Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 94-115).

IV


Parlant incidemment de Lydwine dans sa biographie de l’admirable sœur Catherine Emmerich qui fut, au XIXe siècle, l’une des héritières directes de la sainte de Schiedam, un religieux allemand le P. Schmœger s’efforce de rapprocher chacune de ses souffrances de celles qu’endurait alors l’Église et il en vient, par exemple, à assimiler ses ulcères aux blessures de la chrétienté lésée par les désordres du schisme, à prétendre que les douleurs de la pierre dont elle pâtit, symbolisèrent l’état de concubinage dans lequel vivaient alors de nombreux prêtres, que les pustules de sa gorge signifièrent les enfants « privés du lait de la sainte doctrine, » etc. La vérité est que ces analogies sont singulièrement tirées par les cheveux et, un tantinet même cocasses et qu’il paraît et plus exact et plus simple de ne rien spécifier et de s’en tenir à cette indication générale que nous avons déjà posée, que Lydwine expia, par des maladies, les fautes des autres.

Mais son âme fut-elle, en cette gaine déchirée, dans ce vêtement troué et mangé par les vers, tout d’abord ferme ? Fut-elle assez fervente, assez robuste pour supporter, sans se plaindre, le poids sans mesure de ses maux ? Lydwine fut-elle, dès que les infirmités la prostrèrent, une sainte ?

Nullement ; les quelques renseignements qui nous furent laissés affirment le contraire ; elle ne ressembla point à ces déicoles qui possédèrent, soi-disant, d’emblée, toutes les vertus sans même s’être infligé la peine de les acquérir ; ses biographes, si vagues sur certains points, ne nous ont pourtant pas leurrés, ainsi que tant de leurs confrères dont les histoires nous présentent des femmes qui n’en sont pas, des héroïnes impeccables mais fausses, des êtres qui n’ont rien de vivant, rien d’humain, en un mot.

Elle, s’ébroua devant la douleur et voulut fuir ; quand elle sévit, captive sur un lit, elle pleura toutes ses larmes et fut bien près de tomber dans le désespoir. Comment aurait-il pu en être autrement, d’ailleurs ? Elle n’était pas préparée à gravir en d’aussi terrifiantes étapes la pente du Calvaire. Jusqu’au jour où elle se brisa une côte, la vie avait été pour elle laborieuse et facile ; son enfance ne différa guère de celle de beaucoup de petites filles du peuple que la misère mûrit avant l’âge, car il leur faut, lorsqu’elles s’échappent de la classe, aider leur mère à élever les autres enfants ; elle fut plus heureuse néanmoins que ses camarades d’école et que ses voisines, car elle fut choyée comme pas une, par la Vierge qui condescendit à animer sa statue et à sourire pour lui plaire ; mais Lydwine, qui ne savait pas ce qu’étaient les voies mystiques, ne pouvait croire que ces attentions n’étaient que le prélude d’affreux tourments ; elle s’imagina, naïvement, que ces gâteries dureraient et il en fut d’elle ainsi que de tous ceux dont Jésus saisit l’âme pour la liquéfier dans la forge de l’Amour et la verser, alors qu’elle entre en fusion, dans le moule nuptial de sa croix ; elle allait expérimenter que le mariage de l’âme ne se consomme le plus souvent que lorsque le corps est réduit à l’état de poussier, à l’état de loque ; brusquement, pour elle, les joies du début cessèrent ; dès qu’elle lui eut sevré l’âme, la Madone la descendit de ses bras par terre et elle dut apprendre à chercher sa subsistance et à marcher, sans lisières, seule ; elle suivit, en somme, avant que de pénétrer dans les sentiers extraordinaires, la route commune.

Les quatre premières années de ses maladies, elle put se croire vraiment damnée ; toute consolation lui fut refusée. Après l’avoir accablée de coups, Dieu se détourna, ne parut même plus la connaître. Sa situation fut certainement alors celle de tous ceux que les maladies alitent.

Après ces prémices de souffrances qui stimulent la prière, qui font supplier avec l’espoir, sinon d’une guérison immédiate, au moins d’une détente dans l’acuité du mal, le découragement s’impose à ne voir aucun de ses souhaits exaucés et les oraisons se débilitent, à mesure que les misères s’accroissent ; le recueillement s’exclut ; le sort pitoyable que l’on subit absorbe tout ; l’on ne peut plus penser qu’à soi-même et le temps se passe à déplorer son infortune. Ces prières que l’on continue cependant, par un reste d’habitude, par une incitation secrète du ciel, ces prières que l’on jugerait devoir être d’autant mieux écoutées qu’elles sont plus méritoires, car elles coûtent tant ! elles finissent, à un moment de trop grande douleur, par s’exaspérer, par se dresser devant Dieu, comme une sommation, comme une mise en demeure de tenir les promesses de ses Évangiles ; l’on se répète amèrement le « demandez et il vous sera donné », et elles s’achèvent dans la lassitude et le dégoût ; l’à quoi bon s’insinue peu à peu de tant d’efforts et lorsque dans un instant de provisoire ferveur, dans une minute d’adoucissement des crises, l’on veut se remettre à prier, il semble que l’on ne sait plus. Les invocations, à peine lancées du bord du cœur, retombent à plat et l’on croit sentir que le Christ ne se baisse pas pour les ramasser ; c’est la tentation de désespoir qui commence ; et, tandis qu’il tisonne le brasier des tortures, l’Esprit de Malice devient pathétique et plaintif ; il insiste sur la fatigue des vœux réprouvés, sur l’inefficace des oraisons et le malade s’abat sur lui-même, à bout de force.

L’horizon est noir et les lointains sont clos. Dieu dont le souvenir quand même domine n’apparaît plus qu’ainsi qu’un inexorable thaumaturge qui pourrait vous guérir d’un signe et ne le veut pas. Il n’est même plus un indifférent, il est un ennemi ; l’on aurait plus de miséricorde que Lui, si l’on était à sa place ! Est-ce qu’on laisserait ainsi souffrir des gens que l’on pourrait, si aisément, soulager ? Dieu semble être un mauvais Samaritain, un Juge inconcevable. On a beau se dire, dans une lueur de bon sens, que l’on a péché, que l’on expie ses offenses, l’on conclut que la somme des transgressions commises n’est pas suffisante pour légitimer l’apport de tant de maux et l’on accuse Notre-Seigneur d’injustice, l’on prétend Lui démontrer qu’il y a disproportion entre les délits et la peine ; dans ce désarroi, l’on ne tente plus de se consoler qu’en s’attendrissant sur soi-même, qu’en se plaignant d’être la victime d’une inéquitable rigueur ; plus on gémit et plus l’on s’aime ; et l’âme détournée de son chemin par ces quérimonieuses adulations de ses propres aîtres, vague, excédée sur elle-même et finit par s’étendre dans la ruelle, tournant presque le dos à Dieu, ne voulant plus Lui parler, ne désirant plus, ainsi qu’un animal blessé, que souffrir, cachée, dans un coin, en paix.

Mais cette désolation a des hauts et des bas. L’impossibilité de se remonter de la sorte réoriente la pauvre âme, qui ne peut tenir au même endroit, vers son Maître. L’on se reproche alors ses contumélies et ses blâmes ; l’on implore son pardon et une douceur naît de ce rapprochement ; peu à peu, des idées de résignation à la volonté du Sauveur s’inculquent et prennent racine, si le Diable, aux aguets, ne se mêle pas de les extirper, si une visite motivée par la charité et, par l’espoir de vous apporter un réconfort ne manque pas résolument son but, en vous rejetant dans des sentiments de regrets et d’envie ; car c’est encore là l’une des tristesses spéciales aux grabataires ; si la solitude leur pèse, le monde les accable. Si personne ne vient, l’on se dit abandonné, lâché par ceux dont l’amitié était la plus sûre et s’ils viennent, l’on effectue un retour sur soi-même, en considérant la bonne santé des visiteurs ; et cette comparaison vous afflige davantage ; il faut être déjà bien avancé dans la voie de la perfection pour pouvoir, en de telles circonstances, s’omettre. Lydwine, que la hantise de ses détresses incitait à se fréquenter, à penser à elle surtout, dut connaître ces alternatives d’âme écorchée, ces douloureux abois.

Ce que nous savons positivement, en tout cas, c’est que lorsqu’elle entendait les rires de ses amies jouant dans la rue, elle fondait en larmes et demandait au Seigneur pourquoi elle était, à l’écart des autres, si durement traitée.

Il faut croire cependant qu’elle était déjà de taille à supporter les plus effarantes des calamités, car Dieu ne tint aucun compte de ses pleurs et, au lieu de l’alléger, il la chargea.

À ses tortures corporelles, à ces tourments de l’âme issus de la pensée toujours ramenée à son propre dessein, ne tarda pas à se joindre l’horreur de la ténèbre mystique. Tandis qu’elle essayait de réagir contre le découragement, elle entrait dans le laminoir de la vie purgative et s’y tréfilait ; ce fut alors, en sus de l’obsession de son impotence, l’aridité de tout son être ; ce fut l’ataxie spirituelle qui fait que l’âme fléchit, incapable d’aller droit, fauche quand elle marche, jusqu’au moment où toutes les facultés se paralysent. Ainsi que l’observe saint Jean de la Croix, Dieu plonge l’entendement dans la nuit, la volonté dans les sécheresses, la mémoire dans le vide, le cœur dans l’amertume. Et ce stade de délaissement intérieur, greffé et comme confondu avec le navrement têtu des maux, Lydwine l’éprouva pendant des années ; elle se crut maudite par l’Époux et put encore allier à ses angoisses l’appréhension que cet état durerait toujours.

Aucune créature humaine n’eût pu résister à de tels assauts si elle n’avait été divinement surveillée et ardemment soutenue ; mais Dieu cacha à Lydwine, pendant cette période d’épuration, son aide ; il lui supprima les consolations sensibles ; il ne lui prêta même pas l’appui d’un prêtre, car ce n’était point, à coup sûr, ce curé de Schiedam, l’homme aux chapons, qui était capable de la secourir dans son dénuement ! il ne paraît pas non plus que le dictame des affligés, que le souverain magistère de l’âme, que la communion lui ait été souvent accordée, car Gerlac et Brugman notent qu’au temps où elle pouvait encore se traîner, ses parents la conduisaient, le jour de Pâques, à l’église où elle s’agenouillait tant bien que mal devant la rampe de l’autel.

Plus tard, quand elle fut immobilisée sur sa couche, ils marquent encore que l’esquinancie dont elle était atteinte l’empêchait souvent de consommer les célestes Apparences ; enfin, A Kempis, plus précis, déclare formellement qu’elle ne communiait, lorsqu’elle était saine, qu’à la fête de la Résurrection ; puis, ajoute-t-il, lorsqu’elle ne put quitter sa chambre, elle obtint de recevoir le corps de Notre-Seigneur une fois de plus ; enfin, longtemps après qu’elle fut complètement alitée, on lui porta l’Eucharistie, six fois l’an.

À cette époque, on le voit, le Sacrement se distribuait à d’assez rares intervalles, mais n’est-ce pas à cette privation du seul Cordial qui eût été assez puissant pour la ranimer que l’on peut attribuer, en partie, cette anémie spirituelle qui l’accablait ?

En résumé, jamais femme ne parut ainsi abandonnée par Celui dont les caresses implorées se résolvaient en d’âpres décevances et de brusques rebuts ; son cas peut sembler, en effet, presque unique. Les autres saints et les autres saintes connurent évidemment des angoisses pareilles ; ils passèrent comme elle par les épreuves de la vie purgative, mais ils ne la subirent pas, pour la plupart, en même temps que l’enfer des tortures physiques ; l’âme était en sang, mais le corps était valide ; il soutenait de son mieux sa compagne, il la promenait au moins, telle qu’une enfant malade qu’on berce sur les bras ; il l’emmenait dans les églises, il tentait de tromper ses angoisses en la sortant ; ou bien, c’était le contraire ; l’organisme défaillait mais l’âme était dispose et elle relevait, à force d’énergie, son acolyte ; chez Lydwine, hélas ! l’âme et sa coque étaient à l’avenant ; toutes deux étaient délabrées et inaptes à s’étayer ; elles étaient sur le point de crouler, quand subitement le Seigneur qu’elle croyait si loin, lui affirma, magnifiquement, par le miracle de l’homme devenu invisible, qu’il veillait là, à ses côtés, qu’il s’occupait enfin d’elle.

Jugeant que les ténèbres de la pauvre fille avaient suffisamment duré, il les déchirait dans cet éclair de grâce, puis il confiait à un intermédiaire humain, à un prêtre du nom de Jan Pot, le soin de lui expliquer sa vocation et de la consoler.

Qu’était ce Jan Pot qui fut son confesseur en même temps que dom André, le curé de Schiedam ? Gerlac et A Kempis le désignent comme étant cet ecclésiastique qui venait la communier alors qu’elle avait obtenu la permission de consommer le « Mengier de Dieu » deux fois l’an. Il ne paraît pas, avoir tenu le curé en une très ample estime, car ce fut lui qui annonça à Lydwine — avec joie, dit Gerlac — que les chats avaient dévoré les chapons. D’où venait-il ? quelle était sa situation dans la ville ? comment connut-il la sainte ? Autant de questions qui subsistent sans réponse nette.

Cependant, si l’on rapproche deux passages, l’un de Gerlac, l’autre de Brugman, relatifs tous deux à la tentation de suicide d’un échevin de Schiedam dont nous parlerons plus loin, l’on pourrait peut-être admettre que Jan Pot fut le vicaire de la paroisse. En tout cas, ce que l’on peut attester, c’est qu’il fut réellement délégué par Dieu pour définir à Lydwine sa mission et la diriger.

Après lui avoir, un jour, débité les lieux communs qui se récitent d’ordinaire aux malades, il conclut simplement :

— Ma fille, vous avez trop négligé jusqu’ici de méditer la Passion du Christ. Faites-le désormais et vous verrez que le joug du Dieu des amoureuses douleurs deviendra doux. Accompagnez-le, au jardin des Olives, chez Pilate, sur le Golgotha et dites-vous, que lorsque la mort lui interdira de souffrir encore tout ne sera pas fini, qu’il vous faudra dorénavant, comme une fidèle veuve, accomplir les dernières volontés de l’Époux, suppléer par vos souffrances à ce qui manque aux siennes.

Lydwine l’écouta, sans bien comprendre ce que signifiaient ces mots. Elle le remercia de s’être montré si charitable pour elle et quand il fut parti, elle voulut profiter de son conseil et réfléchit ; mais ce fut en vain qu’elle essaya de se représenter les scènes du Calvaire ; elle s’évaguait et ses tourments l’intéressaient plus que ceux de Jésus ; elle tenta de s’arracher à elle-même et, en observant une méthode que Jan Pot lui avait brièvement indiquée pour faciliter la pratique de cet exercice, elle s’efforça de rallier ses pensées et, après les avoir groupées, de les lancer sur la piste du Sauveur ; mais elles se retournèrent et revinrent au galop sur elle ; alors, elle perdit complètement la tête. Quand elle se fut un peu reprise, elle réunit toute sa volonté pour s’appliquer des œillères sur les yeux de l’esprit, afin de s’empêcher de regarder de côté et d’autre et de se contraindre à ne suivre qu’une trace, mais ce procédé n’obtint aucun succès ; l’âme se buta et refusa d’avancer ; bref, cette méditation sur commande l’épuisa, tout en l’ennuyant à mourir ; et elle le confessa très franchement au prêtre lorsqu’il la visita de nouveau.

— Mon père, fit-elle, j’ai voulu vous obéir, mais je n’entends rien du tout à la méditation ; lorsque je m’évertue à considérer les tortures du Christ, c’est aux miennes que je songe ; le joug du Sauveur n’est pas, ainsi que vous me l’assuriez, devenu léger ; ah ! si vous saviez ce qu’il pèse !

Jan Pot ne se montra nullement surpris de cette réponse. Il loua Lydwine de son effort et patiemment lui expliqua que son état de siccité, que son peu d’élan, que ces écarts de l’imagination inapte à cingler vers un seul but, étaient quand même des grâces ; il lui décela sans doute que l’oraison récitée par sujétion est peut-être la plus agréable qui soit à Dieu, puisqu’elle est la seule qui coûte ; il lui dit, avec sainte Gertrude, que si le Seigneur accordait toujours des consolations intérieures, elles seraient nuisibles, car elles amolliraient les âmes et diminueraient le poids de leurs acquis ; et l’on peut croire qu’après ce préambule, il déchira brusquement le voile qui couvrait l’avenir, qu’il lui révéla son rôle de victime sur la terre, qu’il lui précisa le sens de cette phrase de saint Paul « parfaire la Passion du Christ ».

Il lui apprit certainement que l’humanité est gouvernée par des lois que son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal et de réversibilité dans le Bien, solidarité en Adam, réversibilité en Notre Seigneur, autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point, responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer, dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent recueillir.

Ces lois, le Tout-Puissant les a promulguées et il les a, le premier, observées en les appliquant à la Personne de son Fils. Le Père a consenti à ce que le Verbe prît à sa charge et payât la rançon des autres ; il a voulu que ses satisfactions qui ne pouvaient lui servir, puisqu’il était innocent et parfait, profitassent aux mécréants, aux coupables, à tous les pécheurs qu’il venait racheter ; il a voulu qu’il présentât, le premier, l’exemple de la substitution mystique, de la suppléance de Celui qui ne doit rien à celui qui doit tout ; et Jésus, à son tour, veut que certaines âmes héritent de la succession de son sacrifice.

Et, en effet, le Sauveur ne peut plus souffrir par Lui-même, depuis qu’il est remonté près de son Père, dans la liesse azurée des cieux ; sa tâche rédemptrice s’est épuisée avec son sang, ses tortures ont fini avec sa mort. S’il veut encore pâtir, ici-bas, ce ne peut plus être que dans son Église, dans les membres de son corps mystique.

Ces âmes réparatrices qui recommencent les affres du Calvaire, qui se clouent à la place vide de Jésus sur la croix, sont donc, en quelque sorte, des sosies du Fils ; elles répercutent, en un miroir ensanglanté, sa pauvre Face ; elles font plus ; elles seules donnent à ce Dieu tout-puissant quelque chose qui cependant lui manque, la possibilité de souffrir encore pour nous ; elles assouvissent ce désir qui a survécu à son trépas, car il est infini comme l’amour qui l’engendre ; elles dispensent à ce merveilleux Indigent une aumône de larmes ; elles le rétablissent dans la joie qu’il s’est interdite des holocaustes.

Ajoutez, Lydwine, que si ces âmes, qui admettent comme leur Créateur d’être châtiées pour des crimes dont elles sont indemnes, n’existaient pas, il en serait de l’univers de même que de notre pays, sans l’abri des digues. Il serait englouti par la crue des péchés, ainsi que la Hollande par le flux des vagues.

Elles sont donc à la fois et les bienfaitrices du Ciel et les bienfaitrices de la terre, ces âmes !

Mais alors, ma fille, quand une âme en est à ce point, sa façon de souffrir change. Dieu rapproche, en quelque sorte, les deux sensations extrêmes de la béatitude et de la douleur et elles s’amalgament. Où est l’une et qu’est-il resté de l’autre ? nul ne le sait ; c’est l’incompréhensible fusion d’un excès et d’une défaillance ; et l’âme éclaterait sous cette pression, si le martyre du corps n’intervenait pour lui permettre de reprendre haleine, afin de se mieux réjouir ; en somme, c’est par les marches de la souffrance que l’on fait l’ascension des joies !

À l’heure actuelle, vos aîtres spirituels sont à vif ; mais comprenez-le, vous souffrez parce que vous ne voulez pas souffrir ; le secret de votre détresse est là. Accueillez-la et offrez-la à Dieu cette douleur qui vous désespère et il l’allégera ! Il la compensera par de telles consolations que le moment viendra où vous vous écrierez : mais je le leurre ! il a contracté avec moi un marché de dupe ; je me suis offerte pour expier par les plus terribles châtiments les forfaits du monde et il m’inonde d’un bonheur sans dimension, d’une allégresse sans mesure ; il m’expatrie, il me dépossède, il me débarrasse de moi-même, car c’est Lui qui rit et qui pleure, c’est Lui qui vit en moi !

Quand nous en serons là, je vous répéterai comme maintenant, ma fille, soyez sans inquiétude, Notre Seigneur sait fort bien qu’il s’est prêté à un marché de dupe, mais il n’aime que ceux-là !

Votre mission est claire ; elle consiste à vous sacrifier pour les autres, à réparer les offenses que vous n’avez pas commises ; elle consiste à pratiquer la charité dans ce qu’elle a de sublime et de vraiment divin.

Dites à Jésus : je veux me placer, moi-même, sur votre croix et je veux que ce soit Vous qui enfonciez les clous. Il acceptera ce rôle de bourreau et les Anges lui serviront d’aides ; — eh oui, il vous prendra au mot, votre Sauveur ! — on lui apportera les épines, les tarières, les cordes, l’éponge, le fiel, la lance, mais lorsqu’il vous verra, écartelée sur le gibet, suspendue entre ciel et terre, ainsi qu’il le fut sur le bois, ne pouvant encore vous élancer vers le firmament, mais ne touchant déjà plus au sol, son cœur se fondra de pitié et il n’attendra pas que sa Justice soit satisfaite pour vous descendre. De même que Nicodème et Joseph d’Arimathie, il soutiendra votre tête, alors que la Vierge vous couchera sur ses genoux ; mais il n’y aura plus de sanglots, Marie sourira ; Madeleine ne pleurera plus et elle vous embrassera, gaiement, telle qu’une grande sœur !

Les yeux de Lydwine se dessillaient ; elle commençait à comprendre les causes de ses incroyables maladies et elle se soumettait, elle agréait d’avance cette mission que le Rédempteur l’appelait à remplir ; mais comment procéder ?

En accomplissant les prescriptions que je vous ai spécifiées, répondit le prêtre, en méditant sans cesse la Passion du Christ. Il sied de ne pas vous rebuter et parce que vous n’avez point réussi, du premier coup, à vous exproprier de vous-même, de renoncer à un exercice qui vous amènera justement, lorsque vous y serez habituée, à perdre votre propre trace pour suivre celle de l’Époux.

Ne vous imaginez pas, non plus, que votre supplice est plus long, plus aigu que celui de la croix qui fut relativement court et, qu’après tout, bien des martyrs en subirent de plus barbares et de plus continus que Notre Seigneur, quand ils furent roués, grillés, déchiquetés avec des peignes de fer, coiffés de casques rouges, bouillis dans l’huile, sciés en deux ou lentement broyés sous le poids des meules, car rien n’est plus faux ; aucune torture ne se peut comparer à celle de Jésus.

Songez au prélude de la Passion, au jardin de Gethsémani, à cet inexprimable moment où, pour ne pouvoir s’empêcher d’être intégralement géhenne dans son âme et dans son corps, le Verbe arrêta, mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité, se spolia loyalement de sa faculté d’être insensible, afin de se mieux ravaler au niveau de sa créature et de son mode de souffrir. En un mot, pendant le drame du Calvaire, l’humanité prédomina chez l’Homme-Dieu et ce fut atroce. Lorsqu’il se sentit tout à coup si faible, et qu’il envisagea l’effroyable fardeau d’iniquités qu’il s’agissait de porter, il frémit et tomba sur la face.

Les ténèbres de la nuit s’ouvraient, enveloppaient de leurs pans énormes comme d’un cadre d’ombre, des tableaux éclairés par on ne sait quelles lueurs. Sur un fond de clartés menaçantes, les siècles défilaient un à un, poussant devant eux les idolâtries et les incestes, les sacrilèges et les meurtres, tous les vieux méfaits perpétrés depuis la chute du premier homme — et ils étaient salués, acclamés au passage par les hourras des mauvais anges ! — Jésus excédé baissa les yeux — lorsqu’il les releva, ces fantômes des générations disparues s’étaient évanouis, mais les scélératesses de cette Judée qu’il évangélisait, grouillaient en s’exaspérant, devant Lui. Il vit Judas, il vit Caïphe, il vit Pilate, il vit… saint Pierre ; il vit les effrayantes brutes qui allaient lui cracher au visage et lui ceindre le front de points de sang. La croix se dressait, hagarde, sur les cieux bouleversés et l’on entendait les gémissements des Limbes. Il se remit debout, mais, saisi de vertige, il chancela et chercha un bras pour se soutenir, un appui. — Il était seul. —

Alors il se traîna jusqu’à ses disciples qui dormaient, dans la nuit demeurée paisible, au loin, et il les réveilla. Ils le regardèrent, ahuris et craintifs, se demandant si cet homme, aux gestes éperdus et aux yeux navrés, était bien le même que ce Jésus qui s’était transfiguré devant eux sur le Thabor, avec un visage resplendissant et une robe de neige, en feu. Le Seigneur dut sourire de pitié ; il leur reprocha seulement de n’avoir pu veiller, et, après être encore revenu, deux fois, près d’eux, il s’en fut agoniser, sans personne, dans son pauvre coin.

Il s’agenouilla pour prier, mais maintenant, s’il n’était plus question du passé et du présent, il s’agissait de l’avenir qui s’avançait, plus redoutable encore ; les siècles futurs se succédaient, montrant des territoires qui changeaient, des villes qui devenaient autres ; les mers même s’étaient déformées et les continents ne se ressemblaient plus ; seuls, sous des costumes différents, les hommes subsistaient identiques ; ils continuaient de voler et d’assassiner, ils persistaient à crucifier leur Sauveur, pour satisfaire leurs besoins de luxure et leur passion de gain ; dans les décors variés des âges, le Veau d’or s’érigeait, immuable et il régnait. Alors, ivre de douleur, Jésus sua le sang et cria : Père, si vous vouliez détourner de moi ce calice ; puis, il ajouta, résigné, cependant que votre volonté se fasse et pas la mienne !

Eh bien, vous le voyez, ma fille, ces tortures préliminaires surpassent tout ce que votre imagination est capable de concevoir ; elles furent si intenses que la nature humaine du Christ se serait brisée et qu’il ne serait pas arrivé, vivant, sur le Golgotha, si des anges n’étaient venus le consoler ; et cependant le paroxysme de ses souffrances n’était pas atteint ; il ne le fut que sur la croix ; sans doute, son supplice physique fut horrible, mais combien il semble indolore si on le confronte avec l’autre ! car, sur le gibet, ce fut l’assaut de toutes les immondices réunies des temps ; les gémonies du passé, du présent, de l’avenir, se fondirent et se concentrèrent en une sorte d’essence corrosive ignoble et elles l’inondèrent ; ce fut quelque chose comme un charnier des cœurs, comme une peste des âmes qui se ruèrent sur le bois pour l’infecter. — Ah ! ce calice qu’il avait accepté de boire, il empoisonnait l’air ! — Les anges, qui avaient assisté le Seigneur au jardin des Olives, n’intervenaient plus ; ils pleuraient, atterrés, devant cette mort abominable d’un Dieu ; le soleil s’était enfui, la terre bruissait d’épouvante, les rocs terrifiés étaient sur le point de s’ouvrir. Alors Jésus poussa un cri déchirant : Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Et il mourut.

Pensez à tout cela, Lydwine, et assurez-vous que vos souffrances sont faibles en face de celles-là ; remémorez-vous les inoubliables scènes du jardin des Olives et du Golgotha, regardez le chef dévasté par les soufflets, le chef ébouriffé d’épines de l’Époux, mettez vos pas dans les empreintes des siens et, à mesure que vous le suivrez, les étapes se feront plus débonnaires, les marches forcées se feront plus douces.

Et le brave homme la quitta, après lui avoir encore promis de revenir. Lydwine fut généreuse ; elle se donna de tout cœur, comme une âme de somme, pour porter le faix des fautes ; mais cette oblation n’amortit aucune de ses peines et ne la libéra point. Quand elle voulut s’arrêter, en méditant, aux haltes des stations, elle tituba, semblable à ces gens dont on a voilé les yeux et qui ne peuvent, aussitôt qu’on les a débarrassés de leur bandeau, marcher droit. La route du Calvaire, elle la quittait, une fois de plus, pour s’égarer dans de petits sentiers qui finissaient par la ramener insensiblement à son point de départ, à ses maux. — Dieu la considérait, silencieux, et il ne bougeait pas. — Naturellement elle s’éperdit, crut que Jan Pot lui avait infligé une tâche inaccessible et elle se madéfia et recommença de pleurer. Elle était prête à sombrer dans le désespoir quand Pâques fleurit sur le cycle liturgique de l’an. Alors le bon Pot amena avec lui Notre-Seigneur sous les espèces du Sacrement et il dit :

— Ma chère fille, jusqu’à ce jour, je vous ai entretenue du martyre de Jésus ; je n’ai plus maintenant qu’à me taire, car c’est Lui-même qui va heurter à la porte de votre cœur et vous parler.

Et il la communia.

Immédiatement son âme craqua et l’amour jaillit en une explosion, fusa en une gerbe de feux qui nimbèrent la suradorable Face qu’elle contemplait, au plus profond de ses aîtres, dans la source même de sa personne ; et folle de douleur et folle de joie, elle ne savait même plus ce qu’était son malheureux corps ; les gémissements que lui arrachaient ses tortures disparaissaient dans l’hosanna de ses cris. Ivre, de l’ébriété divine, elle divaguait, ne se souvenant plus d’elle-même que pour penser à lier précipitamment un bouquet de ses souffrances, afin de les offrir, en souhait de bienvenue, à l’Hôte. Puis ses larmes coulèrent durant deux semaines ; ce fut une pluie d’amour qui détrempa enfin ce sol aride et quasi mort ; le céleste Jardinier épandit à la volée ses semailles et aussitôt les fleurs de la Passion levèrent. Ces méditations sur la mort du Rédempteur, qui l’avaient tant harassée, elle ne pouvait plus s’en lasser ; la vue de l’Époux supplicié la ruait hors d’elle, au-devant de Lui. Ce qu’elle enviait actuellement, ce n’était plus la jubilante santé de ses compagnes, c’était la taciturne tendresse de cette Véronique qui avait été assez heureuse pour essuyer le visage ensanglanté du Christ. Ah ! être Madeleine, être ce Cyrénéen, cet homme à qui fut réservé cet unique privilège, cette unique gloire dont les plus grands des apôtres même furent privés, d’aider le Délaissé à charrier les péchés du monde, avec sa croix, de venir, lui, simple pécheur, au secours d’un Dieu !

Elle eût voulu être, parmi eux, derrière eux, se rendre utile à quelque chose, en passant aux saintes femmes l’eau, les herbes, le bassin, l’éponge, pour laver les plaies ; elle eût voulu être leur petite servante, leur prêter ses plus humbles services sans même être vue ; il lui paraissait maintenant qu’elle appuyait ses pieds dans les pas du Fils, qu’en souffrant, elle s’emparait d’une partie de ses douleurs et les lui diminuait d’autant ; et elle convoitait de tout lui ravir, lui reprochait d’en trop garder ; elle se plaignait de l’indolence de ses tortures, de la parcimonie de ses maux !

Et, sans cesse, elle ambula, en pèlerine assidue, sur le chemin du Calvaire. Afin d’imiter le Psalmiste qui priait sept fois par jour, elle se créa, pour son usage, des heures canoniales ; elle divisa la journée en sept parts et le drame de la Passion en autant de parts, et elle semblait avoir une horloge dans l’esprit, tant elle était exacte à méditer sur le sujet correspondant à l’heure fixée, sans qu’il y eût jamais une minute d’avance ou une seconde de retard.

Et cependant ses tourments corporels croissaient encore. Ses rages de dents étaient devenues si féroces que sa tête tremblait ; les fièvres la minaient, avec des alternances de chaleurs violentes et de grands froids ; quand ces accès atteignaient leurs degrés extrêmes, elle crachait une eau rougeâtre et tombait dans un tel affaissement qu’il lui était impossible de proférer un seul mot et d’entendre parler les gens ; mais, au lieu de s’abandonner, ainsi que jadis, au désespoir, elle remerciait Dieu d’étancher enfin sa soif de tortures.

On lui demandait quelquefois si elle désirait toujours, comme autrefois, être guérie et elle répondait : non, je ne souhaite plus qu’une chose, c’est de ne pas être dénuée de mes désaises et de mes peines.

Et, bravement, elle fit un pas de plus en avant et interpella le Christ.

L’époque du Carnaval était proche ; pensant au surcroît de péchés qu’engendreraient à Schiedam, les ribotes des jours gras, elle s’écria : Seigneur, vengez-vous sur moi du supplément d’offenses que ces fêtes vous infligent ! — et sa prière fut aussitôt exaucée ; elle éprouva une douleur si vive à la jambe qu’elle se tut et n’en quémanda plus. Elle endura héroïquement ce martyre qui ne cessa qu’au jour de la Résurrection et répéta à ceux dont la pitié se déversait sur elle en plaintes, qu’elle agréerait bien volontiers de subir, pendant quarante ans et plus, de telles souffrances, si elle savait obtenir, en échange, la conversion d’un pécheur ou la délivrance d’une âme du Purgatoire.