Salamine

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Le Bouclier d’ArèsÉdition du Mercure de France (p. 135-161).




SALAMINE



LE SOIR DE LA BATAILLE,
SUR LES GRÈVES DE L’ÎLE.




 
FEMMES D’ATHÈNES RÉFUGIÉES À SALAMINE.
LES GUERRIERS.
LES MARINS.
LES CHEFS DU PEUPLE.
UN POÈTE.

Apollon à portes ouvertes
Laisse indifféremment cueillir
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir ;
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est su que de quelques personnes,
Et trois ou quatre seulement,
Parmi lesquelles on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement.

(Malherbe).



SALAMINE



LES FEMMES




Ô vous, qui revenez victorieux et graves,
Les mains libres du glaive aux autels suspendu,
Purifiés du sang par vos bras répandu,
Et pieux, comme il sied que soient pieux les braves,

Saluez cette terre, Époux vaillants et las,
Et dites-nous, à nous qui, pendant la mêlée,
Invoquions la Peur sainte et la Vengeance ailée,
Quels Dieux ont combattu pour le salut d’Hellas.


Quand l’aube de ce jour, empourprant les Cyclades,
Ouvrit ses portes d’or au radieux Archer,
L’Akropolis là-bas fumait comme un bûcher
Et la torche courait parmi les colonnades.

Sur le sol déserté de la Patrie en deuil,
Pallas ne veillait plus, sévère Protectrice ;
L’égide que Gorgô de ses cheveux hérisse
Des temples profanés ne gardait plus le seuil.

Les corps des suppliants, percés de coups de lance,
S’amoncelaient aux pieds du vainqueur insolent,
Et, seul, l’orgueilleux cri du Mède violent
De la cité sacrée emplissait le silence.

Pour que fût accompli l’oracle, aux horizons,
Sous le char syrien la terre ensanglantée
Tremblait ; l’olivier blanc du divin Erekhthée
Tordait en jets de feu ses impuissants tisons.

Et, quand le Pythien foula les monts de neige,
Sous les tours de Kékrôps, vides comme un tombeau,
L’incendie éteignait son suprême flambeau
Avec les derniers feux de la nuit sacrilège,

Où, mitrés, dans l’armure aux squammes de métal,
Sur nos autels conquis dormirent les satrapes,
Où le sang d’Iakkhos, pleuré par l’or des grappes,
Versa l’ivresse aux Rois du ciel oriental.


De l’Aigalée ardent couvrant les âpres pentes,
Dans un tumulte lourd de combattants bardés
De fer, de cavaliers haussant leurs arcs bandés,
De machines levant leurs étranges charpentes,

Les innombrables rangs en croissant étagés,
Sous un mur incliné d’enseignes et d’images,
Ceignaient l’autel du Feu vivant, où les grands Mages
Interrogeaient le cœur des chevaux égorgés,

Cependant qu’attentifs aux augurales marques,
Droits sur leurs étalons nyséens, imbriqués
De bronze, dans l’éclair des javelots choqués,
Resplendissaient, géants, les durs myriontarques.

Et peut-être, songeant à leurs sacrés aïeux,
Tous croyaient voir, chassant au ciel l’ombre inféconde,
La gloire de Kyros, le dynaste du monde,
Dans le rouge levant monter avec ses Dieux.

Et, sur le promontoire enveloppé d’armées,
Le Maître de l’Asie, et de l’Inde et de Tyr,
Dans l’azur fulgurant qui semblait retentir
De l’éclat souverain des victoires clamées,

Immobile comme un Dieu d’or, le Conquérant,
Parmi ses Ariens qu’il passait de la tête,
Dominateur vêtu pour la dernière fête
Et le plus beau de tous comme aussi le plus grand,


Xerxès, le Roi des Rois, l’Archer akhéménide,
Entouré des dix mille Immortels, et pareil
Au disque éblouissant et muet du soleil,
Siégeait, silencieux, sur son thrône splendide.

Mais aux pieds du Grand Roi, sinistre et flamboyant,
Sur l’Aigée écumeux dressant sa haute barre,
L’entassement confus de la flotte barbare
Montait vers nous, farouche et sombre, en s’éployant,

Avec ses avirons battants, ses hautes guibres,
Qui heurtaient des tridents de bronze, au rauque appel
Du sistre et de la conque aiguë : et l’archipel
Des carènes domptait l’essor de nos eaux libres.

Tous étaient là ; l’Égypte et Sidon et Byblos,
Chypre et la Cilicie et l’Ionie esclave,
Et Tyr dont les vaisseaux portent à leur étrave
L’emblème avec les noms du laboureur des flots.

Et nous, les bras tendus vers les Vengeurs suprêmes,
Nous écoutions venir, sous le ciel haletant
Où le cri des buccins s’envolait par instant,
L’égal et calme effort de douze cents trirèmes.

Et pourtant, dans le soir panique, tout a fui.
L’immense armée au vent roule comme une écume :
Le Mède a succombé, cependant que s’allume
Sur les sommets divins la triomphale nuit.


Qui donc a dispersé les nefs sans nombre, et livre
Les cadavres sanglants des Rois vêtus de fer
À tes enfants muets, incorruptible Mer ?
Quels Dieux, quand la clameur des trompettes de cuivre

Plana sur la forêt des mâts, ont revêtu
L’armure et ceint le glaive, et bondi dans l’aurore
Des lances ? Dites-nous, Chefs de la mer sonore,
Pour le salut d’Hellas quels Dieux ont combattu ?




LES GUERRIERS




L’inévitable Arès avait saisi l’épée
Étincelante, avec le bouclier de cuir :
Il marchait devant nous, car nous avons vu fuir,
Comme des faons surpris au flanc d’une cépée,

Parmi les avirons dressés et les agrès
Rompus, parmi les mâts que broie et qu’enchevêtre
Le heurt grinçant et sourd des bordages de hêtre,
Les royaux Immortels et les Archers mitrés.

Quand l’aile de nos nefs, blanches comme des cygnes,
Dans l’aube à l’occident plus pâle s’éploya,
Quand l’éclair propagé des glaives flamboya
Sur le balancement cadencé de nos lignes,


Et que, dominateur de l’antique océan,
Des parois de l’Hymette aux rocs de Salamine,
Monta, comme un orage en la splendeur marine,
Avec cent mille voix le rythme du pœan,

La plaine de la sainte Eleusis, alarmée
D’un confus cliquetis de lances et de dards
Inaperçus, sonnait ainsi que sous les chars
Et les pas, et les cris d’une invisible armée.

Une immense nuée aux soudains tourbillons
Enveloppait les champs déserts d’une épouvante
Nouvelle, et qu’on eût dit la poussière mouvante
De tout un peuple en marche épars dans les sillons.

Ainsi venaient vers nous les ombres magnanimes
Des ancêtres, ainsi, vers nos rangs en péril,
Le Prince des guerriers guidait l’essaim viril
Des Héros protecteurs et des Rois éponymes :

Et tous, les grands dompteurs de monstres, les tueurs
De fléaux, aux yeux pleins des reflets de l’Eau noire
Et des souffles épais du Styx, et qu’en la gloire
Du jour, nous devinions aux sereines lueurs


Des boucliers heurtés en un ciel de présage,
Tous précédaient l’essor des galères d’airain,
Et nous, calmes et fiers sous le dieu souverain,
Nous suivions, hérissés de lances, leur passage.

Ainsi le mur des nefs croula sous les assauts
Furieux des guerriers de l’Hellas, ainsi l’ombre
Emporta le débris de la flotte sans nombre,
Et qui semblait la ville effrayante des eaux.

Ô Femmes de l’Attique, ô nobles Erekhthides,
Au jour levant, Arès était à nos côtés ;
Et voici que descend, sur nos champs dévastés,
La nuit victorieuse aux planètes splendides.




LES MARINS




Le sang des Immortels, des Gardes et des Braves
Venge l’impiété du Prince injurieux
Qui de chaînes chargea, pour mépriser nos Dieux,
L’Hellespont flagellé par le bras des esclaves.

Poséidôn, le Roi de la profonde mer,
Conduisait le vol sûr de nos hautes carènes,
Et, pour nos avirons, les vagues souveraines
S’apaisaient en grondant sous son sceptre de fer.

Les vaisseaux tyriens apparus sur les croupes
Onduleuses des flots avaient des tours de bois,
Et les dards hérissaient, ainsi que des carquois,
Les citadelles dont se couronnaient les poupes.


Leurs éperons étaient de bronze, et la lueur
De leur rouge voilure empourprait le carnage,
Et des rameurs, courbés sur le puissant sillage,
Ensanglantait la face et le torse en sueur.

Centenaires nochers de merveilleux périples,
Dont l’écume et le vent ont brûlé les sourcils,
Leurs pilotes, au front de neige, étaient assis
Sous l’image d’un dieu dardant des langues triples.

Et dédaigneux du gouffre et des flots soulevés,
Ne vivant plus que par leurs prunelles arides,
Ils laissaient voir, écrit dans leurs terribles rides,
L’inconnu fabuleux des océans bravés.

Mais, sous le disque ailé des Mages, dont émane
La gloire du dynaste akhéménide, encor
Plus effrayants étaient les Chefs écaillés d’or,
Ceux de Bactres et ceux de Suse et d’Ekbatane,

Qui debout sur le soc des étraves, haussant
Dans les glaives leurs fronts cerclés de la tiare,
Semblaient, vêtus de pourpre et de métal barbare,
Les vendangeurs sacrés de la vigne de sang.


Et cependant le vent triste des nuits disperse
Leurs cadavres roidis aux épaves noués,
Et la vorace mer roule en ses plis muets
Les flottes du Liban et les armes du Perse.

La colère des flots victorieux décroît :
Et le Dieu protecteur des galères hellènes,
Poséidôn se lève et contemple ses plaines
Que jonche le désastre immense du Grand Roi.

Tempêtes qui fuyez ce soir l’Ile divine,
Portez vers le Dompteur ancien des vastes eaux
L’hymne éclatant, jailli de nos trois cents vaisseaux
Que berce en frissonnant la mer de Salamine.




LES CHEFS DU PEUPLE




Fille du Souverain des Hommes et des Dieux,
Immortelle conçue au fond de sa pensée,
Qui jadis, aux éclats de la foudre lancée,
Naquis au jour du front du Père radieux ;

Telle, aux feux de l’éclair, dans la nue enflammée,
Lance en main, sous l’armure et le casque aux clous d’or,
Tu surgis, ô Pallas Athèna ! telle encor,
Ô vierge pacifique en ta splendeur armée,

Sur le rocher des Rois Erekhthides, levant
Dans la clarté l’égide horrible et chevelue
De serpents, tu nous es, ô Déesse ! apparue,
À l’aube où nos vaisseaux s’éveillaient dans le vent.


Et quand l’hymne éclata, vengeur, enflant nos voiles,
Au faite de ces murs massifs, où, tant de jours,
Ta présence a veillé sur nos antiques tours,
Nous vîmes, effaçant les lointaines étoiles,

Ta pique, formidable et droite dans l’azur,
Étinceler de feux sanglants et, comme un astre,
Près d’échapper au sol où ton socle l’encastre,
S’animer et grandir ton simulacre pur.

Ainsi tu te dressas dans l’aurore éblouie,
Seule debout parmi le vaste écroulement
De ta cité votive, au seuil encor fumant
Des temples désertés à ta voix obéie.

Car ta Prudence, à l’heure obscure du conseil,
Quand stratèges et chefs assemblés sur la grève,
Tous, Anciens porte-sceptre, Ephèbes porte-glaive,
Invoquant ta sagesse, oubliaient le sommeil,

Ta Prudence a plané sur nos desseins, et l’ombre
De ton égide était visible sur nos fronts,
Quand les chevaux divins d’Hélios, aux pieds prompts,
Gravissaient les sommets du Kithérôn moins sombre.


Ce soir, blême et troublé, le Roi des Rois a fui,
Et, courbé sur le char qui l’emporte, il devine,
Dans l’horreur qui descend de ta haute colline,
D’invisibles terreurs qui frappent dans la nuit.

Demain se lèvera sur la libre Patrie,
Sauvée, et qui se voue à ton culte immortel ;
Et les Vierges d’Iôn, ô Vierge, à ton autel
Gravement s’en viendront, en blanche théorie.

Et sur les siècles vains quand tu resplendiras,
Dans les temples nouveaux dont la Cité se pare,
L’homme apprendra les noms du conquérant barbare,
Que ta sainte sagesse a vaincu par nos bras.




LE POÈTE




Je te salue, Arès, Roi du festin des lances,
Et toi, Poséidôn, qui sur nos fronts balances
Le trident redouté des mers,
Et toi, chaste Athèna, qui gardes, fière et pure,
L’ivoire de ta chair à l’or de ton armure,
Pallas, ô Déesse aux yeux pers.

Quand la gloire du bronze à la nuit triomphale
A jeté le défi de sa haute rafale,
Hellas a reconnu ses dieux ;
Mais l’Aède, qui seul dans les âges peut lire,
Te célèbre, Apollôn, Roi des Porteurs de Lyre,
Comme le seul victorieux.


Car le tumulte armé des Strophes vengeresses,
Menant le divin chœur de tes blondes prêtresses,
Planait sur la cime des flots ;
Et l’Ode aux seins altiers, aux cheveux de lumière,
Bondissait, l’aile ouverte, en la clameur guerrière,
Avec le vol des javelots.

Et lorsque tu parus, brandissant l’arc rapide,
Autour du Conquérant, comme un troupeau stupide,
Tombèrent ses fiers défenseurs,
Qui, rudes contempteurs de ton plectre héroïque,
Méprisaient, ignorants de la fureur lyrique,
La majesté des vierges Sœurs,

Ils tombaient, et, jonchant de morts les vagues claires,
Se demandaient en vain quel Dieu de nos galères
Guidait l’inévitable essor,
Car ils n’entendaient pas, ces fils du sol barbare,
Vibrante en l’aquilon des lances, la Cithare
Chanter avec sept cordes d’or.

Mais, ô Toi qui la sais souveraine et vivante,
Hellas ! écoute-la frémir, et, d’épouvante
Emplissant les vents inspirés,
Jeter en purs accords au ciel de la victoire,
Âme de la Patrie et voix de notre Histoire,
L’Harmonie aux nombres sacrés.


Car, dans les temps nouveaux dont s’éveille l’aurore,
Tu la verras grandir et s’éployer encore ;
Et, sous l’aube éclairant ton front,
Les peuples, qu’Océan ceint de son orbe immense,
Comme la nuit, autour de toi, feront silence
Quand tes Poëtes parleront.

Frémissez de son souffle, ô flots de Salamine !
L’Hymne de la Beauté retentit et domine
Le cri farouche des clairons.
De l’auguste avenir nous apportons l’offrande ;
La Terre des Héros ne sera sainte et grande
Que par ce que nous en dirons.

Car nous te bâtirons, ô noble Hellas, un temple,
Où les siècles pieux, adorant ton exemple,
Viendront prier à ta clarté,
Où les Prêtres du Verbe, en qui vit ton image,
Consacreront l’orgueil divin de leur hommage
À ta seule immortalité.






Salut, ô grande Lyre, en qui vibre le monde !
Tu dompteras la nuit et la mort inféconde,
Et, lorsque le Temps odieux
Sur nos autels éteints aura fermé son aile,
À jamais tu feras la Mémoire éternelle
De ceux qui défendaient la Patrie et les Dieux.