Saint Yves/I

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René Prud'homme (p. 1-33).
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I - La Bretagne au temps de Saint Yves

I

La Bretagne au temps de saint Yves


Le treizième siècle où naquit saint Yves fut, pour la Bretagne, une brillante époque de valeur chevaleresque et de gloire littéraire. Les croisades allaient finir, avec le dernier reflet que leur donna l’héroïsme de saint Louis, mourant glorieusement sous les murs de Tunis. Pendant ces guerres lointaines, la noblesse bretonne avait illustré son blason par l’éclat de ses armes et la générosité de ses sentiments. Presque toutes nos familles avaient pris part à ces pieuses expéditions, et plusieurs de nos chevaliers s’étaient dépouillés de leur fortune pour s’équiper à leurs frais et soulager les pauvres de la Terre-Sainte. Ces traditions de valeur et de dévouement se perpétuèrent dans les campagnes bretonnes, et c’est avec les fils de Croisés que notre province lutta énergiquement pour défendre son indépendance contre les Anglais d’abord, puis contre les Français eux-mêmes.

La trahison de Jean-sans-Terre livra à l’Angleterre le dernier roi de Bretagne, Arthur, qui fut lâchement assassiné dans la tour de Rouen. Avec ce jeune prince, qui devait réunir sur sa tête les couronnes de France et d’Angleterre, s’éteignit tout l’espoir des Bretons, et la France, devenue pour ainsi dire maîtresse de notre belle province, ne laissa à nos souverains que le titre de Ducs. Philippe-le-Bel, en l’érigeant en Duché-Pairie, chercha à se l’attacher par une chaîne brillante, mais enfin c’était une chaîne : Aurea connexit vincula, vincla tamen. Elle lutta néanmoins deux siècles encore, cherchant toujours à reconquérir son entière indépendance, et devint trop souvent le champ de bataille où se rencontrèrent ses deux puissantes voisines. Malgré tout, elle put conserver sa nationalité, et c’est d’elle-même que la Bretagne se donna à la France, en se réservant ses privilèges qui ne furent pas longtemps respectés.

Pendant ces guerres sanglantes, nos pères, toujours désireux de s’instruire, cultivèrent les lettres et fondèrent des écoles. Au siècle précédent, Abélard traînait à sa suite la jeunesse bretonne, par le prestige de son savoir et les charmes de son éloquence. Cette semence de sciences et de belles lettres ne fut pas perdue pour notre pays, et Pierre de Dreux, le successeur d’Arthur au duché de Bretagne, put passer pour l’esprit le plus cultivé de son temps. S’il fut quelquefois en lutte avec les nombreuses abbayes qui couvraient la province, il sut du moins favoriser celles où la jeunesse venait puiser, comme à sa source, la vie intellectuelle, source qui fut néanmoins tarie plus d’une fois par nos discordes sanglantes.

Pour mettre les écoles à l’abri de ces commotions trop fréquentes, les Maîtres fondèrent l’Université de Paris. C’est vers ce foyer que se tournèrent tous les esprits sérieux. Pour en rendre l’accès plus facile à leurs compatriotes, quelques gentilshommes bretons fondèrent, à Paris même, des établissements qui, sous le nom de collèges, entretinrent gratuitement les jeunes étudiants pour suivre les cours de l’Université.

Nicolas Galéron et Jean de Guistry dotèrent le collège de Cornouailles ; Guillaume de Coatmohan celui de Tréguier, et Geoffroy du Plessis-Balisson celui de Saint-Malo. C’est à la même pensée que l’on doit le célèbre collège de Cluny, dont on admire encore les ruines imposantes. Grand fut le nombre des prêtres et des hommes éminents qui profitèrent de ces pieuses fondations dans un siècle où, malgré tout, les écoles étaient encore assez rares. Les rois de France firent tous leurs efforts pour attirer à Paris la jeunesse studieuse des divers pays ; et les professeurs les plus célèbres y enseignèrent toutes les sciences connues à cette époque.

§ I. — La Noblesse

La noblesse bretonne se partageait en deux camps, suivant les appréciations des moyens de conserver l’indépendance de la province. Les uns regardaient l’alliance française comme la plus propre à garantir le pays des excursions étrangères ; les autres y voyaient un danger prochain pour la liberté de la Bretagne, et la combattirent vigoureusement.

Ces derniers avaient à leur tête le Duc lui-même, Pierre de Dreux, surnommé le Mauclerc. Quoique appartenant à la Maison de France, comme arrière petit-fils de Louis-le-Gros, Pierre lutta tout le temps avec énergie pour défendre son duché contre ce puissant royaume. Il s’allia dans ce but avec tous les ennemis de Blanche de Castille, pour enlever la régence à cette princesse durant la minorité de saint Louis. À la tête de ce complot était Thibaut, comte de Champagne. N’ayant pu, par ses poésies galantes, obtenir la main de la Régente, il eut recours aux armes pour la renverser, et sut attirer dans son parti une foule de seigneurs mécontents.

Pour gagner le Duc de Bretagne il promit d’épouser sa fille ; mais Blanche sut rompre cette alliance en écrivant à Thibaut une lettre d’une tendresse extrême, contre ce Perron de Brehaigne qui a fait pis au roy que nul homme qui vive. Désarmé par cette gracieuse prévenance, le Comte de Champagne quitta le parti des conspirateurs, et Pierre de Dreux, resté presque seul, appela à son secours Henri III d’Angleterre, qui accourut en toute hâte et fut reçu solennellement à Saint-Malo.

Pendant la guerre qui s’ensuivit, et ne fut interrompue que par la trêve de Saint-Aubin-du-Cormier, le Duc montra beaucoup d’audace et un courage extraordinaire. Cependant les Bretons et les Anglais s’étant plus d’une fois divisés jusque sur le champ de bataille, il résolut de traiter de la paix, et consentit à faire hommage de son duché au roi de France, dans les mêmes termes que ses prédécesseurs (1235). Après avoir marié son fils Jean, à Blanche fille du Comte de Champagne, Pierre abdiqua dans une assemblée solennelle tenue Nantes, et déposa la couronne sur la tête de ce jeune prince, qui régna sous le nom de Jean Ier, dit le Roux. Il partit ensuite avec un grand nombre de ses gentilshommes pour la Terre-Sainte, où il avait fait vœu de servir cinq ans. Il y combattit sous le nom de Pierre de Braine chevalier, et dirigea lui-même la Croisade des Barons, qui n’eut aucun résultat sérieux.

Neuf ans après, Pierre réunit de nouveau ses chevaliers pour accompagner saint Louis à Damiette. Blessé glorieusement à la bataille de la Massoure, il fut pris par les infidèles. Le Roi le racheta de ses propres deniers ; mais il mourut des suites de ses blessures en regagnant son pays, et son fils l’enterra à Saint-Yved de Braine, près de Soissons, où l’on voit encore son tombeau orné d’une figure de cuivre qui représente Pierre de Dreux, duc de Bretagne, avec son écu au quartier d’hermines et une épitaphe. Ce tombeau a disparu (Ogé). C’était un prince zélé pour la religion, prudent et spirituel. Joinville en fait les plus grands éloges et rend hommage à ses rares qualités. Il avait avancé au Roi pour cette croisade la somme de 68 mille livres tournois, qui représenterait aujourd’hui près de cinq millions (1250).

Ses successeurs ne suivirent pas tous sa ligne de conduite, et le parti français, soutenu par le connétable Duguesclin, faillit triompher avec Charles de Blois, pendant cette longue guerre de la Succession, qui couvrit la Bretagne de sang et de ruines. L’indépendance nationale put se croire encore sauvée avec Jean de Monfort, à la bataille d’Auray (1364), où périt Charles, son compétiteur, arrachant des larmes à ses ennemis mêmes qui connaissaient tous la sainteté de sa vie.

La béatification de ce prince et la canonisation de saint Yves consolèrent ces tristes années qui virent disparaître l’élite de la noblesse et les plus beaux noms de la Bretagne. Luttes fratricides qui coûtèrent la vie à plus de deux cent mille hommes et réduisirent la population du duché à moins de cinq cent mille âmes. Les villes qui jusque là avaient tenu pour le parti opposé, se soumirent au vainqueur. Il fit éprouver à tous, les effets de sa générosité et de sa clémence. La Bretagne jouit désormais d’une longue paix, qui lui permit de reprendre sa prospérité première, et de forcer la France à compter avec la valeur de ses guerriers et la puissance de ses souverains.

§ II. — Le Clergé.

Le clergé, dont la mission est de prêcher l’union et la paix, fut obligé, plus d’une fois, de prendre part à ces guerres malheureuses. Les églises furent détruites et les couvents dévastés. Pierre de Dreux, pour arriver à ses fins, avait persécuté un peu tout le monde, et le clergé lui-même ne fut pas plus épargné que la noblesse et le peuple. C’est le sort ordinaire de la guerre. Les victimes gémissent, c’est naturel, mais aux yeux des chefs, la fin justifie les moyens.

On comprendra que dans cet état de choses, le clergé ait laissé quelque peu de son côté humain sur le chemin de l’histoire. Les nombreux réformateurs qui se sont succédés, ont pu en étayer les graves reproches que les chroniqueurs ne nous ont point épargnés. Sortant des guerres civiles et des expéditions lointaines, obligé de défendre ses droits et ceux de l’Eglise contre les empiétements des seigneurs, il lui restait peu de temps pour se livrer à l’étude et à la prière. D’un autre côté, des moines, étrangers pour la plupart et enfermés dans leurs cloîtres, formaient, par l’austérité de leur vie, un contraste frappant avec le clergé séculier qui était plus en contact avec le peuple ; et, comme il arrive assez souvent, on exagéra, en les généralisant peut-être, les fautes de quelques pauvres prêtres, pour faire ressortir davantage la sainteté des anachorètes.

Depuis plusieurs siècles déjà, ces religieux s’étaient établis un peu partout en Bretagne, près des cours d’eau, sur les pentes les plus escarpées, dans les bois solitaires. Le peuple, attiré par la sainteté de leur vie, accourait près de leurs couvents, se recommandait à leurs prières et s’aidait de leurs conseils. Nos landes défrichées, des bourgades et des villes formées autour de leurs maisons, des écoles célèbres fondées à Landévenec, à Redon et ailleurs, la jeunesse bretonne instruite à leurs leçons, et leurs cloîtres s’ouvrant pour donner asile à ceux que leurs exemples avaient tirés du vice et du péché, tels étaient les souvenirs que le peuple avait pieusement conservés, et leur mémoire fut entourée d’une auréole de sainteté, dans les légendes suaves qui faisaient le charme du foyer aux longues soirées d’hiver.

D’autres religieux, mieux organisés, allaient bientôt prendre la place de ces humbles anachorètes. Déjà l’abbaye de Beauport, en Goëlo, avait remplacé les solitaires de Saint-Riom ; les Cisterciens plantaient leur tente au milieu de la forêt de Bégard où s’était sanctifié un ermite vénéré ; Beaulieu avait les moines, et Lannion les ermites de saint Augustin ; Guingamp, les chanoines de Sainte-Croix du même ordre. Les Bénédictins ajoutaient à leurs maisons de Landévenec et de Redon, leurs monastères de Saint-Jacut, de Saint-Melaine, de Saint-Gildas, de Saint-Méen et de Lanténac, qui devinrent tous des abbayes célèbres. Les Cisterciens, outre Bégard, tenaient encore le Rélec, Langonet, Bosquen, Saint-Aubin, Coatmaloën et Carnoët, pour ne parler que des abbayes les plus connues de notre région, avec de nombreux prieurés dont nous trouvons la trace dans nos campagnes, sans savoir toujours, d’une manière certaine, à quels ordres ils appartenaient.

C’étaient presque toujours ces religieux qui desservaient les églises bretonnes. Il y avait cependant des prêtres séculiers, ordonnés le plus souvent comme bénéficiers au titre d’une paroisse, et généralement ils exerçaient le saint ministère pendant les premières années, au lieu de leur naissance. Ce n’était pas encore ce que l’on peut appeler le clergé paroissial, attaché à son clocher, vivant dans son presbytère, et dépendant de son évêque. C’est le moment que Dieu choisit, pour susciter en Bretagne un prêtre qui parut au milieu de son siècle avec la triple auréole de la sainteté, de la noblesse et du savoir. Nous avons nommé saint Yves de Kermartin !

Nos ancêtres avaient placé d’eux-mêmes, sur les autels, les saints religieux qui avaient évangélisé leur pays. Yves, l’humble prêtre qui paraît, quoiqu’on en ait dit, n’avoir appartenu à aucun ordre religieux, recevra la canonisation solennelle par les délégués du Pontife suprême, et sera, chez nous, le premier, après saint Guillaume, à être proclamé saint par l’autorité infaillible du Chef de l’Eglise. Son culte deviendra même beaucoup plus populaire que celui de l’Évêque de Saint-Brieuc dont il aura, plusieurs fois, sans doute, visité le tombeau, bien qu’on ne le dise pas dans l’histoire de sa vie.

§ III. — Famille de saint Yves, son manoir, son pays.

Héloury de Kermartin, à qui l’on donne pour prénom Tanaïc, Tancrède ou Savaï, sans signification, et que je crois être une corruption de Tanguy, saint breton bien connu, accompagna Pierre de Dreux à la croisade de saint Louis. Il suivit probablement le Duc après le désastre de la Massoure, et assista à ses funérailles. Après avoir rendu les derniers devoirs à leur héroïque souverain, les chevaliers bretons rentrèrent dans leurs foyers. C’est à son retour que le seigneur de Kermartin aura épousé la fille de l’un de ses compagnons d’armes, Azou, peut-être Aude du Quenquis, en français du Plessis, de la paroisse de Pommerit-Jaudy.

Le Quenquis n’est éloigné de Kermartin que d’une lieue, et est situé sur l’autre rive du Jaudy. De ce mariage naquit d’abord une fille, Catherine ; Yves vint ensuite, puis deux autres filles, et enfin un deuxième garçon dont il y a quelques traces dans l’histoire du Bienheureux, sans que l’on sache au juste ce qu’il devint plus tard. Le manoir de Kermartin, où naquit le glorieux saint dont nous voulons esquisser la vie, existait encore il y a un demi-siècle à peine. Il se compose, dit le chevalier de Fréminville, « d’un seul corps de logis dans lequel on entre par une porte en ogive. À droite de l’entrée est la chambre qu’habitait saint Yves. On y voit encore le lit dans lequel il mourut. Les fenêtres qui éclairent la chambre sont garnies extérieurement de fortes grilles en fer. Au-dessus est une autre chambre, éclairée par deux grandes fenêtres à croisées de pierres. À gauche de l’entrée, est la grande salle ou salle d’honneur. Son toit et son plafond sont depuis longtemps écroulés. Cette salle a aussi deux grandes fenêtres à croisées de pierres. » — (Antiq. des C.-d.-N.)

On regrettera toujours que cette maison n’ait pas été restaurée dans sa forme primitive ! Mais, en 1830, on songeait peu à conserver les vieux monuments ! Manoirs, églises, tout a été rebâti à la moderne, c’est-à-dire, sans style et sans goût. Après avoir passé par plusieurs mains, à partir du XVe siècle, Kermartin retourna aux Quélen. C’est le pieux archevêque de Paris qui laissa son régisseur rebâtir le manoir de saint Yves, tel que nous le voyons aujourd’hui. Il fit placer au-dessus de la porte d’entrée une plaque de marbre blanc, qui apprend aux pèlerins que là naquit et mourut saint Yves de Kermartin. Les dépendances de la ferme, le puits du milieu de la cour et le pigeonnier du grand courtil ont été conservés, comme au temps de notre Bienheureux. Le lit a dû être restauré un siècle ou deux plus tard, comme on le voit par les fenêtres au style flamboyant représentées sur les volets.

Du manoir de Quenquis il ne reste plus rien. Une motte plantée de hêtres en indique l’emplacement dans le parc de Chef-du-Bois, près de la route du bourg au Jaudy. C’était le même plan que Kermartin, ces deux maisons ayant été construites à la même époque. Plusieurs habitations dans le voisinage ont conservé ce même style, n’ayant subi que de légères et indispensables restaurations. Le Quenquis et Kermartin occupent les sites les plus ravissants du pays trécorrois. De Kermartin, la vue s’étend sur de riches campagnes qui, au premier souffle du printemps, se couvrent des fleurs embaumées de leurs mérisiers séculaires. Rien de plus beau que ces champs entourés de badisiers en fleurs !

Que de fois, en passant près de leurs troncs noueux qui accusent des siècles d’existence, ne nous sommes-nous pas dit que saint Yves avait béni ces mêmes arbres et mangé de leurs fruits ! C’est Troguéry, où saint Ruellin avait un ermitage, que visitaient saint Iltute et saint Maudez ; Pouldouran, le pays de saint Bergat, qui avait brigué la succession de saint Tugdual ; Trédarzec avec les bois de Kerhir et sa belle vallée de Tromeur, puis les fertiles coteaux du Minihy, où tant de malheureux ont trouvé un asile pour pleurer leurs crimes. Le tout est baigné par les eaux du Jaudy, large estuaire que saint Tugdual, saint Gonéry et tant d’autres saints, ont passé et repassé pour aller prêcher la parole de Dieu dans les campagnes voisines. Comme on aime à évoquer leurs noms en traversant ce passage ! À cette époque, comme aujourd’hui, le Jaudy était sillonné par de nombreux bateaux de pêche qui servaient en même temps à transporter les voyageurs d’une rive à l’autre,

À l’horizon, les sapinières de Goëllo se dessinent sur les nuages ; elles ont abrité saint Riom, saint Budoc et son école ; c’est à leur ombre que s’est assise l’abbaye de Beauport, où saint Yves avait un ami intime qu’il visitait souvent. Au-dessus de Kermartin s’élève la colline de Saint-Michel. Le cheval blanc de la légende y déposa saint Tugdual revenant de Rome, où il aurait quelque temps porté la tiare. De cette colline, l’œil embrasse, d’un côté, la mer avec ses majestueuses beautés, les îles et les rochers qui brisent ses vagues écumantes ; de l’autre, les plaines élevées qui, sous le nom de Mézous, environnent la Roche-Derrien, la grande forteresse du pays ; puis le Méné-Bré, avec les souvenirs du barde Guinclan et la chapelle de saint Hervé ; Langoat, le pays de sainte Pompée, de saint Tugdual, de saint Léonor et de sainte Sève, ses enfants ; la forêt de Bégard où saint Bernard serait venu lui-même choisir l’emplacement de son couvent, non loin de Bé-Ahès, où la tradition place la tombe de la fille maudite du roi Grallon, que toute terre bénite rejetait de son sein.

Du Quenquis, on peut apercevoir l’ensemble de la côte trécorroise et son incomparable campagne qui s’étale, avec ses belles moissons, entre les sinuosités du Guindy et les rives du Jaudy, jusqu’à la ville de Tréguier. C’était le Minihy de saint Tugdual qui s’étend sur tout un pays de quatre lieues de rayon. Il était encore couvert de nombreux menhirs surmontés de la croix, et de verdoyants tumuli, sur lesquels fleurissaient les ajoncs dorés, comme pour donner un peu de gaîté à ces tristes monuments de la mort. Au loin s’étendaient en lignes droites deux voies romaines, se croisant à la Roche-Derrien, par lesquelles passaient et repassaient sans cesse de lourds chariots de guerre et des hommes bardés de fer.

A chaque coin solitaire, à l’ombre d’un bosquet, près d’une claire fontaine où les Druides avaient pratiqué leurs rites sacrés, s’élevait un temple ou quelque modeste chapelle dédiée à l’un des saints de la pieuse Bretagne. Leurs vies, embellies par la riche imagination de nos pères, se racontaient le soir au foyer de la famille, étaient chantées, en guerz bien rimés, aux foires et aux pardons, et transmises ainsi, de bouche en bouche, dans un siècle où l’on écrivait encore fort peu.

Autour de Kermartin, dans un faible rayon, on voyait déjà, outre les chapelles qui existaient dans la ville épiscopale, celle de sainte Pompée à Langoat ; de saint Gonéry à Plougrescant ; de saint Maudez dans l’île de ce nom ; de saint Pergat à Pouldouran ; de saint Iltute à Troguéry ; de saint Vautrom à Trédarzec ; de saint Aaron à Pleumeur ; de saint Gildas, de saint Golven, de saint Eligen ou Thérésien à Penvénan ; de sainte Eliboubane, dans une île à l’entrée de la rivière ; de saint Sul, de saint Trémeur et de saint L’hévias à Trédarzec ; de saint Gouesnou à Plouguiel ; de saint Guenolé et de saint Léonor à Trévoux ; et une foule d’autres chapelles qui, renouvelées par la piété de nos pères, ont été ainsi conservées à notre vénération. Le jeune Yves de Kermartin aimait à lire et à entendre chanter les guerz de ces bienheureux. Plus tard il aura voulu écrire lui-même leurs saintes vies. Ce recueil qui portait le titre de Fleurs de la Vie des Saints, aura été égaré avec tant d’autres documents sur lesquels a passé l’oubli des siècles. Est-il étonnant qu’au sein de cette atmosphère de piété, Aude du Quenquis se soit appliquée à en inspirer toute la ferveur à son fils, en lui disant chaque jour : Vivez, mon fils, de façon à devenir un saint !

Tel est le cadre brillant où Dieu plaça l’enfance de saint Yves. S’il est vrai de dire que le milieu où l’on vit exerce une grande influence sur le caractère de l’homme, on comprendra que Dieu ait ménagé tous ces moyens pour faire du jeune fils d’Héloury le plus grand saint de la Bretagne et le plus bel ornement de son siècle.

§ IV. — Les contemporains de saint Yves.

Quand nous considérons le grand nombre de châteaux, de gentilhommières et de manoirs qui existent encore au pays de Tréguier, nous pouvons nous le figurer à peu près tel qu’il était au temps de saint Yves. Pour avoir le droit de porter les armes et être déchargé de la servitude et des corvées, il fallait être gentilhomme ou posséder une terre noble. Le besoin d’augmenter sans cesse le nombre des guerriers fit, plus d’une fois, anoblir de nouvelles terres, et multiplier par là le nombre des soldats.

Ces terres n’étaient dans l’origine que de grandes fermes. Le propriétaire les cultivait lui-même, ou les faisait exploiter à son profit par les gens de sa maison. La culture s’alliait parfaitement avec la noblesse ; et, il n’y a pas encore un siècle, les gentilshommes peu aisés se rendaient à leurs champs le matin, l’épée au côté, et la déposaient au pied d’un arbre, pendant qu’ils dirigeaient leurs charrues ou maniaient la bêche et ensemençaient leurs sillons. Tel devait être Heloury, le seigneur de Kermartin. Saint Yves lui-même faisait travailler ses terres ; cela semble résulter du moins de quelques traits de sa vie. Nous voyons en effet que, dans une année de disette, il abandonna toutes les fèves de ses champs aux pauvres qui mouraient de faim. Une autre fois, son beau-frère l’empêcha de vendre son cheval de charrue, parce qu’il n’avait pas encore fait ses semailles ; et une ravissante légende nous représente le pieux enfant chargé par son père de garder, contre les oiseaux, un champ nouvellement semé.

Chaque seigneur tenait cependant à avoir un hôtel en ville, quand ses moyens le lui permettaient. Il s’y rendait l’hiver et pendant le carême pour entendre les sermons dans la grande église. Plus tard même, on passait la plus grande partie de l’année dans son hôtel. La ville y gagnait en richesses et en sécurité, mais la campagne voyait déjà avec déplaisir cet éloignement de la noblesse rurale. Aussi quelques seigneurs préféraient-ils avoir leurs manoirs à une faible distance de la ville, pour jouir en même temps de l’avantage de la campagne. Typhaine de Pestivien s’était ainsi rapprochée de Tréguier, en fixant son séjour au manoir de Trévern, non loin de Kermartin. Pestivien, d’ailleurs, situé au milieu des bois, n’offrait aucune sécurité en temps de guerre. L’anglais Roger David s’y était installé après avoir enlevé l’héritière de Rostrenen, et il y commit tant de ravages qu’il fallut appeler Duguesclin pour l’en déloger.

Tréguier était déjà une ville importante, grâce à sa position à l’angle de réunion des deux rivières qui la baignent. Elle s’étendait bien au-delà de ses limites actuelles, et ses chantiers restés célèbres purent, un siècle plus tard, fournir à Clisson une flotte de cent voiles et une ville de bois pour opérer une descente en Angleterre. Ses rues étaient étroites et tortueuses, mais ses maisons, dont il ne reste que quelques vestiges, étaient bâties avec élégance. Sa cathédrale devait remonter au VIIIe ou IXe siècle, et était construite en pierre blanche, mêlée au tuffeau vert et au granit du pays. La tour d’Hastings, comme on l’appelle encore, en est un beau reste et donne l’idée de l’édifice tout entier. Il y avait déjà trois paroisses : saint Sébastien de la Rive, saint Vincent de l’Hôpital et le Minihy-Poulantréguier. Cette dernière se desservait dans une des chapelles de la cathédrale, et quelquefois à Notre-Dame de Coatcolvézou, superbe église remplacée, il y a une cinquantaine d’années, par des halles d’une laideur remarquable.

La ville s’est toute renouvelée depuis, et de tous les édifices religieux que nous y voyons aujourd’hui, il n’en existait aucun à cette époque, à part peut-être quelques parties de l’Hôpital où les personnes pieuses se rendaient pour soigner les malades. Saint Yves y allait souvent, et nous le voyons ensevelissant les morts les plus répugnants, coudre le drap qui leur servait de suaire, et couper le fil avec ses dents. Il nous répugne de supposer ou de croire que Tréguier, ce foyer de lumières intellectuelles, depuis deux siècles au moins, fût alors sans école, et cependant, c’est à Kerbors, trève de Pleubian, que le jeune Yves de Kermartin fut envoyé par ses parents, pour ses premières études.

Aux environs de Tréguier, au fond d’une anse formée par le Jaudy, les Gualès avaient déjà leur beau château de Mézaubran, avec une chapelle dédiée à Saint-Joseph d’Arimathie, près d’un chêne magnifique qui existe encore. En face, de l’autre côté de la rivière, était le manoir de Kerinon, ainsi qu’une chapelle bâtie par les Trinitaires à Kerscarbot. Les Templiers avaient tout auprès la commanderie de la Villebasse, avec la chapelle de Sainte-Anne en Troguéry. Les seigneurs du Hallay habitaient Trolong, et les du Rumain le château de ce nom en Hengoat. Pouldouran, presque entièrement entouré d’eau, était un château-fort d’une certaine importance.

En remontant la vallée qui y verse les eaux de l’étang de Bizien, on rencontre l’ancien monastère de Manac’hty qui remplace, croit-on, le premier couvent bâti par saint Brieuc, quand il débarqua dans ce pays. Au coude que fait le Jaudy en cet endroit, s’ouvre une anse assez étendue, qui donne à ce lieu comme l’aspect de trois rivières : tricorium, d’où Tréguier, sans doute. Dans un de ces angles, les Cillart avaient construit le château de Kerhir, dont les grands bois descendaient jusqu’au rivage. Les Kerguézec habitaient la vallée de Tromeur, à proximité du Carpont, forteresse importante qui défendait la rivière de Tréguier. De l’autre côté, sur la rive opposée, Kerousy et Keralio avec Leshildry offraient une sérieuse défense, et Kergresk avait sa famille de Halégoat destinée à donner plus tard un évêque au diocèse. Les Loz, dont un membre rappellera au XVIIe siècle les vertus et la charité de saint Yves, habitaient le pays de Trélévern : leur château de Kergouanton remonte bien à cette époque. Geffroy de Kerimel, le compagnon d’armes de Duguesclin, songeait déjà à remplacer son manoir de Kermaria par les magnifiques donjons de Coatfrec. Il avait pour voisin Dérien de Coatalio qui accompagna saint Yves dans son pèlerinage de Quintin. Les Boisboissel habitaient le pays de Saint-Brieuc ; mais les Launay occupaient déjà leur terre de Ploézal, et la famille de Tournemine possédait le château-fort de Botloy en Pleudaniel, et plus tard la belle propriété du Barac’h en Louannec. Tous ces noms et d’autres encore se trouveront dans l’enquête de canonisation de saint Yves, où quelques-uns des membres ont déposé, comme témoins des prodiges opérés sous leurs yeux.

On ne saurait passer sous silence les deux familles de Kergoz et de Troézel, où le pieux écolier avait trouvé un ami et un précepteur. Les deux manoirs qui portent ces noms sont au-delà du Jaudy, en Kerbors-Pleubian. Kergoz est une habitation importante, bâtie en partie au XVIIe siècle sur l’emplacement du vieux château. On y voit encore la grande salle où étudiaient Jean, fils de ce seigneur, et son saint ami. Jean de Kergoz, ou plutôt de Kerhoz est assez souvent confondu avec Yves Troézel, recteur de Pleubian, qui fut le maître d’école de ces deux étudiants et de plusieurs autres jeunes gens. Sa maison était une véritable école presbytérale. Ce n’est aujourd’hui qu’une grande ferme ; mais on a conservé la chambre où le vénérable vieillard faisait la classe à ses pieux élèves.

Des trois filles de Tanguy Héloury de Kermartin, l’une avait épousé un riche bourgeois de Tréguier, Rivoalan Tralguin ; l’autre, Yves Allain, de Hengoat ; et la troisième, Yves Conan, habitant aussi Tréguier, mais appartenant, croit-on, à la famille de Penlan de Quemper-Guézennec. Rivoalan est celui qui paraît avoir eu le plus de rapports avec le Saint. Allain pouvait être noble par sa terre de Keringant. Cette maison existe encore sur la route de Ploézal, et paraît avoir été importante.

Le château de Penlan a subi le sort des autres manoirs de cette époque ; ce n’est plus qu’une maison de ferme, au centre d’un village admirablement situé, au-dessus du Trieux, presque au confluent de cette rivière avec le Leff, ayant Botloy en face et la forteresse de Frinaudour à côté. La charrue trace aujourd’hui ses sillons sur leurs tourelles démolies !

C’est probablement en cet endroit que le Saint traversa le Leff à pied sec. Il n’y avait, en effet, que le pont de saint Jacques et celui de Lanleff que le voyageur pût essayer de passer. Près des deux ponts, l’eau de cette rivière, déjà grossie par d’autres cours importants, se précipite avec beaucoup d’impétuosité entraînant voitures, chevaux, et les voyageurs qui n’en calculent pas la profondeur. Les ponts qu’on y voit aujourd’hui sont modernes. Tout en effet se renouvelle autour de ce temple de Lanleff, dont les savants supputent l’antiquité, et recherchent l’origine mystérieuse à cause de sa forme bizarre. C’est une église du XIIe siècle, où saint Yves a dû, plus d’une fois, célébrer la messe et annoncer la parole de Dieu.

§ V. Le Peuple au temps de saint Yves.

Les Bretons conservent leurs vieux usages avec la ténacité qui forme le fonds de leur caractère, et nos campagnes, jusque dans les dernières années, avaient fait peu de progrès dans la culture de leurs terres, comme dans leurs mœurs et leurs habitudes. Nous pouvons donc dire, sans crainte de nous tromper beaucoup, que le peuple était, au temps de saint Yves, à peu près tel que nous l’avons connu il y a un demi-siècle. Le paysan était colon, c’est-à-dire propriétaire de la superficie de sa terre, tandis que le fonds appartenait au seigneur du lieu, au couvent ou à l’église, car les trois vivaient dans une admirable harmonie qu’on a cherché à dénaturer depuis qu’elle est rompue. Il devait donc une redevance quelconque pour son convenant, comme on l’appelait alors, et il la payait en nature : quelques gerbes de blé de son champ, une part des fruits et du bétail, des journées de batteurs, pour aider le seigneur à faire sa récolte. La plus forte de ces redevances pouvait atteindre le dixième du revenu, d’où le nom de dîme, qui est resté depuis à ce genre de paiement, lors même qu’on ne devait que la 30e gerbe et beaucoup moins encore. Il faut ajouter à cela des jours de corvées pour l’entretien des routes et le transport du matériel de guerre.

Le plus beau privilège du seigneur était de rendre la justice. Ce droit se divisait en trois degrés, différents d’importance et d’étendue. Mais au XIIIe siècle, la moyenne justice était inconnue, du moins la Très ancienne Coutume n’en parle pas. Est-ce une dérivation de la justice seigneuriale, ou une usurpation qui a passé à l’état de coutume ayant force de loi ? Nous n’en savons rien. Remarquons cependant qu’à cette époque on n’était pas tendre pour les coupables : les deux misérables qui avaient cherché à voler la veuve de Tours que saint Yves sauva de leurs mains, furent condamnés à être pendus ! Ce ne serait aujourd’hui qu’une affaire de quelques jours de prison. Les fourches patibulaires étaient en permanence sur le tertre le plus élevé, et souvent en face de la principale entrée du château. La sécurité des braves gens n’en était que mieux garantie, et personne ne s’en plaignait.

L’affranchissement des communes avait commencé de bonne heure en Bretagne, et nous voyons figurer les plus beaux noms de notre pays, à la bataille de Bouvines, commandant les milices bourgeoises de leurs localités. Ogé en donne la liste très intéressante à consulter. Les seigneurs, continuellement en guerre, avaient peu de temps pour juger leurs vassaux par eux-mêmes. Ils confièrent ce soin à des sénéchaux qui souvent, hélas ! faisaient un honteux trafic de la justice. Ces désordres frappèrent le jeune Yves de Kermartin, et ne furent pas sans influence sur sa vocation d’avocat pour défendre les pauvres, les veuves et les orphelins.

Les hommes de la côte furent toujours non seulement les meilleurs marins, mais encore les cultivateurs les plus intelligents. Outre les engrais ordinaires, ils savaient, depuis longtemps déjà, employer les goémons ou varechs qui croissent en abondance sur les rochers et au fond de la mer. Ils récoltaient ce précieux végétal de la même façon que de nos Jours et avec la même imprudence, hélas ! Un homme de Trédarzec, s’étant placé sur une de ces meules flottantes pour la diriger vers le rivage, tomba à l’eau et ne dut son salut qu’à saint Yves qu’il invoqua dans ce danger suprême.

On a dit du paysan breton qu’il est marchand à toutes les foires et pèlerin à tous les pardons ! C’est sans doute une exagération, mais il est certain que nul plus que lui ne tient à remplir rigoureusement les vœux qu’il a faits. Les pèlerinages de saint Jacques, de Rome et de Jérusalem ne l’effrayaient guère. Saint Yves les encourageait lui-même. Il envoyait le seigneur de Coatalio à Rome, et graissait de ses mains les souliers d’un pèlerin de Saint-Jacques en Galice.

Un grand nombre de bretons se rendaient de temps en temps dans la Terre-Sainte, et visitaient pieusement tous les lieux témoins de la vie et de la mort de Notre Seigneur. D’autres pèlerinages, moins longs sans doute, mais pénibles encore, attiraient en foule les habitants des localités les plus éloignées. Chaque village s’y rendait à part en chantant les guerz du saint Patron. On passait la nuit autour d’un grand feu de joie allumé par le clergé, à la belle procession du soir. On remplissait scrupuleusement ensuite les autres rites usités, tels que de prier devant toutes les reliques, faire quelquefois à genoux le tour du sanctuaire vénéré, l’entourer d’un cordon de cire blanche, boire de l’eau à la fontaine, en distribuant l’aumône aux pauvres, et acheter quelques objets de dévotion pour ses parents et ses amis. Dès la pointe du jour, on assistait à la messe ; puis, à un signal convenu, tous se ralliaient autour de la plus forte voix du quartier, qui commençait un cantique connu, et les chemins se couvraient de nouveau des pèlerins s’en retournant heureux dans leurs villages.

Les foires étaient peu nombreuses encore, et les transactions à peu près nulles. Elles se tenaient généralement en rase campagne, sur des éminences qui depuis ont conservé le nom de Marhalac’h, lieu du marché. Telles sont les foires de Montbran, de Saint-Jacques, de Ménébré, la foire haute de Morlaix et celle du Marhalac’h en Lanrodec, qui se tient aujourd’hui à Châtelaudren. Les pèlerinages ne furent pas étrangers à la fondation de ces foires. Ainsi celle de Tréguier, qui avait une réputation européenne à cause de ses toiles, fut établie à l’occasion de la visite de toutes les paroisses du diocèse, à l’église de saint Tugdual, le jour anniversaire de sa consécration. On y achetait ces belles toiles que les jeunes filles des environs filaient à la perfection, en échange de la fine bijouterie et des objets de toilette, pour lesquels elles avaient un goût très prononcé. Ce n’est pas là que saint Yves s’adressait pour habiller ses pauvres, mais bien à l’industrie plus modeste de la Roche-Derrien et de Lannion. On y vendait aussi les produits des champs, les céréales et les bestiaux, ainsi que le saumon salé, dont la pêche était très abondante. Comme certains ménages servaient cet aliment à la place de la viande, les domestiques ne se gageaient, dit-on, qu’à condition de n’en manger que deux fois la semaine ! Il y avait des lépreux, moins cependant que dans le reste de la France. Nous ne voyons pas, en effet, qu’un seul se soit présenté à saint Yves pour obtenir sa guérison ; car le pauper vilissimus dont il est parlé dans l’Enquête ne signifie pas un lépreux, mais un pauvre extrêmement sale. Ce n’est que plus tard que se sont fondées les léproseries de la Roche-Derrien, de Saint-Laurent, de Plounévez, et d’autres encore.

La lèpre était une maladie terrible et incurable, paraît-il. On reléguait le malheureux qui en était atteint hors de la société des autres hommes. Les lépreux se réunissaient dans les faubourgs et aux portes des villes, pour exercer certaines professions réputées peu honorables. Quand ils rencontraient quelqu’un, ils devaient lui passer sous le vent, et dans l’église, aussi bien qu’au cimetière, un endroit à part leur était réservé. Parfois même, ils ne pouvaient assister aux offices que par une ouverture pratiquée dans le mur de l’église, et recouverte d’une espèce de toit qui les garantissait de la pluie, comme on le voit encore à Plounévez-Moédec et à Saint-Laurent. Cet endroit s’appelle le gîte du lépreux : Toul ar laour.

Ainsi les maladies, la dîme, la corvée, les ravages de la guerre et la vénalité des juges, tout était une source de souffrances et de misères pour le peuple. Les pauvres et les mendiants ne furent jamais plus nombreux en Bretagne. Saint Yves a su compatir à leurs maux, et les soulager de son bien qui était loin d’y suffire. Il plaidait gratuitement leurs causes, leur ouvrait les portes de l’archidiacre de Rennes, en attendant qu’il pût les recevoir à sa table, dans son presbytère de Louannec et son manoir de Kermartin. C’est peut-être à ce trait de sa vie qu’il faut reporter l’usage immémorial du souper des pauvres, le soir de sa fête, dans un des hôtels de Tréguier. Ces malheureux qui ont mendié toute la journée, sur la route de Kermartin, feignant ou exagérant certaines infirmités, sans s’épargner quelquefois les uns aux autres les injures les plus grossières, se réunissent en frères, dans la plus grande salle de l’hôtel, pour souper ensemble, des recettes du pardon, oubliant dans la plus douce intimité, qu’ils sont, le reste de l’année, accablés par les misères de la vie. Personne n’en est scandalisé à Tréguier, et plusieurs vont voir festoyer les pauvres de saint Yves, ne sachant trop que penser de cette prodigalité d’un jour !