Saint Jean-Baptiste/4

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L’œuvre des tracts (p. 10-16).

La société


N’eût-elle produit que ces célébrations, chez nous et surtout chez nos frères dispersés, la Société Saint-Jean-Baptiste de Duvernay eût fait énormément pour la survivance de notre nationalité. Il lui avait donné pour devise : Nos

institutions, notre langue et nos lois, et pour but d’unir les Canadiens, de leur fournir l’occasion de s’entr’aider.

Pendant cinquante ans la fête fut presque toute la raison d’être de la Société, surtout dans les milieux anglais. Cette récapitulation vivante et annuelle de l’histoire de la patrie, cette commotion patriotique qui secoue les endormis et les endormeurs, ce souffle d’un jour qui ranime le feu sacré, la petite flamme d’idéal et de vie française que l’utilitarisme n’a pas encore réussi à éteindre, ces processions magnifiques et ces discours sans fin comportaient pour nos compatriotes de 1870 à 1890 une vertu qui les retenait au pays, ou qui leur inspirait, aux États-Unis, les sacrifices de bâtir des églises françaises et des écoles où leurs enfants apprennent encore la langue des aïeux. Nous ne sommes peut-être pas assez démonstratifs, pas assez bruyants aujourd’hui ; nous jouons au peuple vieux, nous oublions une vérité de psychologie que Duvernay comprenait quand il voulut une fête bien vivante, un patron, un emblème, un drapeau, un chant national. Nous devrions savoir que le peuple, comme l’enfant, s’instruit surtout par les yeux, que l’illustré vaut mieux que l’imprimé, l’affiche que le livre qu’on ne lit pas toujours, et le tableau vivant, la parade héroïque, qu’une bibliothèque d’histoire. Nous trouvons bien écrasante la rhétorique interminable du sonore Chauveau, dans ces chaudes journées de juin, et la mode est désormais au discours d’une demi-heure suivi d’une conclusion pratique, visant un objectif bien déterminé. Mais voyons les choses avec des yeux de 1880 : nos pères étaient moins critiques et moins pressés que nous ; ils lisaient moins, leur patriotisme était plus senti que raisonné, et puis les arguments trop pratiques n’auraient pas valu deux sous pour ces pauvres, qui travaillaient ici à quatre chelins par jour et qu’éblouissait la richesse américaine. Ils aimaient l’éloquence à panache, les envolées, les rappels de l’histoire et des luttes anciennes. Ils retournaient de la fête enthousiasmés, fiers de leur sang et plus résolus que la veille à ne pas démissionner devant la persécution ou la richesse. D’eux aussi l’on peut dire qu’il est certains frissons éprouvés en commun qui équivalent à des victoires.

L’Histoire grecque rapporte un de ces exploits du « moral qui gagne les batailles ». L’oracle de Delphes avait prescrit aux Spartiates, toujours battus par les Messéniens, de demander un général aux Athéniens, s’ils voulaient vaincre. Or Athènes, peu soucieuse de grandir sa rivale, lui envoya, pas même un orateur, un mauvais poète boiteux, Tyrtée, tout le contraire de ce qu’on attendait. Mais voilà bien que Tyrtée, au lieu de s’empêtrer dans la stratégie qu’il ignore, compose des chants guerriers qui surexcitent le courage des Spartiates, puis il les lance au combat, qui est tout de suite la victoire. N’y a-t-il pas de cela dans les harangues à cymbales de Chauveau, de Loranger, de Thibault, de Routhier, de Chapleau qui nous semblent maintenant du bien plus léger que l’air, mais qui ont probablement retenu ou ramené au pays beaucoup de familles, et qui ont sûrement déterminé nos exilés à ne pas changer le nom, la langue ni la foi de leurs enfants.

En 1874, 1884 et 1909, la Société de Montréal, et en 1880 celle de Québec, donnent des fêtes grandioses, suivies de conventions nationales dans le but de réunir et d’organiser les forces de la race. Des délégations ou des télégrammes partis de tous les coins de l’Amérique viennent jurer la fidélité des mille groupes de la dispersion. On admire les processions immenses, les chars allégoriques et historiques montrant saint Jean-Baptiste, Religion et Patrie, l’Agriculture, l’industrie, Jacques Cartier, Champlain, Lévis, Madeleine de Verchères, Salaberry, la Mort de Montcalm, etc., les chars de métiers, la forge, l’imprimerie, la cabane à sucre, les menuisiers, les ferblantiers, les tailleurs de pierre ; puis les délégués des Sociétés Saint-Jean-Baptiste ; il y en a de partout : de Cohoes, de Détroit, de Bay-City, de Rochester, du Dakota, du Vermont, de l’Illinois, du Montana, et bien des acclamations jaillissent en 1880 et bien des prophéties, qui manqueraient d’objet en 1923. Et les fanfares jouent, et les banderoles claquent dans le feuillage, et les couleurs vives et les dorures brillent au soleil, rien ne manque de ce qu’il faut pour donner le frisson patriotique aux enfants et pour exciter la fierté populaire. Même les Anglo-protestants admirent ces déploiements ; en 1909, la Gazette se plaît à reconnaître que les Canadiens français sont passés maîtres dans l’art des démonstrations patriotiques, et le Herald est si bien enlevé qu’il exprime le regret qu’on n’ait pas fixé au 24 juin la fête de la Confédération.

La convention nationale fait suite : en 1874, dans la salle académique du Gesù, l’on étudie les moyens d’arrêter l’émigration aux États-Unis et de rapatrier. Si quelques naïfs s’extasient sur l’avenir des nôtres au Kansas, au Colorado, en Orégon, plus loin encore, et prédisent des conquêtes fantastiques, les clairvoyants, à la suite du sage Ferdinand Gagnon, journaliste de Worcester, ne rêvent que de groupement au Canada, et supplient le gouvernement d’aider la colonisation : « Dispersés aux quatre coins de l’Amérique, nous serons de plus en plus impuissants. Il nous faut grouper nos forces, il faut le retour au pays de la majorité de ceux qui l’ont laissé. À cette grande œuvre les Canadiens des États-Unis s’associent de tout cœur, ils seront toujours prêts à revenir à la patrie quand celle-ci sera prête à les recevoir… Travaillez tous ensemble à la prospérité de votre province, et vous parviendrez à y créer l’abondance et l’industrie. Vos frères s’empresseront alors de revenir vers la patrie, apportant avec eux leur expérience dans les arts et l’industrie. » Mais on était alors tellement embourbé dans la politique des partis (un projet de sympathies à Riel faillit dégénérer en tumulte), qu’il n’y eut pas moyen de préciser grand’chose. Le Père Lacombe invita du moins nos émigrants à prendre leur part des belles plaines de l’Ouest, pour conserver notre influence : « Sachez qu’il y arrive en moyenne par mois quarante familles d’Ontario. » C’était en 1874.

À la convention de 1880, à Québec, le programme est vaste, encyclopédique : on veut étudier nos intérêts religieux, politiques et sociaux, intellectuels et matériels, de quoi occuper cinq congrès. En réalité, l’on parle d’éducation, on projette l’union des groupes français, y compris les Acadiens, oubliés jusque-là ; l’on demande toujours plus d’aide pour la colonisation et l’agriculture, en vue du rapatriement : « Que nos gouvernements soient priés de dépenser partie des sommes votées pour l’immigration en faveur des Canadiens des États-Unis, au lieu de faire venir de loin, au prix de grands sacrifices, des étrangers qui ont moins d’aptitudes que nos compatriotes. » Ce vœu date de quarante-trois ans.

Aux noces d’or de la Saint-Jean-Baptiste, en 1884, on réédite l’immense programme de Québec, dans un congrès de cinq séances de quatre, cinq ou six discours chacune. Entre les copieux raccourcis d’histoire qui ressassent héroïquement les cendres des grands morts, parmi les prédictions très applaudies qui entrevoient pour 1920 douze à quinze millions de Canadiens français, quelques bons esprits plus calculateurs mais moins applaudis demandent aux puissants de préparer des terres où puissent s’établir ces généreux millions. Le curé Labelle soutient « qu’avant d’aller chercher des colons ailleurs, il faut d’abord empêcher les nôtres de s’expatrier. C’est une vérité de sens commun : cherche-t-on à mettre de l’eau dans une chaudière à fond percé ? Or, notre pays est percé… Il y a trente ans que l’on aurait dû organiser une souscription nationale perpétuelle pour remplacer nos pruches et nos épinettes par de braves Canadiens. »… Et le député Coursol prétend que « si l’on déployait pour recruter, puis aider les colons la centième partie du zèle qu’on a mis à organiser ces fêtes, la colonisation ferait merveille… » Hélas ! comme il arrive souvent, les gens pratiques n’étaient pas puissants, et les puissants n’étaient pas pratiques. L’émigration continua.

La convention du 75e anniversaire, en 1909, délimita bien le sujet d’étude : l’on rêvait de rallier nos centaines de sociétés en une Fédération nationale et catholique qui jouât chez nous le rôle du Volksverein allemand, et qui pût défendre et promouvoir les œuvres sociales et religieuses. Dans des séances à part, les Canadiennes développaient un admirable féminisme en faveur des œuvres de charité, des œuvres d’éducation et des œuvres d’économie sociale. Mais nous touchons à l’histoire contemporaine.

Malgré toutes leurs faiblesses, dont la moitié provenaient des divisions politiques, les conventions de la Saint-Jean-Baptiste ont été de bons foyers de vie, et leur action peut être encore meilleure aujourd’hui qu’on est plus précis et qu’un secrétariat très actif pourrait mener à bien les vœux de l’assemblée dissoute. Dans les milieux mixtes, ces conventions patriotiques sont une nécessité, les Franco-Américains l’ont vite compris. Il est remarquable de voir que c’est à New-York, en 1865, qu’eut lieu la première de ces revues de troupes, et que régulièrement encore on se réunit ici ou là pour organiser la résistance et maintenir un peu de français chez les jeunes. L’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique s’est formée en une assurance-vie, qui est une force économique et qui, bien dirigée, peut faire beaucoup pour sauvegarder le caractère traditionnel chez ses membres.

À Montréal aussi, la Saint-Jean-Baptiste s’occupe de grouper les capitaux comme les hommes. Dans son vaste Monument National inauguré en 1893, elle abrite ses filiales, la Caisse Nationale d’Économie, qui compte plus de cent mille membres, et la Société Nationale de Fiducie, qui prend sa bonne part de ce qui allait naguère à différents trusts. Sur d’autres champs d’action, elle s’occupe de la francisation des services publics, elle publie la Revue nationale et une revue enfantine, L’Oiseau Bleu ; elle donne des cours du soir et des conférences, elle institue des concours de collégiens sur l’Histoire du Canada, et de littérateurs sur divers sujets canadiens, et elle annonce pour 1924 un congrès d’action nationale qui se terminera par la bénédiction sur le Mont-Royal d’une immense croix destinée à perpétuer celle que M. de Maisonneuve y dressait en 1643. C’est ainsi qu’elle entend vivre sa devise : Rendre le peuple meilleur.

Ces développements sages de l’œuvre de Duvernay permettent les plus grands espoirs. Le puissant organisme social qu’est maintenant la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal doit rayonner, doit accomplir, sinon l’unité, du moins l’union des sociétés locales autour d’une société centrale. L’association est la monarchie du XXe siècle : les victoires sont le fruit de la cohérence des efforts par l’unité de commandement. Nous possédons une foule de bons soldats, des corps d’armées solides, quelques chefs, mais pas d’armée, faute d’un état-major général qui combine les mouvements d’ensemble. À défaut d’un pouvoir central, qu’était jadis le roi, à défaut d’un impossible parlement unique pour nous seuls et pour nous tous de partout, nous devrions avoir une assemblée nationale à côté, au-dessus de la politique, les états-généraux de la Saint-Jean-Baptiste. Que les sociétaires, plus nombreux et bien recrutés, portent un insigne qui les distingue, qu’ils se reconnaissent partout et s’entr’aident, comme des Chevaliers de Colomb à ciel ouvert. Il devrait se trouver une section de la Saint-Jean-Baptiste dans toutes nos paroisses, surtout dans les centres mixtes : advienne un péril, une souffrance, un coulage de forces sur un point donné, le frémissement se communique partout, grâce à ce système nerveux qui court dans toute la race. Les Sociétés créeront la Société, elles donneront un peu et recevront beaucoup ; elles ne seront plus des anneaux épars, mais une chaîne solide et vivante rivée au bureau-chef.

Puisque depuis cent-soixante ans nous sommes ici condamnés à la défensive, sur des Îlots distants rongés du flot des étrangers, nous devons nous donner le plus possible de moyens et de résolution de tenir. Outre l’éducation régulière du patriotisme dans la famille et à l’école, à la Dollard et à différents anniversaires, la fête nationale arrive bien pour apprendre à nos gens ce que l’Église et la Patrie réclament d’eux, pour leur dire la gloire des morts et le devoir des vivants. Alors que nos envahissants voisins se chauffent à blanc le 1er, le 4 et le 12 juillet, nous serions inexcusables de rester froids le 24 juin. Nos églises et nos écoles des centres anglais surtout devraient posséder une statue ou un tableau de saint Jean-Baptiste. Les distributions de prix devraient se muer en célébration nationale dans chacun de nos rangs : les drapeaux, déclamations et chants patriotiques laisseraient dans les familles un souvenir fécond. Il y a quelque chose de pire que de n’être patriote que le 24 juin, c’est de ne l’être pas même ce jour-là. Beaucoup de nos émigrés se sont perdus parce qu’on ne leur avait pas donné de raisons de rester français. Mgr  Langevin répétait souvent : « Avant mon arrivée à Saint-Boniface, j’ignorais ce que c’est que le patriotisme. » Ne laissons pas dormir en friche le patriotisme de nos gens, enseignons-leur à garder un poste, à ne pas être une troupe de myopes et d’errants, inutiles aux desseins de Dieu. Saint Jean-Baptiste nous soit en aide !