Saint-Pétersbourg. L’Ermitage et le palais de marbre
Mai 1829.
Je visitai l’Ermitage, l’un des nombreux palais qui bordent la Néva, et je suis encore à savoir pourquoi la résidence de Sa Majesté a été ainsi appelée. Au surplus, l’Ermitage n’a aucun point de ressemblance avec ce genre de demeures dont il a pris le nom. On m’avait beaucoup parlé des tableaux : mais, je l’avoue, je ne m’attendais pas au magnifique spectacle qu’offre ce palais. J’ai vu bien des collections, et nulle ne peut être comparée à celle-ci pour le nombre de tableaux dont elle se compose. Ils sont, il est vrai, mieux choisis au Louvre ; car à l’Ermitage on en trouve beaucoup qui paraissent peu remarquables, et qui, probablement, seront mis de côté lorsqu’on pourra les remplacer par de meilleurs ouvrages. L’école hollandaise y domine, et je ne vis jamais réunis dans un seul endroit tant de tableaux de Paul Potter, Téniers, Wouvermans et Van Dyck. L’école française s’y distingue par quelques belles productions de Claude, et un grand nombre de celles de Vernet ; mais ces dernières ne sont pas les chefs-d’œuvre de leur auteur, et la plupart datent évidemment de sa jeunesse. J’y ai aperçu une douzaine d’animaux peints dans la perfection par Schneider. Les tableaux sont distribués dans une série de pièces et de galeries. On me montra ensuite une salle magnifique et spacieuse, où s’assemblent les chevaliers de Saint-Georges, et d’où je passai dans une longue et étroite galerie, consacrée exclusivement aux ouvrages de M. Daw, célèbre artiste anglais. Ce gentleman a été chargé par le gouvernement d’exécuter, moitié de grandeur naturelle, les portraits de tous les généraux russes qui ont servi pendant la guerre contre la France. Cette tâche herculéenne est aujourd’hui presque accomplie, et 350 tableaux sont disposés le long des murs de la galerie qui porte le nom de l’artiste, et qui, pour les proportions et les ornemens, est une miniature complète du Louvre. Quelques intervalles ont été laissés pour y recevoir les portraits en pied de plusieurs généraux de distinction, au nombre desquels sera celui du duc de Wellington. La ressemblance de ces portraits est parfaite, et si, dans quelques-uns, l’exécution n’y répond pas tout-à-fait, la promptitude que le peintre mit dans son travail suffit seule pour l’excuser. J’en remarquai deux qui ressemblent fort à Bonaparte et au duc d’York. Cette entreprise extraordinaire a déjà assuré une grande fortune à M. Daw ; 1000 roubles lui sont alloués pour chaque original, et j’apprends qu’on lui en a demandé de nombreuses copies qu’il porte chacune au taux de 2,000 roubles.
Je visitai également ce que l’on doit appeler, depuis l’importation récente de mots français, l’atelier de cet infatigable artiste ; et, en y entrant, mes yeux furent particulièrement frappés de deux portraits, grandeur naturelle, de Wellington et Kutusoff Le premier est abrité par le chêne britannique, et le second se tient sous un sapin couvert de neige, emblème du pays pour lequel il a combattu si long-temps. Mais le chef-d’œuvre de M. Daw est un portrait, grandeur naturelle, de l’Impératrice, avec le costume qu’elle avait le jour de son couronnement. Ce tableau me parut admirable. La jeune et belle souveraine n’a d’autre ornement sur sa tête que le diadème impérial, qui est petit, et tout enrichi de diamans et de perles ; ses cheveux bouclés flottent sur ses épaules. La ressemblance ne laisse rien à désirer. L’atelier de M. Daw est le lieu favori des récréations des jeunes membres de la famille impériale, qui se trouvaient dans la galerie en même temps que moi. Les princesses sont jolies, mais, comme tous les enfans russes, elles sont faibles et délicates, et je les compare aux plantes venues dans des serres chaudes. L’Ermitage ne renferme que peu de statues ; mais il a, en revanche, une belle collection d’énormes vases de jaspe de Sibérie et de porphyre. L’un d’eux est surtout précieux pour sa grandeur ; sa largeur est de 5 pieds, et il est composé entièrement de malachite, dont les divers morceaux sont si admirablement joints les uns aux autres, qu’ils semblent former une masse solide. On y voit aussi une horloge musicale d’une dimension extraordinaire, et qui ressemble plus à un orgue d’église qu’à un ornement de palais. L’histoire de cette horloge est assez singulière ; elle fut faite par spéculation, mais le prix en ayant été fixé à 200,000 roubles (environ deux cent mille francs), il ne se présenta pas d’acheteur. On la mit alors en loterie, et le gagnant fut une pauvre femme qui la vendit à l’empereur pour une somme considérable, et une rente viagère. Comme il serait impossible de détailler toutes les merveilles de l’Ermitage, je passerai à la chambre où sont conservés quelques uns des objets précieux appartenant à l’état ; et le coup d’œil en est si beau, qu’il semble avoir été opéré par la lampe magique d’Aladin. Là, se trouvent le célèbre diamant, le plus grand et le plus pur de tous ceux qui aient jamais été découverts, deux bouquets composés de différentes pierres très-grosses et d’un admirable éclat, enfin une petite commode garnie de perles aussi volumineuses que des noix. Beaucoup de joyaux, je n’en doute nullement, ont été reçus à titre de présens de la part des monarques orientaux ; une case seule est remplie de joaillerie chinoise. Il y a également plusieurs services d’argenterie de cette contrée, du travail le plus achevé. On garde dans cette chambre les soucoupes et les salières en or dans lesquelles une députation des habitans de St-Pétersbourg offre un tribut de pain et de sel, à l’avénement au trône d’un empereur. Je remarquai, en outre, une vaste collection de tabatières d’une grande valeur, mais je ne pourrais dire si elles ont été envoyées en présent, ou si l’on doit les distribuer comme tels. Entr’autres curiosités, on remarque une horloge renfermée dans un cadre en verre de 8 pieds carrés. Quantité de mouvemens sont ménagés dans cette mécanique étonnante. À de certains momens, un paon, de grosseur et grandeur naturelles, agite ses ailes et fait la roue, un hibou sonne les heures, etc. Le paon est abrité par les rameaux étendus d’un arbre, et un melon de grosseur naturelle ajoute encore à la bizarrerie de cette mécanique, qui est toute en argent doré. Une chambre renferme une collection considérable de camées, pierres gravées, etc. D’autres plus petites contiennent des dessins et gravures ; enfin, on n’a rien omis de ce qui peut augmenter la valeur de ce véritable Musée impérial. Les chambres sont meublées d’un grand nombre de pendules en or moulu et d’ornemens français ; mais, du reste, elles ne sont pas richement décorées, etc.…
En quittant l’Ermitage, nous continuâmes notre route
vers le Palais de marbre, ainsi nommé parce que les murs
sont incrustés d’une variété de beaux marbres, et que les
piliers, ainsi que les ornemens d’architecture, sont composés
de la même matière. Le style est corinthien, mais il est lourd ;
ce qui, probablement, vient du sombre caractère du coloris,
lorsqu’on le compare avec l’éclat et la somptuosité des bâtimens
adjacens. Nous n’avions pas l’occasion de visiter l’intérieur,
qui, sans nul doute, répond à la splendeur générale
des résidences impériales ; mais nous fûmes attirés de ce côté
par le muséum de M. Orlofsky, qui a une suite d’appartemens
attenant au palais, et occupe un emploi à la cour. Après nous
être engagés dans plusieurs passages obscurs, et avoir monté
des escaliers encore plus noirs, nous atteignîmes une espèce de grenier. La porte fut ouverte par un homme d’une stature
et de proportions herculéennes, habillé comme l’est un paysan
en été ; il portait une tunique ou froc, en calicot léger et à
différens dessins, retenu au milieu du corps par une ceinture
de cuir. Sa cravate était déchirée, et il n’y avait sur lui aucun
vestige de chemise ; son cou nu faisait ressortir encore sa terrible
barbe noire ; enfin, sa tête était couverte d’un bonnet
en peau de mouton, et une touffe de laine, pendant de chaque
côté, le rendait semblable à une furie. Cet être extraordinaire
n’était rien moins que le propriétaire lui-même, qui nous introduisit
dans son atelier, où il était occupé à une peinture descriptive
des usages et coutumes russes. Le muséum de M. Orlofsky
est regardé à juste titre comme la meilleure collection
particulière qui soit à Saint-Pétersbourg, et il est bien digne
de l’attention du voyageur. On n’y voit que peu de tableaux.
M. Orlofsky s’est judicieusement abstenu de chercher à rivaliser
avec l’Ermitage ; mais il s’est attaché surtout à rassembler
chez lui ce qui manque dans le Musée impérial. Les armures
qu’il possède sont excessivement riches, particulièrement
celles des Géorgiens, des Circassiens, des Tartares et des
Turcs du moyen âge. On nous montra l’épée de Sigismond,
dont le fourreau, en nacre de perle, est enrichi de pierres
précieuses. Il s’y trouve aussi quelques armes romaines, et
un bouclier en fer en parfait état de conservation, sur lequel
le pillage de Troie est admirablement exécuté. Une autre
partie du palais contient plusieurs meubles magnifiques du siècle
de François Ier. Il est impossible de détailler toute cette collection,
qui a coûté à M. Orlofsky 26 ans de travaux. Entre
autres objets, il en est deux auxquels il attache un grand
prix : ce sont les empreintes ou masques de Pierre-le-Grand
et de Charles xii. Le contraste qu’offrent les traits
de ces deux grands hommes me frappa. La contenance de
Pierre est composée et pleine de dignité, comme celle d’un
homme qui méditerait encore. Le visage de Charles indique le caractère bouillant de cet infatigable guerrier. Il me parut tellement animé, que je n’aurais jamais cru que le masque en eût été pris après sa mort, si le front ne portait la marque profonde de la fatale blessure…