Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 201-219).

X


Quelque incommensurable qu’elle fût, la charité de Lydwine n’était pas de celles que l’on pouvait facilement duper. La sainte décortiquait, d’un coup d’œil, les âmes et elle n’hésitait pas, quand cela lui semblait nécessaire, à les vitupérer ; c’est ainsi qu’elle écala une femme de Schiedam qui cachait sous une écorce de fragile dévotion une infrangible astuce ; celle-là extorquait des aumônes aux familles charitables de la ville et bombançait avec.

La veuve Catherine Simon la rencontra, un matin, dans la rue et, émue par ses plaintes et sachant qu’il n’y avait plus d’argent chez la sainte, la mena chez Jan Walter qui, leurré à son tour, par ses pieuses jérémiades, l’aida ; mais, le lendemain, Lydwine, à qui personne n’avait pourtant raconté cette aventure, dit à Catherine :

— Cette créature vous a trompée, ainsi que mon confesseur ; soyez dorénavant plus prudente ; rappelez-vous cette parole des Écritures : il est des gens qui, sous un aspect d’humilité, cèlent des cœurs pleins de fraude et de malice et gardez-vous surtout de croire à tout esprit.

Elle fouaillait sans pitié les hypocrites qui avaient l’aplomb de vanter leurs vertus devant elle ; elle secoua, un jour, d’importance, une intrigante qui se prétendait vierge et affectait des allures outrées de bigote ; or, cette femme avait des relations avec un incube.

— Vous êtes vierge, vous ! s’exclama la sainte.

— Mais certainement que je le suis.

— Eh bien, ma fille, voulez-vous que je vous dise, vingt-cinq vierges de votre espèce danseraient aisément sur un moulin à poivre, répliqua Lydwine, attestant par cette comparaison d’un acte impossible à réaliser, la duplicité de cette papelarde qui n’insista pas d’ailleurs et sortit, furieuse d’être ainsi démasquée.

Une jeune fille, qui assistait à l’exécution, fut choquée de cette sévérité et demanda à Lydwine pourquoi elle traitait si durement cette vierge.

— Ne répétez pas ce mensonge du Diable, s’écria la sainte ; cette femme est telle que Dieu la connaît. Quant à sa prétendue piété, il vous est loisible de l’éprouver. Allez chez cette dévergondée et signalez-lui quelques-unes de ses imperfections ; si elle vous écoute patiemment et les avoue, c’est moi qui m’abuse ; si, au contraire, dès les premiers mots, elle fume de colère, vous serez renseignée.

Cette jeune fille tenta l’expérience, mais elle tomba sur une forcenée qui l’agonit d’injures, dès qu’elle voulut lui parler de ses défauts.

Cette malheureuse mourut quelques mois après qu’elle se fut attiré ces remontrances, et comme Lydwine priait pour elle, vous perdez votre temps, lui assura son ange, elle est dans l’abîme d’où l’on ne s’échappe pas.

Une mésaventure de ce genre advint à un sacerdote qui lui dit, un matin : je vous quitte, car il faut que j’aille célébrer la messe.

— Je vous le défends bien, proféra Lydwine.

— Vous me le défendez ! Je serais curieux, par exemple, de savoir pourquoi ?

— Avez-vous donc oublié le péché contre le VIe commandement que vous commîtes hier ?

Il demeura muet et confus.

La sainte ajouta : mettez ordre à vos affaires, car vous mourrez dans trois jours.

Il geignit de frayeur, la supplia d’intercéder pour que son existence se prolongeât.

— C’est impossible, répliqua-t-elle, car il y a trop longtemps que cela dure et la mesure est comble ; tout ce que je puis vous promettre, c’est de prier ardemment pour votre salut.

Le troisième jour, cet ecclésiastique se leva bien portant et il s’en fut, triomphant et un tantinet narquois, chez la malade.

— Eh bien, fit-il, ai-je la mine d’un homme qui va trépasser aujourd’hui ?

— Ne vous fiez pas à des apparences de santé ; à telle heure, vous ne serez plus, répartit Lydwine.

Et ce décès eut lieu, en effet, ainsi qu’elle l’avait prédit.

Une autre fois encore, elle déclara à une jeune fille folle de son corps, qu’il lui fallait au plus vite changer de vie. Celle-ci s’engagea à se corriger et ne tint pas sa parole. Bientôt après, elle enfla ; tout le monde la crut enceinte. — C’est une tumeur due à sa corruption, soupira Lydwine ; et la malheureuse expira, sans gésine, après de longues souffrances.

Si elle tançait les femmes et les hommes de la classe populaire ou moyenne, elle réprimandait avec une égale franchise, les grands ; la noblesse, la richesse la laissaient parfaitement indifférente et elle n’épargnait pas plus les princes que les bourgeois et les prêtres.

L’un d’eux, dont le nom ne nous a pas été conservé, vint d’un pays assez lointain pour l’entretenir d’un cas de conscience. Il se perdait en digressions, n’osait aborder carrément le chapitre de ses hontes, tournait, comme on dit vulgairement, autour du pot. Très simplement, elle appuya le doigt sur la plaie et, tenaillé par le remords, il pleura.

— Ah ! s’écria-t-elle, vous pleurez, Monseigneur, pour un péché bien moins grave que d’autres dont vous vous êtes également rendu coupable ; et ceux-là, vous n’y pensez même pas, tant votre conscience est aveuglée !

Et, brusquement, elle lui écartela l’âme et il en jaillit d’affreux méfaits qu’elle l’invita à confesser, sans aucun retard ; il écouta ce conseil et bien il fit ; car il fut à peine de retour dans ses États, qu’il mourut.

Parmi ces visiteurs qui se succédaient, du matin au soir, près de son lit, figuraient un grand nombre de religieux. Plusieurs des réponses de Lydwine aux interrogations qu’ils lui posaient, ont été notées ; celles-ci, entre autres :

Un moine de Cîteaux, ayant été promu à l’épiscopat, trembla de peur et ne voulut point accepter cette charge ; avant toutefois de résister à ses supérieurs, il s’en fut consulter la sainte. Il biaisa avec elle, disant :

— Ma chère sœur, un de mes frères, ne se jugeant pas les ressources d’esprit nécessaires, refuse une prélature qu’on lui enjoint de recevoir ; l’approuvez-vous ?

Lydwine, qui savait très bien qu’il s’agissait de lui, répliqua :

— Je crains tort que les raisons alléguées par ce frère ne soient des subterfuges ; en tout cas, il est moine, soumis par conséquent à la règle d’obéissance ; s’il ne se décide pas à la suivre, il peut être sûr d’une chose, c’est qu’en cherchant à éviter un péril médiocre, il encourra un danger plus grand.

Le cistercien, mal convaincu, se retira et finalement déclina les honneurs de l’épiscopat ; mais ce refus ne lui fut pas propice, car, ainsi qu’il dut l’avouer plus tard, Dieu le fit passer par des tribulations autrement pénibles que celles qu’il avait résolu de fuir.

D’autres religieux arrivaient aussi, qui étaient de ces esprits toujours inquiets, mal partout où ils sont et s’imaginant qu’autre part ils seraient mieux ; Lydwine avait grand’pitié de ces âmes nomades ; elle tâchait de remonter ces malheureux, de les persuader que l’on ne devient pas meilleur, en changeant de place, qu’on emporte son âme avec soi, qu’il n’y a qu’une façon de la lénifier et de la fixer, c’est de l’assujettir à l’obéissance, de la spolier de toute volonté, de la confier humblement à la garde de son abbé et de son directeur ; et quelquefois, elle parvenait à les apaiser, à leur faire aimer cette cellule qui, ainsi que le dit l’Imitation, est vraiment douce quand on la quitte peu et engendre un mortel ennui lorsque souvent on s’en éloigne.

D’autres encore la suppliaient de les préserver des tentations ou d’écarter celles d’autrui tel un chanoine régulier appartenant à un monastère, situé à Schonhovie et distant d’à peu près sept lieues de Schiedam. Celui-là doutait de sa vocation qui, aux yeux de ses maîtres, était certaine. Le prieur, le P. Nicolas Wit essayait vainement de le consoler ; mais ni les conseils, ni les objurgations, ni les prières ne le pacifiaient ; le moment vint où ce chanoine se détermina à jeter le froc. Le prieur, désespéré de cette résolution et navré du scandale qui allait en résulter, conduisit cet infortuné chez la sainte.

Elle souffrait, à ce moment-là, le martyre et le moindre bruit la rendait quasi folle ; elle consentit cependant à voir Nicolas Wit, mais à condition qu’il entrerait seul.

— Mon très cher père, lui dit-elle, je vous prie de m’excuser si je prends, la première, la parole, mais j’y suis contrainte par mes tortures qui ne me permettent pas d’entendre la voix des autres et me forcent, moi-même, à peu parler ; le brave religieux que vous avez amené avec vous est durement pressuré par Notre-Seigneur, mais assurez-le que son épreuve sera courte ; qu’il ne perde pas courage et, vous, mon père ; continuez à l’adjurer de vos prières.

L’étonnement du prieur fut inexprimable. Il ne savait que répondre.

Alors la sainte lui dit : adieu, exhortez bien votre frère à la patience et ne m’oubliez pas devant Dieu.

Et le chanoine fut, effectivement, affranchi de ses obsessions, ainsi qu’elle l’avait annoncé.

Elle excellait à balayer les scrupules, à conforter les malheureux désorbités par l’ingénieuse cautèle du Démon.

À Schiedam, une femme était victime de noises de ce genre ; elle était agitée de la manie des scrupules et égarée à ce point qu’elle ne vivait plus qu’à l’état de vertige et était prête à succomber au désespoir, à tout instant. Le Diable l’affolait, en lui montrant, pendant son sommeil, un écrit mentionnant certain péché qu’elle avait pourtant confessé.

— Tu as beau avoir reçu l’absolution et avoir accompli la pénitence qui te fut imposée, ce péché-là ne peut être pardonné ni dans ce monde, ni dans l’autre, lui criait-il ; de quelque côté que tu te tournes, tu es damnée.

Cette femme se mourait de terreur quand une voix intérieure lui dit : cours chez Lydwine. Elle ne fit qu’un saut chez elle et se rua dans sa maison, comme une bête traquée ; elle s’y éplora, en clamant qu’elle était une âme perdue, une réprouvée.

— Cette cédule dont l’Esprit de ténèbres vous menace n’est qu’un mensonge, affirma Lydwine. Je prierai le Seigneur de la supprimer ; rassurez-vous donc et n’y songez plus.

Et aussitôt qu’elle fut sortie, Lydwine supplia le ciel de dégager des rets infernaux cette malheureuse ; et elle fut, au même moment, ravie en extase, et elle vit la Sainte Vierge arracher des mains de Satan cet écrit et le lacérer.

Elle revint à elle ; les morceaux déchirés de ce parchemin jonchaient son lit ; son confesseur Walter qu’elle fit quérir les examina et la femme fut exonérée.

Une autre histoire étrange est celle d’un des échevins de Schiedam. Il avait pour directeur un chapelain qui célébrait souvent la messe devant lui, Jan Pot, dit Gerlac ; un vicaire de la paroisse, note Brugman qui omet de citer le nom.

Y a-t-il identité entre ce vicaire et Jan Pot ? Je ne vois pas de sérieuses raisons qui empêchent de le croire.

Or, ledit échevin était hanté du désir de se pendre. Jan Pot ayant épuisé tous les moyens dont il disposait pour empêcher ce suicide, recourut à la sainte.

— Il s’agit, en l’espèce, d’une tentation diabolique, assura-t-elle ; voici de quel expédient il vous sied d’user. Après avoir confessé cet homme, vous lui infligerez, comme pénitence, d’avoir justement à se pendre.

— Et s’il le fait !

— Il s’en gardera bien ; le Malin qui l’incite à se brancher, sous prétexte d’humeur noire, ne le laissera jamais se tuer, par obéissance surnaturelle ; il hait trop le sacrement pour cela !

Encore qu’il eût grande confiance dans les lumières de Lydwine, Jan Pot partit de chez elle, très démâté.

Il préféra tergiverser avec le monomane, mais l’heure vint où il fallut pourtant se décider. La famille de cet homme devait, à chaque instant, lui arracher la corde dont il voulait se cravater. Poussé à bout, Jan Pot suivit les instructions de Lydwine. Vous vous pendrez en expiation de vos péchés, ordonna-t-il, à l’échevin qui retourna, enchanté, chez lui. Il attacha, en hâte, à une solive du plafond, une corde qu’il se noua autour du cou, grimpa sur un escabeau, et il allait s’élancer dans le vide, lorsque, grinçant des mâchoires, les démons crièrent : « ne te tue pas, malheureux, ne te tue pas ! »

En même temps, l’un d’eux cassait le licol tandis qu’un autre empoignait le patient et le jetait entre une énorme malle et le mur ; et le coup fut si violent qu’il resta évanoui, comprimé, pendant trois heures, sans pouvoir reculer la malle et se lever ; à la fin, ses parents, qui le cherchaient partout, le découvrirent à moitié écrasé dans cette ruelle et quand ils l’en eurent retiré, il bénit le Seigneur et jura bien qu’il était à jamais guéri de cette démence.

Et Brugman ajoute, un peu effaré par la manière dont Lydwine trancha cette situation, la réflexion chère aux catholiques qu’un rien ébroue : « C’est là une de ces actions que l’on doit admirer mais qu’il faut surtout ne pas imiter. »

Si elle était d’audacieux avis et de hardi conseil, elle était aussi singulièrement humble lorsqu’elle était contrainte de résoudre des problèmes qu’elle ne pouvait connaître. Dieu lui donnait alors la science infuse, l’éclairait de telle sorte qu’elle stupéfiait les théologiens acharnés à la confondre.

L’un d’eux en fit l’essai ; c’était un dominicain, professeur de théologie à Utrecht ; il s’arrêta à Schiedam et, après quelques feintes, il dit nettement à Lydwine :

— Je veux que vous m’expliquiez la façon dont les Trois Personnes ont opéré dans le sein de la Vierge Marie l’Incarnation du Verbe.

Surprise, elle se récusa ; mais le dominicain le prit de haut et, d’un ton de commandement, cria : je vous adjure par le jugement du Dieu vivant de répondre, et tout de suite, à ma demande !

Lydwine, effrayée par cette brutale injonction, pleura ; mais, comme malgré ses larmes, ce religieux insistait d’une voix de plus en plus menaçante, elle s’essuya les yeux et répliqua :

— Mon père, pour vous permettre de bien saisir ma pensée, je dois recourir à une comparaison ; j’imagine un corps solaire d’où sortent trois rayons qui se réunissent et se fondent en un seul ; ils sont larges à leur point de départ, mais ils se rapprochent les uns des autres à mesure qu’ils s’en éloignent et s’amincissent si bien qu’ils finissent par s’aiguiser à leur extrémité, en une seule pointe ; cette pointe elle se dirige vers l’intérieur d’une petite maison ; vous voyez déjà par cette image ma pensée, n’est-ce pas ? néanmoins, pour plus de clarté, je la développerai, si vous le voulez bien ; par le corps solaire, j’entends la Divinité elle-même, par les trois rayons distincts qui s’en échappent les trois Personnes ; par leur sortie tendant au même but l’unité de l’opération à laquelle les trois Hypostases concourent ; par l’extrémité de la pointe le Verbe ; cette pointe qui pénètre dans un intérieur signifie donc l’entrée de Jésus dans le sein de la bienheureuse Vierge Marie où il prit une partie de son sang, de sorte qu’il y eut en Lui, après qu’il se fut revêtu de la chair, deux natures et une seule Personne, la Personne du Fils.

Le dominicain fut frappé de la lucidité de cette explication et il la quitta, convaincu qu’elle était bien, en effet, animée de l’esprit de Dieu.

Après ce frère-prêcheur qui semble avoir été assez mal embouché, ce fut le tour d’un receveur d’impôts, homme vaniteux et cupide ; celui-là vint avec l’intention de lui soumettre des questions captieuses et de la réfuter.

Familièrement, il l’aborda et commença :

— Je suppose, Lydwine, que vous ayez le Seigneur présent devant vous sur l’autel en l’hostie renfermée dans la monstrance et qu’en même temps vous voyiez le même Seigneur vous apparaître sous la forme visible qu’il eut sur la terre ; auquel des deux rendriez-vous hommage ?

Elle se tut et pleura ; puis, tandis que ce mécréant se flattait de l’avoir réduite au silence, d’un ton singulièrement imposant, elle dit :

— Des personnes doctes et vénérables m’ont parfois harcelée d’interrogations spécieuses, à l’effet de m’éprouver, mais je ne me souviens pas que l’on m’ait encore adressé une sommation plus choquante que celle de ce percepteur dont l’âme ne vénère que les sacs d’écus.

Des témoins, assis dans la chambre, qui savaient que la sainte ne connaissait ni cet individu, ni sa profession, ni son vice, rougirent pour lui, et partirent, pendant que lui-même fuyait, gêné d’être ainsi démasqué devant des tiers, de son côté, seul.

On abusait, d’ailleurs, plus ou moins poliment de sa patience ; sous prétexte qu’elle était de caractère bénin et d’opinion utile, l’on venait pour des vétilles, l’empêcher de souffrir à son aise et combien qui la dérangeaient de ses méditations, de ses colloques avec les anges, par simple curiosité pour savoir, par exemple, quand aurait lieu l’avènement de l’Antéchrist qu’elle disait devoir être certifié, l’année où il naîtrait, par ce signe que, dans son pays d’origine, trois gouttes de sang découleraient de chaque feuille d’arbre ; ou bien encore pour la consulter sur des cas oiseux tels que celui-ci, présenté par une femme qui s’était introduite chez elle, afin de lui demander s’il valait mieux qu’elle travaillât ou qu’elle se tournât les pouces.

Et elle avait la complaisance de se retenir de crier quand elle peinait, pour répéter ce que tout le monde sait, que l’oisiveté est un tremplin de vices, que puisque cette femme s’avérait sans fortune mais habile à tisser la laine, elle devait exercer ce métier et vivre honnêtement avec ; seulement, elle ajoutait :

— Au lieu d’entreprendre ce commerce dans l’espoir de gagner de l’argent, il convient de l’entreprendre dans le but d’aider les indigents ; donc, chaque fois que vous acquérerez un lot de toisons, vous en réserverez une pour les pauvres du Seigneur ou, si vous le préférez, vous leur conserverez cinq deniers sur le produit de la vente de chacune de vos étoffes, en souvenir des cinq plaies du Sauveur ; enfin, vous aurez soin de ne pas exploiter la misère des ouvrières que vous embaucherez : vous les paierez exactement, sans abuser de leur travail, et je vous garantis que Dieu bénira vos efforts.

Cette femme suivit ces avis à la lettre et réalisa d’abord, en demeurant probe, d’enviables gains ; mais vint une année où elle dut se débarrasser de ses marchandises à perte et, pour se rattraper de ses méventes, elle trompa son fournisseur de toisons et de laines, en le frustrant d’une pièce d’or. Ce marchand qui décéda, peu après, apparut à Lydwine, lui révéla le dol de sa cliente, et exigea qu’elle employât la somme dérobée à acheter des cierges et à commander des messes pour le repos de son âme.

La sainte fit aussitôt quérir la voleuse qui, stupéfiée de se voir reprocher un larcin que tout le monde ignorait, satisfit aux désirs du défunt et s’amenda.

Quelquefois, ces fâcheux, qui l’importunaient avec leurs requêtes, éprouvaient d’amusants mécomptes ; le résultat de ses prières n’était pas précisément celui qu’ils espéraient ; exemple, ce chanoine qui lui dit :

— Je vous serai obligé d’exorer le Sauveur pour qu’il m’élague de ce qui lui déplaît le plus.

La sainte accepta de prier à cette intention ; peu de temps après, ce chanoine, qui était doué d’une voix magnifique, devint aphone.

Il consulta les médecins, usa de tous les gargarismes, de tous les électuaires inventés par la pharmacopée de son temps, ce fut en pure perte ; il ne s’extrayait de la gorge que des râles étouffés ou des sons rauques ; l’un de ses confrères finit par s’écrier, un jour qu’il assistait à une nouvelle réunion d’empiriques : laissez donc cela ; vos sédatifs et vos émollients sont inutiles, la voix tonitruante de M. le chanoine est à jamais perdue !

— Et pourquoi cela ?

— Parce que j’étais avec lui, lorsqu’il pria Lydwine de lui faire retrancher le défaut qui lui nuisait le plus ; or, notre ami tirait un peu vanité de l’ampleur superbe de son chant ; le voilà délivré de cette imperfection ; l’intercession de la sainte a été exaucée ; c’est pour le mieux.

Et il est à croire que cette disgrâce servit à son avancement spirituel, conclut gravement le bon Brugman.

L’on pourrait s’imaginer qu’après des journées passées tout entières à recevoir des visites, des journées qui l’exténuaient, car, au rapport de ses biographes, elle avait le visage en feu, inondé de sueur et tombait en défaillance quand les gens sortaient, Lydwine reprenait haleine et se reposait un peu. Nullement ; elle profitait d’un moment libre, entre deux audiences, pour s’occuper alors de ceux que sa voyance lui montrait, menacés de quelque danger.

Elle leur dépêchait un messager ou leur écrivait, pour les prévenir. Ainsi agit-elle envers un négociant qu’elle aimait et qu’elle empêcha de s’embarquer avec des camarades sur l’un des navires alors en partance pour la Baltique.

Mais, dit le marchand, ahuri par ce conseil, si je ne pars pas en même temps que mes compagnons, il me faudra effectuer, seul, ce long et ce périlleux voyage ! — Et comme, sans s’expliquer davantage, Lydwine insistait pour qu’il l’écoutât, — il obéit assez tristement car tous ses amis se raillèrent de sa crédulité ; cependant, la flottille avait à peine gagné la pleine mer qu’elle fut abordée par des pirates qui la coulèrent bas ; et ceux des passagers qui ne se noyèrent point furent emmenés en captivité. Le protégé de la sainte s’aventura, seul, après, et revint de son expédition sans avoir, pendant l’allée et le retour de la traversée, subi la moindre encombre.

Une autre fois, ce don que Dieu lui avait accordé de la double vue lui permit d’assister de chez elle à la scène que voici :

Un soir, un des plus merveilleux soûlauds de Schiedam, un nommé Otger, s’attabla dans une des tavernes de la ville avec d’autres ivrognes ; ceux-ci, après avoir humé de copieuses rasades, s’avisèrent, avant de rouler sous la table, de déblatérer contre Lydwine. À les entendre, elle festinait en cachette et était, à la fois, une hypocrite et une possédée ; bien qu’il eût, ainsi que ses camarades, l’armet échauffé par la boisson, Otger ne put s’empêcher de s’indigner et s’exclama :

— Écoutez, mieux vaudrait nous taire que de calomnier de la sorte une pauvre fille malade, que tout le monde sait être et pieuse et charitable : notre habituelle sottise nous incite à commettre assez de fautes sans encore que nous y ajoutions celle-là !

Cette leçon les irrita et l’un des plus enragés de ces pochards gifla Otger en criant : comment toi qui es né et nourri dans le péché, tu as l’aplomb de nous morigéner ? allons, vaurien, file et au plus vite !

— Je reçois ce soufflet sans me venger, fit Otger subitement dégrisé ; je le reçois parce qu’il m’a été donné pour avoir défendu l’honneur d’une sainte ; et il partit.

Lydwine suivait, de son lit, cette scène. Elle envoya chercher Jan Walter, le mit au courant de l’incident et lui dit :

— Demain matin, père, vous vous rendrez, dès la première heure, chez ce brave homme et vous lui répéterez ceci : Lydwine vous remercie de la part de Dieu d’avoir été frappé pour elle ; et elle me charge aussi de vous attester que vous serez récompensé.

— Mais, demanda Otger au prêtre, comment Lydwine a-t-elle pu apprendre un fait qui s’est passé très tard, hier, dans la nuit, et qui n’a pas eu le temps de s’ébruiter ?

— Qu’il vous suffise d’être certain qu’elle l’a appris, répartit Walter ; ayez confiance et vous verrez que sa prophétie s’accomplira.

Ce mystère l’obsédant, Otger pensa souvent à la triste existence de la sainte et la compara à la sienne. Honteux de cette vie qui consistait à s’attabler dans des salles enfumées, devant des tables chargées de fioles et de brocs et là, à s’engouffrer des pintes en compagnie de godailleurs dont les divagations augmentaient à mesure que la cervoise et le vin diminuaient dans les pots, il résolut de rompre avec ses anciens amis et de ne plus fréquenter les cabarets. Cette déshabitude lui fut d’abord pénible. Il errait, désœuvré ; mais il eut le courage de tenir bon et d’appeler le ciel à son aide ; et, secouru par les prières de son amie, il trépassa, après de salutaires épreuves, dans la paix désirée du Seigneur.

Cette faculté que possédait Lydwine de voir à distance avait fini par être admise presque sans conteste, à Schiedam et elle ne contribuait pas peu à lui amener une foule d’intrus qui venaient chez elle, comme l’on va maintenant chez une somnambule.

Nous pouvons encore citer trois cas de ce don de voyance :

Le premier a trait à un duel. La mère de l’un des adversaires se lamentait chez Lydwine, la suppliant de prier pour que son fils ne fût pas tué. Ne craignez rien, répondit la sainte ; les deux ennemis s’embrassent ; aucun combat n’aura lieu. Et effectivement, la réconciliation se scellait au moment même où elle l’annonçait.

Les deux autres concernent des religieux.

Un matin, un augustin, originaire de Dordrecht et qui avait fait quelques jours avant profession dans un couvent de chanoines réguliers d’Eemstein, entra, en traversant Schiedam, chez elle ; elle le salua aussitôt par son nom, lui parla de sa profession comme si elle y avait assisté et alors qu’ébahi, il s’écriait :

— C’est trop fort ! Comment me connaissez-vous ?

Elle lui répliqua simplement : mais, par le Seigneur, mon frère !

Une autre fois, un bourgeois appelé Wilhelm de Haga voulut avoir des nouvelles de son fils disparu, sans laisser de traces, depuis plusieurs mois. Il avait à peine franchi le seuil de sa chambre, qu’elle le saluait, lui aussi, par son nom et, sans attendre qu’il la questionnât, lui disait :

— Apprenez que, par une insigne faveur du Christ, votre fils Henri a été reçu et va prononcer ses vœux à la Chartreuse de Diest.

Le bonhomme, abasourdi, eût désiré en connaître plus long et il insista pour être renseigné sur l’origine et la certitude de sa double vue.

— De grâce, fit-elle, cessez vos interrogations ; je suis souvent forcée par charité de distribuer à mon prochain les feuilles de mon arbre, mais la racine ne leur appartient pas et doit demeurer dans la terre, cachée ; contentez-vous donc de cette feuille que je vous ai, de mon plein gré, offerte et n’en réclamez pas davantage.

Ces deux derniers faits ont été confiés à Thomas A Kempis par le P. Hugo, sous-prieur du monastère de sainte Élisabeth, près Brielle, qui les tenait, lui-même, des intéressés.

L’on se demande comment, vivant dans un pareil tohu-bohu de monde, la pauvre fille pouvait se recueillir et suivre ce chemin de croix qu’elle s’était si strictement tracé. La vérité est peut-être que l’Esprit Saint parlait par sa bouche, alors qu’elle était, elle-même, absorbée en Dieu, loin des assaillants ; moins sévère que ses anges que ces visites agaçaient, Notre-Seigneur restait près d’elle.

Peut-être aussi faisait-elle, ainsi que sainte Gertrude qui feignait, en pareil cas, de s’assoupir, pour se recouvrer ne fût-ce qu’une seconde ; mais ses réelles heures de tranquillité étaient certainement celles de la nuit. Comme elle ne dormait plus, et que son logis était enfin vide de clients, elle était libre alors de s’évader hors d’elle-même, de se serrer doucement contre l’Époux, de prendre à son contact une provision de patience et de courage, pour supporter les douleurs du lendemain.