Aller au contenu

Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 12

La bibliothèque libre.

XII

MORT DE MADAME SAINTE-BEUVE. — MARGUERITE DEVAQUEZ. — LA PAPILLONNE.


« N’abandonnez pas vos enfants à la charité publique, » répétait fréquemment Sainte-Beuve. Tant qu’il vécut, il mit le précepte en pratique et surveilla scrupuleusement les éditions de ses livres. Afin de prolonger, même après sa mort, ces soins paternels, il s’est bien gardé de léguer son bagage littéraire à des collatéraux qui, probablement, n’en auraient eu cure ; il s’est choisi pour héritier le dernier et le plus dévoué de ses secrétaires, M. Jules Troubat. Celui-ci nous a rendu la physionomie du maître et les détails de sa vie privée dans l’intéressant volume de Souvenirs et Indiscrétions ; puis, à l’aide de publications plus ou moins habilement espacées, Lettres à la princesse, Chroniques parisiennes, Cahiers, Correspondances, il a rafraîchi son culte en fournissant des aliments nouveaux à l’appétit des lettrés. Desservant et gardien du monument funèbre, il empêche d’y pousser la ronce de l’oubli ; son bâton donne la chasse aux insolents qui s’avisent de cracher dessus ou d’y jeter des pierres.

Je l’ai fort applaudi pour sa réponse à la Revue des Deux-Mondes, où l’on avait prétendu, contre toute vraisemblance, que Sainte-Beuve n’aimait pas sa mère, et que même il la rudoyait souvent. On ne saurait, en effet, inventer d’accusation plus à contre-sens. Ceux qui ont vécu près de lui savent combien il était affectueux et prévenant, je ne dis pas seulement pour les êtres qui lui étaient chers, mais pour le moindre de ses amis.

Après cela, qu’il ait eu parfois à souffrir de la sollicitude inquiète de sa mère, de ses conseils trop prudents, qu’il ait regimbé contre une tutelle prolongée outre mesure, il n’y a rien là que de fort ordinaire et qui n’implique nullement un manque d’affection. Nos parents ne savent pas toujours abdiquer à temps leur autorité ; même après notre émancipation, ils voudraient continuer à guider nos allures ; ils ne se décident qu’à regret à laisser le poulain courir sans entraves en sa libre carrière. De là quelque froissement, un peu d’impatience chez le jeune homme dont on gêne l’essor, dont on contrarie les généreux instincts : « Ma mère, disait Sainte-Beuve, ne m’a cru vraiment à l’abri de la misère que depuis ma réception à l’Académie. » Lorsque Armand Carrel venait lui rendre visite, elle en prenait ombrage et s’effrayait plus que de raison. Ces légers dissentiments ne diminuaient en rien les égards et la piété de son fils. Ils avaient peu de goûts communs, une existence peu mêlée, mais ils vivaient à eux deux assez doucement.

Voulez-vous savoir quelle fut son attitude lorsqu’il eut le malheur de la perdre ? Écoutez le témoignage d’un témoin oculaire : « Il la soigna, dans ses derniers moments, comme un fils et comme un garde-malade qui pense à tout et fait tout lui-même. À l’église, au service funèbre, auquel j’assistais, je lui vis, ce que je crois n’avoir jamais vu chez personne avec un caractère si particulier, de petites larmes de feu qui ne coulaient pas, mais qui jaillissaient de ses yeux comme des étincelles. » Que vous faut-il de plus ? Si les grandes douleurs sont muettes, il est des sentiments aussi que nous devons sceller en nous. Sainte-Beuve était doué d’une pudeur native, qui ne lui eût pas permis, ainsi que l’ont fait tant d’autres, de servir sa mère en pâture à la curiosité publique. Il n’a parlé d’elle qu’une ou deux fois dans ses écrits et d’une manière sobre, en gardant sur ce sujet une réserve bien préférable aux indiscrètes confidences de Lamartine, qui nous décrit la sienne en termes voluptueux, qu’on lui passerait à peine pour le portrait de sa maîtresse.

La perte de sa mère et celle de Mme d’Arbouville, survenues à quelques mois de distance, apportèrent un changement notable dans l’existence de l’écrivain. Devenu tout à fait libre d’arranger sa vie à son gré, n’étant astreint au décorum par aucune attache mondaine, par aucune fonction officielle, souffrant d’ailleurs au point de vue de ses travaux d’un isolement si complet, il se décida à exécuter un projet dès longtemps caressé. Joseph Delorme s’était créé en perspective un idéal de mariage, où le sacrement n’entrait pour rien, où l’on a les commodités sans le nœud qui vous lie. Il lui fallait une mademoiselle La Chaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska.

Tel gibier n’est pas rare à Paris, et l’or que l’on y sème en fait arriver par milliers sur le bitume des boulevards. Aussi trouva-t-il bientôt vers les hauteurs des Batignolles une femme à souhait pour le rôle qu’il lui destinait. Son choix se fixa sur une brune de trente-cinq ans, qui se faisait appeler Mme de Vaquez, et se donnait l’Espagne pour patrie. Quel était son vrai nom ? d’où sortait-elle ? Sainte-Beuve, quand on le poussait là-dessus, répondait d’une manière évasive et se bornait à rendre bon témoignage aux qualités de sa conquête : taille élégante, magnifiques cheveux noirs, visage au teint mat et doré de reflets oranges, tels sont les charmes qui avaient séduit l’auteur des Rayons jaunes. Il l’installa chez lui en maîtresse de maison, et fut si heureux de sa trouvaille, qu’il en a consacré le souvenir dans un de ses meilleurs sonnets :

     Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte,
     Des loisirs de pasteur, et, sous les bois sacrés,
     Des vers heureux de naître et longtemps murmurés ;
     Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte,

     Ourdiraient les tissus où l’âme serait peinte,
     Ou dont les jeux errants, par la lune éclairés,
     S’en iraient faire un charme avec les fleurs des prés[1],
     Moi dont le cœur surtout garde une image sainte !

     Au tracas des journaux perdu, matin et soir,
     Je suis à ce métier comme un juif au comptoir,
     Mais comme un juif du moins qui garde en la demeure,

     Dans l’arrière-boutique où ne vient nul chaland,
     Sa Rebecca divine, un ange consolant,
     Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.

Peut-être eût-il consenti, malgré ses répugnances, à passer par-devant M. le maire, si la dame, qui se savait originaire d’un bourg de Picardie, n’avait craint les révélations de son acte de naissance. Elle ne s’empara pas moins en souveraine de la maison, démarquant le linge et l’argenterie, qu’elle fit graver à son chiffre, tenant le critique en charte privée et s’efforçant d’éloigner par ses rebuffades les anciens amis et serviteurs. Dans la solitude et le vide ainsi faits autour de lui, elle espérait établir à tout jamais son empire et ajouter la durée à sa fortune. Ce fut malheureusement ce qui lui manqua. La mort, interrompant une félicité si parfaite, vint l’enlever à son ambition. Elle succomba à une affection de poitrine, augmentée, paraît-il, par la frénésie de la passion amoureuse.

Au cours de la maladie, un vieux paysan se présenta pour la voir, disant qu’il était son père. Dans un premier mouvement de pudeur, elle refusa de le reconnaître et ne céda qu’aux instances de son amant, curieux d’apprendre à quelles gens elle appartenait. La source était pure, mais bien humble.

Thomas Devaquez raconta, sans se faire prier, qu’il était batteur en grange au village de Montauban, près Péronne, et père de nombreux enfants. Il n’avait pas eu toujours du pain à leur donner. Maintes fois, le soir, après un trop frugal repas, sa famille, afin d’épargner combustible et luminaire, se rendait à la ferme voisine, où la marmaille puisait un supplément de souper dans la marmite aux pommes de terre. Enfin, vaille que vaille, les garçons, en grandissant, avaient appris à gagner leur vie. Mais que deviendrait la fille ? Thomas, ennuyé de la voir monter en graine, l’avait expédiée sur Paris, où l’on disait que, avec de la conduite, elle ne manquerait de rien. Dieu merci ! elle avait rencontré un bon monsieur. Était-ce une raison de renier ses parents ? Sainte-Beuve apaisa le vieillard par quelques présents et promit de lui venir en aide. C’est bien ainsi que l’entendait Thomas.

Sitôt que sa fille eut fermé les yeux, il accourut, réclamant sa part de succession, les tapis, les meubles, que sais-je ? sous prétexte qu’elle avait mis en commun sa fortune avec celle de son amant ; il menaça celui-ci d’un procès et, profitant de son inexpérience en affaires, parvint à lui extorquer 12,000 francs.

De retour au pays, en bon père de famille, il fit deux parts de la somme, distribua l’une à ses gars et plaça l’autre en viager, ce qui lui permit de boire tous les matins son petit verre, en bénissant la Providence d’avoir si généreusement récompensé la vertu de son enfant.

En fait d’héritage, la défunte n’avait laissé à son maître qu’une grande diablesse de cuisinière, nommée Adèle, à qui il dut de fâcheux désagréments. À cette époque, l’omnibus qui passait dans la rue Montparnasse avait contracté une singulière habitude. À mesure qu’ils entraient dans la rue, les chevaux ralentissaient le pas et, arrivés devant le numéro 11, s’arrêtaient court. Aussitôt le conducteur s’approchait de la fenêtre du rez-de-chaussée, où une main amie lui tendait un verre de vin, qu’il lampait lestement. Autant en faisait le cocher, puis l’omnibus reprenait sa marche au grand étonnement des voyageurs : c’était Adèle qui régalait ainsi ses amoureux aux frais du patron.

Celui-ci ne l’apprit que par une note apportée par le marchand, où de deux jours en deux jours figuraient les bouteilles de vin qu’il était censé avoir bues. « Je vois encore, dit M. Le vallois, sa figure étonnée à mesure qu’il entendait les mentions suivantes, qui se succédaient avec une désespérante régularité :

Le 2, grenache pour monsieur ;

Le 4, malaga, pour monsieur ;

Le 6, saint-émilion pour monsieur,

et ainsi de suite. Non, jamais homme ne fut si stupéfait et si en colère. » Enfin, s’armant de résolution, il prit la cuisinière par le bras et la flanqua à la porte. Mais celle-ci de crier, de réclamer ses hardes. Alors furieux, il monte au premier, où se trouvait la chambre de la maritorne, qui donnait sur la rue, et, saisissant au hasard robes, bonnets, jupons et bas, les lance par la fenêtre, en accompagnant chaque objet d’une injure à l’adresse de la donzelle. Inutile de décrire l’hilarité des voisins en la voyant courir après ses nippes, les saisir à la volée et les emporter en pestant contre le maître et la maison.

N’allez pas croire que ces tracasseries lui eussent laissé de l’aigreur, ni qu’il ne voulût plus entendre parler de Mme de Vaquez. Au contraire, il lui acheta une concession de terrain au cimetière Montparnasse et, quand il envoyait sa nouvelle bonne porter des fleurs au tombeau de sa mère, il ne manquait jamais de lui dire : « Déposez-en aussi quelques-unes sur la pierre de l’autre pauvre femme. »

Cet essai pourtant le guérit, du moins pour un temps, des illusions de la vie de ménage. Il eut soin désormais de reléguer le plaisir hors de son logis, ne conservant autour de lui que des personnes avec lesquelles il se gardait de toute relation intime.

Il ne désirait rien tant que de s’enchaîner par le cœur à quelque objet aimé, bien que le sort parût prendre un malin plaisir à déjouer ses tentatives. Aussi, de plus en plus, par goût, par nécessité, par manière de consolation, se livra-t-il à ce talent d’analyse qui, à chaque élan, redoublait de ressources et de verve. Pour le reste, il renonça aux passions sérieuses et s’abandonna à ce que Fourier appelle la Papillonne.

     Aimer, comme on aimait dans la Grèce amoureuse,
     Un pied blanc, un beau sein, une démarche heureuse,

De fins cheveux brillants relevés, — sans songer
     Si l’étreinte est fidèle, ou le nœud mensonger.

Le sage s’était dit qu’il faut laisser sa place à l’illusion, créer et favoriser le charme dès qu’il veut naître et le prolonger aussi loin qu’on peut. Il eut des distractions comme il est facile de s’en procurer à qui a de l’argent, petites dames et grisettes, demi-vertus, demi-catins, fantaisies d’une soirée, complétement oubliées le lendemain.

Dans ces aventures au hasard de la rencontre, il entendait parfois des mots qui l’amusaient par leur imprévu, des réparties dictées par un goût naturel qui n’emprunte rien à la banalité de l’école ni aux tartines des journaux. Rentré chez lui, il notait soigneusement ces réflexions incultes et nous en pouvons cueillir quelqu’une dans ses cahiers :

« J’aime le naïf dans les jugements. Je remarque comme les jeunes filles du peuple sentent souvent bien la poésie. La petite Bohème, qui ne sait pas lire, juge à merveille des vers de Chénier, de Lamartine, de Mme } Valmore ; elle s’écrie aux plus beaux, aux plus passionnés surtout et aux plus tendres. Et quant à Victor Hugo, elle sait très-bien en dire : « Il a de beaux vers, mais je l’aime bien moins que Lamartine. Il a comme cela trop de fantaisies à tout moment, trop de fierté. » C’est ainsi qu’elle appelle son fastueux et son pomposo. — Elle dit encore de lui : « Il se donne trop de gants. »

On ne faisait pas toujours à ses questions des réponses aussi spirituelles. Un soir, ayant pris avec lui une fille assez novice, il la mena souper chez Magny. Quand ils furent convenablement installés dans un cabinet : « Ma chère enfant, dit le critique, je veux combler tous vos souhaits. Demandez ce que vous avez rêvé de plus fin, de plus cher, de plus exquis, je ne regarde pas à la dépense. » La fillette réfléchit longuement, passa la langue sur ses lèvres et s’exclama : « Je mangerais bien du gras-double. »

Que notre pruderie n’aille pas s’effaroucher outre mesure des délassements que le grave penseur accordait à ses heures de loisir. Socrate nous semblerait trop rébarbatif s’il ne s’était de temps à autre déridé auprès d’Aspasie. Sainte-Beuve a d’ailleurs confessé lui-même son vice avec un abandon, une sincérité, une bonhomie qui doivent, si je ne me trompe, lui valoir le pardon même des plus austères : lisez cet examen de conscience si aimable, et vous inclinerez volontiers à l’indulgence :

« Que faites-vous, mon ami ? Vous êtes mûr, vous êtes savant, vous êtes sage, et peu s’en faut que vous ne paraissiez respectable à tous. Et voilà que la beauté vous reprend et vous tente. Vous y revenez. La jeune Clady trouve grâce à vos yeux par son sourire ; vous avez pour elle de tendres complaisances, et on l’a vue, me dit-on, à votre bras un soir, et le matin dans la voiture où vous la promeniez. — Je le sais, mon ami, je me sens bien vieux déjà, on me dit savant plus que je ne le suis, et je voudrais être sage ; mais ne le suis-je pas du moins un peu en ceci ? Clady est belle ; elle est jeune ; elle me sourit. Je la regarde ; je ne fais guère que la regarder, mais j’y prends plaisir, je l’avoue ; j’aime à la voir près de moi, à la promener un jour de soleil, et, en la voyant là riante, qu’est-ce autre chose ? Il me semble qu’un moment encore je fais asseoir ma jeunesse à mes côtés. »

Anacréon aurait-il mieux dit ? Que voulez-vous ? Le sceptique se lasse à la fin de chercher toujours à vide, l’ennuyé se distrait, le désespéré se console. La nature, en ce qu’elle a de vivace et de vigoureux, l’emporte. C’est la loi. Mais qu’il faut avoir par devers soi de grandes qualités pour avouer si ingénûment ses faiblesses !

  1. Plerosque dies et amantes carmina noctes. (Stace.)