficile d’être orgueilleux après lui. Jusque dans sa raideur et sa beauté physique, il fut magnifiquement le porte-orgueil d’un parti : « Dans le péril de la patrie, dans le degré de majesté où vous a placé le peuple, marquez la distance qui vous sépare des coupables[29]. » Et même d’une nation : « Le peuple français partout vainqueur ordonne à sa représentation de prendre place au premier rang des puissances humaines. »

Mais il connut mieux que la hauteur : il connut le dédain. Saint-Just a ressenti les vanités de ce monde, il s’en est dépris comme on le faisait à Port-Royal. M. Aulard, en le lisant, a fort bien pensé à Pascal. Aussi avancé dans le mépris de ce qui passe, son détachement de ce qui ne dure pas a les intonations du cloître et ses obsessions. Il y a de l’homme intérieur en Saint-Just, de l’homme qui se refuse et porte une vie qu’on ne touche pas. C’est ce qui lui permit de le prendre de si haut avec Danton et peut-être bien avec son échafaud.

Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter, et la faire mourir, cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux.


  1. La Révolution, t. III, p. 282.
  2. Levasseur. Mém.
  3. Il y faut joindre le chapitre de M. Aulard dans ses Orateurs de la Convention, 1882.
  4. Institutions républicaines. [Les essais politiques de Saint-Just furent publiés en 1800 sous ce titre : Fragments d’Institutions républicaines. (Note de l’éditeur.)]
  5. Institutions républicaines.
  6. Germinal. Rapport contre Danton.
  7. 10 octobre 93. Déclaration du gouvernement révolutionnaire.
  8. 8 ventôse an II. Sur les détentions.
  9. Institutions républicaines.
  10. Institutions républicaines.
  11. 8 ventôse.
  12. Esprit de la Révolution. Préface.
  13. 9 thermidor.
  14. Mém. sur Carnot.
  15. Institutions.
  16. 23 ventôse an II.
  17. Aulard. Les orateurs de la Convention.
  18. Aulard. Les orateurs de la Convention.
  19. 12 février 93.
  20. Institutions républicaines.
  21. Institutions républicaines.
  22. Aulard. Histoire politique de la Révolution.
  23. Questions sociales.
  24. Institutions républicaines.
  25. Faguet, déjà cité.
  26. Institutions républicaines.
  27. Rapport de Courtois.
  28. 8 ventôse.
  29. Desmoulins et Danton.