Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre XIV

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Plon-Nourrit (p. 273-290).

XIV


De toute la famille de Lydwine qui fut nombreuse, il ne restait plus, pour habiter avec elle et la veiller, qu’un neveu, âgé de douze ans. Des huit frères qu’elle avait, deux étaient morts, Wilhelm, le père de Pétronille et de Baudouin, et cet autre Baudouin dont le nom nous a été révélé par une vision de la sainte. Les six autres étaient-ils aussi décédés ou résidaient-ils au loin ? on l’ignore ; en tout cas, aucun ne nous est signalé comme s’étant jamais occupé de sa sœur.

Baudouin, son neveu, était un petit garçon, sage et pieux, que l’on se figure aisément tel que tant d’enfants du peuple, en Hollande, un blondin, un peu massif, avec une face ronde, rendue avenante par de bons yeux ; il menait, en somme, une assez triste existence car, au lieu de jouer avec les gamins de son âge sur la place, il devait demeurer silencieux, dans une chambre, attentif à contenter les désirs d’une malade. Sa tante voulut lui manifester sa gratitude pour son dévouement et ses soins et elle le fit d’une façon singulière ; craignant peut-être qu’il ne fût, quand elle ne serait plus là, tenté par des doutes contre la foi, elle souhaita qu’il ne pût oublier les surprenantes merveilles dont il était le témoin, dans cette maison hantée par Notre-Seigneur, par sa Mère et par les anges, et la grande Douloureuse qu’elle était, pensa que, seule, la souffrance serait assez forte pour frapper l’imagination de l’enfant et y sceller à jamais le souvenir de tant de grâces.

Elle pria, en conséquence, le Sauveur de lui envoyer un accès de fièvre qui ne mît point ses jours en danger, mais qui lui rappelât, par la suite, le temps où il vivait auprès d’elle.

Sa requête fut exaucée.

Un soir, vers la fête de la Nativité de sainte Marie, Lydwine demanda à son neveu, qui tenait à la main une cruche de petite bière, de la déposer sur une table, au chevet de son lit. Baudouin obéit et la cruche passa là la nuit. Le lendemain, cette bière s’était changée en un élixir aromatisé avec les fougueuses écorces d’idéales cannelles et les zestes éveillés de fabuleux cédrats. Plusieurs personnes en goûtèrent et cette liqueur les stimula de même qu’un cordial, mais l’enfant, en ayant bu quelques gouttes, fut aussitôt appréhendé par une fièvre qui ne le quitta pas avant la saint-Martin.

Après qu’il eut été rétabli, ce fut le tour de Jan Walter d’être malade ; lui, fut féru d’une fièvre intermittente dont les accès correspondaient à ceux de Lydwine, ce que voyant, l’une de ses sœurs, nommée Cécile, s’enquit auprès de la sainte pour savoir combien de jours cette maladie durerait. — Jusqu’au dimanche de Carême, répondit-elle. — Et Walter recouvra, en effet, la santé, à cette époque. Plus tard, il fut encore atteint d’une affection, mais si grave celle-là, que tous ses amis le crurent perdu, tous, sauf Lydwine qui, après avoir harcelé le ciel de suppliques, obtint sa guérison.

Elle éliminait par ses prières les tortures des autres, mais les siennes augmentaient d’autant. Elle approchait de sa fin. En nous racontant l’histoire de son neveu, Gerlac nous laisse entendre qu’elle eut lieu, l’année même de sa mort ; mais Thomas A Kempis antécède d’une année, et la reporte par conséquent à l’an 1432.

Ce qui est certain, c’est que ses moments étaient maintenant comptés et Dieu la paracheva dans sa mission de victime réparatrice, en l’écrasant sous une dernière avalanche de maux. Elle n’avait plus une partie du corps qui fût indolore et cependant il découvrit des places de douleurs presque vides et il les emplit. Il la frappa d’attaques d’épilepsie et elle en eut jusqu’à trois par nuit. Avant la première, elle prévint ses intimes pour qu’ils eussent à la maintenir et à l’empêcher de se briser le crâne contre les murs.

C’est très bien, répliquèrent-ils, mais il serait mieux de détourner ces assauts que vous nous annoncez en suppliant le Seigneur de vous en préserver ; vous avez assez de maladies sans encore y adjoindre celle-là ; mais elle les blâma de juger des volontés de Dieu.

Bientôt, aux furies du haut-mal vinrent s’ajouter des crises de démence ; seulement elles furent très courtes ; elles sévirent juste assez pour qu’il fût dit, qu’excepté la lèpre, aucune maladie ne lui avait été épargnée ; elle fut encore terrassée par un coup d’apoplexie dont elle se releva, mais les névralgies et les rages de dents ne cessèrent plus ; un nouvel ulcère lui rongea le sein ; enfin depuis la fête de la Purification jusqu’à Pâques, la gravelle lui suscita des tourments terribles et elle eut de telles contractions de nerfs que ses membres déplacés se mêlèrent ; elle devint quelque chose de bizarre, d’informe d’où dégouttaient du sang et des larmes et d’où sortaient des cris.

Elle souffrait le plus impitoyable des martyres, mais elle embrassait maintenant, dans son ensemble, la tâche qu’elle était chargée d’accomplir.

Jésus lui exhibait, en une épouvantable vision, le panorama de son temps.

L’Europe lui apparaissait, convulsée — comme elle-même l’était, — sur le lit de son sol et elle cherchait à ramener, d’une main tremblante, sur elle, la couverture de ses mers pour cacher son corps qui se décomposait, qui n’était plus qu’un magma de chairs, qu’un limon d’humeurs, qu’une boue de sang ; car c’était une pourriture infernale qui lui crevait, à elle, les flancs ; c’était une frénésie de sacrilèges et de crimes qui la faisait hurler, ainsi qu’une bête qu’on assassine ; c’était la vermine de ses vices qui la dépeçait ; c’étaient des chancres de simonie, des cancers de luxure qui la dévoraient vive ; et terrifiée, Lydwine regardait sa tête tiarée qui ballottait, rejetée tantôt du côté d’Avignon, tantôt du côté de Rome.

Vois, fit le Christ, et, sur un fond d’incendies, elle aperçut, sous la conduite de fous couronnés, la meute lâchée des peuples. Ils s’égorgeaient et se pillaient sans pitié ; plus loin, en des régions qui semblaient paisibles, elle considéra les cloîtres bouleversés par les brigues des mauvais moines, le clergé qui trafiquait de la chair du Christ, qui vendait à l’encan les grâces du Saint-Esprit ; elle surprit les hérésies, les sabbats dans les bois, les messes noires.

Elle serait morte de désespoir si, pour la consoler, Dieu ne lui avait aussi montré la contre-partie de ce siècle, l’armée des saints en marche ; ils parcouraient sans s’arrêter le monde, réformaient les abbayes, détruisaient le culte de Satan, mataient les peuples et refrénaient les rois, passaient, en dépit de tous les obstacles, dans des tourbillons de crachats et de huées ; et tous, qu’ils fussent actifs ou contemplatifs, souffraient, eux aussi, aidaient à acquitter par leurs oraisons et leurs tortures la rançon de tant de maux !

Devant l’immensité de la dette, elle s’estimait si pauvre ! qu’étaient ses infirmités et ses afflictions, en face de cette marée d’ordures ? une goutte d’eau, à peine ; et elle suppliait le Seigneur de ne plus la ménager, de se venger sur elle de ce monceau d’offenses !

Elle savait que le terme de son existence était proche et elle craignait maintenant de n’avoir pas rempli sa mission, d’avoir été trop heureuse ; elle se jugeait une ouvrière improductive qui n’apportait à la ruche des douleurs qu’un infime butin, qu’une faible part ; et, cependant, l’infortunée, ce qu’à certains moments, elle était lasse, lorsque, descellée de ses extases, elle retombait dans sa pauvre chambre ! mais des apparitions la réconfortèrent.

Un jour qu’elle était dans le ravissement, elle rencontra son grand-père, à la porte du Paradis.

— Ma très douce fille, lui dit-il, je ne puis vous permettre d’entrer dans ce lieu du perdurable repos, car ce serait une calamité pour ceux qui ont besoin de vos services ; vous avez encore des péchés d’autrui à compenser, des âmes du Purgatoire à affranchir ; mais consolez-vous, ma chère enfant, ce ne sera plus long.

Une autre fois, son ange lui désigna un rosier qui avait la stature d’un arbre et qui était couvert de boutons et de fleurs et il lui expliqua qu’elle ne serait libérée de la peine de la vie que lorsque toutes les roses seraient épanouies.

Mais enfin, lui demandèrent Jan Walter et la veuve Catherine Simon : reste-t-il encore beaucoup de boutons à éclore ?

— Toutes les roses sont actuellement ouvertes, sauf une ou deux, fit-elle ; aussi ne tarderai-je pas à vous quitter.

Elle dit également à un prieur des chanoines réguliers qu’elle semble avoir tenu en une particulière estime :

— Je vous serai reconnaissante, mon cher père, de revenir encore me voir après Pâques ; cependant, si Dieu me retirait de ce monde avant votre visite, je recommande mon âme à votre charité, n’est-ce pas ?

Le prieur conclut de cette restriction qu’elle ne chanterait pas l’alleluia sur la terre, à cette époque ; et, elle-même, finit par avouer à ses intimes qu’elle trépasserait pendant le temps Paschal, mais elle ne leur précisa ni le jour, ni l’heure, parce qu’elle voulait s’en aller, seule, sans autre assistance que celle de Jésus.

— Et votre maison, que deviendra-t-elle, après votre décès ?

— Rappelez-vous, fit-elle à ses amis qui lui posaient cette question, rappelez-vous ce que je répliquai à un bon Flamand lorsque, touché de ma détresse, il m’offrit de me bâtir un refuge plus commode ; tant que je vivrai, je n’aurai pas d’autre logement que celui-ci ; mais si, après ma mort, quelqu’un veut convertir cette triste demeure en un hôpital pour les indigents, je prie d’avance le Seigneur de le récompenser.

Ce fut là, elle le savait, une parole prophétique, qu’un pieux médecin Wilhelm, le fils de ce brave Godfried de Haga, dit Sonder-Danck, qui l’avait soignée dans sa jeunesse, accomplit, après son trépas.

Et à quelqu’un qui comprenant qu’elle s’attendait à prochainement mourir, l’interrogeait pour connaître si Dieu opérerait des miracles sur sa tombe, elle répartit :

— Je n’ignore pas que des âmes simples s’imaginent que ma disparition s’accompagnera de phénomènes extraordinaires, elles se trompent absolument ; quant à ce qui doit survenir après mon enterrement, Dieu seul le sait et je n’ai nulle envie d’être renseignée sur ce point. Je désire seulement que mes amis n’exhument pas mes restes avant que trente années ne se soient écoulées, depuis le jour de ma sépulture et que mon corps qui n’a pas touché la terre pendant trente-trois ans, ne l’effleure même pas dans sa bière ; je voudrais enfin que mes obsèques se fissent sans aucun retard.

Telles furent ses dernières volontés ; elle les communiqua aux intimes qui l’entouraient ; ils ne doutèrent plus, en l’entendant s’exprimer de la sorte, que sa fin ne fût imminente ; ils en furent plus certains encore, lorsque, les ayant tous réunis autour de son grabat, elle leur dit :

— Je vous conjure de me pardonner les peines que j’ai pu vous causer ; ne me refusez pas ce merci que je sollicite pour l’amour de Dieu ; de mon côté, je le prie et le prierai bien pour vous.

Tous fondirent en larmes, protestant que loin de les avoir jamais offensés, elle les avait, au contraire, grandement édifiés par sa bonté et sa patience.

Enfin, le jour de Pâques fleuries vint. Lydwine sortit de sa réserve avec l’Époux. Il l’inondait de telles délices qu’elle se pencha sur son cœur et murmura : oh ! je suis lasse de vivre, enlevez-moi d’ici-bas, mon Seigneur, enlevez-moi !

Jésus sourit et la Vierge et les douze Apôtres et une multitude d’anges et de saints parurent derrière Lui. Jésus se mit à la droite de Lydwine et Marie à sa gauche ; tout près du Christ, une table jaillit sur laquelle étaient une croix, un cierge allumé et un petit vase ; les anges s’approchèrent du lit et découvrirent la patiente. Alors, le Sauveur prit le petit vase qui contenait l’huile des infirmes et il fit les onctions accoutumées, sans proférer un mot ; les anges la recouvrirent ; Jésus lui plaça le cierge dans la main et posa le crucifix sous ses yeux et il y demeura visible pour elle seule, jusqu’à sa mort.

Lydwine lui dit alors humblement :

— Mon doux Maître, puisque vous avez daigné vous abaisser jusqu’à la plus misérable de vos servantes ; puisque vous n’avez pas eu le dégoût d’oindre mon malheureux corps avec vos très saintes mains, soyez indulgent jusqu’au bout. Accordez-moi cette dernière grâce de souffrir autant que je le mérite personnellement, afin qu’aussitôt exonérée de la vie, je sois admise, sans avoir à passer par le Purgatoire, à contempler votre suradorable Face.

Et Jésus répondit :

— Tes vœux sont exaucés, ma fille ; dans deux jours, tu chanteras l’alleluia avec tes sœurs les Vierges, dans le Paradis.

Lorsque le soleil fut levé, vers quatre heures du matin, son confesseur Walter la visita. Il avait été ravi en contemplation pendant la nuit et il avait vu Lydwine, rayonnante de joie, parmi les anges ; la chambre embaumait quand il y pénétra.

— Oh ! s’écria-t-il, je sais que votre Époux part d’ici, mais ne l’aurais-je pas su, que je le devinerais rien qu’en aspirant ce fleur de l’Eden ! vous a-t-il annoncé votre délivrance ? ne me cachez rien, s’il se peut, chère sœur.

Transportée d’allégresse, elle s’exclama : mes souffrances vont redoubler, mais ce sera bientôt terminé !

Et, en effet, la gravelle et le charbon la supplicièrent, sans aucune trêve ; elle vécut le lundi de Pâques, dans d’épouvantables affres ; le mardi, elle s’apprêta à mourir et comme sa chambre était pleine de monde, elle dit doucement :

— Laissez-moi seule aujourd’hui avec le petit, — elle désignait son neveu Baudouin, assis près du lit, — si vous êtes mes amis, faites cela pour moi ; soyez sans inquiétude d’ailleurs ; au cas où j’aurais besoin de vous, j’enverrais l’enfant vous prévenir.

Tous crurent qu’elle souhaitait de se recueillir et de prier, en paix et, ne pensant pas que la mort la talonnait, se retirèrent ; Jan Walter s’éloigna, à son tour, et s’en fut à l’église réciter les vigiles des trépassés pour la supérieure du couvent des sœurs Tertiaires qui venait de décéder ; à peine l’eut-il quittée, que l’agonie commença ; elle dura de sept heures du matin à quatre heures du soir ; les vomissements la déracinaient et la jetaient, brisée, sur le carreau ; elle rendait, avec des matières verdâtres, le fiel à pleine bouche ; Baudouin n’avait que le temps de vider la cuvette au dehors et de la rapporter.

— Ô mon enfant, dit-elle au petit qui pleurait, si le bon Walter voyait ce que je souffre !

Baudouin s’exclama : tante, voulez-vous que j’aille le chercher ?

Elle ne répondit pas ; elle avait perdu connaissance.

Alors, l’enfant terrifié courut à toutes jambes à l’église qui était très peu distante de la chaumière, car l’on pouvait à peine réciter, en allant de l’une à l’autre, trois fois le psaume « Miserere ». Walter se hâta d’arriver et il trouva la sainte inanimée. Il espéra qu’elle n’était qu’insensibilisée par l’extase ; néanmoins il fit quérir toutes les amies de Lydwine qui, ne voulant pas, elles non plus, croire au décès et ignorant que le Seigneur lui avait, comme à saint Antoine de Padoue, donné, de ses propres mains, l’Extrême-Onction, lui demandèrent de leur faire connaître par un signe si elle ne désirait pas recevoir les derniers sacrements ; mais Lydwine ne bougeait plus ; alors, Walter alluma une chandelle qu’il plaça derrière la tête de la sainte, de peur que la lumière ne lui blessât les yeux, si elle respirait encore et il l’examina de près ; le doute n’était plus possible, elle avait cessé de vivre.

Les femmes éclatèrent en sanglots, mais Catherine Simon, qui refoulait ses larmes, leur enjoignit de se taire.

— Voyons, fit-elle, si ce que Lydwine m’a souvent prédit, que ses mains se rejoindraient, après sa mort, s’est réalisé.

Son bras droit avait été, en effet, consumé par le feu des ardents et il ne tenait, depuis bien des années, que par un fil. Un chirurgien avait réussi, avec un pharmaque de sa composition, à le consolider, mais non à le guérir et à le mettre en état de remuer ; il était donc humainement impossible que les deux mains pussent se rapprocher l’une de l’autre et se toucher.

Catherine souleva la couverture et constata que les doigts des deux mains étaient enlacés sur la poitrine ; elle découvrit, stupéfiée aussi, que sa rude ceinture en crins de cheval ne lui ceignait plus les reins, mais qu’elle avait été pliée, sans que les cordons qui l’attachaient eussent été dénoués, et déposée près de ses épaules, par son ange sans doute, sur le chevet du lit.

J’ai palpé cette ceinture, raconte Brugman, j’ai humé le parfum qu’elle exhale et j’affirme que, m’en étant servi, dans des séances d’exorcisme, elle s’est révélée d’une puissance irrésistible contre les démons. Quant à moi, atteste, de son côté, Michel d’Esne, « je l’ai maniée de mes propres mains et ai vu par expérience que les diables l’ont en grande horreur et crainte ».

La nuit après la mort, Walter qui, harassé de chagrin, ne parvenait pas à s’endormir, aperçut l’âme de sa pénitente, sous la forme d’une blanche colombe dont le bec et la gorge étaient couleur d’or, les ailes du ton de l’argent, les pattes d’un rouge vif ; et Brugman explique de la sorte le symbolisme de ces nuances : l’or du poitrail et du bec signifiait l’excellence de ses enseignements et de ses conseils ; l’argent des ailes, l’essor de ses contemplations ; l’écarlate des pieds indiquait la marche de ses pas dans les traces sanglantes du Christ ; la candeur du corps allégorisait enfin l’éclatante pureté de la bienheureuse.

L’une des trois sœurs de Jan Walter, qui avaient veillé le cadavre, distingua à son tour l’âme de Lydwine, emportée au ciel par des anges et Catherine Simon la vit entrer dans sa chambre, accompagnée d’un grand nombre de déicoles et elle participa au céleste festin des noces.

Toujours, en cette même nuit, elle se montra à de saintes filles qui l’aimaient sans la connaître, habillée de blanc, couronnée de roses par le Seigneur et menée au chant de la séquence « Jesu corona Virginum » qu’entonnèrent les Anges, au-devant de la sainte Vierge qui lui passa autour du cou un collier de gemmes en feu et la serra tendrement dans ses bras.

Le lendemain matin, dès l’aube, Walter se rendit à la maison mortuaire ; il s’agenouilla devant le lit et, le cœur défaillant de tristesse, pleura ; puis il se releva et dit à ses sœurs et à Catherine Simon : ôtez le voile qui couvre le visage de notre amie ; elles obéirent et ce ne fut qu’un cri.

Lydwine était redevenue ce qu’elle était avant ses maladies, fraîche et blonde, jeune et potelée ; on eût dit d’une fillette de dix-sept ans qui souriait, endormie. De la fente du front qui l’avait tant défigurée, il ne subsistait nulle couture ; les ulcères, les plaies avaient disparu, sauf, cependant les trois cicatrices des blessures faites par les Picards ; elles couraient comme trois fils de pourpre, sur la neige des chairs.

Tous étaient, devant ce spectacle, béants et ils odoraient, sans pouvoir se lasser, une senteur inanalysable, si roborative, si fortifiante, qu’ils n’éprouvèrent, pendant deux jours et trois nuits, aucun besoin de sommeil et de nutriment.

Mais bientôt ce fut une foison de visites ; dès que le bruit se fut confirmé que la sainte était morte, non seulement les habitants de Schiedam, mais encore ceux de Rotterdam, de Delft, de Leyde, de Brielle, défilèrent dans la pauvre chambre.

A Kempis évalue à plusieurs milliers le nombre des pèlerins et, avec Gerlac et Brugman il narre qu’une femme de mauvaise vie ayant effleuré avec son chapelet le cou de la morte, l’on constata, après son départ, que les grains du chapelet s’étaient marqués, ainsi que des gouttes de poix, sur la peau, en noir ; pareil fait s’était produit, de son vivant, ajoutent les biographes, car lorsque ses doigts touchaient une main impure, ils se couvraient aussitôt de macules. Walter défendit alors aux visiteurs de frôler avec des objets de piété ou des linges la dépouille de la bienheureuse.

Il avait hâte d’ailleurs, pour satisfaire aux vœux de Lydwine, d’inhumer son corps, mais les magistrats de Schiedam s’y opposèrent. « L’on n’osait enterrer le cadavre, dit Michel d’Esne, d’autant que le comte de Hollande avait dit de le venir voir. »

N’est-il pas à observer, à ce propos, que tous les petits potentats de la Hollande fréquentèrent la sainte ? Nous avons noté ses relations avec Wilhelm VI, la comtesse Marguerite et avec le duc Jean de Bavière. Philippe, duc de Bourgogne et comte de Hollande, la connut évidemment, lui aussi, puisqu’il se proposait d’assister à ses funérailles. Seule, la légitime souveraine Jacqueline est absente de ce récit. Il est vrai qu’elle vécut, constamment évincée de ses domaines par la perfidie de ses oncles, qu’elle erra, chassée d’une province à l’autre, tantôt en prison et tantôt assiégée dans des places fortes ; elle n’ignora vraisemblablement pas l’existence de Lydwine, mais en admettant qu’elle eût pu joindre la sainte, alors qu’elle était encore libre et que ses ennemis n’occupaient pas le territoire de Schiedam, peut-être ne se souciait-elle point de réclamer des conseils ou de recevoir, à l’occasion de ses fallacieux mariages, des avis qui ne pouvaient que très certainement lui déplaire. Toujours est-il que son nom n’est même pas prononcé une fois, par les trois historiens.

Pour en revenir à Lydwine, quand Walter apprit le refus des échevins d’autoriser l’enterrement, il s’indigna et voulut passer outre, mais il lui fut enjoint, sous peine de la prison et de la confiscation de ses biens, de ne pas changer le cadavre de place. Force lui fut donc de se soumettre. En attendant l’heure des obsèques, et bien que, malgré sa liaison avec les sœurs tertiaires, Lydwine ne fit pas partie du tiers-ordre de saint François, — car Brugman qui était franciscain n’eût pas manqué de nous en avertir, — on la revêtit d’une robe de laine et d’une ceinture pareilles à celles de ces religieuses ; on la coiffa, en outre, d’un bonnet de vélin sur lequel étaient écrits à l’encre les noms de Jésus et de Marie ; puis Walter glissa un oreiller de paille sous sa tête et, ainsi qu’elle en avait manifesté le désir, un petit sachet contenant ce qu’elle appelait ses « roses », qui n’étaient autres que les larmes coagulées de sang qu’elle avait tant de fois versées. Walter les détachait, en effet, du visage, lorsqu’il allait, le matin, chez elle et il les serrait avec soin chez lui, dans une cassette.

Elle demeura ainsi exposée, pendant trois jours ; enfin, le duc de Bourgogne ayant avisé les magistrats qu’il ne fallait pas compter sur sa présence, l’ordre d’inhumer fut obtenu.

Le vendredi matin, après un service solennel, célébré sous la présidence du P. Josse, prieur des chanoines réguliers de Brielle, celui-là peut-être qu’elle avait prié de la visiter, après Pâques, elle fut enterrée, à midi précis, dans la partie méridionale du cimetière contigu à l’église.

Suivant ses volontés, pour que sa dépouille ne touchât pas la terre, l’on plaqua sur le fond et les parois de la fosse des cloisons de bois, puis on couvrit la tombe d’une maçonnerie en forme de voûte et l’on scella sur le tout à une hauteur d’environ deux coudées, une grande pierre rougeâtre à l’envers de laquelle furent tracées, avec du cinabre, des croix. L’an d’après, le clergé fit construire sur sa sépulture une chapelle de pierre qui communiqua par une ouverture avec l’église.

Lydwine avait alors cinquante-trois ans et quelques jours ; elle mourut, le 18 des kalendes de mai, autrement dit le 14 avril, jour de la fête des saints martyrs Tiburce et Valérien, l’an du Seigneur 1433, le mardi dans l’octave de Pâques, après vêpres, vers quatre heures.

Les miracles ne tardèrent pas à éclore ; parmi ceux qui sont avérés, nous en citerons trois :

Le premier se produisit à Delft ; une jeune fille, qui gardait depuis huit années le lit, avait été abandonnée par les médecins, lorsqu’un jour Wilhelm, le fils de Sonder-Danck qui exerçait ainsi que son père la profession de médecin, lui dit, après lui avoir confessé que son mal était incurable :

— Que sont vos souffrances, en comparaison de celles qu’endura cette bienheureuse Lydwine que traita mon père ? Dieu effectue maintenant, par ses mérites, de nombreux miracles dans nos contrées. Invoquez-la donc !

La malade se sentit aussitôt incitée à implorer la sainte qui lui apparut et la guérit.

Le second se passa à Gouda. Il existait dans un couvent de religieuses une nonne qui avait une jambe plus courte que l’autre et si contractée qu’elle ne pouvait marcher. Elle avait demandé qu’on la transportât à Delft pour être examinée par ce Wilhelm Sonder-Danck qui avait soigné une autre sœur de ses amies ; mais ses supérieures lui refusèrent la permission de partir. Elle se désespérait, quand Lydwine surgit, pendant la nuit, dans sa cellule et l’invita à engager les moniales de la communauté à réciter, chacune, cinq pater et cinq ave, en l’honneur de Dieu et aussi pour elle ; ce après quoi, on la descendrait, le dimanche suivant, dans la chapelle du cloître où elle recouvrerait la santé ; et il advint, comme elle l’avait prédit ; l’estropiée sortit, joyeuse, et radicalement guérie, de l’église.

Le troisième fut accompli, à Leyde, au profit d’une autre nonne qui avait depuis huit années, au cou, une tumeur cancéreuse de la grosseur d’une pomme. Elle fut autorisée à péleriner, par mortification, nu-pieds et simplement vêtue d’une robe de laine, sans linge dessous, au tombeau de Lydwine ; elle y alla mais en revint, navrée ; la tumeur n’avait pas disparu. Elle se coucha, suppliant la sainte de ne pas ainsi la dédaigner et elle s’endormit. Au réveil, l’excroissance s’était fondue, le cou était redevenu sain.

Ces miracles, qui ont été dûment constatés et ont fait l’objet d’enquêtes approfondies, ont eu lieu en 1448, sous le pontificat de sa sainteté le pape Nicolas V.