Salon de 1839/02

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SALON
DE 1839.

SECOND ARTICLE.


Depuis la fin du mois dernier, l’arrangement des tableaux a été changé en partie, surtout dans le grand salon carré. Le but de ces mutations, qui ont lieu tous les ans, est, je crois, de faire jouir, à tour de rôle, un certain nombre d’artistes du peu de bonnes places dont il soit possible de disposer. Ce que les peintres demandent surtout, c’est du jour, et le jour est rare dans le musée du Louvre. Comme je m’en étonnais, un de mes amis m’a dit que l’architecte des musées royaux définissait un musée : un monument orné de tableaux. J’ai compris que le mal était sans remède.

En rentrant au salon, après ces changemens de places, il m’a semblé voir quantité d’ouvrages nouveaux. On m’assure qu’ils étaient tous exposés depuis le 1er mars, et pourtant jusqu’ici ils m’avaient échappé, bien que je sois un des plus assidus visiteurs de l’exposition. Aujourd’hui, plusieurs me semblent remarquables, si bien que, pour mon honneur, j’aime à croire qu’ils étaient parfaitement cachés. Qui sait si, en furetant dans les travées les plus sombres, on n’y découvrirait pas quelque chef-d’œuvre ? — Ce n’est pas, au reste, de mes découvertes personnelles que je vais rendre compte ; et malgré la longueur de mon premier article, je n’ai pas encore signalé la moitié des ouvrages qui attirent généralement l’attention.

Lorsqu’un système nouveau s’est fait jour, et qu’il est parvenu à obtenir la faveur du public, il est rare qu’elle ne lui soit pas disputée par une opposition qui suit la route diamétralement contraire. Quelquefois cette opposition est la protestation d’un talent original et convaincu qui se révolte contre l’aveuglement de son époque ; plus souvent, c’est le calcul d’un esprit ami du paradoxe, qui comprend que pour se faire remarquer dans les arts, il est bon de s’isoler. Dans ma lettre précédente, j’ai signalé la tendance au dramatique de l’école moderne ; aujourd’hui, je vais examiner les ouvrages de deux artistes qui, par le choix de leurs sujets et l’apparente simplicité de leurs moyens, ont voulu se séparer du plus grand nombre, et qui plantent chacun une bannière nouvelle. J’ai choisi M. Ziégler et M. Flandrin, comme les chefs de cette opposition ; ce sont aussi les plus sages et les plus habiles. J’en pourrais citer d’autres, tels que M. Doussaut, qui, poussant jusqu’à l’exagération la haine du goût moderne, prétendraient faire rétrograder la peinture jusqu’au XIIIe siècle. C’est une tentative nécessairement malheureuse et qui doit être bientôt abandonnée.

Le sujet traité par M. Ziégler est la Vision de saint Luc, no 2140, à qui la Vierge apparaît lorsqu’il travaille dans son atelier. En ma qualité de luthérien, je connais peu la légende ; j’ignore si le portrait était commandé, si la Vierge donna séance, ou si elle se contenta d’inspirer mystérieusement son peintre officiel. Occupons-nous seulement du tableau de M. Ziégler. Le saint, vu de profil, et revêtu d’une longue robe brune, peint avec une extrême attention, tandis que dans le haut de la toile la Vierge tient dans ses bras l’enfant Jésus ; elle est portée sur un nuage. Toute la disposition est grave, calme et bien appropriée au sujet. Le saint Luc est d’un bon modelé, d’une couleur ferme, et sa draperie forme un repoussoir convenable, qui met les autres figures à leur plan. À mon avis, sa tête manque de noblesse, son expression étant celle d’un ouvrier plutôt que d’un artiste. Il semble moins préoccupé de son céleste modèle que de la touche qui va poser. Si cette observation est une critique, elle porte sur l’intention de l’auteur et non sur l’exécution ; car c’est à dessein, je n’en doute pas, qu’il n’a pas donné à son saint un air inspiré. Probablement, il a voulu imiter la naïveté des anciens maîtres, mais cette naïveté n’est plus de notre temps, et aujourd’hui elle ressemble presque à une affectation. L’attitude du saint manque peut-être d’aplomb, et je doute qu’aucun peintre travaille ainsi dans son atelier. Son pied gauche est d’une forme ignoble ; c’est une faute qui frappe tout le monde. Quant à la Vierge, outre qu’elle rappelle par trop la Madone de M. Ingres dans son admirable tableau du vœu de Louis XIII, la couleur en est molle, la forme indécise ; ce n’est pas une lumière divine qui l’entoure, c’est un brouillard blanchâtre peu diaphane. Peindre une apparition n’est pas chose facile, mais j’admets, avec toutes les autorités en pareille matière, que l’on ne doit pas donner à une figure idéale la précision et la solidité d’une créature terrestre. C’est par des artifices de couleur bien ménagés, par des oppositions, et surtout par la légèreté du faire, qu’on peut se tirer, je crois, de la difficulté. Ici la Vierge n’est que voilée par l’interposition d’une vapeur blanchâtre ; mais c’est bien une créature de chair et d’os, de formes même trop humaines à mon goût.

Il n’est pas besoin de lire le mot Rome, après le nom de M. Flandrin, au bas de son tableau qui représente Jésus-Christ et les petits enfans, no 734, pour s’apercevoir qu’il l’a fait en Italie. Ses figures, ses draperies, toute l’ordonnance de sa composition, indiquent un artiste qui travaille entouré des chefs-d’œuvre de l’école italienne. Voilà certainement un ouvrage qui a, comme l’on dit, beaucoup de caractère ; mais est-ce un caractère original ? Nullement ; je ne vois là que des souvenirs bien choisis, mais point d’invention ; la série des gravures de Marc-Antoine nous montrerait les originaux de la plupart des figures groupées sur cette toile. À force d’étudier les maîtres, je crains que M. Flandrin n’ait un peu négligé la nature ; il ne la cherche que de seconde main, dans des copies excellentes à la vérité, et il oublie qu’il faut s’inspirer des grands artistes, mais non pas calquer leurs ouvrages. C’est toujours à la nature qu’il faut en revenir, et c’est avec ses yeux à soi et non avec les lunettes des maîtres qu’on doit l’observer. — Parlerai-je de la couleur de M. Flandrin ? Systématiquement sans doute, il fait tout terne et sale ; il semble avoir horreur de la lumière ; il n’y a pas de blanc sur sa palette. Dans son tableau, les chairs même se détachent à peine en clair sur des draperies de tons rompus et terreux. M. Flandrin a-t-il voulu obtenir tout de suite la teinte que le temps a donnée à certains tableaux dont les couleurs mal préparées ont poussé au noir ? ou bien, le ton conventionnel des fresques qu’il admire a-t-il faussé sa vue au point de lui faire renoncer aux ressources particulières à la peinture à l’huile ? M. Flandrin a un talent véritable ; on voit qu’il a beaucoup travaillé et dans une bonne direction, mais il veut rester toujours écolier. Pourquoi, maintenant, après ses fortes études, ne cherche-t-il pas à se créer une manière originale ? Il me fait penser à nos jeunes gradués d’Oxford, qui, après s’être nourris pendant plusieurs années des classiques grecs et latins, prennent les moyens de l’art pour son but et ne veulent faire toute leur vie que des traductions.

Voici encore une traduction, mais d’une autre langue. La vision de Godefroy de Bouillon, no 1426, par M. F. de Madrazo, est l’ouvrage d’un artiste qui s’est proposé Murillo pour modèle. On en pourrait choisir de plus mauvais. Si l’on juge d’après son nom, M. de Madrazo est espagnol ; il prouve que l’affreuse guerre qui désole son pays n’y a pas détruit le sentiment des arts. Ses anges sont d’une couleur suave, quoique un peu faible, et l’élégance de leurs formes contraste heureusement avec la taille athlétique du héros chrétien. D’ailleurs, l’imitation est flagrante et dans le type des figures et dans l’exécution. Vous retrouvez ici, dans le fond sur lequel se détachent les anges, cette gloire d’un jaune foncé dont Murillo a fait le fond banal de toutes ses compositions ascétiques. La couleur de M. de Madrazo est agréable, mais n’a ni la force ni la transparence de son modèle ; ses draperies sont de papier. Il devrait étudier les procédés matériels de l’école espagnole qui ne sont pas à dédaigner, et qui seconderaient puissamment sans doute le sentiment inné en lui qui le porte vers la couleur. J’ai dit ce que je pensais des pastiches ; si M. de Madrazo persiste à copier Murillo, au lieu de s’attacher à sa dernière manière, éblouissante, il est vrai, de grace et de facilité, mais parfois lâchée et dépourvue de caractère, je voudrais qu’il étudiât ce grand maître à l’époque où son pinceau conservait encore une touche ferme et accentuée. Un des chefs-d’œuvre qui font le mieux connaître cette manière, c’est le portrait de Murillo peint par lui-même et qu’on voit dans la galerie espagnole nouvellement formée.

M. Ribera, autre artiste espagnol, je crois, qui porte un nom de bon augure dans les arts, a exposé une composition remarquable, mais empreinte encore du péché d’imitation que je reproche à son compatriote. Le sujet, tiré de l’histoire d’Espagne, est la marche au supplice d’un ministre, don Rodrigo Calderon, no 1775, décapité vers 1621. À cette époque, on perdait la tête en même temps que son portefeuille ; les mœurs se sont heureusement adoucies. — Les figures sont bien en scène, et il n’y a pas une physionomie qui ne soit vraiment espagnole. Quoique le ton général soit triste et froid, la couleur ne manque pas de force et me rappelle les ouvrages de Zurbaran. Je me trompe fort, ou M. Ribera les étudie avec assiduité. — On sent de l’inexpérience dans l’arrangement des groupes, et malgré la précaution qu’il a eue de placer des moines vêtus de couleur claire auprès de son personnage principal, il n’attire point assez irrésistiblement l’attention des spectateurs.

Il est honorable pour la France de voir accourir à ses expositions tant d’artistes étrangers, et je suis un peu honteux pour l’Angleterre de ne pas la voir représentée à ce congrès de la peinture. M. Wiertz, qu’à son nom et aussi à sa couleur, je suis tenté de regarder comme un Flamand, a envoyé à Paris une immense page dans le pur style classique. On y voit le corps de Patrocle disputé par les Grecs et les Troyens, no 2123. Il y a là des enchevêtremens de jambes et de bras si extraordinaires, qu’il faut étudier quelque temps pour donner à chaque héros les membres qui lui appartiennent. Un de ceux qui tiraillent Patrocle, a sur ses épaules deux têtes, entre lesquelles je n’ai pu encore découvrir la véritable. Tout cela est d’une couleur assez brillante, mais où prédominent abusivement les tons jaunes, surtout dans les carnations. Rubens en faisait grand usage, mais ses chairs sont admirables de fraîcheur, et les héros de M. Wiertz ont la jaunisse. Passe encore pour ce coloris de convention, mais pourquoi imiter les défauts de son maître en lui empruntant ces muscles exagérés qui scandalisent les anatomistes ? — Pourtant il y a dans ce tableau un sentiment de grandeur qu’on ne peut méconnaître et qui annonce de l’étude et un talent réel, mais à mon sens mal employé.

Je reviens à l’école française. M. Biard est célèbre depuis quelques années pour ses compositions grotesques, devant lesquelles il y a toujours une foule nombreuse. Ce n’est pas chose aisée que de voir la Sortie d’un Bal masqué, no 170, et ceux qui l’ont vue s’en ressentent encore, car c’est l’endroit de Paris où l’on vous marche le plus sur les pieds. On m’assure que le préfet de police y tient un agent en permanence pour empêcher les filoux de dévaliser les curieux. — Au sortir du bal, un gros homme, déguisé en femme, s’est pris de querelle avec les sergens de ville et les boxe très scientifiquement. Autour de lui se pressent toutes les figures de carnaval, les plus ridicules qui se puissent imaginer, depuis le bon gendarme jusqu’au nain affublé d’une tête énorme qui faisait sensation dans le ballet de Gustave, vers l’an de grace 1836. En voyant ces bouffonneries, j’ai ri comme tout le monde, mais je n’y retournerai pas, quand même la foule les aurait désertées. On n’y sent pas assez la verve et beaucoup trop la prétention ; tout est uniformément soigné et léché, pour me servir de ce terme vulgaire, mais énergique. La scène, d’ailleurs, n’est point prise sur la nature. J’ai toujours vu sortir du bal des masques ennuyés, accablés de fatigue, avviliti, comme disent les Italiens ; querelleurs en entrant, ils n’ont plus assez d’énergie pour la dispute quand le jour paraît. M. Biard peint plus agréablement, peut-être mieux que notre Hogarth, mais il n’a ni son talent d’observation, ni son naturel exquis. Il dépasse le comique pour tomber dans la charge, qui n’est pas du ressort de la peinture, car une charge ne veut pas être terminée. On doit avoir honte d’y passer trop de temps. Une charge soigneusement peinte comme celle-là, c’est un calembour travaillé.

Mêmes défauts dans la Poste aux Lettres, no 169. Où M. Biard a-t-il vu des femmes de chambre entr’ouvrir publiquement les lettres de leurs maîtresses ? des amantes serrer sur leur cœur les billets de l’ami absent, et tout cela dans la rue ? Je passe rapidement devant un troisième tableau du même genre, le Dîner interrompu, no 166, où il y a pourtant de biens drôles d’abbés qui, conviés par un collègue, perdent l’appétit à la vue d’une souris qu’on retire de la soupière. J’ai hâte d’arriver à des œuvres plus sérieuses de M. Biard, et sur lesquelles on puisse juger son talent. L’Exorcisme de Charles VI, no 165, est conçu d’une manière trop théâtrale. Sans doute il y a de l’expression dans les traits du malheureux roi, mais cette expression est la grimace d’un acteur de mélodrame, et non l’hallucination d’un fou. Je voudrais moins de contorsions et plus de maladie sur son visage. Les têtes des deux moines sont meilleures et bien colorées.

Si j’avais l’honneur d’être antiquaire, je louerais l’exactitude des accessoires et de tous les détails de l’ameublement ; mais, trop précieusement touchés, finis à l’excès, ils prennent une importance qui nuit à l’effet des figures principales. Un peintre doit savoir souvent sacrifier les détails qu’il a le mieux rendus, afin de faire valoir les parties capitales de son tableau.

Peut-être m’a-t-on trouvé sévère à l’égard d’un artiste chéri du public. Je ne serai que juste en donnant de grands éloges à une scène de naufrage dans les mers du Nord, où M. Biard a représenté des Pêcheurs attaqués par des ours blancs, no 167. Le mouvement du jeune mousse, qui d’une main écarte son père déjà blessé, tandis que de l’autre il plonge son couteau dans la gueule d’un de ces terribles animaux, me paraît d’une énergie et d’une vérité admirables. N’y eût-il dans un tableau que la tête de cet enfant à citer, elle suffirait à le rendre remarquable. Mais ici, il n’y a pas un personnage, les ours compris, qui ne soit parfaitement en scène. Jamais je n’ai vu mieux rendre la physionomie, la tournure, le caractère des matelots. On dirait que l’auteur a vécu parmi des baleiniers, et qu’il s’est trouvé à ces terribles rencontres qui nous font frémir quand nous lisons des voyages aux régions arctiques. Les eaux, le ciel, les glaces sont d’une vérité parfaite, et j’ajouterai, d’une bonne couleur, qui n’est point cherchée. Je me permettrai seulement de critiquer l’homme qui, les deux jambes démesurément écartées, s’apprête à frapper un ours de sa lance. Sans doute l’attitude est vraie en soi, car le premier soin d’un matelot qui combat dans une embarcation, c’est de se bien caler, pour assurer son coup et empêcher son canot de chavirer ; mais l’artiste a mal rendu cette position, et ses raccourcis sont tout-à-fait défectueux. Je demanderai encore à M. Biard en quels parages se trouvent des ours blancs aussi nombreux que des lapins dans une garenne. Le capitaine Parry n’en voyait jamais qu’un ou deux à la fois, et une seule de ces vilaines bêtes donnait assez d’affaires à plusieurs chasseurs armés de fusils. Mais la peinture a ses licences, et d’ailleurs tous ces ours sont irréprochables ; je veux dire qu’ils ont l’air horriblement affamé et féroce.

Cette mer, peuplée d’ours blancs, me servira de transition pour passer aux marines, très nombreuses cette année. Les exploits récens des escadres françaises ayant remis l’armée navale en faveur auprès du public, que l’armée de terre préoccupait seule autrefois, la peinture s’est ressentie de ce nouvel enthousiasme aussi bien que la littérature. — Pour les marines, cette année comme les précédentes, M. Gudin tient toujours le premier rang. Il est aussi le plus fécond des peintres de ce genre, car il ne compte pas moins de douze tableaux au salon. Parler de la transparence et du mouvement de ses eaux, de l’élégance de ses bâtimens, de l’exactitude de leurs manœuvres, c’est un éloge banal sur lequel M. Gudin doit être blasé. Je lui reprocherai aujourd’hui la trop grande facilité de son exécution, quelquefois même complètement lâchée. Je le soupçonne de peindre trop vite et trop comme un homme dont la réputation est faite. Toutefois ces critiques ne s’appliquent pas à toutes ses compositions, et je retrouve dans plusieurs d’entre elles la verve et la précision à laquelle il nous avait habitués. Je citerai comme ses meilleurs ouvrages de cette année deux Vues du Tréport, 965 et 966 ; un Combat du chevalier de Forbin, 960, remarquable par un effet d’incendie qui se reflète en même temps que la pâle lumière de la lune sur une mer agitée ; la Prise du château de Saint-Jean d’Ulloa, 963, où l’on voit un magnifique coucher de soleil ; enfin le Combat de Doel, 964, dont le ciel d’hiver et le paysage flamand sont d’une couleur admirablement vraie. Pour que ce dernier tableau fût complet, j’aurais voulu que les tirailleurs du premier plan fussent retouchés par M. Vernet.

Dans la Bataille du Texel, 1053, par M. Eugène Isabey, il y a une multitude de vaisseaux fort bien gréés, fort bien dessinés, mais peut-être un peu trop entassés les uns sur les autres. Il est fâcheux que la mer, qu’il a voulu rendre clapoteuse, ne ressemble qu’à une bouillie remuée. La couleur de ce tableau est d’ailleurs riche et agréable.

On se rappelle peut-être un étrange tableau de M. Gudin, qui, pour connaître sans doute tout ce qu’il pouvait oser avec le bon public, lui avait présenté, dans un cadre magnifique, une vague toute seule, sans bâtimens, sans côtes, sans un bout de débris ; rien que de l’eau et du ciel. L’idée n’a point été perdue pour M. Tanneur qui l’a reproduite, ajoutant seulement à sa mer, et à mon avis avec raison, quelques roches et un tout petit naufragé s’accrochant à un tronçon de mât. No 1953. Le ciel et la mer ont une couleur chaude et transparente, mais cette vague et celle de M. Gudin ne sont que des études que ces deux artistes auraient dû garder pour eux. Un autre tableau de M. Tanneur, un Vaisseau de commerce rencontrant une escadre, no 1954, offre un tout autre intérêt et montre plus de talent sans charlatanisme.

Aux expositions précédentes, j’avais remarqué avec un vif plaisir les paysages de M. Marilhat. Je lui trouvais une qualité bien rare, c’est qu’il savait faire le portrait d’un arbre, et dans ses compositions je ne voyais rien de convenu, rien qui ne portât le caractère de la vérité. Aujourd’hui, trop confiant peut-être dans ses fortes études, il se livre à son imagination et recherche le style, quelquefois peut-être aux dépens de la vérité. Pour les paysagistes, les compositions historiques, comme ils les appellent, présentent un écueil redoutable, car il faut inventer un site, c’est-à-dire le composer avec des souvenirs divers ; et quelque bien meublée que soit la mémoire, elle vous abandonne parfois, et d’ailleurs ne peut guère suivre l’allure rapide de l’invention. Les Jardins d’Armide de M. Marilhat, no 1455, montrent un effet de soleil couchant assez juste de ton, mais dépourvu de transparence. Les arbres, et surtout ceux du second plan, sont d’une teinte trop uniforme, et manquent de cette physionomie originale, si je puis m’exprimer ainsi, que M. Marilhat savait si bien leur donner autrefois. Au-dessus du palais d’Armide s’élèvent des nuages brillans, mais qui, peints en pleine pâte, n’ont nulle légèreté : on les prendrait presque pour des montagnes ; quant aux figures, elles sont décidément trop peu terminées, surtout pour se trouver au premier plan.

C’est dans le Delta du même auteur, no 1457, qu’on retrouve l’ancienne exactitude de son pinceau. Là, tout est étudié, rien n’est laissé à la manière. Ces grands végétaux des tropiques dont les formes sont rendues avec tant de précision, se retrouvent dans les Jardins d’Armide, mais leur vérité même fait ressortir davantage ce qu’il y a de convenu dans le reste du tableau. C’est comme une rose naturelle au milieu d’un bouquet de fleurs artificielles.

On peut adresser les mêmes reproches, et peut-être avec plus de justice encore, au tableau de M. Aligny, la Madeleine dans le désert, no 16. Un feuillage d’un vert glauque monotone, des arbres dont on ne saurait dire l’espèce, des figures sans élégance et péniblement touchées, voilà les défauts qui frappent d’abord et que ne peuvent racheter entièrement, ni la disposition assurément grandiose du paysage, ni l’effet bien observé d’un soleil couchant qui pénètre au milieu d’une épaisse forêt. M. Aligny me paraît faire peu de cas de la couleur qui offre tant de ressources au paysagiste. Ses teintes sont lourdes, opaques, pâteuses. Au vague de ses premiers plans, on s’aperçoit qu’il a négligé de s’entourer d’études exactes. Les détails les plus en évidence sentent la manière, et, de plus, dénotent une précipitation dans l’exécution que le spectateur ne pardonne jamais. Par exemple, dans le gazon au-dessus duquel paraissent les deux anges, on compte tous les coups de pinceau, et si on compare la grandeur des brins d’herbe à celle des figures, il faudra supposer qu’elles se trouvent au milieu d’une plantation de salade.

Les Carrières de la Cervara, no 153, dans la campagne de Rome, par M. Bertin, offrent un site caractérisé, et suivant toute apparence, très fidèlement rendu. Si ce tableau manque un peu de couleur ou plutôt d’effet, de parti pris, le dessin en est correct et pur. Peut-être est-il trop accentué dans les lointains ; mais la transparence de l’atmosphère des régions méridionales donne aux objets, même très éloignés, une netteté que nous avons peine à concevoir dans nos pays de brouillards. J’ai entendu reprocher à l’auteur son arbre mutilé et l’apparence chétive et misérable de ses végétaux ; pour moi, ce n’est point une faute ; cette nature est celle du site que M. Bertin a choisi et marque bien la tristesse particulière empreinte à tous les lieux d’où l’homme s’est retiré. Toutefois il me semble que les proportions du seul arbre qu’il ait introduit dans son tableau, rapetissent les rochers et tout le paysage. De même, l’excavation du premier plan dont on ne voit qu’une partie, fait paraître trop petites les grottes du fond auxquelles celle-ci sert involontairement de mesure. Rien de plus essentiel et en même temps de plus difficile que de donner une échelle au spectateur qui lui fasse comprendre à l’instant l’étendue de la scène placée devant ses yeux. Plusieurs sites célèbres perdent de leur grandeur faute de cette échelle qui n’existe pas toujours dans la nature. Pour cette raison, la cataracte du Niagara, par exemple, ne frappe point d’abord par son immensité.

M. Calame s’attache plutôt à copier exactement qu’à composer. À sa Vue de la Handeck, no 274, on pourrait reprocher de la minutie, surtout dans sa forêt de sapins. Ses arbres sont trop finis, d’un travail trop uniforme, et l’on en voit les détails au lieu d’en saisir les masses générales. Les bords du torrent, où le granit a été mis à nu, ont un air de vérité qui n’échappe à personne. On sent que ces roches déchirées ont été étudiées scrupuleusement ; ce sont de ces accidens que les paysagistes négligent d’ordinaire, mais dont l’exactitude se remarque. En somme, si la lumière était distribuée avec plus d’art sur ce paysage, ce serait un des meilleurs de l’exposition.

Je ne dois point oublier un Site de Norwège par M. Achenbach, no 3, qui se recommande par une apparence de vérité très originale. Contre l’ordinaire des paysagistes qui recherchent une végétation luxuriante, l’artiste a représenté une nature toujours pauvre et stérile, qui vient d’être frappée par les premières atteintes de l’hiver. Il y a beaucoup d’observation dans ces végétaux flétris par la gelée, et si la lumière blafarde du soleil perçant le brouillard, n’offre point un effet bien pittoresque, du moins il a le mérite de caractériser parfaitement l’hiver. On a froid devant ce tableau.

Un autre artiste allemand, M. Wickenberg, a choisi également une scène des climats du Nord. Son Pêcheur assis devant un trou fait sur la glace, no 2117, est un tableau de petite proportion, mais étudié et terminé dans toutes ses parties avec un soin extraordinaire. Si cette comparaison ne paraît point un sacrilége aux vieux amateurs, je dirai que les deux enfans et le chien groupés auprès du pêcheur approchent de bien près de la finesse et de la naïveté de Téniers. Me trompé-je ? mais la glace, dans le fond du tableau, ressemble trop à de l’eau fluide ; au reste, naturellement très ennemi du froid, je n’ai jamais étudié ces sortes d’effets avec assez de curiosité pour oser affirmer que M. Wickenberg les ait mal rendus.

On distingue de loin les paysages de M. Dupré, par leur couleur éclatante. Je le soupçonne d’avoir étudié beaucoup la manière de notre Constable et celle de M. Decamps. Au premier il a pris des ciels et des terrains, au second ses arbres empâtés et se détachant en vigueur sur une vive lumière. De près, dans ses tableaux, on ne voit qu’une masse confuse, mais à la distance convenable on distingue un effet puissant et harmonieux. Après les paysages de M. Decamps, je n’en connais point de plus lumineux que ceux de M. Dupré, et ce qu’il n’a pris à personne, c’est un sentiment très vif de la couleur. En voyant son Site du Bas-Limousin, no 648, et son Gué, no 652, personne ne lui contestera, j’imagine, cette qualité précieuse. Il est à regretter qu’il n’ait pas plus de finesse dans la touche, et qu’il ne varie pas assez ses moyens. Je voudrais aussi qu’il étudiât davantage ses figures d’hommes et d’animaux dont l’incorrection est souvent évidente malgré leur très petite proportion.

Il est un reproche qu’on peut adresser à presque tous les paysagistes français, c’est de négliger leurs premiers plans, faute de pouvoir y placer des détails exacts et pris sur nature. Si l’on n’indique point par une exécution variée les différens plans d’un paysage, il en résultera une confusion inévitable. On peut s’en convaincre en examinant la jolie Vue du château Saint-Ange, no 1067, par M. Jadin. La couleur en est riche, les lointains bien rendus, mais les fabriques les plus rapprochées du spectateur ne sont pas plus terminées que celles du fond. Ses Caccine de Florence, no 1068, me paraissent préférables, parce qu’elles sont plus étudiées, mais point encore assez, surtout pour un tableau destiné à être vu d’assez près.

Les marines et les paysages m’ont entraîné bien loin ; et aussi prolixe que le vieillard d’Hernani, « j’en passe et des meilleurs. » Cependant, j’ai oublié quantité d’autres tableaux dont je voulais entretenir mon lecteur. Je l’ai prévenu ; il ne doit point chercher ici d’ordre logique ; je rends compte de mes impressions à mesure que je les éprouve, et si j’avais voulu établir une classification systématique entre les deux mille tableaux du salon, il eût été fermé avant que j’eusse pu arranger régulièrement ma table des matières.

Il y aurait de l’injustice à refuser à M. Brune une couleur puissante et un certain caractère de grandeur qui fait penser aux Carraches. Son allégorie de l’Envie, no 250, est une œuvre remarquable, malgré ses défauts, qui frappent les yeux les moins exercés. À côté d’une exagération de muscles bizarres, d’oppositions heurtées d’ombre et de lumière, on distingue avec plaisir des nus bien étudiés et des chairs fermes et vivantes. — Je sais que dans une allégorie on n’a guère le droit de critiquer le costume ; mais ce rideau de damas à fleurs, qui semble acheté à la friperie, a une réalité trop moderne, qui me fait voir, au lieu d’un être idéal, un modèle posant dans un atelier. — L’expression est contestable. M. Brune a plutôt rendu l’abattement de la bassesse que la rage de l’envie.

J’ai reproché à plusieurs artistes d’avoir placé dans un cadre trop étroit des scènes qui exigeaient de l’espace. Le reproche contraire s’adresse à M. Jouy, auteur de l’Amende honorable d’Urbain Grandier, no 1116. À mon avis, ce sujet ne devait pas être traité sur cette toile immense ; il aurait gagné, je crois, à se resserrer dans les dimensions ordinaires d’un tableau de genre. Il y a d’ailleurs du talent dans cette composition. Bien que reléguée au second plan, la figure d’Urbain Grandier est habilement disposée pour fixer d’abord les regards du spectateur, et l’expression de ses yeux hagards et démesurément ouverts, est de celles qui ne s’oublient pas. La foule qui se presse aux abords de l’église est confuse, et la perspective aérienne y est mal observée. C’est le premier ouvrage que je vois de M. Jouy, et il me paraît annoncer d’heureuses dispositions.

On trouve au Musée un nombre prodigieux de batailles, d’entrées triomphales, de traits d’héroïsme, etc., destinés à augmenter l’immense collection de Versailles. On ne voit que feu et fumée, ou bien que lances et armures de fer, suivant que le combat est antérieur ou postérieur à l’invention de la poudre. C’est le désespoir de la peinture que ces sujets-là. M. H. Vernet surmonte les difficultés des batailles modernes ; après lui, je ne vois que des imitateurs qui le suivent de loin. Quant aux batailles anciennes, je ne sache personne qui s’en soit bien tiré. Nos guerriers d’aujourd’hui, qu’on les habille de bleu ou de rouge, qu’on leur donne même des bonnets à poils ou des chapeaux à trois cornes, ce sont encore des hommes ; mais ces armures bizarres, ces casques à visières, comment deviner là-dessous des êtres humains ? C’est à peine si l’on a la ressource de la couleur, car, éclairées par le ciel, les cuirasses prennent une teinte grise uniforme, qui fait ressembler de loin une armée en bataille à la boutique d’un potier d’étain. On n’a donc que le poil des chevaux dont la teinte ne soit pas commandée ; encore bien souvent les antiquaires exigent qu’ils soient bardés de fer. « Au diable ces homards ! » disait le brave lord Uxbridge, désespérant d’enfoncer les cuirassiers français à Waterloo. Qui n’en dirait de même en voyant toutes ces statues de fer ?

En vérité, je n’ai pas le courage d’adresser des critiques aux artistes qui ont accepté ces insurmontables difficultés, et je demanderai la permission de ne pas dire un mot des batailles. J’excepterai seulement celle de Denain, par M. Alaux, no 10, où il y a du mouvement et de la couleur. On trouve un air de famille à tous ses personnages ; mais, avec des perruques et des tricornes, le moyen qu’il en soit autrement ? Qui n’a fait la remarque que tous les seigneurs du siècle de Louis XIV ressemblaient à leur auguste maître ? Tous les nègres se ressemblent pour nous, par une raison analogue.

Malgré ma répugnance pour les armures, je dois encore citer le Massacre de Nesle, no 1595, par M. E. Odier. Le mouvement de Charles-le-Téméraire, frappé de stupeur sous la malédiction de l’évêque, me paraît heureusement exprimé ; mais l’évêque est placé dans un tel éloignement et d’ailleurs tellement dans l’ombre, qu’on n’aperçoit point d’abord cette figure qui pourtant donne l’explication du tableau. Je dois louer le désordre de la scène, le pêle-mêle du pillage ; le mouvement des soldats qui envahissent l’église. Le cheval de Charles, qui hésite à s’avancer au milieu des corps étendus sous ses pieds, fait faire de tristes comparaisons entre les hommes et leurs alliés quadrupèdes. Je trouve que M. Odier n’a pas jeté assez de lumière sur la femme qui étend les bras vers le duc de Bourgogne ; son dos nu ne me semble pas assez franchement coloré.

Gilbert mourant à l’Hôtel-Dieu, no 1535, tel est le sujet qu’a traité M. Monvoisin, sans reculer devant aucune des difficultés qu’il présentait. Tous les détails vulgaires et presque ignobles d’un hôpital, les bonnets de nuit, les rideaux de serge, les couvertures sales, tout cela a été abordé hardiment, et pour moi, le résultat est un succès. Ce tableau est profondément triste comme la scène qu’il reproduit, et, de même que dans la nature, la présence de la mort y ennoblit tout. Malgré la figure très commune du poète, exigée sans doute par la vérité historique, l’inspiration y brille et l’on peut oublier sa laideur. Assise auprès de lui, une jeune sœur de la Charité le contemple avec un mélange de pitié et de terreur. Son expression est parfaitement sentie. Toute cette scène de douleur porte un accent de vérité qui désarme la critique, car ce que gagnerait la composition à devenir plus pittoresque, ce ne serait qu’au prix de nombreux mensonges, et alors disparaîtrait son principal mérite. Ce serait comme un drame bourgeois mis en vers. On peut cependant reprocher à M. Monvoisin l’uniformité de son faire, toujours un peu précieux, et que j’aurais voulu plus ferme, tel que le sujet semblait le commander.

M. Monvoisin fait aussi des charges aussi grotesques et peut-être plus vraies que celles de M. Biard. Voyez les Moutards, le Pion, etc. Ce n’est pas de la peinture, mais on en ferait un cahier de lithographies fort amusantes à feuilleter pour les gens attaqués du spleen.

Parmi les découvertes que je dois à mes récentes explorations dans le Musée, je citerai un petit tableau de M. de Vaines, malheureusement faible de couleur et un peu lâché dans l’exécution ; mais le sujet me paraît l’un des plus heureux qu’un peintre pût choisir. C’est un Marché d’esclaves dans une ville romaine, no 2000. Un gros sénateur, c’est Crassus, Apicius, Pollion, appuyé sur le jeune esclave qu’il a in deliciis, marchande à un Juif une famille de Bretons. Autour de lui, quantité d’esclaves de toutes nations présentent une variété de types dont on pouvait, je crois, tirer un plus grand parti. La scène d’ailleurs est habilement disposée, et le sujet s’explique clairement. Mon patriotisme s’est indigné en voyant la tête un peu trop barbare, pour ne pas dire stupide, du chef breton ; mais il y a de la sensibilité dans son mouvement qui lui fait rapprocher de lui tous les êtres qui lui sont chers. Un antiquaire de mes amis, qui a écrit un in-4o sur l’enseigne d’un cabaret de Pompéï, a critiqué le latin de celle du Juif ; peu importe ! il m’est prouvé que M. de Vaines a étudié la société romaine, et il la présente sous un aspect nouveau, vraisemblable et original. Son tableau prouve que les peintres, même de genre, pourraient rajeunir heureusement les sujets antiques et y trouver des motifs au moins aussi pittoresques que dans leur moyen-âge dont ils se lasseront bientôt.

Je n’ai pas encore parlé des portraits dont le nombre est grand cette année. Et qu’on ne s’en étonne pas ; les mœurs constitutionnelles, ou, pour parler plus exactement, l’abolition de l’aristocratie en France tend à multiplier les peintres de portrait. Aujourd’hui, c’est en peignant les banquiers et les notaires qu’un artiste arrive à la fortune. Le gouvernement, presque seul acheteur de tableaux d’histoire, ne peut les payer fort cher. Puis, outre la difficulté d’en être agréé, on rencontre encore celle des sujets qu’il commande et contre lesquels tout le talent possible a bien de la peine à se débattre. Voyez le Musée de Versailles.

J’entends dire qu’en France on considère le portrait comme un genre inférieur ; l’on a tort. M. Northcote, dans sa Vie de sir Joshua Reynolds, attribue cette opinion, moins répandue chez nous cependant, à la quantité de mauvais ouvrages de ce genre dont on a sans cesse la vue fatiguée. Lorsqu’un portrait rappelle les traits d’une personne illustre ou chérie, le peintre fût-il médiocre, son œuvre se conserve avec soin ; tandis que les mauvais tableaux d’histoire disparaissent bientôt, on ne sait comment. « Un bon portrait, c’est toujours M. Northcote qui parle, c’est un caractère ; il y a autant de difficulté à le deviner et à le rendre qu’à représenter une figure idéale. » Personne ne niera que Molière, par exemple, en écrivant le rôle du Bourgeois gentilhomme, n’ait produit une œuvre aussi belle que Racine en traçant celui d’Achille ou d’Agamemnon.

Il faut, en effet, une sagacité toute particulière pour peindre le portrait, et l’on remarquera en passant, que tous les maîtres en ce genre ont été hommes d’esprit et aimés de la bonne compagnie, non-seulement pour leur talent, mais encore pour leur mérite personnel : Holbein, Titien, Van-Dyck, Velasquez, sir Joshua, sir Thomas Lawrence… Je pourrais encore citer bien des noms si ceux-là ne rendaient pas d’autres exemples inutiles.

Veut-on une preuve de cette sagacité indispensable au peintre de portraits ? Lorsque sir Thomas Lawrence exposa le portrait de Curran, la surprise fut grande de voir une figure aussi laide, transformée par son art au point de devenir agréable, et cela sans que la ressemblance fût le moins du monde altérée. Il faut savoir qu’après plusieurs séances, sir Thomas n’avait pu parvenir à tirer le moindre parti de ces traits ingrats et presque ignobles, lorsque le hasard le fit assister, avec Curran, à un dîner politique. On vint à parler de l’Irlande. Curran, froid jusqu’alors, s’anime soudain ; il tonne contre les oppresseurs de sa patrie ; ses yeux brillent du feu de l’éloquence, et son ame sublime s’y peint toute entière. Cependant sir Thomas le contemplait en silence, et ses yeux ne se détachaient pas de ceux du tribun irlandais. « Je vous ai bien mal peint, dit-il, mais je crois maintenant vous tenir. Donnez-moi encore une séance. » Curran y consentit ; sir Thomas le remit sur l’Irlande, l’échauffa de nouveau, retrouva l’inspiration de la veille, et parvint à lui donner l’expression du génie qui efface toute laideur. — C’était un talent de ce grand artiste d’amuser son modèle, de l’intéresser par sa conversation. Il déclamait admirablement, et je sais bien des beaux yeux qu’il a fait briller en récitant des tirades de Roméo et Juliette. — Une fois, c’est une époque mémorable pour moi, car je montrais à sir Thomas mon premier portrait dont l’original était un alderman grand gastronome, figure commune s’il en fut ; je ne l’avais pas flatté. « Parlez-lui soupe à la tortue et venaison, me dit sir Thomas, vous le réveillerez. » Puis quittant la plaisanterie : « Il n’y a personne, dit-il, qui soit toujours laid ou toujours beau. Ce qu’il importe de rendre, ce n’est pas seulement le modelé du visage, mais son expression, et l’art du peintre c’est de saisir la meilleure expression de son modèle. Tâchez donc qu’il oublie qu’il pose, faites en sorte que ses pensées se portent sur le sujet qui l’intéresse, et alors que toute votre attention, toutes les facultés de votre mémoire soient à l’œuvre pour exprimer les mouvemens fugitifs des muscles qui constituent la physionomie. Après quelques années d’études, tout homme peut copier un œil : Titien peint un regard. »

Que le lecteur veuille bien me pardonner cette longue digression sur un homme dont le souvenir me sera toujours cher ; elle a d’ailleurs pour but de prouver combien il est difficile de faire un bon portrait, et combien plus difficile de faire celui d’un roi ; car le pauvre artiste n’a pas alors la ressource d’essayer avec son auguste modèle tous les sujets de conversation, pour trouver celui qui donne à la physionomie cette animation qu’il faut pour ainsi dire saisir au vol. D’où je conclus que l’on doit excuser M. Winterhalter, si ses portraits officiels ont un peu de froideur. Celui du Roi est assurément bien composé et d’une grande ressemblance, mais dépourvu d’expression. Toutes les personnes qui ont vu Sa Majesté, même dans les réceptions purement officielles, lorsqu’elle s’entretient avec quelqu’un des personnages éminens de ce pays, ont pu remarquer l’animation de sa physionomie. Je ne la retrouve pas dans ce portrait. La couleur de M. Winterhalter a peu de ressort, et la tête de Sa Majesté ne se détache pas du fond. Ce fond d’ailleurs est froid et d’un effet peu agréable.

La tête de M. le duc de Nemours a plus de vie mais tous ses traits me paraissent grossis, et, si j’ose le dire, vulgarisés. J’ai entendu un tailleur de Londres, qui fait son tour de continent, critiquer l’habit du prince et avec raison. On s’aperçoit trop qu’il a été copié sur le mannequin.

M. Winterhalter a été plus heureux dans le portrait de Mme la duchesse d’Orléans, et cependant il n’a pu lui donner complètement ni l’expression fine et spirituelle, ni l’air parfaitement grande dame qui la caractérise. À ce qu’il me semble, il choisit mal ses fonds. Son rideau cramoisi est d’une lourdeur singulière et ne se trouve pas à son plan. Par contre, le coussin de velours rouge et la console sur laquelle s’appuie la princesse, ont une vivacité et un éclat qui attirent trop l’œil et nuisent aux carnations. L’artiste s’est assez bien tiré de la longue robe blanche de son altesse royale. Lorsqu’il se présente un de ces accidens désagréables par leur monotonie, il est permis de tricher un peu en y jetant des ombres ou des reflets. — L’enfant est d’une jolie couleur, peut-être pas assez enfant : tout le monde remarque à quel point il ressemble au Roi.

Il est rare, pour un peintre, de rencontrer des modèles comme son altesse royale la princesse Clémentine. Je ne sais si M. Winterhalter lui a rendu pleine justice. À coup sûr, l’éclat de son teint et la noblesse de sa taille ne se retrouvent point dans ce portrait. La pose du corps est même tout-à-fait manquée. On a peine à concevoir la possibilité d’une attitude qui est complètement hors d’aplomb. Le bras appuyé sur la carne d’un cippe, la princesse l’étend comme elle le présenterait à un chirurgien pour une saignée. Le pied est mal chaussé, et encore plus mal dessiné. Il paraît que son altesse royale n’a posé que pour la tête. Sir Thomas Lawrence n’aurait jamais fait un portrait en pied sans demander à son modèle une séance au moins pour bien saisir l’habitude du corps. On sait le temps que lui coûta la jambe de sa majesté George IV. — Quant au fond, c’est le meilleur, à mon avis, de M. Winterhalter ; il a de la transparence et de la légèreté, mais sa teinte n’est peut-être pas celle qui eût fait le mieux ressortir une figure de jeune personne.

Dans le portrait de Mme la comtesse de P…, M. Winterhalter a reproduit un effet qu’il affectionne, et qui consiste à faire glisser la lumière sur les contours d’une tête placée dans l’ombre. Cet artifice a sa coquetterie ; mais l’exécution en est pénible. La lumière est matte et blafarde, et dessine un peu durement les contours du visage. Il serait imprudent, je pense, de hasarder un semblable effet avec un modèle qui n’aurait pas la grace de Mme la comtesse de P…

Si j’ai peut-être montré quelque sévérité à l’égard de M. Winterhalter, c’est que ce jeune artiste donne trop d’espérances pour que ses défauts n’affligent pas toute personne qui s’intéresse à son talent. On peut lui dire la vérité avec d’autant plus de hardiesse, que ses progrès ont été plus rapides, et qu’il approche davantage de la perfection.

M. Champmartin est coloriste ; son pinceau a de la vigueur, unie, comme il semble, à une rare facilité, qui peut-être même l’entraîne quelquefois trop loin. À mon sentiment, son meilleur portrait est celui de Mlle Fanny Elssler, no 321. Il est bien disposé ; l’attitude est naturelle et gracieuse. Pour ceux qui n’ont vu cette charmante actrice qu’à la scène, le sérieux de sa physionomie a quelque chose qui surprend. Son regard est, je crois, trop fixe, et manque de vivacité.

Il y a plus d’animation, plus de physionomie, dans le portrait de Mlle la comtesse de F…, no 320. Mais on y peut reprendre un bras et une main d’une incorrection fâcheuse. — En voulant éviter d’accuser les contours avec dureté, ce qui est, en général, le défaut de l’école française, M. Champmartin tombe parfois dans l’excès contraire. Alors son modelé a de l’incertitude, et la lumière ne s’arrête pas assez franchement sur les parties saillantes. J’ai entendu remarquer ce défaut par une dame, qui disait que « les têtes de M. Champmartin semblaient frottées de cold cream. » Ce luisant tient, je crois, à l’indécision de la lumière, et ce défaut se remarque surtout dans ses deux portraits d’homme, no 318 et 319.

En général, cet artiste ne rend pas bien les cheveux, plutôt, je crois, par faute de bons procédés matériels que par négligence. Il est certain qu’ils n’ont ni la légèreté de la nature, ni cette transparence dans les ombres, qui, lorsqu’on parvient à la saisir, donne un ressort singulier aux carnations.

Outre ses portraits, M. Champmartin a exposé une figure allégorique de la Charité, no 317. C’est une femme entourée d’un grand nombre d’enfans nus, qu’elle rassemble autour d’elle. Bien vêtue elle-même, elle ne paraît pas disposée à leur sacrifier, comme saint Martin, une partie de son manteau. Ses traits, gracieux d’ailleurs, ne conviennent peut-être pas trop à une vertu théologale. — La couleur est harmonieuse, et je n’y trouve à reprendre qu’une opposition un peu heurtée entre les chairs et les tons froids et rompus du ciel, du terrain, et du manteau de la Charité. Plusieurs des enfans sont d’un charmant coloris. Je dois dire que le plus jeune m’a paru une réminiscence d’un Enfant Jésus de Rubens, qu’on admirait, il y a quelques années, chez M. Boursault.

Comme M. Champmartin, M. Decaisne a fait une Charité, no 496. La sienne est plus canonique, plus grave, plus idéale. On la voit secourir des pauvres, allaiter un enfant ; en un mot, elle est bien symbolisée, comme dirait un Allemand. On peut reprocher à ce tableau un peu de mollesse dans l’exécution ; et si par les couleurs rompues de toutes les draperies, l’artiste arrive à un résultat harmonieux, doux à l’œil, on n’en regrette pas moins un effet plus puissant et plus fort. M. Decaisne me semble redouter les tons francs et purs : en étudiant les coloristes, il verra tout le parti qu’ils en ont tiré. — Le Giotto dessinant ses moutons, no 497, est une bonne étude, et le visage du jeune berger a de la grace et de l’originalité.

Le portrait de M. de Lamartine, no 498, confirme la remarque de Goldsmith, que tout poète aime les chiens. Deux jolies levrettes, fort bien dessinées, se jouent autour de l’auteur des Méditations. Ce portrait, agréable de coloris, manque un peu de vigueur, comme le tableau de la Charité. Je regrette de ne pouvoir juger de la ressemblance, mais le talent de M. Decaisne en garantit l’exactitude. On trouve de la raideur dans la pose de M. de Lamartine, et son regard sévère et fixe a une expression de commandement bien différente de celle que lui supposeraient ceux qui, comme moi, ne le connaissent que par ses ouvrages. Probablement, cette expression est la plus ordinaire à M. de Lamartine. Devait-on le représenter ainsi, ou bien dans l’attitude de la méditation ; en un mot, comme un gentilhomme qui se repose dans son parc, ou bien comme un poète qui compose ? Cette dernière donnée choquerait peut-être ses contemporains ; mais, pour la génération qui viendra, M. de Lamartine ne sera que le symbole de ses ouvrages. Elle demandera le poète. Comme c’est une question fort grave et de solution difficile, M. Decaisne a probablement bien fait de se décider pour le parti de la réalité.

Quelques qualités portées au plus haut degré, absence totale de quelques autres, tel est le mélange singulier de bien et de mal que présente le portrait d’une jeune personne habillée de rose, no 20, peint par M. Amaury Duval. On conçoit difficilement un dessin plus correct, plus scrupuleux, une exécution plus fine et plus consciencieuse ; mais le parti qu’il a adopté, son système de peinture, je ne puis le comprendre. Je ne parlerai de la pose que pour faire remarquer que probablement il eût été plus avantageux, pour le modèle, d’être vu moins de face. Cette critique est peu de chose. — M. A. Duval, non content de jeter sur toute la figure une vive lumière, lui donne encore un fond blanc tout uni. — Le teint de son modèle est très beau, et il en détruit l’éclat à plaisir en lui opposant une étoffe d’un rose éblouissant. Cela ressemble à une peinture chinoise, tant les contours sont secs et découpés, tant les couleurs se heurtent et se le disputent de vivacité. On ne peut disconvenir que la tête, bien que toute dans le clair, ne soit parfaitement modelée. Oui, elle semble sortir de la toile, et si bien que les épaules s’y enfoncent. En revanche la robe rose vient en avant, en raison de son éclat, en sorte que la jeune personne qui a posé pour M. Duval, semble tendre le cou et avancer le corps. Tout cela est une conséquence forcée du parti pris par l’auteur. Qu’il n’aime pas la couleur, cela tient à son organisation ; qu’il ne la cherche pas, il a peut-être raison, car ce serait sans doute un soin inutile ; mais on a peine à concevoir qu’il aille s’imposer exprès des combinaisons de difficultés que ni Raphaël, ni Léonard de Vinci, ni Holbein, n’ont jamais abordées. Je ne cite, à dessein, que des maîtres chéris sans doute de M. A. Duval, et je me garde de lui opposer l’exemple des Titien et des Vélasquez, autorités peut-être encore moins récusables en matière de portrait. Ces grands hommes comprenaient la portée de l’art, et savaient qu’il n’a pas trop de toutes ses ressources pour arriver à l’imitation de la nature.

En résumé, il y a un talent extraordinaire dans ce portrait de M. A. Duval, talent qui n’est égalé que par son audace. S’il eût pu réussir, quelle gloire, en dernière analyse, eût-il recueillie de tous ses efforts ? Celle d’avoir surmonté des difficultés inutiles et qu’il s’était créées lui-même. Lorsqu’on est aussi heureusement doué que l’est M. A. Duval, on devrait employer son talent à toute autre œuvre qu’à ces jeux bizarres que les grands artistes ont toujours dédaignés.


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