La Légende d’un peuple/Saint-Malo
Voici l’âpre Océan.
La houle vient lécher
Les sables de la grève et le pied du rocher
Où Saint-Malo, qu’un bloc de sombres tours crénelle,
Semble veiller debout comme une sentinelle.
Sur les grands plateaux verts, l’air est tout embaumé
Des arômes nouveaux que le souffle de mai
Mêle à l’âcre senteur des pins et des mélèzes,
Qu’on voit dans le lointain penchés sur les falaises.
Le soleil verse un flot de rayons printaniers
Sur les toits de la ville et sur les blancs huniers
Qui s’ouvrent dans le port, prêts à quitter la côte.
C’est un jour solennel, jour de la Pentecôte.
La cathédrale a mis ses habits les plus beaux ;
Sur les autels de marbre un essaim de flambeaux
Lutte dans l’ombre avec les splendeurs irisées
Des grands traits lumineux qui tombent des croisées.
Agenouillés auprès des balustres bénits,
Un groupe de marins que le hâle a brunis,
Devant le Dieu qui fait le calme et la tempête,
Dans le recueillement prie en courbant la tête.
Un homme au front serein, au port ferme et vaillant,
Calme comme un héros, fier comme un Castillan,
L’allure mâle et l’œil avide d’aventure,
Domine chacun d’eux par sa haute stature.
C’est Cartier, c’est le chef par la France indiqué,
C’est l’apôtre nouveau par le destin marqué
Pour aller, à travers la grande mer qui gronde,
Porter le verbe saint à l’autre bout du monde !
Un éclair brille au front de ce prédestiné.
Soudain, du sanctuaire un signal est donné,
Et, sous les vastes nefs, pendant que l’orgue roule
Son accord grandiose et sonore, la foule
Se dresse, et délirante en son pieux essor,
Entonne en frémissant le Veni, Creator !
De quels mots vous peindrais-je, ô spectacle sublime ?
Jamais, aux jours sacrés, des parvis de Solyme,
Chant terrestre, qu’un chœur éternel acheva,
Ne monta plus sincère aux pieds de Jéhovah !
L’émotion saisit la masse tout entière,
Quand, du haut de l’autel, l’homme de la prière,
Ému, laissa tomber ces paroles d’adieu :
― Vaillants chrétiens, allez sous la garde de Dieu ![1]
Ô mon pays, ce fut dans cette aube de gloire
Que s’ouvrit le premier feuillet de ton histoire !
Trois jours après, du haut de ses mâchicoulis
Par le fer et le feu mainte fois démolis,
Saint-Malo regardait, prompts comme des gazelles,
Trois voiliers sur le flot tendre leurs blanches ailes,
Et, dans les reflets d’or d’un beau soleil levant,
Gagner la haute mer oriflammes au vent.
Le carillon mugit dans les tours ébranlées ;
Du haut des bastions en bruyantes volées
Le canon fait gronder ses tonnantes rumeurs ;
Et, salués de loin par vingt mille clameurs,
Au bruit de l’airain sourd et du bronze qui fume,
Cartier et ses vaisseaux s’enfoncent dans la brume ![2]
- ↑ « Après la célébration des saints mystères, toute la troupe s’avança jusque dans le chœur de la cathédrale, et vint se ranger autour du trône, où l’évêque de Saint-Malo. Mgr Bohier, revêtu des ornements pontificaux, appela sur eux et sur leur expédition toutes les grâces du ciel, et leur donna sa bénédiction. Cet acte solennel fut le sacre de la France américaine à son berceau. » (L’abbé H.-R. Casgrain. Hist. de la M. Marie de l’Incarnation.)
- ↑ Jacques Cartier quitta Saint-Malo avec sa flottille, composée de la Grande-Hermine. de la Petite-Hermine et de l’Émerillon, le 19 mai 1535.