Saint Augustin (RDDM)/03

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Saint Augustin (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 5-49).
SAINT AUGUSTIN[1]

TROISIÈME PARTIE[2]


LE RETOUR


« Et ecce ibi es in corde eorum, in corde confitentium tibi, et projicientium se in te, et plorantium in sinu tuo, post vias suas difficiles...
Et voici, mon Dieu, que tu es là, dans leur cœur, dans le cœur de ceux qui te confessent leurs misères, qui se jettent entre tes bras et qui pleurent dans ton sein, après s’être égarés par les voies mauvaises. »
(Confessions, V, II.)


I. — LA VILLE D’OR

A peine arrivé à Rome, Augustin tomba malade : c’est vraisemblablement au mois d’août ou au commencement de septembre, avant la rentrée des cours, qu’il y arriva, c’est-à-dire à l’époque des fièvres et des chaleurs, alors que tous les Romains, qui pouvaient quitter la ville, s’enfuyaient vers les stations estivales de la côte.

Comme tous les grands centres cosmopolites de ce temps-là, Rome était malsaine. Les maladies de l’univers entier, apportées par l’afflux continuel des étrangers, y trouvaient, pour s’épanouir, un terrain propice. Aussi les habitans avaient-ils, comme nos contemporains, la phobie des contagions. On se sauvait prudemment des gens contaminés, qu’on abandonnait à leur malheureux sort. Si, par pudeur, on dépêchait un esclave au chevet d’un malade, on l’envoyait tout de suite aux étuves, on le faisait désinfecter de la tête aux pieds, avant de lui rouvrir la porte de la maison.

Augustin eut du moins la chance d’être bien soigné, puisqu’il en réchappa. Il était descendu chez un de ses frères manichéens, un « auditeur » comme lui, brave homme qui demeura son hôte pendant tout son séjour à Rome. Néanmoins, il fut très éprouvé par la fièvre, au point d’être en danger de mort. « Déjà, je m’en allais, — dit-il, — et j’étais perdu. » Il s’épouvante, à l’idée d’avoir vu la mort de si près, et dans un moment où il était si loin de Dieu, — si loin, en vérité, qu’il ne songea même pas à demander le baptême, ainsi qu’il avait fait, en pareil cas, quand il était petit. Quel coup irréparable ç’aurait été pour Monique ! Il en frémit encore, en se rappelant le péril : « Si le cœur de ma mère eût été frappé d’une telle blessure, il n’aurait jamais guéri. Car je ne puis assez dire de quelle âme elle m’aimait, ni combien les angoisses de mon enfantement spirituel lui étaient plus douloureuses que les douleurs de mon enfantement selon la chair. » Mais Monique priait. Augustin fut sauvé. Il attribue son salut aux supplications ardentes de sa mère, qui, demandant à Dieu la guérison de son âme, obtint, sans le savoir, celle de son corps.

Sitôt convalescent, il dut se mettre en campagne pour recruter des élèves. Il lui fallut solliciter maint personnage important, frapper à mainte porte inhospitalière. Ce triste début, cette crise presque mortelle dont il relevait à peine, ces corvées obligatoires, tout cela ne lui rendait pas Rome aimable. Il paraît bien qu’il ne s’y est jamais plu, et que, jusqu’à la fin de sa vie, il lui a gardé rancune de son mauvais accueil. Dans toute la masse de ses écrits, il est impossible de découvrir un mot d’éloge pour la beauté de la Ville éternelle, tandis qu’au contraire, à travers ses invectives contre les vices de Carthage, on sent percer sa complaisance secrète pour la Rome africaine. La vieille rivalité entre les deux villes n’était pas éteinte après tant de siècles. Au fond, Augustin, en bon Carthaginois, — et parce qu’il était Carthaginois, — n’aimait pas Rome.

Les circonstances les plus défavorables se réunissaient comme à plaisir pour l’en dégoûter. Il s’y installait aux approches de la mauvaise saison. Les pluies de l’automne s’étaient mises à tomber. Les matinées et les soirées étaient froides. Avec sa poitrine délicate, son tempérament frileux d’Africain, il dut souffrir de ce climat humide et glacial. Rome lui apparut comme une ville du Nord. Les yeux encore tout pleins de la chaude lumière de son pays, de la blancheur joyeuse des rues de Carthage, il errait comme un exilé entre les sombres palais romains, attristé par les murs gris et les pavés boueux. Des comparaisons involontaires et perpétuelles entre Carthage et Rome le rendaient injuste pour celle-ci. Il lui trouvait un aspect dur, tendu, déclamatoire, et, devant l’âpreté de la campagne romaine, il évoquait la riante banlieue carthaginoise, avec ses jardins, ses villas, ses vignes et ses olivaies, ceintes, de toutes parts, du resplendissement de la mer et des lagunes.

Et puis Rome ne pouvait pas être un séjour bien enchanteur pour un pauvre maître de rhétorique qui venait y chercher fortune. D’autres étrangers s’en étaient plaints avant lui. Toujours monter, descendre les escaliers et les rampes souvent très raides de la ville aux sept collines, courir de l’Aventin aux jardins de Salluste, des Esquilies au Janicule ! Se meurtrir les pieds aux cailloux pointus des venelles en pente ! Ces courses étaient épuisantes, et cette ville n’en finissait pas. Carthage aussi était grande, — presque aussi grande. Mais Augustin n’y était point en solliciteur. Il s’y promenait en flânant. Ici, le mouvement des foules, la cohue des attelages dérangeaient et exaspéraient sa nonchalance de Méridional. A tout instant, on risquait d’être écrasé par des chars lancés au galop dans des rues étroites : c’était alors la manie des élégans de courir en poste. Ou bien on était obligé de s’arrêter pour livrer passage à la litière d’une matrone, escortée de sa maison, depuis les esclaves des métiers et les gens de cuisine, jusqu’aux eunuques et à la menue valetaille, toute cette armée évoluant sous les ordres d’un chef qui tenait à la main une baguette, insigne de ses fonctions. Quand la voie était redevenue libre et qu’enfin on avait atteint le palais du personnage influent qu’on allait visiter, on n’y entrait point sans graisser le marteau. Pour se faire présenter au maître, il convenait d’acheter les bonnes grâces de l’esclave nomenclateur, qui non seulement vous introduisait, mais qui, d’un mot, pouvait vous recommander, ou vous desservir. Encore, après toutes ces précautions, n’était-on point assuré de la bienveillance du patron. Certains de ces grands seigneurs, qui n’appartenaient pas toujours aux vieilles familles romaines et qui se piquaient d’un nationalisme intransigeant, affectaient de traiter avec hauteur les étrangers. Les Africains n’étaient pas très bien vus à Rome, surtout dans les milieux catholiques. Augustin dut en faire la désagréable expérience.

Le soir, à travers les grandes rues brillamment éclairées (il parait que l’éclairage de Rome rivalisait avec la lumière du jour), il revenait exténué au logis de son hôte, le manichéen. D’après une antique tradition, ce logis était situé dans le quartier du Vélabre, dans une rue qui s’appelle encore aujourd’hui la Via greca, et qui longe la très vieille église de Santa-Maria-in-Cosmedin : quartier pauvre, où grouillait toute une pouillerie orientale, où descendaient les immigrans des pays levantins. Grecs, Syriens, Arméniens, Egyptiens. Les entrepôts du Tibre n’en étaient pas très éloignés : les manœuvres, les porte-faix et les bateliers du port abondaient sans doute dans cette région. Quel milieu pour celui qui avait été, à Thagaste, l’hôte du fastueux Romanianus, et, à Carthage, le familier du proconsul ! Quand il avait remonté les six étages de son logeur, tout grelottant devant le brasero mal allumé, à la lueur parcimonieuse d’une petite lampe de bronze ou d’argile, dans le froid humide qui tombait des murs, il sentait davantage sa détresse et son isolement. Il détestait Rome et la sotte ambition qui l’y avait amené.

Et pourtant, Rome devait toucher vivement ce lettré, cet esthéticien si épris de la beauté. Rien que le transfert de la cour à Milan l’eût privée d’une partie de son animation et de son éclat, elle était encore tout illuminée de ses grands souvenirs, et jamais elle n’avait été plus belle. Il semble impossible qu’Augustin n’en ait pas été frappé, en dépit de ses préventions d’Africain. Si bien bâtie que fût la nouvelle Carthage, elle ne pouvait se comparer à une ville plus que millénaire, qui, à toutes les époques de son histoire, avait eu le goût princier des bâtimens, et qu’une longue série d’empereurs n’avait cessé d’embellir.

Lorsque Augustin débarqua d’Ostie, il vit se dresser devant lui, fermant la perspective de la Voie appienne, le Septizonium de Septime Sévère, imitation sans doute plus grandiose de celui de Carthage. Ce vaste édifice, probablement un château d’eau de dimensions gigantesques, avec ses ordres de colonnes superposées, était comme le portique, par où s’ouvrait le plus merveilleux et le plus colossal ensemble d’architectures que l’ancien monde ait connu. La Rome moderne n’offre rien qui en approche, même de loin. Dominant le forum romain et le forum des Empereurs, — dédales de temples, de basiliques, de portiques et de bibliothèques, — le Capitole et le Palatin surgissaient comme deux montagnes de pierre travaillée et sculptée, sous l’entassement de leurs palais et de leurs sanctuaires. Tous ces blocs enracinés dans le sol, suspendus et pyramidant aux flancs des collines, ces alignemens interminables de colonnes et de pilastres, cette profusion de marbres précieux, de métaux, de mosaïques, de statues, d’obélisques, — il y avait dans tout cela quelque chose d’énorme, une démesure qui inquiétait le goût et qui terrassait l’imagination. Mais c’était surtout la surabondance de l’or et des dorures qui étonnait le visiteur. Dès ses origines besogneuses, Rome s’était signalée par son avidité de l’or. Quand elle put disposer de celui des nations vaincues, elle en mit partout, avec un faste un peu indiscret de parvenue. Néron, en bâtissant la Maison d’or, réalisa son rêve. Elle eut des portes d’or pour son Capitole. Elle dora ses statues, ses bronzes, les toitures de ses temples. Tant d’or, répandu parmi les surfaces et les arêtes brillantes des architectures, éblouissait et fatiguait les yeux : Acies stupet igne metalli, dit Claudien. Pour les poètes qui l’ont chantée, Rome est la Ville d’or, — aurata Roma.

Un Grec, comme Lucien, avait peut-être le droit de se scandaliser devant cette débauche architecturale, cette beauté trop écrasante et trop riche. Un rhéteur de Carthage comme Augustin n’éprouvait à cette vue que l’admiration chagrine et secrètement jalouse de l’empereur Constance, lorsque, pour la première fois, il visita sa capitale.

De même, sans doute, que le César byzantin, et que tous les provinciaux, il passa en revue les curiosités, les monumens célèbres qu’on signalait aux étrangers : le temple de Jupiter-Capitolin, les thermes de Caracalla et de Dioclétien, le Panthéon, le temple de Rome et de Vénus, la place de la Paix, le théâtre de Pompée, l’Odéon et le Stade. S’il s’en ébahissait, il songeait aussi à ce que la République avait tiré des provinces, pour édifier ces merveilles, il se disait : « C’est nous qui les avons payées ! » En effet, tout l’univers avait fourni, pour que Rome fût belle. Depuis quelque temps, une hostilité sourde couvait, dans le cœur des provinciaux, contre la tyrannie du pouvoir central, surtout depuis qu’il était incapable d’assurer la paix et que les Barbares menaçaient les frontières. Fatigués de tant d’insurrections, de guerres, de massacres et de pillages, ils en venaient à se demander si cette grande machine compliquée de l’Empire valait tout le sang et tout l’argent qu’elle coûtait.

En outre, Augustin approchait de la crise qui allait le rendre à la foi catholique : il avait été chrétien, et, comme tel, élevé dans des principes d’humilité. Avec ces dispositions, il jugeait peut-être qu’à Rome, l’orgueil et la vanité de la créature s’arrogeaient une place excessive, pour ne pas dire sacrilège. Ce n’étaient pas seulement les empereurs qui disputaient aux dieux le privilège de l’immortalité, c’était n’importe qui, pourvu qu’on fût riche, ou qu’on eût une célébrité quelconque. Parmi les dorures criardes, aveuglantes des palais et des temples, que de statues, que d’inscriptions s’efforçant de perpétuer une mémoire obscure, ou les traits d’un inconnu ! Sans doute à Carthage, où l’on copiait Rome, comme dans toutes les grandes villes, les inscriptions et les statues foisonnaient aussi sur le forum, sur les places et dans les thermes publics. Mais ce qui n’avait pas choqué Augustin dans sa patrie, le choquait dans une ville étrangère. Ses yeux dépaysés s’ouvraient sur des défauts que l’accoutumance lui avait voilés jusque-là. Enfin, à Rome, la folie des statues et des inscriptions sévissait certainement beaucoup plus qu’ailleurs. Le pullulement des statues sur le forum y produisait un tel encombrement, qu’on dut à plusieurs reprises les mettre en coupe réglée et déménager les plus insignifiantes. Les hommes de pierre chassaient les hommes vivans, refoulaient les dieux dans leurs temples. Et les inscriptions des murailles étourdissaient l’esprit d’un tel bruit de louange humaine que l’ambition ne rêvait plus rien au delà. C’était une espèce d’idolâtrie qui révoltait les chrétiens austères, et qui devait troubler déjà, en Augustin, la pudeur d’une âme ennemie de l’enflure et du mensonge.

Les vices du peuple de Rome qu’il était obligé de coudoyer, lui infligeaient d’autres froissemens plus pénibles. Et d’abord les indigènes détestaient les étrangers. Au théâtre, on criait : « A bas les métèques ! » Fréquemment, des accès de xénophobie aiguë causaient des émeutes dans la ville. Quelques années avant l’arrivée d’Augustin, la crainte de manquer de vivres avait fait expulser, comme bouches inutiles, tous les étrangers résidant à Rome, même les professeurs. La famine y était un mal endémique. Et puis ce peuple de fainéans était toujours affamé. La goinfrerie et l’ivrognerie des Romains excitaient l’étonnement et aussi la répulsion des races sobres de l’Empire, des Grecs comme des Africains. On mangeait partout, dans les rues, au théâtre, au Cirque, autour des temples. Le spectacle était tellement ignoble et l’intempérance publique si scandaleuse que le préfet Ampélius dut rendre un arrêté interdisant, aux gens qui se respectaient, de manger dans la rue, aux marchands de vin d’ouvrir leurs boutiques avant dix heures du matin et aux vendeurs ambulans de débiter de la viande cuite avant une heure déterminée de la journée. Mais ce fut peine perdue. La religion elle-même encourageait cette gloutonnerie. Les sacrifices païens n’étaient guère que des prétextes à ripailles. Sous Julien, qui abusait des hécatombes, les soldats s’enivraient et se gorgeaient de viandes dans les temples, d’où ils sortaient en titubant : des passans, réquisitionnés de force, devaient les transporter sur leurs épaules jusqu’à leurs casernes respectives.

Pour comprendre l’austérité et l’intransigeance de la réaction chrétienne, il importe de se rappeler tout cela. Ce peuple de Rome, comme tous les païens en général, était effroyablement matériel et sensuel. La difficulté de s’affranchir de la matière et des sens sera le plus grand obstacle qui va retarder la conversion d’Augustin. Et pourtant, lui, il était un intellectuel et un délicat ! Que penser de la foule ? Ces gens-là ne songeaient qu’à boire, à manger et à faire la débauche. Quand ils sortaient de la taverne ou du bouge, ils n’avaient pour s’exalter que les obscénités des mimes, les culbutes des cochers dans le Cirque, ou les boucheries de l’amphithéâtre. Ils y passaient la nuit sous les vélums tendus par l’édilité. Leur passion pour les courses de chevaux et pour les gens de théâtre, bien que refrénée par les empereurs chrétiens, se perpétua jusqu’après le sac de Rome par les Barbares. Au moment de la famine, qui fit expulser les étrangers, on excepta de cette proscription en masse trois mille danseuses, avec leurs choristes et leurs chefs d’orchestre.

L’aristocratie ne montrait pas des goûts beaucoup plus relevés. A part quelques esprits cultivés, sincèrement amoureux des lettres, le plus grand nombre ne voyait dans la pose littéraire qu’une élégance facile. Ceux-là s’engouaient d’un auteur inconnu, ou ancien, dont les livres étaient devenus introuvables. Ils les faisaient rechercher, recopier soigneusement. Eux « qui avaient horreur de l’étude à l’égal du poison, » ils ne parlaient que de leur écrivain favori : les autres n’existaient pas pour eux. En réalité, la musique avait supplanté la littérature : « les bibliothèques étaient closes comme des sépulcres. » Mais on s’éprenait d’un orgue hydraulique, on commandait aux luthiers « des lyres grandes comme des chars. » Pure grimace, au fond, que cette manie musicante. En réalité, on ne s’intéressait qu’aux sports : courir, faire courir, élever des chevaux, entraîner des athlètes ou des gladiateurs. Par passe-temps, on collectionnait des étoffes orientales. La soie était alors à la mode, comme les pierres précieuses, les émaux, les lourdes orfèvreries. On avait des enfilades d’anneaux à tous les doigts. On se promenait en robes de soie, brochées de figures d’animaux, un parasol dans une main, un éventail à franges d’or dans l’autre. Les costumes et les modes de Constantinople envahissaient la vieille Rome et le reste du monde occidental.

D’immenses fortunes, réunies sur quelques têtes, à la suite d’héritages ou de concussions, permettaient de soutenir un luxe insensé. Comme les milliardaires américains d’aujourd’hui, qui possèdent des villas et des propriétés dans les deux hémisphères, ces grands seigneurs romains en possédaient dans tous les pays de l’Empire. Symmaque, qui était préfet de la Ville pendant le séjour d’Augustin, avait des domaines considérables non seulement en Italie et en Sicile, mais jusqu’en Maurétanie. Et pourtant, malgré toute leur fortune et tous les privilèges dont ils jouissaient, ces gens riches n’étaient ni heureux ni tranquilles. Au moindre soupçon d’un pouvoir despotique, leurs vies et leurs biens étaient menacés. Accusations de magie, de lèse-majesté, de complots contre l’Empereur, tous les prétextes étaient bons pour les dépouiller. Au cours du précédent règne, celui de l’impitoyable Valentinien, la noblesse romaine avait été littéralement décimée par le bourreau. Un vice-préfet. Maximinus, s’était acquis une sinistre réputation d’habileté dans l’art d’inventer des suspects : sous une des fenêtres du prétoire, il avait fait suspendre, au bout d’une ficelle, une corbeille destinée à recueillir les dénonciations. La corbeille fonctionnait nuit et jour.

Évidemment, lorsque Augustin s’établit à Rome, cet abominable régime s’était un peu adouci. Mais la délation était toujours dans l’air. Enveloppé par cette atmosphère de défiance, d’hypocrisie, de vénalité et de cruauté, nul doute que le Carthaginois ne se soit livré à d’amères réflexions sur la corruption romaine. Si brillante que fût sa façade, l’Empire n’était pas beau à voir de près.

Surtout, il avait la nostalgie de son pays. Lorsqu’il se promenait sous les ombrages du Janicule ou des Jardins de Salluste, il se disait déjà à lui-même ce qu’il répétera plus tard à ses auditeurs d’Hippone : « Prenez un Africain, mettez-le dans un lieu de fraîcheur et de verdure, il n’y restera pas. Il faut qu’il s’en aille et qu’il revienne à son désert brûlant. » Lui, il avait mieux à regretter qu’un désert brûlant. Devant la Ville d’or étendue à ses pieds et l’horizon des monts Sabins, il se remémorait la douceur féminine des crépuscules sur le lac de Tunis, l’enchantement des nuits de lune sur le golfe de Carthage, — et cet étonnant paysage, que l’on découvre du haut de la terrasse de Byrsa, et que toute la grandeur de la campagne romaine ne pouvait lui faire oublier,


II. — LA SUPRÊME DÉSILLUSION

Le nouveau professeur avait fini par trouver un certain nombre d’élèves, qu’il réunissait chez lui : il pouvait vivre à Rome, — sinon y faire vivre la femme et l’enfant qu’il avait laissés à Carthage. En cela, son hôte et ses amis manichéens lui avaient rendu de fort utiles services. Quoique réduits à cacher leurs croyances, depuis l’édit de Théodose, les manichéens étaient nombreux dans la ville. Ils formaient une Église occulte, fortement organisée, et dont les adeptes avaient des intelligences dans toutes les classes de la société romaine. Augustin s’y présenta peut-être comme chassé d’Afrique par la persécution. On devait des compensations à ce jeune homme, qui avait souffert pour la bonne cause.

Celui qui l’aida le plus à se faire connaître et à recruter des étudians fut son ami Alypius, « le frère de son cœur, » qui l’avait précédé à Rome, pour y suivre des cours de droit, selon le désir de ses parens. Manichéen lui-même, converti par Augustin, appartenant à une des premières familles de Thagaste, il n’avait pas tardé à occuper dans l’administration impériale une place importante. Il était assesseur du Trésorier général, ou « Comte des Largesses d’Italie, » et jugeait en matière fiscale. Grâce à son crédit, comme à ses relations dans les milieux manichéens, il était un ami précieux pour le nouveau débarqué, un ami qui pouvait l’obliger non seulement de sa bourse, mais aussi de ses conseils. Ayant assez peu de goût ou d’aptitudes pour la spéculation, cet Alypius était un esprit pratique, une âme droite et foncièrement honnête, dont l’influence fut excellente sur son bouillant camarade. De mœurs très chastes, il lui prêcha la sagesse. Et, même dans les études abstraites, les controverses religieuses où celui-ci l’entraînait, son ferme bon sens modérait les écarts d’imagination, les excès de subtilité qui détournaient parfois Augustin de la saine raison.

Malheureusement, ils étaient l’un et l’autre très occupés, — le juge et le rhéteur, — et, bien que leur amitié se soit encore affermie pendant leur séjour à Rome, ils ne se voyaient point autant qu’ils l’eussent désiré. Peut-être aussi que leurs plaisirs n’étaient pas les mêmes. Augustin ne se piquait nullement alors d’être chaste, et Alypius avait la passion de l’amphithéâtre, passion que réprouvait son ami. Déjà, à Carthage, Augustin l’avait dégoûté du cirque. Mais, à peine arrivé à Rome, il s’éprit des combats de gladiateurs. Des camarades l’y conduisirent malgré lui, presque de force. Il déclara donc qu’il assisterait aux jeux, puisqu’on l’y traînait, mais il paria qu’il fermerait les yeux tout le temps de la lutte et que rien ne pourrait l’obliger à les ouvrir. Il s’assit sur les gradins avec ceux qui l’avaient amené, les paupières closes, se refusant à regarder. Tout à coup, un cri formidable monta, le cri de la foule saluant la chute du premier blessé : ses paupières se relevèrent d’elles-mêmes, il vit le sang couler : « En même temps, dit Augustin, il but la cruauté avec la vue du carnage, et il ne se détourna point, mais il y fixait son regard, et il devenait fou, — et il ne savait plus... il se délectait dans l’atrocité criminelle de cette lutte, et il s’enivrait dans cette volupté du sang. »

Ces phrases haletantes des Confessions semblent palpiter encore du féroce émoi de la foule. Elles nous traduisent directement l’espèce de plaisir sadique qu’on venait chercher autour de l’arène. Spectacle salutaire, au fond, pour de futurs chrétiens, pour toutes les âmes que révoltait la brutalité des mœurs païennes ! L’année même où Augustin était à Rome, des prisonniers de guerre, des soldats sarmates, condamnés à s’entretuer dans l’amphithéâtre, préférèrent le suicide à cette mort ignominieuse. Il y avait là de quoi le faire réfléchir, lui et ses amis. Les iniquités foncières sur lesquelles reposait le monde antique, — l’écrasement de l’esclave et du vaincu, le mépris de la vie humaine, — ils les touchaient du doigt, lorsqu’ils assistaient aux tueries de l’amphithéâtre. Tout ceux dont le cœur se soulevait de dégoût et d’horreur devant ces scènes d’abattoir, tous ceux qui aspiraient à un peu plus de douceur, à un peu plus de justice, tous ceux-là étaient des recrues désignées pour l’armée pacifique du Christ.

Pour Alypius, en particulier, il ne fut pas mauvais d’avoir connu par expérience cette ivresse du sang : il n’en aura que plus de honte de lui-même, quand il tombera aux pieds du Dieu de miséricorde. Et il ne lui servit pas moins d’avoir éprouvé à ses dépens la rigueur de la justice des hommes, d’en avoir constaté les vices et les lacunes, dans l’exercice de ses fonctions de juge. Étudiant à Carthage, il faillit être condamné à mort, sur une fausse accusation de vol, — le vol d’un morceau de plomb ! Déjà, on le conduisait sinon au supplice, du moins à la prison, lorsque l’intervention d’un sénateur de ses amis l’arracha à la foule menaçante. A Rome, assesseur du Comte des Largesses, il dut résister à une tentative de corruption, en y risquant sa place et sans doute quelque chose de pis. La vénalité et la malhonnêteté administratives étaient des maux si communs, si profondément enracinés, que lui-même fut sur le point d’en subir la contagion. Désirant se faire copier des manuscrits, il eut la tentation de mettre la dépense au compte du Trésor. Cette indélicatesse avait, à ses yeux, une excuse assez relevée, et il était sur de l’impunité. Néanmoins, il se ressaisit après réflexion, et, vertueusement, il renonça à s’offrir une bibliothèque aux frais de l’Etat.

Augustin, qui nous raconte ces anecdotes, en tire la même moralité que nous : c’est que, pour un homme qui allait être évêque, et, comme tel, administrateur et juge, ce stage dans l’administration publique fut une bonne école préparatoire. La plupart des grands chefs de cette génération chrétienne étaient, eux aussi, d’anciens fonctionnaires : avant de recevoir l’ordination, ils avaient été mêlés aux affaires ou à la politique, avaient largement vécu de la vie du siècle : tel est le cas de saint Ambroise, de saint Paulin de Nole, d’Augustin lui-même et de ses amis, Évode et Alypius.

Cependant, si absorbés par leurs fonctions que fussent nos deux Africains, il est à peu près certain que les préoccupations d’ordre intellectuel primaient, pour eux, toutes les autres. Pour Augustin, du moins, cela est sûr. Il dut étonner le bon Alypius, lorsqu’en arrivant à Rome, il lui avoua qu’il ne tenait presque plus au manichéisme. Et il lui exposa ses doutes sur la physique et la cosmogonie de leurs maîtres, ses soupçons sur l’immoralité cachée de la secte. Quant à lui, les controverses, qui étaient le fort des manichéens, ne l’éblouissaient plus. Déjà, à Carthage, il avait entendu un catholique, un certain Helpidius, leur opposer des textes de l’Écriture, qu’ils n’avaient pu réfuter. Enfin, l’évêque manichéen de Rome lui fit, dès le début, une mauvaise impression : c’était, nous dit-il, un homme d’extérieur rustique, sans culture, ni politesse dans les manières : sans doute, ce paysan malappris n’avait point accueilli le jeune professeur selon ses mérites. Celui-ci en fut froissé.

Alors, sa dialectique aiguisée et son esprit satirique (Augustin resta, jusqu’à la fin de sa vie, un moqueur redoutable) s’exercèrent sur le dos de ses coreligionnaires. Provisoirement, il avait admis comme indiscutables les principes fondamentaux du manichéisme : d’abord, l’hostilité primordiale des deux substances, le Dieu de la Lumière et le Dieu des Ténèbres ; ensuite, cet autre dogme que des parcelles du premier, après une victoire momentanée du second, étaient captives dans certaines plantes et dans certaines liqueurs. D’où la distinction des alimens purs et des alimens impurs. Etaient purs tous ceux qui renfermaient une part de la Lumière divine, impurs tous ceux qui en étaient privés. La pureté des mets se trahissait par certaines qualités de saveur, d’odeur et d’éclat. Mais, aujourd’hui, Augustin trouvait bien de l’arbitraire dans ces distinctions et bien de la naïveté dans cette croyance que la Lumière divine pouvait habiter un légume. « N’ont-ils pas honte, disait-il, de chercher Dieu avec leur palais ou avec leur nez ? Et si sa présence se décèle par une luminosité particulière, la bonté de la saveur ou de l’odeur, pourquoi admettre tel mets et condamner tel autre, qui est tout aussi lumineux, savoureux et parfumé ?...

« Oui, pourquoi regardent-ils le melon doré comme sorti des trésors de Dieu, et pourquoi exclure la graisse dorée d’un jambon, ou le jaune d’un œuf ? Pourquoi la blancheur de la laitue leur proclame-t-elle la Divinité, et pourquoi celle de la crème ne leur dit-elle rien du tout ? Et pourquoi cette horreur des viandes ? Car enfin, le cochon de lait rôti nous offre une couleur brillante, une odeur agréable et un goût appétissant, — indice parfait, selon eux, de la présence de la Divinité… » Une fois lancé sur ce thème, la verve d’Augustin ne s’arrêtait plus. Il se laissait même aller à des plaisanteries dont le goût aristophanesque offenserait les pudeurs modernes.

Ces argumens, à vrai dire, n’entamaient pas le fond de la doctrine, et, s’il convient de juger une doctrine d’après ses œuvres, les manichéens pouvaient se retrancher derrière l’austérité de leur morale et de leur conduite. En face du catholicisme plus accommodant, ils affichaient une intransigeance de puritains. Cependant, à Carthage, Augustin s’était rendu compte que cette austérité n’était, la plupart du temps, qu’hypocrisie. À Rome, il fut complètement édifié.

Les Élus de la secte se prévalaient fort de leurs jeûnes et de leur abstinence des viandes. Or il devenait manifeste que ces dévots personnages, sous de pieux prétextes, se crevaient littéralement de bombances et d’indigestions. Selon leur croyance, en effet, l’œuvre pie par excellence consistait à délivrer des parcelles de la Lumière divine emprisonnée dans la matière par l’artifice du Dieu des Ténèbres, Étant les Purs, ils purifiaient la matière, en l’absorbant dans leur corps. Manger, c’était délivrer de la Lumière. Les fidèles leur apportaient des provisions de fruits et de légumes, leur servaient de véritables festins, afin qu’en les mangeant ils missent en liberté un peu de la substance divine. Évidemment, ils s’abstenaient de toute chair, — la chair étant l’habitacle du Dieu ténébreux, — et aussi du vin fermenté, qu’ils appelaient « le fiel du Diable. » Mais comme ils se dédommageaient sur le reste ! Augustin s’égaie fort de ces gens qui croiraient pécher, s’ils prenaient, pour toute nourriture, un petit morceau de lard aux choux arrosé de deux ou trois gorgées de vin pur, mais qui se font servir, dès trois heures de l’après-midi, toute espèce de fruits et de légumes, et les plus exquis, et relevés d’abondantes épices (les épices passaient, chez les manichéens, pour très riches en principes ignés et lumineux). Puis, le palais enflammé par le poivre, ils se désaltéraient largement avec du vin cuit ou miellé, des jus d’oranges, de citrons ou de raisins. Et ils réitéraient ces agapes à la tombée de la nuit. Ils avaient une préférence pour certains gâteaux, et surtout pour les truffes et les champignons, légumes plus spécialement mystiques.

Un tel régime mettait la gourmandise humaine à une rude épreuve. Maints scandales éclatèrent dans la communauté de Rome. Des Élus se rendirent malades, en dévorant des quantités prodigieuses de mets qu’on leur avait apportés à purifier. Comme il était sacrilège d’en laisser perdre, les malheureux se forcèrent à engloutir le tout. Il y eut même des victimes : des enfans, bourrés de friandises, moururent étouffés. Car les enfans, créatures innocentes, étaient considérés comme doués de vertus purificatrices toutes particulières.

Augustin commençait à s’indigner de ces extravagances. Pourtant, ces folies mises à part, il continuait à croire à l’ascétisme des Élus, ascétisme si rigoureux que le commun des fidèles jugeait impossible de le mettre en pratique. Et voici qu’il apprenait d’étranges choses sur l’évêque Faustus, ce Faustus qu’il avait attendu à Carthage comme un Messie. Le saint homme, tout en prêchant le renoncement, s’accordait à lui-même bien des douceurs : il couchait sur la plume, ou sur de moelleuses couvertures en poil de chèvre. Et ces puritains n’étaient même pas intègres. L’évêque manichéen de Rome, ce rustre qui avait si fort déplu à Augustin, allait être convaincu d’avoir volé la caisse commune. Enfin des rumeurs circulaient, accusant les Elus de se livrer à des abominations dans leurs réunions secrètes. Ils condamnaient le mariage et la génération, comme œuvres du Diable, mais ils autorisaient la fornication et même, disait-on, certaines pratiques contre nature. Ce fut, pour Augustin, la désillusion suprême.

Malgré cela, il ne se sépara point ouvertement de la secte. Il restait à son rang d’auditeur dans l’Église manichéenne. Ce qui l’y retenait, c’étaient des considérations spécieuses d’intellectuel. Avec sa distinction des deux substances, le manichéisme lui offrait une solution commode du problème du mal et de la responsabilité humaine. Ni Dieu ni l’homme n’étaient responsables du péché ni du mal, puisque c’était l’autre substance, celle des Ténèbres, qui les accomplissait dans l’homme et dans le monde. Augustin, qui continuait à pécher, continuait aussi à se trouver fort bien d’une telle morale et d’une telle métaphysique. Et puis, il n’était pas de ces esprits entiers et tranchans qui éprouvent le besoin de rompre en visière bruyamment avec ce qu’ils regardent comme l’erreur. Nul n’a combattu les hérésies avec plus de vigueur, avec une patience plus infatigable que lui. Mais il y mettait des ménagemens. Il savait, par expérience, combien il est facile de se tromper, et il le disait charitablement à ceux qu’il désirait convaincre : il n’avait rien d’un saint Jérôme.

Ensuite, des raisons personnelles l’engageaient à ne pas se brouiller avec ses coreligionnaires, qui l’avaient soutenu, soigné même, à son arrivée à Rome et qui, d’ailleurs, pouvaient lui rendre encore des services : nous le verrons tout à l’heure. Augustin n’était point, comme son ami Alypius, un esprit pratique, mais il avait du tact, et, malgré toute l’impétuosité et toute la fougue de sa nature, une certaine souplesse, qui lui permettait d’évoluer, sans trop de heurts, au milieu des conjonctures les plus embarrassantes. Par une instinctive prudence, il persista donc dans son indécision. Peu à peu, lui qui, autrefois, s’était jeté avec tant d’ardeur à la poursuite de la vérité, il glissa au scepticisme, — le scepticisme des Académiques, sous sa forme commune.

En même temps qu’il perdait le goût de la spéculation, de nouveaux déboires de métier achevaient de le décourager. Si les étudians de Rome étaient moins tapageurs que ceux de Carthage, ils avaient la déplorable habitude de quitter leurs maîtres sans les payer. Augustin fut bientôt victime de ces escroqueries : il perdait son temps et ses paroles. A Rome, comme à Carthage, il constatait qu’il ne pouvait pas vivre de sa profession. Quel parti prendre ? Allait-il retourner dans son pays ? Il se désespérait, lorsqu’une chance imprévue se présenta.

La municipalité de Milan mit au concours une chaire de rhétorique. C’était le salut pour lui, s’il l’obtenait. Depuis longtemps, il souhaitait d’entrer dans l’enseignement public. Recevant un traitement fixe, il n’aurait plus à s’occuper du recrutement de sa classe, ni à compter avec la mauvaise foi de ses élèves. Tout de suite il se fit inscrire parmi les candidats. Mais le seul mérite ne suffisait point pour réussir, pas plus en ce temps-là qu’aujourd’hui. Il fallait encore intriguer. Ses amis, les manichéens, s’en chargèrent pour lui. Ils le recommandèrent chaudement au préfet Symmaque, qui, probablement, présidait le concours. Augustin l’emporta. Par une plaisante ironie de la destinée, il dut sa place à des gens qu’il se préparait à quitter, qu’il allait même attaquer bientôt, et aussi à un homme qui était l’adversaire en quelque sorte officiel du christianisme. Le païen Symmaque faisant nommer à un poste important un futur évêque catholique, il y a de quoi être surpris ! Mais Symmaque, qui avait été proconsul à Carthage, protégeait, à Rome, les Africains. En outre, il est à supposer que les manichéens lui avaient signalé leur candidat comme hostile aux catholiques. Or, en cette année 384, le préfet venait d’entrer en lutte ouverte contre le catholicisme. Il crut donc faire un bon choix en nommant Augustin.

Ainsi, un enchaînement de circonstances, où sa volonté n’entrait que pour peu de chose, allait conduire le jeune rhéteur à Milan, et même beaucoup plus loin, — là où il ne voulait pas aller, où les prières de Monique l’appelaient sans relâche : « Là où je suis, là aussi tu seras ! » Au moment où il quitta Rome, il ne s’en doutait guère. Il comprenait seulement qu’il avait enfin conquis son indépendance matérielle et qu’il était devenu un fonctionnaire considérable. Il en eut tout de suite la preuve flatteuse : c’est aux frais de la municipalité milanaise et dans les équipages impériaux qu’il traversa l’Italie pour rejoindre son nouveau poste.


III. — LA RENCONTRE D’AMBROISE ET D’AUGUSTIN

Avant de partir, et pendant le trajet de Rome à Milan, Augustin dut se répéter plus d’une fois le vers de Térence, que son ami Marcianus lui avait cité, en guise d’encouragement et de conseil, au moment où il s’embarquait pour l’Italie :


Ce jour qui t’apporte une vie nouvelle réclame, en toi, un homme nouveau.


Il avait trente ans. Le temps des folies juvéniles était passé. L’âge, les désillusions, les difficultés de la vie avaient mûri son caractère. Voici qu’il devenait un homme posé, un fonctionnaire en vue, dans une très grande ville, qui était la seconde capitale de l’Empire d’Occident et la résidence habituelle de la Cour. S’il voulait éviter de nouvelles contrariétés dans sa carrière, il lui importait d’adopter une ligne de conduite dûment réfléchie.

Et d’abord, il était temps de jeter la défroque du manichéisme. Un manichéen aurait fait scandale dans une ville où la majorité de la population était chrétienne, où la Cour était catholique, quoiqu’elle ne cachât point ses sympathies pour l’arianisme. Depuis longtemps, Augustin n’était plus manichéen de conviction. Il n’avait donc pas à feindre, pour rentrer dans une Église qui le comptait encore officiellement parmi ses catéchumènes. Sans doute, il était un catéchumène bien tiède, puisqu’il inclinait, par intermittence, au scepticisme. Mais il jugeait convenable de rester, au moins provisoirement, dans la communion catholique, où sa mère l’avait élevé, jusqu’au jour où quelque certitude éclatante dissiperait ses doutes. Or, saint Ambroise était alors l’évêque catholique de Milan. Augustin se préoccupait fort de se concilier ses bonnes grâces. Ambroise était une véritable puissance politique, un personnage considérable, un orateur célèbre dont la renommée rayonnait à travers tout le monde romain. Il appartenait à une famille illustre. Son père avait été préfet du prétoire des Gaules. Lui-même, avec le titre de consulaire, gouvernait les provinces d’Emilie et de Ligurie, lorsque le peuple de Milan le proclama évêque malgré lui. Baptisé, ordonné prêtre et consacré coup sur coup, il ne résigna ses fonctions civiles qu’en apparence : du haut de sa chaire épiscopale, il représentait toujours la plus haute autorité du pays.

Dès son arrivée à Milan, Augustin s’empressa d’aller visiter son évêque. Tel que nous le connaissons, il dut se rendre auprès d’Ambroise avec un grand élan de cœur. Son imagination aussi s’était échauffée. Dans sa pensée, c’était un lettré, un orateur, un écrivain fameux, presque un confrère qu’il allait voir. Le jeune professeur admirait, dans l’évêque Ambroise, toute la gloire qu’il ambitionnait et tout ce qu’il croyait être déjà lui-même. Il s’imaginait que, tout de suite, et, quelle que fût l’inégalité de leurs conditions, il se trouverait de plain-pied avec ce grand personnage et qu’il causerait familièrement avec lui, comme il faisait à Carthage, avec le proconsul Vindicianus. Il se disait encore qu’Ambroise était prêtre, c’est-à-dire médecin des âmes : il comptait lui confier ses misères spirituelles, les angoisses de son esprit et de son cœur. Il attendait de lui un réconfort, sinon la guérison.

Or, il fut déçu. Bien que, dans tous ses écrits, il parle du « saint évêque de Milan » avec des sentimens de vénération et d’admiration sincères, il laisse deviner que celui-ci trompa son attente. Si l’évêque manichéen de Rome l’avait rebuté par ses façons rustiques, Ambroise le déconcerta à la fois par sa politesse, sa bienveillance, et par la réserve, peut-être involontairement hautaine, de son accueil. « Il me reçut, dit Augustin, paternellement, et, comme évêque, il se réjouit assez de mon arrivée : peregrinationem meam satis episcopaliter dilexit ! Ce « satis episcopaliter » a tout l’air d’une petite malice à l’adresse du Saint. Il est infiniment probable que saint Ambroise accueillit Augustin non pas précisément comme le premier venu, mais comme une brebis de son troupeau et non comme un orateur de talent, et qu’enfin il lui témoigna la même bienveillance « épiscopale » qu’il accordait, par devoir, à toutes ses ouailles. Il est bien possible aussi qu’Ambroise se soit défié, au début, de cet Africain, nommé professeur municipal sur la recommandation du païen Symmaque, son adversaire personnel. Pour les catholiques italiens, il ne venait rien de bon de Carthage : ces Carthaginois étaient, en général, des manichéens ou des donatistes, sectaires d’autant plus dangereux qu’ils se prétendaient orthodoxes et que, mêlés aux fidèles, ils les contaminaient hypocritement. Enfin, le grand seigneur qu’était Ambroise, l’ancien gouverneur de Ligurie, le conseiller des Empereurs, dut laisser percer une certaine commisération ironique pour ce « marchand de paroles, » ce jeune rhéteur encore tout gonflé de ses prétentions.

Quoi qu’il en soit, c’est une leçon d’humilité que saint Ambroise donna, sans le vouloir, à Augustin. La leçon ne fut pas comprise. Le professeur de rhétorique ne retint qu’une chose de cette visite, c’est que l’évêque de Milan l’avait bien reçu. Et, comme la vanité humaine attribue tout de suite une importance extrême aux moindres avances des gens illustres ou puissans, Augustin en éprouva de la reconnaissance : il se mit à aimer Ambroise presque autant qu’il l’admirait, et il l’admirait pour des raisons toutes profanes : « Il me paraissait, dit-il, un homme heureux selon le monde, honoré par ce qu’il y avait de plus élevé sur la terre. » La restriction, qui suit aussitôt, exprime assez naïvement les dispositions où se trouvait alors le sensuel Augustin : « Seul, le célibat d’Ambroise me paraissait, pour lui, un lourd fardeau. »

En ces années-là, l’évêque de Milan pouvait passer, en effet, pour un homme heureux selon le monde. Il était l’ami du très glorieux et très victorieux Théodose ; il avait été le mentor du jeune empereur Gratien, récemment assassiné, et, bien que l’impératrice Justine, dévouée aux Ariens, intriguât contre lui, il était encore très écouté dans le Conseil de Valentinien II, un petit empereur de treize ans, que son entourage de païens et d’Ariens essayait d’entraîner dans une réaction anticatholique.

Juste au moment où Augustin arrivait à Milan, il put se rendre compte, à l’occasion d’un débat retentissant, du crédit et de l’autorité, dont jouissait Ambroise.

Deux ans auparavant, Gratien avait fait enlever de la Curie la statue et l’autel de la Victoire, alléguant que cet emblème païen et ses accessoires n’avaient plus leur raison d’être dans une assemblée en majorité chrétienne. Du même coup, il retirait, avec leurs immunités, les revenus des collèges sacerdotaux et en particulier ceux des Vestales, supprimait, au bénéfice du fisc, les allocations accordées pour l’exercice du culte, confisquait les biens des temples et défendait aux prêtres de recevoir en legs des propriétés immobilières. C’était la séparation complète de l’Etat et de l’ancien culte. La minorité païenne du Sénat, le préfet Symmaque à sa tête, protesta contre cet édit. Une délégation fut envoyée à Milan pour faire entendre à l’Empereur les doléances des païens. Gratien refusa de la recevoir. On pensa que son successeur, Valentinien II, étant plus faible, serait plus accommodant. Une nouvelle députation sénatoriale vint lui apporter une requête rédigée par Symmaque, véritable morceau oratoire, que saint Ambroise lui-même admire ou feint d’admirer. Cette harangue, lue dans le Conseil impérial, y produisit une vive impression. Mais Ambroise intervint de toute son éloquence. Il réclama le droit commun pour les païens comme pour les chrétiens, et c’est lui qui l’emporta. La Victoire ne fut pas rétablie dans la Curie romaine, pas plus que les biens des temples ne furent restitués.

Cet avantage remporté par le catholicisme dut frapper vivement Augustin. Il devenait clair que, désormais, c’était la religion d’État. Et, d’autre part, lui qui enviait si fort les heureux du monde, il pouvait constater que la religion nouvelle apportait à ses adeptes, avec la foi, la richesse et les honneurs. A Rome, il avait écouté les médisances des païens et de ses amis manichéens contre les papes et leur clergé. On s’égayait aux dépens des clercs mondains et captateurs d’héritages. On se racontait que le pontife romain, serviteur du Dieu des pauvres, menait un train de vie fastueux et que le luxe de sa table rivalisait avec celui de la table impériale. Le préfet Prœtextatus, païen opiniâtre, disait malignement au pape Damase : « Nommez-moi évêque de Rome et je me fais tout de suite chrétien ! »

Assurément, les médiocres raisons humaines sont impuissantes à déterminer comme à expliquer une conversion sincère. La conversion est un fait divin. Mais des raisons humaines ordonnées en vue de ce fait, par une Volonté mystérieuse, peuvent au moins y préparer une âme. En tout cas, il n’est pas indifférent qu’Augustin, arrivant à Milan, avec des pensées d’ambition, y ait vu le catholicisme entouré d’un tel prestige en la personne d’Ambroise. Cette religion, qu’il avait méprisée jusque-là, lui apparaissait comme une religion triomphante, qu’il faisait bon servir.

Si des considérations pareilles arrêtaient l’attention d’Augustin, elles n’avaient aucune prise sur sa conscience. Bon pour un intrigant de Cour de se convertir par intérêt. Lui, il voulait tout ou rien, — et le bien le plus indispensable à ses yeux, c’était la certitude de la vérité. Quoiqu’il n’y crût plus guère et qu’il ne pensât point la trouver chez les catholiques, il assistait néanmoins aux homélies d’Ambroise. Il y vint d’abord en amateur de beau langage, avec la curiosité un peu jalouse d’un homme de métier qui en regarde un autre faire ses preuves. Il tenait à juger par lui-même si l’orateur sacré était à la hauteur de sa réputation. La substantielle et solide éloquence de cet ancien fonctionnaire, de cet homme d’État qui était avant tout un homme d’action, domina immédiatement le rhéteur frivole. Sans doute, celui-ci ne trouvait point, dans les sermons d’Ambroise, le brillant ni les caresses de parole qui l’avaient séduit autrefois dans ceux du manichéen Faustus ; mais ils avaient une onction qui l’attirait. Augustin écoutait l’évêque avec plaisir. Cependant, s’il aimait à l’entendre parler, il continuait à dédaigner la doctrine qu’il prêchait.

Puis, peu à peu, cette doctrine s’imposa à ses méditations : il s’aperçut qu’elle était plus sérieuse qu’il ne l’avait pensé jusque-là, du moins qu’elle était défendable. Ambroise avait inauguré en Italie la méthode exégétique des Orientaux. Il découvrait dans l’Écriture des sens allégoriques, tantôt édifians, tantôt profonds, toujours satisfaisans pour un esprit raisonneur. Augustin, qui avait un penchant à la subtilité, goûtait fort ces explications ingénieuses, quoique souvent forcées. La Bible ne lui paraissait plus aussi absurde. Enfin les immoralités que les manichéens reprochaient tant aux Livres saints, Ambroise les justifiait par des considérations historiques : ce que Dieu ne permettait plus aujourd’hui, il avait pu le permettre autrefois, eu égard à l’état des mœurs. Cependant, de ce que la Bible n’était ni absurde, ni contraire à la morale, cela ne prouvait pas qu’elle fût vraie. Augustin ne sortait point de ses doutes.

Il aurait souhaité qu’Ambroise l’aidât à en sortir. Plusieurs fois, il essaya d’en conférer avec lui. Mais l’évêque de Milan était un personnage si occupé ! — « Il m’était impossible de l’aborder, dit Augustin, pour l’entretenir de ce que je voulais, comme je le voulais, séparé que j’étais de son oreille et de ses lèvres par une foule de gens qui l’importunaient de leurs affaires et qu’il assistait dans leurs nécessités. Le peu de temps qu’il n’était pas avec eux, il l’employait à réparer les forces de son corps par les alimens nécessaires, ou celles de son esprit par la lecture. Mais, quand il lisait, ses yeux parcouraient les pages, son cœur s’ouvrait pour les comprendre, sa voix seule et ses lèvres demeuraient en repos. Il m’arriva souvent qu’étant venu le visiter (car tout le monde pouvait entrer chez lui sans être annoncé), je le trouvais lisant en silence et jamais autrement. Je m’asseyais et, après être resté longtemps sans rien dire (qui eût osé troubler un lecteur si absorbé ?) je me retirais, présumant que, pendant les courts instans qu’il pouvait saisir, pour délasser son esprit fatigué du tracas de tant d’affaires étrangères, toute distraction nouvelle lui serait importune. Peut-être aussi était-ce dans la crainte qu’un auditeur attentif et embarrassé ne le surprît en quelque passage obscur et ne le mit dans la nécessité de l’expliquer, ou de discuter quelques questions plus difficiles, et de perdre dans ces explications le temps qu’il destinait à d’autres lectures… Au surplus, quelle que fût l’intention qui le fît agir, elle ne pouvait être que bonne dans un homme d’une si haute vertu… »

On ne saurait commenter plus finement, — ni plus malicieusement aussi, — l’attitude de saint Ambroise vis-à-vis d’Augustin, que ne le fait, ici, Augustin lui-même. Lorsqu’il écrit cette page, les événemens qu’il raconte sont déjà lointains. Mais il est chrétien, il est évêque à son tour ; il comprend maintenant ce qu’il ne pouvait comprendre alors. Il sent bien, au fond, que si Ambroise s’est dérobé, c’est que lui, Augustin, n’était pas mûr pour engager avec un croyant une discussion profitable : l’humilité du cœur et de l’esprit lui manquait. Mais, sur le moment, il dut prendre les choses d’une tout autre manière, et éprouver quelque peine, pour ne pas dire davantage, de l’indifférence apparente de l’évêque.

Qu’on se représente un jeune écrivain d’aujourd’hui, assez rassuré sur son mérite, mais inquiet de son avenir, qui vient demander les conseils d’un illustre aîné : il y a quelque chose de cela dans la démarche d’Augustin auprès d’Ambroise, sauf que le caractère en est beaucoup plus grave, puisqu’il s’agit non de littérature, mais du salut d’une âme. A cette époque-là, même lorsqu’il consultait Ambroise en matière sacrée, ce qu’Augustin voyait surtout en lui, c’était l’orateur, c’est-à-dire, à ses yeux, un émule plus âgé... Il entre. On l’introduit, sans l’annoncer, comme tout le monde, dans le cabinet du grand homme. Celui-ci ne se dérange pas de sa lecture pour le recevoir, ne lui adresse même pas la parole... Que pouvait penser d’un tel accueil le professeur de rhétorique de la ville de Milan ? On le devine assez clairement à travers les lignes des Confessions. Il se disait qu’Ambroise, comme évêque, avait charge d’âmes, et il s’étonnait que l’évêque, si grand seigneur qu’il fût, ne s’empressât nullement de lui prodiguer les secours spirituels. Et, comme il ignorait encore la charité chrétienne, il se disait aussi que, sans doute, Ambroise ne se jugeait pas de taille à se mesurer avec un dialecticien de sa force et que d’ailleurs il connaissait mal les Écritures (il avait dû, en effet, dès son élévation si brusque à l’épiscopat, s’improviser une science hâtive). S’il se refusait à la controverse, Augustin en concluait qu’il avait peur d’être embarrassé.

Saint Ambroise ne se doutait pas, à coup sûr, de ce qui se passait dans l’esprit du catéchumène. Il planait trop haut, pour se préoccuper de misérables blessures d’amour-propre. Dans son ministère, il était tout à tous, et il aurait cru déroger à l’égalité chrétienne, en accordant à Augustin un traitement de faveur. Si les brèves conversations qu’il eut avec le jeune rhéteur lui révélèrent quelque chose de son caractère, il n’en conçut peut-être pas une trop bonne opinion. Ce tempérament exalté d’Africain, ce vague à l’âme, ces mélancolies stériles, ces perpétuelles hésitations devant la foi, tout cela ne pouvait que déplaire à un Romain positif comme Ambroise, à un ancien fonctionnaire habitué au commandement.

Quoi qu’il en soit, Augustin, par la suite, ne s’est pas permis le moindre reproche à l’adresse d’Ambroise. Au contraire, il le comble partout des plus grands éloges, il le cite sans cesse dans ses traités, il se retranche derrière son autorité. Il l’appelle son « père. » Une fois, pourtant, à propos de l’abandon spirituel, où il se trouvait à Milan, il lui est échappé comme une plainte discrète, qui semble bien viser Ambroise. Après avoir rappelé avec quelle ardeur il cherchait la vérité, en ce temps-là, il ajoute : On aurait donc eu alors, en moi, un disciple on ne peut mieux disposé et plus docile, s’il s’était trouvé quelqu’un pour m’instruire.

Cette phrase, qui contraste si fort avec tant de passages laudatifs des Confessions sur saint Ambroise, parait bien l’expression de l’humble vérité. Si Dieu se servit d’Ambroise pour convertir Augustin, il est probable qu’Ambroise, personnellement, ne fit rien, ou pas grand’chose, pour cette conversion.


IV. — PROJETS DE MARIAGE

A mesure qu’il se rapproche du but, Augustin semble, au contraire, s’en éloigner. Telles sont les démarches secrètes du Dieu qui prend les âmes comme un voleur : il fond sur elles à l’improviste. Jusqu’à la veille du jour où le Christ viendra le prendre, Augustin est obsédé par le monde et par le souci d’y être en bonne place.

Bien que les homélies d’Ambroise l’excitent à réfléchir sur cette grande réalité historique qu’est le Christianisme, il n’y distingue encore que des lueurs confuses. Il a renoncé à son scepticisme superficiel, sans croire à rien de précis. Il se laisse aller à une sorte d’agnosticisme fait de paresse d’esprit et de découragement. Quand il descend au fond de sa conscience, c’est tout au plus s’il y retrouve la croyance à l’existence de Dieu et à sa providence, notions tout abstraites, qu’il est incapable de vivifier. Mais à quoi bon tant spéculer sur la Vérité et sur le Souverain Bien ! Commençons d’abord par vivre !

Maintenant que son avenir est assuré, Augustin s’inquiète d’arranger sa vie au mieux de sa tranquillité. Il n’a plus de très grandes ambitions. L’essentiel, pour lui, c’est de se ménager une petite existence paisible et agréable, on dirait presque bourgeoise. Quoique modeste, sa fortune présente lui suffit déjà : il se hâte d’en jouir.

C’est ainsi qu’à peine installé à Milan, il fit venir d’Afrique sa maîtresse et son fils. Il avait loué un appartement dans une maison attenant à un jardin. Le propriétaire, qui n’y habitait point, lui laissait la jouissance de tout le logis. Une maison, le rêve du Sage ! Et un jardin au pays de Virgile ! Le professeur Augustin dut être bien heureux ! Sa mère ne tarda pas à le rejoindre. Puis, peu à peu, toute une tribu africaine l’envahit, s’imposa à son hospitalité : Navigius, son frère, ses deux cousins, Rusticus et Lastidianus, son ami Alypius, qui ne pouvait se résoudre à le quitter, et probablement aussi Nebride, un autre de ses amis de Carthage. Rien de plus conforme aux mœurs de l’époque. Le rhéteur de la ville de Milan avait une situation qui pouvait passer pour brillante aux yeux de ses parens pauvres, il était en relations avec des personnages considérables, tout près de la Cour impériale, source des faveurs et des largesses : aussitôt la famille accourut pour se mettre dans sa clientèle et sous sa protection, bénéficier de sa fortune nouvelle et de son crédit. Et puis, ces exodes d’Africains et d’Orientaux dans les pays du Nord se produisent toujours de la même façon. Il suffit que l’un d’eux y réussisse : il fait immédiatement la tache d’huile.

La personne la plus importante de ce petit phalanstère africain était, sans contredit, Monique, qui avait pris la direction morale et matérielle de la maison. Elle n’était pas très âgée, — à peine cinquante-quatre ans, — mais elle tenait extrêmement à son pays. Pour qu’elle l’eût quitté, qu’elle eût affronté les fatigues d’un long voyage par mer et par terre, il fallait qu’elle eût de bien graves raisons. La pauvreté, où elle était tombée depuis la mort de son mari, n’expliquerait pas suffisamment qu’elle se fût expatriée. Elle possédait encore un peu de bien à Thagaste : elle y pouvait vivre. Les vrais motifs de son départ sont d’un tout autre ordre. D’abord, elle aimait passionnément son fils, au point de ne pouvoir se passer de sa présence. Rappelons-nous le mot si touchant d’Augustin : « Beaucoup plus qu’aucune autre mère, elle aimait à m’avoir auprès d’elle. » Ensuite, elle voulait le sauver. Elle croyait fermement que telle était sa tâche en ce monde.

Dès cette époque, elle n’est plus la veuve de Patritius, elle est déjà sainte Monique. Vivant comme une nonne, elle jeûnait, priait, se mortifiait. À force de méditer les Écritures, elle avait développé, en elle, le sens des réalités spirituelles, au point que, bientôt, elle étonnera Augustin lui-même. Elle avait des visions, peut-être des extases. Pendant la traversée de Carthage à Ostie, le bateau qui la portait fut assailli par une tempête. Le danger devenait angoissant, et les hommes d’équipage ne cachaient pas leur inquiétude. Mais Monique, intrépidement, les réconfortait : « on arriverait au port, sains et saufs ! Dieu, affirmait-elle, lui en avait donné l’assurance ! »

Si, dans sa vie de chrétienne, elle connut d’autres minutes plus divines, celle-là fut vraiment la plus héroïque. À travers le sobre récit d’Augustin, on entrevoit la scène : cette femme couchée sur le pont, parmi les passagers à demi morts de fatigue et d’épouvante, et qui, tout à coup, rejette ses voiles, se dresse, devant la mer en démence, et, avec une flamme soudaine sur sa pâle figure, dit aux matelots : « Que craignez-vous ? Nous arriverons ! J’en suis sûre ! » Le bel acte de foi !

À cet instant solennel, où elle vit la mort de si près, elle eut la claire révélation de sa destinée : elle sut, avec la plus entière évidence, qu’elle était chargée d’un message pour son fils et que, ce message, son fils le recevrait, malgré tout, malgré la fureur des vagues, malgré son cœur lui-même.

Quand cet émoi sublime se fut apaisé, il lui en resta la certitude que, tôt ou tard, Augustin allait changer ses voies. Il s’était égaré, il se méconnaissait. Ce métier de rhéteur était indigne de lui. Le Maître du champ l’avait choisi pour être un des grands ouvriers de sa moisson. Depuis longtemps, Monique pressentait le rôle exceptionnel qu’Augustin devait jouer dans l’Église. Pourquoi gaspiller son talent et son intelligence à vendre de vaines paroles, quand il y avait des hérésies à combattre, la Vérité à mettre en lumière, quand les donatistes enlevaient aux catholiques les basiliques africaines ? Qu’était-ce enfin que le rhéteur le plus illustre devant un évêque, protecteur des cités, conseiller des Empereurs, représentant de Dieu sur la terre ? Augustin pouvait être tout cela. Et il s’obstinait dans son erreur ! Il fallait redoubler d’efforts et de prières, pour l’en arracher. C’était pour elle-même aussi qu’elle luttait, pour la plus chère de ses espérances maternelles. Enfanter une âme à Jésus-Christ, — et une âme d’élection, qui sauverait, à son tour, des âmes sans nombre, — elle n’avait vécu que pour cela. C’est pourquoi, sur le pont du navire, — brisée par le tangage, renversée par les paquets d’eau et les coups de la rafale, elle disait aux matelots : « Que craignez-vous ? Nous arriverons ! J’en suis sûre !... »

A Milan, elle fut, pour l’évêque Ambroise, une paroissienne exemplaire. Elle assistait à tous ses sermons, était « suspendue à ses lèvres, comme à une source d’eau vive, qui jaillit jusqu’à la vie éternelle. » Cependant, il ne semble point que le grand évêque ait mieux compris la mère que le fils : il n’en avait pas le temps. Pour lui, Monique était une bonne femme d’Afrique, un peu bizarre peut-être dans sa dévotion et adonnée à mainte pratique superstitieuse. Elle continuait, par exemple, comme c’était la coutume à Carthage et à Thagaste, de porter, sur les tombeaux des martyrs, des corbeilles pleines de pain, de vin et de pultis. Quand elle se présenta, avec sa corbeille, à l’entrée d’une des basiliques milanaises, le portier l’empêcha d’aller plus loin, alléguant la défense de l’évêque, qui avait solennellement condamné ces pratiques, comme entachées d’idolâtrie. Du moment que c’était défendu par Ambroise, Monique, la mort dans l’âme, se résigna à remporter son panier : Ambroise, à ses yeux, était l’apôtre providentiel qui conduirait son fils au salut. Cependant, elle eut beaucoup de peine à renoncer à cette vieille coutume de son pays. Sans la crainte de déplaire à l’évêque, elle y eût persévéré. Celui-ci lui savait gré de son obéissance, de sa ferveur et de sa charité. Quand, par hasard, il rencontrait son fils, il le félicitait d’avoir une telle mère. Augustin, qui ne méprisait pas encore la louange humaine, attendait sans doute qu’Ambroise le complimentât à son tour. Mais Ambroise ne le louait point, — et peut-être qu’il s’en trouvait mortifié.

Lui aussi, d’ailleurs, était toujours très occupé : il n’avait guère le temps de mettre à profit les pieuses exhortations de l’évêque. Son métier et ses relations lui prenaient toute sa journée. Le matin, il faisait son cours. L’après-midi était consacré aux visites amicales et aux démarches auprès des gens en place, qu’il sollicitait pour lui-même ou pour ses proches. Le soir, il préparait sa leçon du lendemain. Malgré cette vie agitée et si pleine, qui paraissait combler toutes ses ambitions, il ne parvenait pas à étouffer le cri de son cœur en détresse. Au fond, il ne se sentait pas heureux. D’abord, il est douteux que Milan lui ait plu davantage que Rome. Il y souffrait du froid. Les hivers milanais sont extrêmement rigoureux, surtout pour un Méridional. Des brouillards épais montent des canaux et des prairies marécageuses, qui entourent la ville. Les neiges des Alpes sont toutes proches. Ce climat, encore plus humide et plus glacial que celui de Rome, ne valait rien pour sa poitrine. A tout instant, sa gorge était prise : il était obligé d’interrompre ses déclamations, nécessité désastreuse pour un homme dont c’est le métier de parler. Ces indispositions se renouvelaient si fréquemment, qu’il en venait à se demander s’il pourrait continuer longtemps ainsi. Il se voyait déjà contraint de renoncer à sa profession. Alors, dans ses heures de découragement, il faisait table rase de toutes ses ambitions de jeunesse : en désespoir de cause, le rhéteur aphone entrerait dans une administration de l’Empire. L’idée d’être un jour gouverneur de province n’excitait pas en lui de trop vives répugnances. Quelle chute pour lui ! — Oui, mais c’est la sagesse ! ripostait la voix mauvaise conseillère, celle qu’on est tenté d’écouter, quand on doute de soi.

L’amitié, comme toujours, consolait Augustin de ces pensées désolantes. Il avait auprès de lui le « frère de son cœur, » le fidèle Alypius, et aussi Nébride, ce jeune homme si passionné pour les discussions métaphysiques. Nébride avait quitté ses riches domaines de la banlieue carthaginoise et une mère qui l’aimait, uniquement pour vivre avec Augustin, à la recherche de la vérité. Romanianus aussi était là, mais pour un motif moins désintéressé. Le mécène de Thagaste, après ses prodigalités ostentatoires, voyait sa fortune compromise. Un ennemi puissant, qui lui avait suscité un procès, travaillait à sa perte. Romanianus était venu à Milan pour se défendre devant l’Empereur et se concilier l’appui des hauts personnages de la Cour. Et ainsi il fréquentait assidûment Augustin.

En dehors de ce petit cercle de compatriotes, le professeur de rhétorique avait de brillantes connaissances dans l’aristocratie de la ville. Il était lié notamment avec ce Manlius Théodore, que célébra le poète Claudien, et à qui lui-même dédiera prochainement un de ses livres. Ancien proconsul à Carthage, où sans doute il avait rencontré Augustin, cet homme riche vivait alors retiré à la campagne, partageant ses loisirs entre l’étude des philosophes grecs, des platoniciens surtout, — et la culture de ses vignes et de ses oliviers.

Ici, comme à Thagaste, dans ces belles villas assises aux bords des lacs italiens, le fils de Monique s’abandonnait encore une fois à la douceur de vivre : « J’aimais la vie heureuse, » avoue-t-il en toute simplicité. Plus que jamais, il se sentait épicurien. Il l’aurait été sans réserves, s’il n’eût gardé l’appréhension de l’au-delà. Mais, quand il était le convive de Manlius Théodore, en face des montagnes riantes du lac de Côme, qui s’encadraient dans les hautes fenêtres du triclinium, il ne songeait guère à l’au-delà. Il se disait : « Pourquoi souhaiter l’impossible ? Il faut si peu de chose pour remplir une âme humaine ! » La contagion énervante du luxe et du bien-être le corrompait doucement. Il devenait comme ces gens du monde qu’il savait si bien charmer par sa parole. Comme les gens du monde de tous les temps, ces victimes prochaines des Barbares se faisaient un rempart de leurs petites félicités quotidiennes contre toutes les réalités offensantes ou attristantes, laissaient sans réponse les questions essentielles, ne se les posaient même plus, et ils disaient : « J’ai de beaux livres, une maison bien chauffée, des esclaves bien stylés, une salle de bain joliment décorée, une voiture agréable : la vie est douce. Je n’en souhaite pas une autre. A quoi bon ? Celle-ci me suffit. » Dans ces momens où sa pensée lasse renonçait, Augustin, pris au piège des jouissances faciles, désirait ressembler tout à fait à ces gens-là, être l’un d’eux. Mais, pour être l’un d’eux, il lui fallait un emploi plus relevé que celui de rhéteur, et, d’abord, mettre dans sa conduite tout le décorum, toute la régularité extérieure que le monde exige. C’est ainsi que, peu à peu, l’idée lui vint sérieusement de se marier.

Sa maîtresse était le seul obstacle à ce projet : il s’en débarrassa.

Ce fut tout un drame domestique, qu’il s’est efforcé de cacher, mais qui dut lui être extrêmement pénible, à en juger par les plaintes qui lui échappent malgré lui, à travers quelques phrases très brèves et comme honteuses d’elles-mêmes. De ce drame, Monique fut sans contredit l’acteur principal, bien que, vraisemblablement, les amis d’Augustin y aient aussi joué leur rôle. Sans doute, ils remontrèrent au professeur de rhétorique qu’il nuisait à sa considération, comme à son avenir, en conservant auprès de lui sa concubine. Mais les raisons de Monique étaient plus pressantes et d’une tout autre valeur.

D’abord, il est naturel qu’elle ait souffert, dans sa dignité maternelle, comme dans sa conscience de chrétienne, de subir à ses côtés la présence d’une étrangère, qui était la maîtresse de son fils. Si vaste qu’on suppose la maison, où habitait la tribu africaine, des froissemens étaient inévitables entre ses hôtes. Ordinairement, des conflits d’autorité pour la direction du ménage divisent la belle-mère et la bru qui vivent sous le même toit. Quels sentimens Monique pouvait-elle nourrir envers une femme qui n’était même pas sa bru, et qu’elle considérait comme une intruse ? Elle n’envisageait point, d’ailleurs, la possibilité de régulariser par le mariage la liaison de son fils : cette personne était de condition par trop inférieure. On a beau être une sainte, on n’oublie pas qu’on est la veuve d’un curiale, et qu’une famille bourgeoise qui se respecte ne se mésallie point, en admettant parmi les siens la première venue. Mais ces considérations étaient secondaires à ses yeux. La seule qui ait réellement agi sur son esprit, c’est que cette femme retardait la conversion d’Augustin. À cause d’elle, — Monique le voyait bien, — il ajournait indéfiniment son baptême. Elle était la chaîne de péché, le passé impur, sous le poids duquel il étouffait : il importait de l’en délivrer au plus tôt.

Alors, convaincue que tel était son devoir impérieux, elle n’eut plus de cesse qu’il ne rompît. Afin de le mettre, en quelque sorte, en présence du fait accompli, elle lui chercha une fiancée, avec la belle ardeur que les mères apportent d’habitude à cette chasse. Elle découvrit une jeune fille qui réunissait, comme on dit, toutes les conditions, et qui réalisait toutes les espérances d’Augustin : elle avait une dot suffisante pour n’être pas à charge à son mari. Sa fortune, jointe au traitement du professeur, permettrait au couple de vivre dans une confortable aisance. Des promesses furent échangées de part et d’autre. Dans le désarroi moral où Augustin se trouvait alors, il laissait sa mère travailler à ce mariage. Sans doute, il l’approuvait, et, en bon fonctionnaire, il estimait qu’il était temps, pour lui, de se ranger.

Dès lors, la séparation s’imposait. Comment la pauvre créature, qui lui était restée fidèle pendant tant d’années, accepta-t-elle ce renvoi ignominieux ? Quels furent les adieux de l’enfant Adéodat et de sa mère ? Comment enfin Augustin lui-même put-il consentir à le lui ôter ? Encore une fois, ce drame douloureux il a voulu le taire, par une pudeur bien compréhensible. Assurément, il n’était plus très épris de sa maîtresse, mais il tenait à elle par un reste de tendresse et par le lien si fort de la volupté partagée. Il l’a dit, en une phrase brûlante de repentir : « Quand on arracha de mes flancs, sous prétexte qu’elle empêchait mon mariage, celle avec qui j’avais coutume de dormir, depuis si longtemps, là où mon cœur était attaché au sien, il se déchira, — et je traînais mon sang avec ma blessure. » La phrase éclaire, en même temps qu’elle brûle : « Là où mon cœur était attaché au sien, — cor ubi adhaerebat... » Il avoue donc que l’union n’était plus complète, puisque, sur bien des points, il s’était détaché. Si » l’âme de sa maîtresse était restée la même, la sienne avait changé : il avait beau l’aimer encore, il était déjà loin d’elle.

Quoi qu’il en soit, elle se montra admirable, en cette circonstance, cette délaissée, cette misérable, qu’on jugeait indigne d’Augustin. Elle était chrétienne : elle devina peut-être (une femme aimante peut avoir de ces divinations) qu’il s’agissait non seulement du salut d’un être cher, mais d’une mission divine à laquelle il était prédestiné. Elle se sacrifia, pour qu’Augustin fût un apôtre et un saint, — un grand serviteur de Dieu. Elle s’en retourna donc dans son Afrique, et, pour prouver qu’elle pardonnait, si elle n’oubliait pas, elle promit de vivre dans la continence : « celle qui avait dormi » avec Augustin ne pouvait pas être la femme d’un autre homme.

De si bas qu’elle fût partie, la malheureuse fut grande à ce moment-là. Sa noblesse d’âme humilie Augustin et Monique elle-même, qui, d’ailleurs, ne tardèrent pas à être punis, lui de s’être laissé entraîner à de sordides calculs d’intérêt, elle, la sainte, d’y avoir été trop complaisante. Dès que sa maîtresse s’en fut allée, Augustin souffrit de sa solitude, « Il me semblait, dit-il, que ce serait, pour moi, le comble de la misère que d’être privé des caresses d’une femme. » Or sa fiancée était trop jeune : il ne pouvait l’épouser avant deux ans. Comment patienter jusque-là ? Augustin n’hésita pas ; il prit une autre maîtresse.

Ce fut le châtiment pour Monique, cruellement déçue dans ses pieuses intentions. En vain espérait-elle beaucoup de bien de ce mariage tout proche, le silence de Dieu lui témoignait qu’elle faisait fausse route. Elle implorait une vision, un signe qui l’avertit sur les suites de cette union projetée : elle n’était point exaucée.

« Ainsi, dit Augustin, mes péchés se multipliaient. » Mais il ne se bornait pas à pécher, il induisait les autres en tentation. Même en matière matrimoniale, il fallait qu’il fit des prosélytes. C’est ainsi qu’il endoctrina le bon Alypius. Celui-ci se gardait chastement des femmes, bien que, dans sa première jeunesse, il eût goûté, pour faire comme tout le monde, aux plaisirs de l’amour : il n’y avait trouvé aucun agrément. Mais Augustin lui vantait, avec une telle chaleur, les délices conjugales, qu’il eut envie d’en tâter, lui aussi, « vaincu non par l’attrait de la volupté, mais par la curiosité.» Le mariage, pour Alypius, serait une sorte d’expérience philosophique et sentimentale.

Voilà des expressions toutes modernes, pour traduire des états d’âme bien vieux. Au fond, ces jeunes gens, amis d’Augustin et Augustin lui-même, ressemblent d’une manière saisissante à ceux d’une génération déjà distancée, hélas ! et qui conserveront probablement, dans l’histoire, le nom présomptueux qu’eux-mêmes se sont donné : les intellectuels.

Comme nous, ces jeunes latins d’Afrique, élèves des rhéteurs, et des philosophes païens, ne croyaient guère qu’aux idées. Très près d’affirmer que la vérité est inaccessible, ils n’en pensaient pas moins que sa vaine poursuite est un beau risque à courir, à tout le moins, un jeu passionnant. Ce jeu faisait, pour eux, toute la dignité et toute la valeur de la vie. Bien qu’ils eussent des accès d’ambition mondaine, en réalité, ils méprisaient tout ce qui n’était pas la pure spéculation. A leurs yeux, le monde était laid, l’action dégradante. Ils se renfermaient dans l’idéal jardin du sage, le « coin du philosophe, » comme ils disaient, et, jalousement, ils en bouchaient toutes les ouvertures, par où la réalité blessante eût pu leur apparaître. Ce qui les distingue de nous, c’est qu’ils avaient beaucoup moins de sécheresse d’âme, avec tout autant de pédantisme, mais un pédantisme si ingénu ! Ils se sauveront par là, — par leur générosité d’âme, par leur jeunesse de cœur. Ils s’aiment entre eux, ils finiront par aimer la vie et par reprendre contact avec elle. Nébride vient de Carthage à Milan, abandonne sa mère et sa famille, délaisse des intérêts considérables, non pas seulement pour philosopher avec Augustin, mais pour vivre avec un ami. Dès ce moment, ils auraient pu mettre en pratique ces paroles du psaume, que, bientôt, Augustin va commenter à ses moines, avec une si tendre éloquence : « Voici qu’il est bon et doux que des frères habitent sous le même toit. »

Cela n’est pas une hypothèse gratuite : ils eurent réellement l’intention de fonder une sorte de monastère laïque, où l’unique règle serait la recherche de la vérité et de la vie heureuse. On devait être environ une dizaine de solitaires. On mettrait en commun tout ce que l’on possédait. Les plus riches, comme Romanianus, promettaient d’apporter toute leur fortune à la communauté. Mais la question des femmes fit avorter ce naïf projet. On avait négligé de les consulter, et si, comme il était probable, elles refusaient d’entrer au couvent avec leurs maris, ceux qui étaient mariés s’effrayaient à l’idée de se passer d’elles. Augustin, en particulier, qui était sur le point de convoler, avouait qu’il ne se sentirait jamais un tel courage. Il oubliait aussi qu’il avait charge d’âmes : toute sa famille ne vivait que de lui. Pouvait-il laisser sa mère, son enfant, son frère et ses cousins ?

Avec Alypius et Nébride, il s’affligeait sincèrement de ce que ce beau rêve de vie cénobitique fût irréalisable : « Nous étions, dit-il, trois bouches affamées, qui ne s’ouvraient que pour déplorer leur mutuelle indigence, et qui attendaient de toi, mon Dieu, leur nourriture au temps marqué. Et. dans toute l’amertume que ta miséricorde répandait sur nos actions mondaines, si nous voulions considérer la fin de nos souffrances, nous ne voyions que ténèbres. Alors, nous nous détournions, en gémissant, et nous disions : Combien de temps encore cela durera-t-il ?... »

Un jour, la rencontre d’un menu fait banal leur fit sentir plus cruellement leur misère intellectuelle. Augustin, en sa qualité de rhéteur municipal, venait de prononcer le panégyrique officiel de l’Empereur. La nouvelle année commençait : toute la ville était en liesse. Cependant, il était triste, ayant conscience d’avoir débité beaucoup de mensonges, et surtout parce qu’il désespérait d’être heureux. Ses amis l’accompagnaient. Soudain, en traversant une rue, ils aperçurent un mendiant, complètement ivre, qui se livrait à une folle joie. Ainsi, cet homme était heureux ! Quelques sous avaient suffi pour lui donner la félicité parfaite, tandis qu’eux, les philosophes, en dépit des plus grands efforts et malgré toute leur science, ils s’agitaient inutilement vers le bonheur. Sans doute, quand l’ivrogne serait dégrisé, il se trouverait plus malheureux qu’avant. Qu’importe, si ce misérable bonheur, même illusoire, peut exalter à ce point un pauvre être, l’élever ainsi au-dessus de lui-même ! Cette minute au moins, il l’aura vécue en toute béatitude. Et la tentation venait à Augustin de faire comme le mendiant, de jeter par-dessus bord son fatras philosophique, — et de se mettre à vivre tout simplement, puisque la vie est bonne quelquefois.

Mais un instinct plus fort que celui de la volupté lui disait : «  Il y a autre chose ! — Si c’était vrai ? — Peut-être que tu pourrais le savoir. » Cette pensée le tourmentait sans relâche. Avec des intermittences de ferveur et de découragement, il se mit à chercher cette « autre chose. »


V. — LE CHRIST AU JARDIN

« J’étais las de dévorer le temps et d’être dévoré par lui : » toute la crise d’âme que va subir Augustin peut se résumer en ces quelques mots si ramassés et si forts. Ne plus se répandre dans la multitude des choses vaines, ne plus s’écouler avec les minutes qui passent, mais se recueillir, s’évader de la dispersion, pour s’établir dans l’incorruptible et dans l’éternel ; briser les chaînes du vieil esclave qu’il est toujours, afin de s’épanouir en liberté, en pensée, en amour : voilà le salut auquel il aspire. Si ce n’est pas encore le salut chrétien, il est sur la voie qui y conduit.

On peut se complaire à tracer une sorte de graphique idéal de sa conversion, resserrer en une chaîne solide les raisons qui le firent aboutir à l’acte de foi : lui-même peut-être a trop cédé à cette tendance, dans ses Confessions. En réalité, la conversion est un fait intérieur, et, — répétons-le encore, — un fait divin, qui échappe à toute discipline rationnelle. Avant d’éclater à la lumière, il se prépare longuement dans cette région obscure de l’âme, qu’on appelle aujourd’hui la subconscience. Or, personne n’a plus vécu ses idées qu’Augustin, à ce moment-là de sa vie. Il les a prises, quittées, reprises, obstiné en son désespérant effort. Elles reflètent, sans ordre, la mobilité de son âme, les agitations qui en troublaient les profondeurs. Et pourtant, il ne faut pas que ce fait intérieur soit en contradiction violente avec la logique. La tête ne doit pas empêcher le cœur. Chez le futur croyant, un travail parallèle s’accomplit dans l’ordre du sentiment et dans celui de la pensée. Si nous ne pouvons pas en reproduire les marches et les contremarches, en suivre la ligne continuellement brisée, nous pouvons du moins en marquer les principales étapes.

Rappelons-nous l’état d’esprit d’Augustin, lorsqu’il vint à Milan. Il était sceptique, de ce scepticisme qui considère comme inutile toute spéculation sur le fond des choses et pour qui la science n’est qu’une approximation du vrai. Vaguement déiste, il ne voyait en Jésus-Christ qu’un homme sage entre les sages. Il croyait à Dieu et à sa providence : ce qui fait que, tout en étant rationaliste de tendance, il admettait l’intervention divine dans les choses humaines, — le miracle : ceci est un point important, par où il se différencie des modernes.

Puis, il écouta les prédications d’Ambroise. La Bible ne lui paraissait plus absurde, ni contraire à la morale. Cette exégèse, tantôt allégorique, tantôt historique, était acceptable, en somme, pour de bons esprits. Mais ce qui frappait surtout Augustin, c’était, avec la sagesse, l’efficacité pratique de l’Écriture. Ceux qui vivaient selon la règle chrétienne étaient non seulement des gens heureux, mais, comme le dira Pascal, de bons fils, de bons époux, de bons pères de famille, de bons citoyens. Il commençait à soupçonner que la vie d’en bas n’est supportable et ne prend un sens que suspendue à celle d’en haut. De même que, pour les nations, la gloire est le pain quotidien, de même, pour l’individu, le sacrifice à quelque chose qui dépasse le monde est le seul moyen de vivre dans le monde.

Ainsi Augustin corrigeait peu à peu les idées fausses que les manichéens lui avaient inculquées touchant le catholicisme. Il avouait qu’en l’attaquant, il avait « aboyé contre une pure chimère de son imagination charnelle. » Cependant il éprouvait beaucoup de peine à se débarrasser de tous ses préjugés manichéens. Le problème du mal restait, pour lui, insoluble en dehors du manichéisme. Dieu ne pouvait pas être l’auteur du mal. Cette vérité admise, il en vint à penser qu’il n’existe pas de choses mauvaises en soi, comme l’enseignaient ses anciens maîtres, — mauvaises par la présence en elles d’un principe corrupteur. Toutes les choses, au contraire, sont bonnes, quoique à des degrés différens. Les imperfections apparentes de la création perceptible par nos sens s’évanouissent dans l’harmonie du tout. Le crapaud et la vipère entrent dans l’économie d’un monde parfaitement ordonné. Mais il n’y a pas que le mal physique, il y a aussi le mal que nous faisons et le mal que nous souffrons. Le crime et la douleur sont de terribles argumens contre Dieu. Or les chrétiens professent que l’un est le produit de la seule volonté, humaine, de la liberté dépravée par la faute originelle, et que l’autre est permise par Dieu, en vue de la purification des âmes. C’était une solution sans doute, mais qui suppose la croyance aux dogmes de la chute et de la rédemption. Augustin n’y croyait pas encore. Il était trop orgueilleux pour reconnaître la déchéance de son vouloir et la nécessité d’un sauveur : « L’enflure, — dit-il, — l’enflure de mon visage me fermait les yeux. »

Néanmoins, c’était un grand pas de fait que d’avoir rejeté le dogme fondamental du manichéisme, celui de la double substance du bien et du mal. Désormais, pour Augustin, il n’existe plus qu’une substance, — unique et incorruptible, — le Bien, qui est Dieu. Mais cette substance divine, il la conçoit encore en pur matérialiste, tellement il est dominé par ses sens. Dans sa pensée, elle est corporelle, étendue et infinie. Il se l’imagine comme une sorte d’océan sans limite, où, pareil à une énorme éponge, baignerait le monde, qu’elle pénètre de partout... Il en était là, lorsqu’un de ses amis, « homme gonflé d’un orgueil démesuré, » lui mit entre les mains quelques dialogues de Platon, traduits en latin par le célèbre rhéteur Victorinus. Remarquons-le en passant : Augustin, à trente-deux ans, rhéteur par métier et philosophe par goût, n’avait pas encore lu Platon. Cela prouve une fois de plus combien l’enseignement des anciens, semblable, en cela, à celui des musulmans d’aujourd’hui, était oral. Jusqu’alors, il n’avait connu Platon que par ouï-dire. Il le lut donc, et ce lui fut comme une révélation. Il apprit qu’il peut exister une réalité, en dehors de toute représentation spatiale. Il conçut Dieu comme inétendu et pourtant infini. Le sens de la spiritualité divine lui était donné. Puis la nécessité primordiale du Médiateur ou du Verbe s’imposa à son esprit. C’est le Verbe qui a créé le monde. C’est par le Verbe que le monde et Dieu et toutes choses, y compris nous-mêmes, nous sont intelligibles. Quelle surprise ! Platon et saint Jean se rencontraient : « Au commencement était le Verbe, in principio erat Verbum ! » dit le quatrième Évangile. Mais ce n’était pas seulement un évangéliste, c’était presque tout l’essentiel de la doctrine du Christ qu’Augustin découvrait dans les dialogues platoniciens. Il distinguait bien les différences profondes, mais, pour l’instant, il était frappé surtout par les ressemblances, et cela l’éblouissait. ; Ce qui le ravissait d’abord, c’est la beauté du monde, construit, à sa propre image, par le Démiurge : Dieu est la Beauté, le monde est beau comme Celui qui l’a fait. Cette vision métaphysique transportait Augustin, tout son cœur bondissait vers cet Être ineffablement beau. Soulevé d’enthousiasme, il s’écrie : « Je m’étonnais de t’aimer, mon Dieu, et non plus en vain fantôme. Si je n’étais pas encore capable de jouir de toi, j’étais emporté vers toi par ta beauté. »

Mais un tel ravissement ne se soutenait point : « Je n’étais pas capable de jouir de toi. » Voilà l’objection capitale d’Augustin contre le platonisme. Il sentait bien qu’au lieu de toucher Dieu, d’en jouir, il ne sortait pas des purs concepts de son esprit, qu’il s’égarait toujours dans les fantasmagories de l’idéalisme. A quoi bon renoncer aux réalités illusoires des sens, si ce n’est point pour en posséder de plus solides ? Son intelligence, son imagination de poète pouvaient être séduites par le mirage platonicien, son cœur n’était point rassasié. « Autre chose, dit-il, est d’apercevoir, du haut d’un pic sauvage, la patrie de la paix, autre chose de marcher dans le chemin qui y conduit. »

Ce chemin, c’est saint Paul qui le lui montrera. Il commença à lire assidûment les Épîtres, et, à mesure qu’il les lisait, il prenait conscience de l’abime qui sépare la philosophie de la sagesse, — celle-là qui assemble les idées des choses, celle-ci, qui, par delà les idées, conduit jusqu’aux réalités divines, auxquelles les autres sont suspendues. L’Apôtre enseignait à Augustin qu’il ne suffit pas d’entrevoir Dieu à travers le cristal des concepts, mais qu’il faut, en esprit et en vérité, s’unir à Lui, — le posséder, jouir de Lui. Et, pour s’unir au Bien, il est nécessaire que l’âme se mette en l’état convenable pour une telle union, qu’elle se purifie et qu’elle se guérisse de toutes ses maladies charnelles, qu’elle reconnaisse sa place dans le monde et qu’elle s’y tienne. Nécessité de la pénitence, de l’humilité, du cœur contrit et humilié. Seul, le cœur contrit et humilié verra Dieu. — « Le cœur brisé sera guéri, dit l’Écriture, le cœur superbe sera mis en pièces. » — Ainsi, l’intellectuel qu’était Augustin devait changer de méthode, et il sentait que ce changement était juste. Si l’écrivain, pour écrire de belles choses, doit se mettre préalablement dans une sorte d’état de grâce, où non seulement des actions basses, mais d’indignes pensées lui deviennent impossibles, de même le chrétien, pour concevoir les vérités divines, doit purifier et préparer son œil intérieur par la pénitence et l’humilité. Augustin, en lisant saint Paul, se pénétrait de cette pensée. Mais ce qui l’émouvait surtout dans les Épîtres, c’en était l’accent paternel, la douceur, l’onction cachée sous la rudesse inculte des phrases. Il en était charmé. Quelle différence avec les philosophes ! — « Nulle trace, dans leurs pages si célèbres, ni de l’âme pieuse, ni des larmes de la pénitence, ni de ton Sacrifice, ô mon Dieu, ni des tribulations de l’esprit… Personne n’y entend le Christ qui appelle : « Venez à moi, vous tous qui souffrez ! » Ils dédaignent d’apprendre de Lui qu’il est doux et humble de cœur, car « vous avez caché ces vérités aux habiles et aux savans, et vous les avez révélées aux petits. »

Mais c’est peu de s’abaisser : il importe avant tout de se guérir de ses passions. Or les passions d’Augustin étaient, pour lui, « de vieilles amies. » Comment pourrait-il s’en séparer ? Le courage lui manquait pour cette médication héroïque. Qu’on songe à ce que c’est qu’un jeune homme de trente-deux ans. Il pensait toujours à prendre femme. La luxure le tenait par les liens inextricables de l’habitude, et il se complaisait dans l’impureté de son cœur. Quand, cédant aux exhortations de l’apôtre, il essayait de conformer sa conduite à la nouvelle méthode de son esprit, « les vieilles amies » accouraient pour le supplier de n’en rien faire : « Elles me tiraient, dit-il, par le vêtement de ma chair, et elles murmuraient à mon oreille : — Est-ce que tu nous quittes ? Quoi ! dès ce moment, nous ne serons plus avec toi, pour jamais ? Non erimus tecum ultra in æternum ?… Et, dès ce moment, telle chose que tu sais bien, et telle autre chose encore ne te sera plus permise, — pour jamais, pour l’éternité ?... »

L’éternité ! Quel mot ! Augustin était saisi d’épouvante. Puis ayant réfléchi, il leur disait : « Je vous connais, je vous connais trop ! Vous êtes le Désir sans espérance, le gouffre sans fond, que rien ne rassasie. J’ai assez souffert à cause de vous ! » Et le dialogue angoissé reprenait : « Qu’importe ! Si le seul bonheur possible pour toi, c’est de souffrir à cause de nous, de jeter ta chair au gouffre vorace, sans fin, sans espérance ! — Bon pour les lâches !... Pour moi, il y a un autre bonheur que le vôtre, il y a autre chose : j’en suis sûr ! » Alors, les amies, un moment déconcertées par ce ton d’assurance, chuchotaient d’une voix plus basse : « — Si pourtant tu perdais ce misérable bonheur pour une chimère encore plus creuse !... D’ailleurs tu t’abuses sur ta force : tu ne pourras pas, tu ne pourras jamais te passer de nous ! » Elles avaient touché le point douloureux : Augustin n’avait que trop conscience de sa faiblesse. Et sa brûlante imagination les lui évoquait, avec un extraordinaire éclat, ces plaisirs dont il ne pourrait se passer. Ce n’étaient pas seulement les voluptés de la chair, mais aussi ces riens, ce superflu, « ces plaisirs légers qui font aimer la vie. » Les vieilles amies perfides chuchotaient toujours : « Attends encore ! Les biens que tu méprises ont leurs charmes : ils offrent même de grandes douceurs. Tu ne dois pas en détacher ton cœur à la légère, car il serait honteux pour toi d’y revenir ensuite. » Ces biens qu’il allait abandonner, il se les énumérait, il les voyait resplendir devant lui et se teindre des couleurs les plus captivantes : le jeu, les festins somptueux, la musique, les chants, les parfums, les livres, la poésie, les fleurs, la fraîcheur des forêts (il se rappelait les bois de Thagaste et les chasses avec Romanianus), enfin tout ce qu’il avait aimé, — jusqu’à « cette candeur de la lumière, si amie des yeux humains. »

Pris entre ces tentations et l’ordre de sa conscience, Augustin ne pouvait pas se décider, et il s’en désespérait. Sa volonté affaiblie par le péché était incapable de lutter contre elle-même. Et ainsi il continuait à subir la vie et à être « dévoré par le temps. »

La vie de ce temps-là, si elle était supportable pour les gens paisibles, volontairement éloignés des affaires et de la politique. cette vie de l’Empire finissant offrait un spectacle scandaleux pour un esprit droit et une âme fière comme était Augustin. Cela aurait dû le dégoûter tout de suite de rester dans le monde. A Milan, tout près de la Cour, il se trouvait en bonne place pour voir ce que l’ambition et la cupidité humaines peuvent engendrer de bassesse et de férocité. Si le présent était hideux, l’avenir s’annonçait sinistre. L’Empire romain n’existait plus que de nom. Des étrangers, accourus de tous les pays de la Méditerranée, exploitaient les provinces sous son nom. L’armée était presque complètement aux mains des Barbares. C’étaient des tribuns goths qui faisaient le service d’ordre autour de la basilique où saint Ambroise s’était renfermé avec son peuple, pour résister aux ordres de l’impératrice Justine qui voulait donner cette église aux ariens. Des eunuques levantins régentaient, au palais, la valetaille des comtes et des fonctionnaires de tout rang. Tous ces gens-là se précipitaient à la curée. L’Empire, même affaibli, restait toujours une admirable machine à dominer les hommes et à extraire l’or des peuples. Aussi les ambitieux et les aventuriers, d’où qu’ils vinssent, aspiraient-ils à la pourpre : elle valait encore qu’on y risquât sa peau. Plus que les patriotes, désolés de cet état de choses (et il y en eut de très énergiques), les gens de rapine et de violence étaient intéressés au maintien de l’Empire. Les Barbares eux-mêmes désiraient y entrer pour le rançonner plus impunément.

Quant aux empereurs, même chrétiens sincères, ils étaient obligés de devenir d’affreux tyrans, pour défendre leurs vies sans cesse menacées. Jamais les supplices ne furent plus fréquens ni plus cruels qu’à cette époque. A Milan, on avait pu montrer à Augustin, près du cubiculum impérial, les loges où le précédent empereur, le colérique Valentinien entretenait deux ourses, Miette d’Or et Innocence, qui étaient ses exécuteurs sommaires. Il les nourrissait de la chair des condamnés. Peut-être Miette d’Or vivait-elle toujours. Innocence, — notons l’atroce ironie du nom, — avait été rendue à la liberté de ses forêts natales, en récompense de ses bons et loyaux services.

Augustin, qui rêvait toujours d’être fonctionnaire, allait-il se mêler à ce monde de fourbes, d’assassins et de bêtes brutes ? A les voir de près, il sentait sa bonne volonté faiblir. Comme tous ceux qui appartiennent à des générations fatiguées, il devait être dégoûté de l’action et des vilenies qu’elle entraine. A l’approche ou au lendemain des grandes catastrophes, il y a ainsi une contagion de pessimisme noir, qui glace les âmes délicates. En outre, il était malade : circonstance favorable pour un désabusé, s’il caresse des pensées de détachement. Dans les brouillards de Milan, sa poitrine et sa gorge se délabraient de plus en plus. Enfin, il est probable que, comme rhéteur, il n’y réussissait pas mieux qu’à Rome. Il y avait là une espèce de fatalité pour les Africains. Si grande que fût leur réputation dans leur pays, c’en est fait, dès qu’ils avaient passé la mer. Apulée, le grand homme de Carthage, l’avait expérimenté à ses dépens. On s’était moqué de sa rauque prononciation carthaginoise. Pareille chose arriva pour Augustin. Les Milanais tournaient en ridicule son accent d’Afrique. Il se trouvait même, parmi eux, des puristes pour découvrir des solécismes dans ses phrases.

Mais ces misères d’amour-propre, ce dégoût croissant des hommes et de la vie étaient peu de chose, au regard de ce qui se passait en lui. Augustin avait mal à l’âme. Son inquiétude habituelle devenait une souffrance de tous les instans. A de certains momens, il était assailli par ces grandes vagues de tristesse qui déferlent tout à coup du fond de l’inconnu. Nous croyons, en ces minutes-là, que le monde entier se rue sur nous. La vague le roulait, il se relevait meurtri. Et il sentait se tendre en lui une volonté nouvelle qui n’était pas la sienne, et sous laquelle l’autre, la volonté pécheresse, se débattait. C’était comme l’approche d’un être invisible, dont le contact l’oppressait d’une angoisse pleine de délices. Cet être voulait éclore en lui, mais le poids de ses vieilles fautes l’en empêchait. Alors son âme criait de douleur.

Dans ces momens-là, avec quelle volupté il se laissait bercer par les chants d’église ! Les chants liturgiques étaient alors une nouveauté en Occident. L’année même où nous sommes, saint Ambroise venait de les inaugurer dans les basiliques milanaises.

La jeunesse des hymnes ! On ne peut y songer sans émotion. On envie Augustin de les avoir entendues dans leur fraîcheur virginale. Ces beaux chants, qui allaient monter pendant tant de siècles et qui planent toujours aux voûtes des cathédrales, prenaient leur vol pour la première fois. On se refuse à penser qu’un jour ils replieront leurs ailes et qu’ils se tairont. Puisque les corps humains, temple du Saint-Esprit, revivront en gloire, on voudrait croire, avec Dante, que les hymnes, temples du Verbe, sont immortelles aussi et qu’elles retentiront encore dans l’éternité. Sans doute, parmi les vallons crépusculaires du Purgatoire, les âmes dolentes continuent à chanter le Te lucis ante terminum, de même que, dans les cercles d’étoiles, où tournent sans fin les Bienheureux, s’élancent à jamais les accens jubilatoires du Magnificat...

Même sur ceux qui ont perdu la foi, le pouvoir de ces hymnes est invincible : « Si tu savais, disait Renan, le charme que les magiciens barbares ont su enfermer dans ces chants !... Rien qu’à les entendre, mon cœur se fond ! » Le cœur d’Augustin, qui n’avait pas encore la foi, se fondait, lui aussi, en les entendant : « Comme j’ai pleuré, mon Dieu, à tes hymnes et à tes cantiques ! Comme j’étais exalté par les douces voix de ton Église ! Elles pénétraient dans mes oreilles, et la vérité se répandait dans mon cœur, et l’élan de ma piété rebondissait plus fort, et mes larmes coulaient, et cela me faisait du bien. » Son cœur se soulageait de son oppression, tandis que son esprit était ébranlé par la divine musique. Augustin aimait passionnément la musique. A cette époque, il conçoit Dieu comme le grand Musicien des mondes, et, bientôt, il écrira que « nous sommes une strophe dans un poème. » En même temps, les figures vivantes et fulgurantes des psaumes, par delà les métaphores banales de la rhétorique qui encombraient sa mémoire, réveil- laient, au fond de lui, son imagination sauvage d’Africain et lui donnaient l’essor. Et puis, l’accent si tendre de la plainte, dans ces chants sacrés : « Deus ! Deus meus !... O Dieu ! ô mon Dieu ! » La Divinité n’était plus une froide chimère, un fantôme qui se recule dans un infini inaccessible : elle devenait la possession même de l’âme aimante. Elle se penchait sur la pauvre créature meurtrie, elle la prenait dans ses bras, et elle la consolait avec des mots paternels.

Augustin pleurait de tendresse et de ravissement, mais aussi de désespoir. Il pleurait sur lui-même. Il voyait qu’il n’avait pas le courage d’être heureux du seul bonheur possible. De quoi s’agissait-il, en effet, pour lui, sinon de conquérir cette « vie bienheureuse, » qu’il poursuivait depuis si longtemps. Ce qu’il avait cherché à travers les amours, c’était le don total de son âme, c’était de se réaliser complètement. Or, cette plénitude de soi, elle n’est qu’en Dieu : in Deo salutari meo. Les âmes que nous avons blessées ne sont à l’unisson, avec nous et avec elles-mêmes, qu’en Dieu... Et le doux symbolisme chrétien l’invitait par ses plus accueillantes images : les Ombrages du Paradis, la Fontaine d’eau vive, le Rafraîchissement dans le Seigneur, le Rameau vert de la Colombe, annonciatrice de la paix... Mais les passions résistaient toujours : — Demain ! Attends encore un peu ! Est-ce que nous ne serons plus avec toi pour jamais ? Non erimus tecum ultra in æternum ?... Quel son lugubre dans ces syllabes, — et combien effrayant pour une âme timide ! Elles tombaient, lourdes comme du bronze, sur celle d’Augustin.

Il fallait en finir. Il fallait que quelqu’un le forçât à sortir de son indécision. Instinctivement, conduit par cette volonté mystérieuse qu’il sentait naître en lui, il alla trouver, pour lui conter sa détresse, un vieux prêtre, nommé Simplicianus, qui avait converti ou dirigé, dans sa jeunesse, l’évêque Ambroise. Sans doute, il lui parla de ses lectures récentes, — et notamment de ses lectures platoniciennes, — et de tous les efforts qu’il faisait pour entrer dans la communion du Christ : il s’avouait convaincu, mais incapable de passer à la pratique de la vie chrétienne. Alors, très habilement, en bon connaisseur des âmes, qui savait que la vanité n’était pas morte chez Augustin, Simplicianus lui proposa en exemple justement le traducteur de ces Dialogues de Platon, qu’il venait de lire avec tant d’enthousiasme : ce fameux Victorinus, cet orateur si admiré et si savant, qui avait sa statue sur le forum romain. Lui aussi, ce rhéteur, il croyait que la foi est possible sans les œuvres. Il était chrétien seulement de tête, par un reste d’orgueil philosophique et aussi par crainte de se compromettre aux yeux de l’aristocratie de Rome, encore presque tout entière païenne. Simplicianus lui remontrait en vain l’illogisme de sa conduite, lorsque, tout à coup, il se décida. Le jour du baptême des catéchumènes, l’homme illustre monta sur l’estrade préparée dans la basilique pour la profession de foi des nouveaux convertis, et, là, comme le dernier des fidèles, il prononça la sienne devant tout le peuple assemblé. Ce fut un coup de théâtre. La foule, transportée par ce beau geste, acclama le néophyte. Partout, on criait : « Victorinus ! Victorinus !... »

Augustin écoutait ce petit récit, dont tous les détails étaient si heureusement choisis pour agir sur une imagination comme la sienne : la statue sur le forum romain, l’estrade du haut de laquelle l’orateur avait parlé un langage si nouveau et si inattendu, les acclamations triomphales de la foule : « Victorinus ! Victorinus ! » Déjà, il s’y voyait lui-même. Il était dans la basilique, sur l’estrade, en présence de l’évêque Ambroise ; il prononçait, lui aussi, sa profession de foi, et le peuple de Milan battait des mains : « Augustin ! Augustin ! » Mais un cœur contrit et humilié pouvait-il se complaire ainsi à la louange humaine ? Si Augustin se convertissait, ce serait uniquement pour Dieu et devant Dieu ! Il repoussa bien vite la tentation... Néanmoins, cet exemple venu de si haut lui fit une très forte et très salutaire impression. Il y aperçut comme une indication providentielle, une leçon de courage qui le concernait personnellement.

A quelque temps de là, il reçut la visite d’un compatriote, un certain Pontitianus, haut fonctionnaire du Palais. Augustin se trouvait seul à la maison, avec son ami Alypius. On prit des sièges pour causer, et par hasard, les yeux du visiteur rencontrèrent les Epitres de saint Paul posées sur une table à jeu. La conversation partit de là. Pontitianus, qui était chrétien, célébra l’ascétisme et, en particulier, les prodiges de sainteté accomplis par Antoine et ses compagnons dans les déserts d’Egypte : c’était un sujet d’actualité. A Rome, dans les milieux catholiques, on ne parlait que des solitaires égyptiens, et aussi du nombre de plus en plus grand de ceux qui se dépouillaient de leurs biens, pour vivre dans le renoncement absolu. A quoi bon les garder, ces biens que l’avarice du fisc avait si tôt fait de confisquer et que les Barbares guettaient de loin ! Les brutes qui descendaient de Germanie s’en empareraient tôt ou tard ! Et même, en admettant qu’on pût les sauver, en garder la jouissance toujours précaire, est-ce que la vie d’alors valait la peine d’être vécue ? Il n’y avait plus rien à espérer pour l’Empire ! Les temps de la grande désolation étaient proches !...

Pontitianus, sentant l’effet de ses paroles sur ses auditeurs, en vint à leur conter une aventure tout intime. Il se trouvait à Trêves, où il avait suivi la Cour impériale. Or, un après-midi, que l’Empereur était au cirque, il se promenait aux environs de la ville, avec trois de ses amis, comme lui fonctionnaires du Palais. Deux d’entre eux, s’étant séparés des autres et errant dans la campagne, rencontrèrent une cabane habitée par quelques ermites. Ils entrèrent, aperçurent un livre, la Vie de saint Antoine. Ils le lurent, et ce fut, pour eux, la conversion foudroyante, instantanée. Résolus à se joindre sur l’heure aux solitaires, les deux courtisans ne reparurent point au Palais. Et c’étaient des fiancés !...

Le ton de Pontitianus, en rapportant ce drame de conscience, dont il avait été témoin, trahissait une émotion singulière, qui se communiquait à Augustin. Les paroles du visiteur résonnaient en lui comme des coups de bélier. Il se reconnaissait dans les deux courtisans de Trêves. Lui aussi, il était las du monde, lui aussi il était fiancé ! Allait-il faire comme l’Empereur, rester au cirque, occupé de vains plaisirs, tandis que d’autres se tournaient vers l’unique félicité ?

Lorsque Pontitianus se retira, Augustin était dans un trouble inexprimable. L’âme repentante des deux courtisans avait passé dans la sienne. Sa volonté se dressait douloureusement contre elle-même et se torturait. Brusquement, il saisit le bras d’Alypius et lui dit avec une exaltation extraordinaire :

« — Que faisons-nous ? Oui, que faisons-nous ? N’as-tu pas entendu ? Les ignorans se lèvent, ils ravissent le ciel, et nous, avec nos doctrines sans cœur, voilà que nous nous roulons dans la chair et le sang ! »

Alypius le regardait avec stupeur : « C’est qu’en effet, dit-il, mon accent avait quelque chose d’insolite. Mon front, mes joues, mes yeux, mon teint, l’altération de ma voix exprimaient ce qui se passait en moi, bien plus que mes paroles. » S’il pressentait, à cet émoi de sa chair, l’imminence de la céleste approche, il n’éprouvait, en cet instant, qu’une violente envie de pleurer, et il avait besoin de solitude pour pleurer en liberté. Il descendit au jardin. Alypius, inquiet, le suivit de loin, s’assit en silence, à côté de lui, sur le banc où il s’était arrêté. Augustin ne remarqua même point la présence de son ami. Son agonie intérieure recommençait. Toutes ses fautes, toutes ses souillures passées se représentèrent à son esprit, et, sentant combien il leur était encore attaché, il s’indignait contre sa lâche faiblesse. Oh ! s’arracher à toutes ces vilenies ! En finir une bonne fois !... Soudain, il se leva. Ce fut comme un souffle de tempête qui passait sur lui. Il se précipita au fond du jardin, tomba à genoux sous un figuier, et, la face contre terre, il éclata en sanglots. De même que l’olivier de Jérusalem qui abrita la veillée suprême du Divin Maître, le figuier de Milan vit tomber sur ses racines une sueur de sang. Augustin, haletant sous l’étreinte victorieuse de la Grâce, gémissait : « Jusques à quand ? Jusques à quand ?... Demain ? Demain ?... Pourquoi pas tout de suite ? Pourquoi pas, sur l’heure, sortir de mes hontes ?... »

A ce moment même, une voix d’enfant, venue de la maison voisine, se mit à répéter en cadence : « Prends et lis ! Prends et lis ! » Augustin tressaillit : qu’était-ce que ce refrain ? Était-ce une cantilène que les petits garçons ou les petites filles du pays eussent coutume de chanter ? Il ne s’en souvenait point, il ne l’avait jamais entendue... Aussitôt, comme sur un ordre divin, il se releva de terre, courut à la place où Alypius était toujours assis, et où il avait laissé les Epitres de saint Paul. Il ouvrit le livre, et le premier verset qui s’offrit à ses yeux fut celui-ci : Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez point à contenter les désirs de la chair ! La chair !... Le verset sacré le visait directement, lui Augustin, encore si charnel ! Ce commandement, c’était la réponse d’en haut !...

Il marqua du doigt le passage, ferma le livre. Ses angoisses avaient cessé. Une grande paix l’inondait : — tout était fini ! — D’un visage tranquille, il apprit à Alypius ce qui venait de s’accomplir, et, sans plus tarder, il entra dans la chambre de Monique, pour le lui dire aussi. La sainte n’en fut point surprise. Depuis longtemps, elle savait tout d’avance : « Là où je suis, là aussi tu seras. » Mais elle laissait éclater sa joie. Son message était rempli. Elle pouvait chanter son cantique d’actions de grâces et rentrer dans la paix de Dieu.

Cependant, le bon Alypius, toujours avisé et pratique, avait rouvert le livre et montré à son ami la suite du verset, que, dans son exaltation, il avait négligé de lire. L’Apôtre disait : Soutenez celui qui est encore faible dans la foi ! Cela aussi s’adressait à Augustin. C’était trop sûr : sa foi nouvelle était encore bien chancelante. Que la présomption ne l’aveuglât point ! Oui, sans doute, de toute son âme, il voulait être chrétien : il lui restait maintenant à le devenir.


LOUIS BERTRAND.

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  1. Copyright by Louis Bertrand, 1913.
  2. Voyez la Revue du 1er avril et 15 avril.