Saint Paul (Renan)/XVIII. Retour de Paul à Jérusalem

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Michel Lévy (p. 497-507).


CHAPITRE XVIII.


RETOUR DE PAUL À JÉRUSALEM.


Paul et les députés des Églises partirent donc de Kenchrées, ayant avec eux les cotisations des fidèles pour les pauvres de Jérusalem, et se dirigèrent vers la Macédoine[1]. C’était ici en quelque sorte le premier pèlerinage de terre sainte, le premier voyage d’une troupe de pieux convertis au berceau de leur foi. Il semble que le navire, pendant une partie du voyage[2], fut nolisé à leurs frais et qu’il obéissait à leurs ordres ; mais ce devait être une simple barque pontée. On faisait quinze ou vingt lieues par jour ; chaque soir, on s’arrêtait pour passer la nuit dans les îles ou les ports dont la côte est semée[3] ; on allait coucher dans les tavernes, près du rivage. Il y avait là souvent beaucoup de monde, et, dans le nombre, de bonnes gens qui n’étaient pas loin du royaume de Dieu. La barque, cependant, avec sa poupe et sa proue relevées, était tirée sur le sable ou à l’ancre sous quelque abri.

On ne sait si l’apôtre toucha cette fois à Thessalonique : cela n’est pas probable ; c’eût été un grand détour. À Néapolis, Paul eut le désir d’aller visiter l’Église de Philippes, qui en était très-peu éloignée. Il fit prendre les devants à tous ses compagnons et leur demanda d’aller l’attendre à Troas. Pour lui, il se rendit à Philippes[4], y célébra la pâque et passa dans le repos, avec les personnes qu’il aimait le plus au monde, les sept jours où l’on mangeait les pains azymes. À Philippes, Paul retrouva le disciple qui, lors de sa seconde mission, avait dirigé ses premiers pas en Macédoine, et qui, selon les plus grandes probabilités, n’était autre que Luc. Il le prit de nouveau avec lui et attacha ainsi au voyage un narrateur qui devait nous en transmettre les impressions avec infiniment de charme et de vérité[5].

Quand les jours des azymes furent finis, Paul et Luc se rembarquèrent à Néapolis[6]. Ils eurent sans doute des vents contraires, car ils mirent cinq jours pour aller de Néapolis à Troas. Dans cette dernière ville, toute la troupe apostolique se trouva au complet. Il y avait, comme nous l’avons déjà dit, une Église à Troas ; l’apôtre passa sept jours avec elle et la consola beaucoup. Un incident ajouta à l’émotion générale. La veille du départ était un dimanche ; les disciples se réunirent, selon l’usage, le soir pour rompre ensemble le pain. La pièce où l’on se trouvait était une de ces chambres hautes qui sont si agréables en Orient, surtout dans les ports de mer. La réunion fut nombreuse et solennelle. Paul continuait de voir partout des signes de ses futures épreuves[7] ; il ramenait sans cesse le discours sur sa fin prochaine, et déclarait aux assistants qu’il leur disait un éternel adieu. On était au mois de mai ; la fenêtre était ouverte, et de nombreuses lampes éclairaient la pièce. Paul parla toute la soirée avec une verve infatigable ; à minuit, il parlait encore, et on n’avait pas rompu le pain, quand tout à coup un cri d’horreur s’éleva. Un jeune garçon nommé Eutyque, assis sur le bord de la fenêtre, s’était laissé aller à un profond sommeil et venait de tomber du troisième étage sur le sol. On le relève, on le croit mort. Paul, persuadé de ses pouvoirs miraculeux, n’hésite pas à faire ce que fit, dit-on, Élisée[8] : il s’étend sur le jeune homme évanoui, il met sa poitrine sur sa poitrine, ses bras sur ses bras, et bientôt il annonce avec assurance que celui qu’on pleure est encore en vie. Le jeune homme, en effet, n’avait été que froissé de la chute ; il ne tarda pas à revenir à lui. La joie fut grande, et tous crurent à un miracle. On remonta dans la chambre haute, on rompit le pain, et Paul continua l’entretien jusqu’à l’aurore.

Quelques heures après, le navire mettait à la voile. Les députés et les disciples seuls y montèrent ; Paul avait préféré faire à pied, ou du moins par terre, le voyage de Troas à Assos[9] (huit lieues environ). On se donna rendez-vous à Assos, où l’on se retrouva en effet. À partir de ce moment, Paul et ses compagnons ne se quittèrent plus. Le premier jour, on alla d’Assos à Mitylène[10], où l’on fit escale ; le second jour, on suivit le détroit entre Chios et la presqu’île de Clazomènes ; le troisième, on toucha à Samos[11] ; mais, pour un motif que nous ignorons, Paul et ses compagnons aimèrent mieux aller passer la nuit à l’ancrage de Trogyle, sous la pointe du cap voisin, au pied du mont Mycale[12]. On avait ainsi passé devant Éphèse sans y aborder. C’était l’apôtre qui l’avait voulu : il craignait que l’amitié des fidèles d’Éphèse ne le retînt et que lui-même ne put s’arracher à une ville qui lui était chère ; or il tenait beaucoup à célébrer la Pentecôte à Jérusalem, et, vingt-trois ou vingt-quatre jours s’étant écoulés depuis Pâques, il n’y avait pas de temps à perdre. Le lendemain, une courte navigation conduisit la troupe fidèle de Trogyle à l’un des ports de Milet[13]. Là, Paul éprouva un vif scrupule d’avoir passé sans donner signe de vie à sa chère communauté d’Éphèse. Il envoya un de ses compagnons pour la prévenir qu’il était à quelques lieues d’elle, et pour inviter les anciens ou surveillants à venir le trouver. Ils vinrent avec empressement, et, quand ils furent réunis, Paul leur adressa un discours touchant, résumé et dernier mot de sa vie apostolique[14] :

« Depuis le jour où je suis venu en Asie, vous savez ce que j’ai été pour vous. Vous m’avez vu servir Dieu dans l’humilité, les larmes, les épreuves, et employer toutes mes forces à prêcher aux juifs et aux gentils le retour à Dieu et la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et maintenant, voilà que, lié par l’Esprit, je vais à Jérusalem. Je ne sais ce qui m’y attend ; je sais seulement que, de ville en ville, l’Esprit-Saint m’annonce[15] que des chaînes et des tribulations m’attendent. Mais peu m’importe ; je fais volontiers le sacrifice de ma vie, pourvu que j’achève ma course et que j’accomplisse la mission que j’ai reçue du Seigneur Jésus, de rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu. O vous tous à qui j’ai annoncé le royaume, je sais que vous ne verrez plus mon visage ; je proteste donc aujourd’hui que je suis innocent de la perte de ceux qui périront ; car je n’ai rien négligé pour vous faire connaître la volonté de Dieu. Veillez sur vous-mêmes et sur tout le troupeau auquel l’Esprit-Saint vous a donnés pour surveillants ; soyez les vrais pasteurs de l’Église que le Seigneur a acquise par son sang ; car je sais qu’après mon départ des loups rapaces tomberont sur vous et n’épargneront pas le troupeau. Et du milieu de vous se lèveront des hommes proférant des discours pervers, pour attirer des disciples après eux[16]. Veillez donc, vous souvenant que, durant trois années, je n’ai cessé jour et nuit d’exhorter chacun avec larmes. Et maintenant, je vous recommande à la grâce de Dieu, qui peut vous donner une place parmi les sanctifiés. Je n’ai désiré ni l’argent, ni l’or, ni le vêtement d’aucun de vous. Vous savez que ces mains ont pourvu à mes besoins et à ceux de tous mes compagnons. Je vous ai montré comment on peut par le travail avoir encore de quoi secourir les pauvres et justifier la parole du Seigneur : " Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ". »

Tous alors s’agenouillèrent et prièrent. On n’entendait qu’un sanglot étouffé. La parole de Paul : « Vous ne verrez plus mon visage, » leur avait percé le cœur. Chacun à leur tour, les anciens d’Éphèse s’approchèrent de l’apôtre, appuyèrent leur tête sur son cou et l’embrassèrent. Ils le conduisirent ensuite au port et ne quittèrent le rivage que quand le navire appareilla, entraînant l’apôtre loin de cette mer Égée qui avait été comme le champ clos de ses luttes et le théâtre de sa prodigieuse activité.

Un bon vent arrière porta la troupe apostolique du port de Milet à Cos. Le lendemain, elle atteignit Rhodes[17], et, le troisième jour, Patare[18], sur la côte de Lycie. Là, ils trouvèrent un navire qui chargeait pour Tyr. Le petit cabotage qu’ils avaient fait jusque-là au long des côtes d’Asie les eût fort attardés, s’il eût dû se continuer au long des côtes de Pamphylie, de Cilicie, de Syrie et de Phénicie. Ils préférèrent couper court, et, laissant là leur premier navire, ils montèrent sur celui qui faisait voile pour la Phénicie. La côte occidentale de Chypre était juste sur leur chemin. Paul put voir de loin cette Néa-Paphos, qu’il avait visitée treize ans auparavant, au début de sa carrière apostolique. Il la laissa sur sa gauche, et, au bout d’une navigation qu’on peut supposer avoir été de six ou sept jours, il arriva à Tyr.

Tyr avait une Église, datant des premières missions qui suivirent la mort d’Étienne[19]. Quoique Paul n’eût été pour rien dans sa fondation, il y était connu[20] et aimé. Dans la querelle qui divisait la secte naissante, dans ce grand déchirement entre le judaïsme et l’enfant étrange auquel le judaïsme donnait le jour, l’Église de Tyr était décidément du parti de l’avenir. Paul y fut très-bien reçu et y passa sept jours. Tous les inspirés de l’endroit le détournèrent fort d’aller à Jérusalem ; ils disaient avoir des manifestations de l’Esprit absolument contraires à ce plan. Mais Paul persista, et nolisa une barque pour Ptolémaïde[21]. Le jour du départ, tous les fidèles avec leurs femmes et leurs enfants le conduisirent hors de la ville sur le rivage. La pieuse compagnie s’agenouilla sur le sable et pria. Puis on se dit adieu ; l’apôtre et ses compagnons se rembarquèrent et les Tyriens retournèrent tristes chez eux.

Le jour même, on fut à Ptolémaïde. Là aussi, il y avait quelques frères ; on alla les saluer et on demeura un jour avec eux. Puis l’apôtre abandonna la voie de mer. Contournant le Carmel, il gagna en un jour Césarée de Palestine. On descendit chez Philippe, l’un des sept diacres primitifs, qui depuis de longues années s’était fixé à Césarée[22]. Philippe n’avait pas pris, comme Paul, le titre d’apôtre, quoiqu’il en eût en réalité exercé les fonctions. Il se contentait du nom d’« évangéliste », qui désignait des apôtres de second rang[23], et du titre encore plus prisé de « l’un des sept ».

Paul trouva ici encore beaucoup de sympathie ; il resta quelques jours chez Philippe. Pendant qu’il y était, arriva justement de Judée le prophète Agab. Paul et lui s’étaient connus à Antioche, quatorze ans auparavant. Agab imitait les manières des anciens prophètes[24], et affectait d’agir d’une façon symbolique. Il entre d’un air mystérieux, s’approche de Paul, lui prend sa ceinture. On suivait ses mouvements avec curiosité et terreur. Avec la ceinture de l’apôtre qu’il a prise, Agab s’attache les jambes et les mains. Puis, rompant tout à coup le silence, et d’un ton inspiré : « L’Esprit-Saint dit ceci : L’homme à qui appartient cette ceinture sera ainsi lié à Jérusalem par les Juifs et livré aux mains des gentils. » L’émotion fut des plus vives. Les compagnons de Paul et les fidèles de Césarée n’eurent qu’une voix pour supplier l’apôtre de renoncer à son voyage. Paul fut inflexible, et déclara que les chaînes n’avaient rien qui put l’effrayer, puisqu’il était prêt à mourir à Jérusalem pour le nom de Jésus. Ses disciples virent bien qu’il ne céderait pas, et finirent par dire : « Que la volonté de Dieu se fasse ! » On se mit donc aux préparatifs du départ. Plusieurs des fidèles de Césarée se joignirent à la caravane. Mnason, de Chypre, très-ancien disciple, qui avait une maison à Jérusalem, mais qui en ce moment se trouvait à Césarée, fut du nombre. L’apôtre et sa suite devaient loger chez lui. On se défiait de l’accueil qu’on trouverait de la part de l’Église ; il y avait dans toute la compagnie beaucoup de trouble et d’appréhension.

  1. Act., xx, 3-4 ; xxiv, 17.
  2. Cela résulte de l’ensemble du récit. Voir surtout Act., xx, 6, 13, 16, 17, 18, 36.
  3. Comp. Mischna, Érubin, iv, 2.
  4. Comp. Phil., ii, 12 ; iii, 18.
  5. Act., xx, 5-6. Voir ci-dessus. p. 130 et suiv. La vivacité et la justesse de Act., xx, 6 et suiv., comparées à la sécheresse de ce qui précède, sont bien d’un homme qui, dans son récit, passe de choses qu’il n’a pas vues et qu’il ne sait pas bien, à des choses dont il a été témoin oculaire.
  6. Pour tout ceci, il n’y a qu’à suivre pas à pas le récit Act., xx, 6 et suiv., récit dont la forme garantit l’exactitude.
  7. Act., xx, 23.
  8. II Rois, iv, 34.
  9. Aujourd’hui en ruine ; village de Beiramkeui.
  10. Aujourd’hui Kastro de Métélin.
  11. Sans doute à la capitale de l’île, aujourd’hui Port Tigani, près du village de Cora.
  12. Strabon, XIV, i, 12, 13, 14 ; Pline, V, 31 ; Ptolémée, V, ii, 8. Voir les cartes de l’amirauté anglaise, nos 1530 et 1555.
  13. Strabon, XIV, i, 6. Les atterrissements du Méandre ont rejeté Milet (aujourd’hui Palatia) dans les terres (carte de l’amirauté, no 1555).
  14. Le narrateur des Actes fut présent à ce discours ; mais il est clair qu’il ne faut pas chercher ici de reproduction littérale. Le narrateur aura, sans s’en douter, modifié le discours selon la disposition d’esprit où il était en écrivant son récit. La prédiction du verset 25 ne s’accorde pas bien avec Phil., ii, 24, et Philem., 22.
  15. Par des songes et des pressentiments, ou par des indices fortuits tenus pour prophétiques, ou par des prophètes : comp. Act., xxi, 4, 10 et suiv.
  16. Ici l’auteur des Actes force la nuance et nous offre des idées, non de l’an 58, où nous sommes, mais de l’an 75 ou 80.
  17. Les chefs-lieux des îles de Cos et de Rhodes sont restés au même point que dans l’antiquité.
  18. Aujourd’hui ruinée.
  19. Act., xi, 19.
  20. Act., xv, 3.
  21. Saint-Jean-d’Acre.
  22. Voir les Apôtres, p. 150 et suiv.
  23. Ephes., iv, 11 ; Eusèbe, Hist. eccl., III, 37.
  24. Comp. Act., xxi, 11 à II Rois, xxii, 11.