Sainte-Croix d’Orléans - Le gothique des classiques

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Louis Gillet
Sainte-Croix d’Orléans - Le gothique des classiques
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 681-690).
SAINTE-CROIX D’ORLÉANS
LE GOTHIQUE DES CLASSIQUES [1]

Sainte-Croix d’Orléans est un monument méconnu. On lui reproche de n’être qu’une réfection moderne, du vieux neuf. Un jeune érudit, M. le chanoine Chenesseau, a entrepris de démontrer l’absurdité de ce préjugé. Il a consacré à cette église, si injustement décriée, une étude pleine de zèle, de savoir et de goût, véritable modèle de critique à laquelle l’Académie française vient de décerner un de ses grands prix. Désormais la cause est entendue. Il en est de cette cathédrale comme de ces prétendues laides qui récompensent ceux qui les aiment et tiennent plus que leurs promesses. On devra tenir Sainte-Croix pour un des édifices les plus précieux qu’il y ait en France.

Sainte-Croix, on le sait, a été construite tout entière aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est l’œuvre de la Maison de Bourbon, œuvre qui a duré autant qu’elle, et qui l’a occupée pendant ses deux cents ans de règne : commencée sous Henri IV, elle ne fut achevée que sous Charles X, à la veille des journées de Juillet, qui devaient emporter l’ancienne monarchie. Cet ouvrage de sept rois mesure exactement la vie de la dernière et de la plus illustre des « races » capétiennes. Or, en voici le grand intérêt. On répète que l’époque classique n’a rien compris au Moyen-âge. Les uns lui en font un crime, les autres un mérite, selon qu’ils considèrent l’antiquité romaine, ou au contraire l’esprit gothique, comme la source de notre génie. Je ne puis entrer ici dans cette controverse. Mais voici qui peut mettre les deux partis d’accord : la cathédrale d’Orléans, bâtie entièrement à l’époque classique, est une cathédrale gothique, comme celles qui furent construites en France au temps de Louis VII et de saint Louis. Elle porte au centre de ses roses le soleil de Louis XIV. Tous les architectes du grand siècle, les Marlellange et les de Brosse, Hardouin Mansart, de Cotte et le vieux Gabriel, ont pris part à la construction. Un tel fait est bien de nature à mériter l’attention. La cathédrale d’Orléans, bâtie gothique par des classiques, devient la pièce capitale d’un procès qui domine l’histoire du goût. Nous en avons sous les yeux, grâce à M. Chenesseau, tous les éléments. On y suit, à travers deux siècles, les nuances successives par lesquelles a passé en France, de la Renaissance au romantisme, le sentiment du Moyen-âge. En un mot, c’est tout le problème de la tradition gothique, à l’époque de Louis XIV et de Louis XV, qui se pose à l’occasion de ce monument singulier. Mais il faut dire pourquoi tout se passa ainsi. Voici les faits.

Le 24 mars 1568, la cathédrale d’Orléans, à peine debout depuis un demi-siècle (encore y manquait-il la façade et les tours), fut détruite par les Huguenots qui tenaient alors la ville. Sur la croisée des nefs s’élevait, depuis 1511, une immense tour-lanterne, comme celle de Bayeux, qui donnait à sa vaste silhouette cet aspect aigu, pyramidal, qu’affectionnait le XVIe siècle. Rabelais avait consacré à cette flèche une phrase de Pantagruel. Les vandales, excités, dit-on, par Théodore de Bèze, profitèrent de l’absence de leur chef, le prince de Condé, plus sage que ses troupes ; ils minèrent les maîtresses piles qui soutenaient la croisée ; la tour s’abattit d’un seul coup, comme un arbre coupé au pied, et écrasa l’immense édifice dans sa ruine. Il ne resta debout, avec quelques piliers, qui marquaient sur le sol le plan de l’édifice, que deux morceaux situés aux deux extrémités, à égale distance du foyer de l’explosion : le mur du chevet, entourant les chapelles rayonnantes, qui dataient du XIIIe siècle, et deux travées de la nef, construites au XVIe siècle, et qui subsistaient seules, pendantes et ruineuses, comme l’arche d’un pont suspendu sur le vide.

Ce sacrilège fit horreur. La cathédrale d’Orléans était un des sanctuaires fameux de la chrétienté : seule église des Gaules, elle était placée sous le vocable de la croix. Le plan en avait été révélé à saint Euverte d’une manière miraculeuse : une couche de neige, étendue à terre comme une toison, marquait le dessin des fondations. Le jour de la consécration, une main, sortant des nuages, fit le geste de bénir. Orléans ne se consolait pas de la perte d’une église célébrée par tant de prodiges. Henri IV, devenu roi, résolut de la lui rendre dans sa première gloire. C’était un acte politique d’une très grande portée : en effaçant les traces de l’attentat commis par ses anciens coreligionnaires, il donnait une marque éclatante de sa conversion. Il scellait le pacte qui l’unissait à la religion du plus grand nombre de ses sujets. Le grand pacificateur relevait ainsi les ruines morales faites par les guerres intestines. Il obtint du Pape un jubilé qui fut célébré avec un immense concours de peuple et qui eut pour la France d’alors la valeur d’une sorte de Concordat. L’affaire de la restauration de Sainte-Croix d’Orléans devenait ainsi, à l’égal de l’édit de Nantes, le manifeste de la charte religieuse de la France. Une église qui a eu l’honneur d’être associée à la victoire de Jeanne d’Arc et à la politique nationale de Henri IV, mérite une place à part parmi les monuments illustres de notre histoire. La première pierre fut posée le mercredi saint, 18 avril 1601, par le Roi et la reine, Marie de Médicis, alors enceinte du Dauphin.

On s’empressa aussitôt de relever le « grand corps, » c’est-à-dire la carcasse du vaisseau, comprenant la nef, le chœur et la croisée du transept. Ce travail fut exécuté avec une célérité inouïe : en une vingtaine d’années, tout était terminé. Pour les Orléanais, il ne pouvait s’agir que de restituer leur église telle que les plus vieux d’entre eux l’avaient connue. Ils s’acquittèrent de la tâche avec autant de zèle que de fidélité. J’ai dit qu’il subsistait, après la catastrophe, les deux dernières travées de la nef ; c’est ce modèle qu’on se contenta de reproduire dans toute l’église. La nef de Sainte-Croix n’est donc pas un pastiche du XVIIe siècle, c’est une nef du XVe siècle refaite sous la régence de Marie de Médicis. L’art gothique avait mis longtemps à s’acclimater sur la Loire ; mais, par un phénomène inverse, il s’y conserva mieux qu’ailleurs. Au début du XVIIe siècle, un certain Pierre Levesville, originaire d’Orléans, était appelé dans le Languedoc, pour y voûter les cathédrales d’Auch et de Toulouse. D’ailleurs, ce gothique tardif, tel qu’il se développa après la guerre de Cent ans, est plein de charme ; loin d’être, comme on le dit, un art de décadence, c’est un renouveau et une époque de perfection. Cet art évolué, assagi, qui a profilé de trois siècles d’expériences, a donné des chefs-d’œuvre comme Notre-Dame de Cléry, et c’est Cléry qu’on retrouve dans la cathédrale d’Orléans, jusque dans les élégances les plus rares de sa construction, telles que les claires-voies qui ajourent les retombées des voûtes du chœur. De pareilles audaces supposent la persistance d’une école pour laquelle il n’y avait pas de difficultés d’exécution. La même virtuosité se remarque dans les contreforts et dans le système des arcs-boutants, peut-être les plus parfaits qui aient été conçus. En deux mots, le vaisseau et le chevet de Sainte-Croix sont, en dépit de leur date, le plus bel exemple subsistant de l’architecture du XVe siècle ; toute la tradition des vieux maîtres, leurs savantes pratiques de coupe et d’appareil, leurs méthodes de construction s’étaient conservées intactes après un siècle de Renaissance. Seule la décoration s’était perdue en route ; on ne savait plus sculpter la chicorée ou le chardon, pas plus qu’on ne savait colorer un vitrail. Le maçon avait tout sauvé de son ancien métier, le verrier avait oublié le sien, et le sculpteur en avait appris un nouveau ; sa gêne se trahit dès qu’il s’agit d’autre chose que de la feuille d’acanthe.

Tout ce remarquable ensemble était achevé en 1623. Jusque-là il ne s’était agi en somme que d’une copie. Il n’en alla plus de même lorsqu’on aborda les façades des transepts. Ici, on n’avait plus de modèle. L’ancienne cathédrale se terminait, aux deux bouts de ses croisillons, par des bâtisses romanes vermoulues et hors de proportion avec le corps de l’édifice ; cette disparate se répétait devant la grande nef, qui finissait en queue de poisson par deux vieilles tours mesquines. Il est visible qu’à ce moment le bureau des notables chargés de la conduite de l’œuvre éprouva de grandes perplexités. Les idées de la Renaissance avaient fait de grands progrès ; aucun projet de façade n’avait été retrouvé dans les archives de la cathédrale. Par quoi allait-on remplacer la vermine de vieilleries romanes qui en déshonorait l’entrée ? Les premiers architectes de Paris furent consultés ; de Brosse et du Cerceau soumirent un dessin classique : c’était une variante de la façade de Saint-Gervais, alors dans toute sa nouveauté. Ce dessin ne réussit pas à réunir tous les suffrages. On décida de recourir à l’arbitrage de Le Mercier, l’homme de Richelieu et l’auteur de la belle église de la Sorbonne. Celui-ci se prononça pour le P. Martellange, qui fut expressément chargé de faire un dessin « à la gothique. » Il est bien curieux de voir le savant Jésuite, l’auteur de Saint-Paul-Saint-Louis, et l’un des esprits éminents de cet ordre qui opéra la fusion de l’humanisme et de la foi romaine, tracer un programme de décor à la vieille mode française. Il sentait qu’une façade jésuite irait mal à un monument du Moyen-âge. Il comprit qu’il fallait en respecter l’unité. Le gothique du bon Père est d’ailleurs d’une grande fantaisie ; l’auteur était loin de se douter de la vraie nature de cet art et de ses origines réelles. Il est allé prendre son modèle où tout le monde s’inspirait alors, en Italie : il emprunte sa composition au gothique très dégénéré de la cathédrale de Milan. Nul ne soupçonnait alors que nous eussions chez nous de meilleurs exemples à suivre. Ce morceau n’est plus guère que le reflet d’un reflet, mais il faut avouer que c’est un reflet aimable.

La même question se posa d’une manière plus aiguë, une soixantaine d’années plus tard, lorsqu’on en arriva à la grande façade. Cette partie de l’édifice avait été laissée en blanc par l’architecte du XVe siècle. C’était la coutume à cette époque, que chaque génération ne s’occupât, en quelque sorte, que de la « tranche » des travaux qu’elle avait à exécuter, en tenant compte des ressources momentanées de l’œuvre. Personne n’aurait songé à assujettir ses petits-neveux à l’exécution d’un programme qui dépassait les limites permises à la vie humaine. C’est ainsi que nos cathédrales s’étaient développées sans aucune préoccupation de l’unité de style, chacune de leurs parties signée de l’esprit de son temps, chacune avouant son âge, et comptant, si je puis dire, sur un air de famille pour harmoniser ensemble les nuances des siècles.

Au contraire, vers 1705, au moment où se posa la question de la grande façade, toutes les traditions gothiques avaient achevé de mourir en France. L’art classique régnait en maître. On pouvait parfaitement s’attendre à ce que la façade d’Orléans fût conçue dans ce style, comme venait d’être construite celle de la magnifique cathédrale de Châlons, d’autant que Louis XIV s’intéressait vivement à l’œuvre de Sainte-Croix. Il y avait déjà mis son empreinte : le plus beau des portraits connus de Louis XIV est assurément le masque sublime, daté de l’année de la paix de Nimègue, qui forme le centre de la rose du transept. Admirable symbole de la devise : Dieu et le Roi !

On n’a pas assez remarqué qu’après l’achèvement de Versailles, les derniers travaux de Louis XIV ont été principalement des œuvres religieuses : la construction des Invalides, de la chapelle de Versailles, la décoration du chœur de Notre-Dame, chef-d’œuvre de Boffrand et de Robert de Cotte, mis en pièces par Viollet-le-Duc. Sainte-Croix d’Orléans, qui représentait le vœu d’Henri IV, tenait au cœur du roi, qui venait de répudier l’édit de Nantes. Les merveilleuses boiseries du chœur, qui furent exécutées alors sur les dessins de Gabriel, par l’ébéniste Degoullons, témoignent de sa sollicitude. Cette œuvre, l’exemple le plus parfait de décoration classique que nous ayons en France, se trouve reléguée, depuis la Révolution, dans la chapelle de l’ancien séminaire, aujourd’hui désaffectée, où elle demeure inutile et quasi inconnue. Il appartient au Gouvernement de rendre à la cathédrale ce décor fait pour elle, et qui manque à sa gloire.

C’est peu après l’achèvement de ces boiseries, que la question du grand portail fut évoquée devant le Roi. Il existait déjà un plan, et ce plan devait être un « parallèle de Saint-Pierre de Rome ; » la façade colossale de Maderna et du Bernin n’avait pas été jugée de trop pour l’église du vœu royal. Les travaux étaient commencés. Mais quelques personnes, appuyées par le nouvel évêque, Fleuriau d’Armenonville, combattaient ce projet, comme « informe (non conforme) à la susdite église. » Elles soutenaient que la cathédrale devait être construite d’un bout à l’autre dans le même style. L’affaire fut soumise au Roi, qui trancha le débat avec son bon sens ordinaire. Par trois arrêts successifs, du 6 septembre 1707 et des 27 mars et 26 novembre 1708, Louis XIV décida qu’il fallait rejeter « le dessein projeté d’une façade moderne, » et confia au sieur de Cotte le soin d’en préparer un autre « suivant l’ordre gothique. »

Rien n’est plus curieux que de voir Louis XIV prendre parti dans une affaire de ce genre, et se prononcer, lui, le Roi de la monarchie classique, pour ce qui devait lui être le plus étranger, pour l’architecture du Moyen-âge. Il est probable qu’il en décidait par des raisons de goût ; un monument devait être complet ; il devait être achevé dans le style de l’ensemble. Notez qu’il venait de commander, dans le style moderne le plus exquis, les boiseries du chœur ; ces détails d’ameublement et de décoration lui semblaient permettre des licences. L’idée ne lui serait pas venue de faire de l’archaïsme dans une statue ou un tableau. L’unité lui semblait nécessaire dans les grandes lignes. Le discernement de Louis XIV aurait pu être imité par plus d’un architecte du XIXe siècle. On observera d’ailleurs que le Roi reconnaît l’art gothique comme un art : c’est lui qui parle d’un « ordre » gothique. Il n’y voit nullement un langage barbare. Peut-être en sa jeunesse eût-il été moins libéral. En 1703, ce n’était plus lui faire sa cour, que de lui proposer pour modèle une copie de Saint-Pierre de Rome. Il n’admettait plus volontiers que la France dépendit encore de l’Italie. On l’avait déjà vu par l’aventure de Bernin. L’italianisme triomphe jusqu’au temps de Mazarin. A la fin du XVIIe siècle, il est en pleine déroute. La chapelle de Versailles n’en offre presque plus une trace ; on y retrouve au contraire beaucoup de traits de la Sainte-Chapelle. Les églises rejettent la calotte romaine ; à la cathédrale de Nancy, Boffrand n’exécute pas la coupole prévue par Mansart. En revanche, le vieux programme national, la façade encadrée de tours de Notre-Dame de Paris, remplace presque partout la façade baroque, la façade-tableau qui avait régné despotiquement sur le XVIIe siècle. A Nancy, à Verdun, à Rennes, à La Rochelle, à Saint-Louis de Versailles, la vieille silhouette se redresse fièrement, comme le drapeau du pays.

Cette forme grandiose et traditionnelle devait plaire au grand Roi, comme une forme française. Peut-être n’est-ce pas se tromper, que de voir dans son choix, au moins pour une part, un retour des goûts ataviques : le Moyen-âge n’était pas si loin, avec ses toits aigus et ses flèches élancées, qui parlent toujours si vivement aux hommes de notre race. Qu’on se rappelle l’exclamation et le scandale de Saint-Simon devant les terrasses de Versailles, cette immense façade horizontale, « semblable à un palais dont les combles auraient brûlé. » Quoi qu’il en soit, l’exemple décisif en fait de retour à l’« ordre gothique » partit de Louis XIV et de Sainte-Croix d’Orléans, et la chose valait la peine d’être signalée.

Le modèle approuvé par Louis XIV (on conserve l’exemplaire en bois construit par Gabriel, dans l’escalier de l’évêché) est d’une proportion et d’une masse assez belle, d’une grandeur vraiment héroïque, mais le style en est lourd. L’ensemble est plein d’élan, mais tout pèche par le détail. Chose plus grave, de grandes ignorances techniques, des fautes de construction que n’eût jamais commises un architecte du XVIe siècle, condamnaient à l’échec quelques-unes des plus belles idées. C’est alors qu’intervint un charmant artiste, Louis Trouard, qui, appuyé par l’évêque, M. de Jarente, remania les travaux en cours, consolida les points faibles, et surtout répandit sur la façade pesante du temps de Louis XIV la fine et séduisante broderie de son imagination.

Trouard est l’un de ces artistes qui inventèrent, vers le milieu du XVIIIe siècle, ce style raffiné qui porte le nom de Louis XVI. C’est lui qui construisit en 1763, peu d’années avant qu’on jetât les fondations de la Madeleine, l’église Saint-Symphorien au faubourg de Montreuil, près de Versailles. Le goût du XVIIIe siècle pour les choses du Moyen-âge n’est plus à découvrir. Faut-il parler de Voltaire, de son Tancrède et de sa Zaïre ? Faut-il parler de l’édition des fabliaux de Barbazan, et des Contes de Tessan et de Legrand d’Aussy ? Faut-il parler de Grétry et de Richard Cœur-de-Lion ? On n’a pas attendu le romantisme pour peindre et pour écrire en style troubadour. A la veille de la Révolution, qui devait achever de détruire le Moyen-âge, le Moyen-âge piquait vivement la curiosité. Déjà on commençait à s’attendrir sur le bon vieux temps. Un des hommes qui savent le mieux leur France d’autrefois, M. André Hallays, a montré depuis longtemps qu’à côté des vandales, qui sont, hélas ! de tous les temps, il y a toujours eu des hommes qui sentaient parfaitement les beautés du passé.

On citerait des pages de Cochin, de Blondel, du jésuite Laugier, qui témoignent de l’intelligence parfaite de l’architecture du Moyen-âge. N’est-ce pas Soufflot qui écrivait qu’il se proposait de réunir « la légèreté de construction des églises gothiques » avec la pureté des formes de la Grèce ? J’ai eu moi-même l’occasion de rappeler, à propos d’un épisode de l’histoire de l’Abbaye de Chaalis, un texte de l’abbé Lebeuf, qui écrivait en 1740 : « Il saute aux yeux que les édifices du XIIe et du XIIIe siècle sont ravissants par leur délicatesse, tandis que tout ce qu’on élève depuis cinquante ou soixante ans, en fait de cloître ou de réfectoire, est massif et grossier... Quel est l’architecte qui pourrait bâtir dans un si petit espace que la Sainte-Chapelle du Palais un édifice capable de plaire à la vue, s’il l’entreprenait dans le goût qui règne aujourd’hui ? »

On voit que le goût du Moyen-âge, au milieu du XVIIIe siècle, n’était nullement une nouveauté ; il n’est pas impossible que ce goût se fût cristallisé autour de la cathédrale d’Orléans. La belle médaille de Duvivier et la gravure de Moreau le Jeune, consacrées l’une et l’autre à l’œuvre de Trouard, expliquent sa popularité. Trouard était d’ailleurs un fin décorateur. Esprit actif, agile, il ne manqua pas de se renseigner et de se préparer à son œuvre : voyages, études, il ne négligea rien pour prendre une teinture de son sujet. Nous le savons par ses écrits, et mieux encore par son ouvrage : le dessin des tours octogones rappelle la cathédrale de Toul, et le couronnement fait penser à Rouen et à la Tour de Beurre. Sans doute, tout cela n’est pas d’une archéologie rigoureuse. Le moindre élève des Monuments historiques reprendrait aisément l’auteur sur des anachronismes et sur une foule d’hérésies. Mais il est impossible de méconnaître sur cette brillante façade la grâce d’un génie facile qui se joue. Il y a plus : un instinct très sûr a conduit le charmant artiste vers des formes que les puristes regardent comme condamnables, celles du gothique flamboyant. J’ai toujours pensé qu’il existait un rapport secret entre cet art joyeux et l’exubérance du Louis XV. Rodin le sentait bien ; dans la composition d’un panneau de rocaille, dans les lignes ondoyantes d’une boiserie de Cressent, dans les bouquets de roses qui couronnent le dossier d’un fauteuil, il savait reconnaître le tendre sourire gothique.

L’ornement est plein d’éclat dans l’œuvre de Trouard. Les feuillages sont les meilleurs qu’on ait sculptés depuis la Renaissance. Ce charme du détail montre la vie du style. Sans doute, on ne pouvait attendre d’un artiste du XVIIIe siècle la gravité profonde des maîtres du XIIIe. Trouard ne paraît pas avoir entrevu la magnificence décorative des grands portails à figures, l’incomparable beauté de la statue-colonne. Il n’a guère conçu, comme on le faisait depuis deux siècles, que la statue dans une niche. Fit-il pas mieux que de tenter un ennuyeux pastiche, comme celui qui nous afflige au portail de Sainte-Clotilde ? Tant pis pour ceux qui ne connaissent qu’un style d’art religieux : c’est la gloire d’une cathédrale, d’avoir pour « imagiers » un Pajou, un Houdon. Et les anges charmants d’Étienne Delaistre, qui surmontent la couronne des tours de Sainte-Croix, sont-ils des frères si indignes de ceux qui ont fait appeler Reims la cathédrale des anges ?

La restauration de Sainte-Croix ne fut tout à fait terminée que sous le règne de Charles X. A cette date, trente ans après le Génie du Christianisme, en pleine vogue du Moyen-âge, l’événement passa pour ainsi dire inaperçu. Les romantiques découvraient bruyamment le passé. Est-ce manquer de respect à cette école illustre, que de dire, en termes familiers, qu’elle enfonçait une porte ouverte ? Mais on peut tirer de cette étude une morale plus importante. On a introduit dans notre histoire une série de divisions ; on a pris l’habitude de la morceler en tronçons : Renaissance, Réforme, Révolution, apparaissent dans les manuels comme des coupures de notre histoire ; classiques et romantiques, champions de l’Antiquité et champions du Moyen-âge, se combattent au nom des âges divers de notre passé. Serait-ce trop de demander qu’on renonce à cette niaiserie des Deux Frances ! La cathédrale de Sainte-Croix, voulue gothique par Henri IV, confirmée gothique par Louis XIV, est une leçon éloquente de notre continuité : elle montre que le Moyen-âge, à aucun moment de notre histoire, n’a été pour nous lettre morte. Elle est, pour qui sait voir, une œuvre de même sens, sinon de même prix, qu’un Polyeucte et qu’une Athalie.

Voilà ce qui devrait faire de Sainte-Croix d’Orléans, si nous savions mieux notre histoire, un monument national. Il se terminait, je l’ai dit, en 1829, à peu près en même temps que commençaient les travaux du Dôme de Cologne. Par quel prodige les romantiques, qui se flattaient de nous rendre le secret du Moyen-âge, s’éprirent-ils d’une belle passion pour Cologne, et n’eurent-ils que mépris pour Sainte-Croix d’Orléans ? Ce serait une autre histoire, et elle serait aussi fertile en enseignements. C’est du moins un grand honneur pour M. Chenesseau que d’avoir renouvelé la gloire de sa cathédrale, et de nous avoir rendu un si beau fragment de notre passé. Il a bien mérité de son église natale. Puisse-t-il, en récompense, obtenir la joie d’avoir sa place dans une des stalles magnifiques du chœur offert à Sainte-Croix par la piété de Louis XIV !


LOUIS GILLET.

  1. Sainte-Croix d’Orléanshistoire d’une cathédrale gothique réédifiée par les Bourbons, 1599-1829, par l’abbé Georges Chenesseau, docteur ès lettres. 2 vol. gr, in-4o et album, à Paris, Ed. Champion édit. 1921.