Samson (Mirecourt)

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J.-P. RORET (Les Contemporains, n° 21p. 3-109).


LES CONTEMPORAINS

SAMSON
PAR
EUGÈNE DE MIRECOURT

PARIS
J.-P. RORET ET COMPAGNIE, ÉDITEURS
RUE MAZARINE, 9

1854


L’Auteur et les Éditeurs se réservent le droit de traduction et de reproduction à l’étranger.
À M. ÉMILE DE GIRARDIN.
Prison de Clichy, 2 novembre 1854.
Monsieur,

Depuis hier, j’ai l’inappréciable avantage d’être logé à vos-frais dans l’intérieur de la prison pour dettes.

C’est très-aimable à vous, monsieur, de vouloir bien donner, en ma personne, ce grand exemple au monde.

Vous allez me demander sans doute pourquoi je ne me suis pas prêté plus tôt et de meilleure grâce au désir que vous aviez depuis si longtemps de me procurer un abri ? Je m’empresse de vous fournir à cet égard des explications qui ne manqueront pas de vous satisfaire.

Avant de vous être agréable, j’ai eu la faiblesse de songer à mes lecteurs.

Ils sont nombreux, et franchement vous en êtes un peu cause.

Votre bienveillance, noblement tyrannique, ne m’aurait point permis de sortir pour aller chercher à la bibliothèque les matériaux qui me sont indispensables. Je vous connais, monsieur. Vous ressemblez aux montagnards écossais : chez vous, l’hospitalité se donne ; je dis plus, elle s’impose, et je n’aurais pas été libre d’échapper à l’obstination de vos bienfaits.

En attendant qu’il me fût possible de les accepter d’une manière définitive, je voulais rassembler toutes mes notes.

Elles sont prêtes. Je vais travailler sans obstacle sous les murs de la charmante retraite que vous avez daigné me choisir, et où je pense à vous dans le calme et dans le recueillement.

Tous mes petits volumes, à l’avenir, vous en porteront la preuve. À générosité sans bornes, gratitude inépuisable.

Désirez-vous, monsieur, quelques autres explications ?

Il vous paraît bizarre, on me l’affirme, que j’accepte aussi joyeusement votre despotisme hospitalier. Ah ! monsieur, c’est dans votre intérêt, je vous le jure ! Déjà plusieurs fois je l’ai dit, et je le répète : il me semble curieux, il me semble moral de montrer à la France et à l’Europe comment l’illustre apôtre de la liberté illimitée et au droit de tout dire applique ses doctrines.

C’est une raison, n’est-ce pas ?

Si vous êtes partisan de la liberté illimitée, je professe à mon tour une opinion, que vous auriez tort de trouver déraisonnable, car elle est sœur du droit de tout dire. Vous êtes trop ami de la bonne foi pour me chercher noise là-dessus, monsieur. Par exemple ! qui oserait vous soupçonner d’inconséquence et vous accuser de revirement ?

Donc, permettez-moi de vous en faire l’aveu : lorsqu’il s’agit d’un personnage public, je suis pour la vérité illimitée.

Qu’on défende à la plume du biographe de s’exercer sur l’histoire des citoyens paisibles, obscurs, inoffensifs, rien de mieux ; que les tribunaux les vengent, si l’on pénètre dans le sanctuaire de leur vie intime, c’est à merveille. Mais pour ce qui est des citoyens hardis, entreprenants, querelleurs, brouillons ; de ces hommes qui attaquent la société en face, y portent le marteau sans gêne, et veulent la reconstruire au gré de leurs petits besoins, de leurs petites rancunes, de leurs petits caprices… halte-là, monsieur !

Vous n’allez pas nous défendre, j’imagine, de combattre ces combattants, de harceler ces agresseurs ?

Il faut bien leur éclairer le visage.

Eux-mèmes se placent sur un piédestal, c’est pour être vus, pour être étudiés, pour être soumis à l’analyse.

Allons, allons, point de coquetterie, à bas les masques !

Voyons qui vous êtes, beaux prédicateurs !

Partout et sans cesse vous vous escrimez de la langue et de la plume ; vous faites une religion, vous cherchez des prosélytes… Eh ! corbleu ! montrez-vous, gracieux apôtres !

Votre vie est-elle pure ? vos actes sont-ils irréprochables ? votre honneur est-il sans tache ?

la vérité, toute la vérité sur vous !

Que le portrait soi ressemblant, qu’on vous reconnaisse à coup sûr, mes maîtres.

Or, dans ce cas, il faut payer le peintre, et ce n’est point au peintre à payer. Ceci me paraît dans les limites du droit le plus simple et le plus vulgaire.

À présent, monsieur, comprenez-vous pourquoi j’accepte votre hospitalité ?

Mais ce n’est pas fini. Tous les motifs de mon refus de payement ne vous sont pas connus. Il en est un bien grave, et je le soumets à votre loyale et consciencieuse appréciation.

Supposez que je me résigne à solder ce maudit compte, simple hypothèse !

Eh bien, mon hôte, c’est impossible.

On me prend trop cher, beaucoup trop cher. Douze ccnts francs, miséricorde ! pour trois modestes insertions dans les journaux, et quand un de ces journaux se nomme la Presse, quand il doit toucher quatre cents francs pour sa part ? Merci !

Nous connaissons les rubriques.

Il est avec les agents d’annonces une multitude d’accommodements. On n’est pas juif à ce point. Quels bourreaux ! Priez-les de nous écorcher un peu moins, cher hôte.

Douze cents francs ? Cent écus, monsieur Purgon, s’il vous plaît !

Que la rédaction de la Presse gagne de l’argent à la Bourse, rien de plus juste, rien de plus honnête. Qu’elle bâtisse des villas aux Champs-Élysées avec le trois pour cent et le Strasbourg, bravo !

Mais avec nos deniers, fi !

Presse, ma mignonne, vous êtes folle.

Où diable avez-vous appris qu’un malheureux écrivain ait jamais eu douze cents francs en poche ? Ces pauvres petits volumes à cinquante centimes n’ont pas encore enrichi, que je sache, mon éditeur. Il affirme que les bénéfices sont plus que médiocres, et si la bourse du libraire est vide, jugez de celle de l’auteur !

Bref, je ne paierai donc pas, cher hôte.

Avouez que toutes les raisons que je vous donne là sont concluantes. J’ai à satisfaire à des créances plus sérieuses, plus sacrées et plus saintes. Vous m’approuvez, j’en suis certain, de ne pas jeter à ces insertions gourmandes les modestes bénéfices de ma plume, le bien-être de ma famille, le pain de mes enfants.

Me voilà, grâce à Dieu et grâce à vous, bien rassuré contre les poursuites.

J’ai coulé tous mes vaisseaux à l’entrée du port. Mon Sébastopol à moi est imprenable. Ce n’est pas comme l’autre. Je suis parfaitement tranquille, les flottes ennemies n’en approcheront pas.

Votre barque elle-même, ô grand Émile, cette barque légère qui vogue si lestement entre les principes, sans jamais couler à fond dans le trajet de l’un à l’autre ; cette barque dont les voiles ont été caressées par toute la rose des vents et qui touche à tant de rivages, ne peut entrer que sur ma permission expresse dans mon anse solitaire.

Mais Dieu me préserve d’être ingrat !

J’ouvre pour vous tous les passages, mon cher hôte, et je lève tous les obstacles.

Accourez promptement.

Venez, ô sublime Écossais !  ! venez rendre visite à votre pensionnaire. Je brûle de vous adresser mes félicitations et de vous prodiguer les témoignages de mon inaltérable et profonde estime.

Vous êtes beau, vous êtes généreux, vous êtes adroit, vous êtes logique, Émile, et je vous aime !

N’abusez point de cette confidence. À bientôt.

Eugène de Mirecourt.

SAMSON


Le premier théâtre du monde est sans contredit le Théâtre-Français.

Depuis Molière, notre maître à tous, le culte de l’art et des saines traditions a trouvé là de fervents disciples.

C’est le temple solennel où la gloire distribue ses palmes ; c’est l’immense et magnifique école où se donnent les leçons du goût ; c’est le musée précieux où se conservent les chefs-d’œuvre.

Une foule d’artistes éminents y servent d’interprètes au génie et doublent sa puissance.

Entre les plus célèbres et parmi ceux que la nature à doués du mérite le plus rare, de l’organisation dramatique la plus intelligente, on doit placer en première ligne Joseph-Isidore Samson[1].

Né à Saint-Denis, à deux lieues de la capitale, en juillet 1793, il fut le dernier des enfants de la paroisse qui reçurent, à cette époque, l’eau sainte des mains d’un prêtre.

Immédiatement après son baptême, un membre du comité de salut public ferma les portes de l’église, interdit l’exercice du culte, et fit enlever le curé de Saint-Denis pour le jeter dans les cachots révolutionnaires.

Les parents de Samson tenaient un café et un bureau de petites voitures pour Paris.

Ayant réalisé quelques bénéfices, ils transportèrent, deux ou trois ans plus tard, leur industrie à Paris même, rue Montorgueil.

On rouvrait alors les temples chrétiens.

Les cérémonies religieuses eurent pour l’enfance tout le piquant de l’imprévu, tout le charme de la nouveauté.

Samson fit plus d’une fois l’école buissonnière dans l’unique but d’entendre la messe à Saint-Eustache.

Il assistait avec une régularité scrupuleuse aux saluts, aux prônes, aux enterrements, aux baptêmes, aux mariages. Quand il revenait à la maison, c’était pour arranger sur sa poitrine et sur son dos des serviettes en forme de surplis. Sous ce costume, et coiffé d’un bonnet carré en papier noirci, le jeune apôtre prêchait la passion aux cochers de son père, ou leur expliquait l’Ancien Testament et les Évangiles, en leur donnant du mes très-chers frères avec un sérieux imperturbable.

Au lieu d’être acteur, Samson serait prêtre aujourd’hui, sans un pédagogue brutal, partisan déclaré des coups de palette, et pourvu d’un martinet à nœuds serrés, dont son élève garde triste souvenir.

Ce maître d’école était un ancien jacobin.

Dans les visites perpétuelle de l’enfant à l’église, il trouvait double crime, et lui infligeait punition double.

Tous les samedis, après la classe, il y avait une séance terrible. Les élèves condamnés au fouet devaient, sous les yeux de leurs camarades, se mettre à genoux la face contre terre, et culotte bas.

Jamais Isidore-Joseph Samson n’était au nombre des spectateurs.

Pour le guérir de ses goûts ecclésiastiques et de sa vocation naissante, le féroce clubiste lui administrait les volées de martinet les plus rudes.

Tant enfin que le pauvre enfant éclatait, tous les lundis, en sanglots, lorsqu’il s’agissait de reprendre le chemin de l’école.

Il finit par avouer les exécutions nombreuses dont il était victime.

M. Samson père alla souffleter le maître d école bourreau, lui jeta l’argent de son dernier mois au visage, et conduisit Isidore dans un pensionnat de Belleville, où l’éducation se transmettait par des procédés plus décents et plus doux.

Heureux de se voir à l’abri de la férule et des coups de lanière, Samson devint un excellent élève.

Il était le premier de sa classe et montrait une application merveilleuse au travail.

Âgé de dix ans à peine, il avait déjà beaucoup de sérieux dans le caractère.

Un jour, le De Viris lui ayant appris qu’il fallait à une âme forte un corps robuste et capable de supporter les privations, il se condamna pendant vingt quatre heures au jeûne le plus absolu et s’abstint toute une semaine de jouer aux barres.

Ce fut à ce pensionnat que Samson connut pour la première fois le baron Taylor.

Les deux élèves de Belleville sont restés unis, depuis cette époque, par une inaltérable amitié. Constamment on les a vus sur la brèche ensemble, quand il s’est agi d’y planter le drapeau de l’art et d’emporter d’assaut quelque réforme utile aux artistes, leurs frères.

Un concours de circonstances fâcheuses empêcha Samson de continuer ses classes.

Malgré beaucoup d’efforts et beaucoup de travail, ses parents n’arrivaient point à la fortune.

Décidés à placer leur fils dans une maison de commerce, ils le retirèrent de pension, au moment où il allait commencer sa sixième. Ils avaient obtenu, non sans peine, du curé de Belleville qu’Isidore serait admis à la première communion avant ses douze ans révolus.

L’enfant regrettait le pensionnat et ses chères études ; il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main.

Le catéchisme lui sembla moins attrayant que certain volume des Satires de Boileau, dont un de ses camarades lui proposait l’échange contre un couteau de poche.

Notre néophyte conclut sur-le-champ ce marché précieux.

Or, comme la chose se passait à l’église, le vicaire de la paroisse administra des soufflets au vendeur et à l’acheteur ; puis il les contraignit à rester à genoux pendant toute la durée du catéchisme.

Une lettre de Samson, que nous avons sous les yeux, mentionne cette particularité de son enfance.

« Je ne sais, dit-il, si de souvenir est sorti de la mémoire de mon condisciple, qui est devenu, depuis, un grave et pieux magistrat dans le département du Nord ; mais il me semble, pour ma part, que le soufflet du vicaire me brûle encore la joue. Ce prêtre avait une main de crocheteur. Ainsi, à trois années de distance, je reçus, le fouet pour avoir été trop religieux, et l’on me souffleta pour ne l’être plus assez. »

Le commerce était antipathique à tous ses goûts.

Il s’enfuit du magasin où on l’avait pris au pair et, comme ses parents quittaient Paris, afin d’aller dans le département de Seine-et-Oise fonder une nouvelle entreprise, il voulut les accompagner.

Ceux-ci établirent à l’abbaye d’Hyères, aux environs de Corbeil, une filature qui acheva leur ruine.

Dazincourt, de la Comédie-Française[2], avait à Hyères même sa maison de campagne, et celle de Talma se trouvait à Brunoy, tout à fait dans le voisinage.

Samson, qui entendait parler chaque jour de ces acteurs célèbres, désirait ardemment les rencontrer et les voir.

— Ne seriez-vous pas M. Dazincourt ? demandait-il, avec sa naïveté d’enfant curieux, à chaque personnage inconnu qui venait à lui.

Sur la réponse négative du passant, il reprenait :

— Alors, vous êtes M. Talma ?

Ce n’était ni l’un ni l’autre.


Samson, trompé dans son espoir, rentrait à la filature et relisait pour la vingtième fois les pièces de théâtre où on lui avait dit que les deux comédiens jouaient un rôle.

Ainsi commencent les vocations.

Le hasard les fait naître, et les obstacles qu’on y oppose servent à leur donner de la puissance.

Fatigué de voir son fils éternellement plongé dans Racine ou dans Beaumarchais, M. Samson l’envoya travailler chez un avoué de Corbeil.

Cet avoué possédait une bibliothèque très-riche en œuvres théâtrales.

six mois après, le nouveau clerc sut toute la bibliothèque par cœur. Il lisait Molière et Corneille à la femme de son patron, lui déclamant les plus belles scènes et les jouant avec beaucoup de naturel et de feu.

Quand celle-ci donnait soirée, le principal divertissement de la fête était de faire entendre à la haute bourgeoisie de Corbeil celui qu’on nommait le petit acteur.

— Vous perdez l’avenir de ce garçon-là, dit, un soir, à la maîtresse du logis un vieux notaire, de l’endroit. Tu ne gagneras pas le sou, bonhomme, si tu te fais comédien, ajouta-t-il en prenant Samson par le bout de l’oreille. Tâche plutôt d’être avocat. Du reste, les deux métiers se ressemblent.

— Ah ! fit Samson.

— Mon Dieu oui ! C’est une affaire de langue et de bras, de belles paroles et de grands gestes d’un côté comme de l’autre.

— Puisqu’il en est ainsi, je veux bien être avocat, dit le clerc.

— Voilà qui est entendu. Je me charge de te donner les premières notions du droit. Laisse là ton théâtre.

Le lendemain, Samson reçut du vieux notaire un volume des Institutes de Justinien, qu’il se mit à copier et à traduire, en se rappelant le peu de latin qu’il avait appris.

Il étudia Cujas ; il approfondit Barthole.

À chaque audience du tribunal, il écoutait les plaidoiries ; et cherchait ensuite à les reproduire, afin de s’exercer aux allures du barreau.

Ces essais d’éloquence avaient lieu à la cuisine.

Lorsque l’avoué se trouvait absent, le clerc intrépide s’affublait, de la robe noire, de la toque et de la bavette pour donner aux domestiques un échantillon de son talent oratoire.

— Hein ! Madeleine, qu’en penses-tu ? demandait-il à la cuisinière.

Celle-ci l’écoutait-bouche béante.

— Dame ! ce n’est pas pour dire… mais vous parlez mieux que le patron ! répondait Madeleine.

Ce dialogue fut un jour entendu de l’avoué, qui rentrait à l’improviste.

L’audace du clerc servit-elle de prétexte à son renvoi ? Nous ne le pensons pas ; il est à présumer que sa famille, après avoir liquidé les désastreuses opérations de la filature, le ramena de Corbeil à Paris.

Nous retrouvons notre héros en 1810.

Il tient les registres d’un bureau de loterie, à la Croix-Rouge.

— Hélas ! pense-t-il avec douleur, je ne serai ni comédien ni avocat !

Toutes ses espérances lui semblent détruites, tous ses rêves d’avenir sont chassés par un triste réveil.

La maîtresse du bureau de loterie, excellente femme, cherche à lui rendre du courage. Deux ou trois fois la semaine, elle l’autorise à fermer de bonne heure et lui donne, en outre, une gratification, qui lui permet d’aller s’asseoir au parterre de la Comédie-Française.

Cela coûte deux francs vingt centimes.

Samson, porte le lendemain sur ses registres le prix de la place aux profits et pertes, et fait à sa patronne un récit pompeux des impressions de la veille. Il connaît enfin Dazincourt ! il a vu Talma ! Le théâtre est supérieur au barreau. Vive le théâtre !

Jusque-là sa famille a combattu ses idées, en les taxant d’extravagance ; mais elle cède à une vocation qui persévère avec tant d’énergie.

Le jeune homme entre au Conservatoire.

Il y avait alors quatre professeurs de déclamation : Fleury, Lafon, Talma et Baptiste aîné.

Notre héros est admis dans la classe de Lafon.

Ce maître habile ne tenait que médiocrement compte du goût des élèves et de leur sympathie pour tel ou tel rôle ; il examinait les ressources de leur organe, la tendance ou le développement de leur nature physique, et les dirigeait presque toujours dans une route contraire à celle qu’ils voulaient suivre.

Samson demandait à étudier les grands rôles tragiques : le professeur s’y opposa et lui fit apprendre l’emploi des comiques.

Bientôt le jeune homme fut regardé comme un des premiers sujets du Conservatoire.

Deux autres élèves distingués devinrent ses camarades intimes. Le premier se nommait Perlet ; le second s’appelait Raymond : celui-ci fréquentait le cours de Talma ; Perlet suivait la classe de Baptiste aîné.

Nos trois amis avaient des mœurs paisibles, un caractère loyal, une âme affectueuse ; ils devinrent inséparables.

Chaque jour, en sortant du Conservatoire, ils allaient faire ensemble de longues promenades fraternelles, se communiquant leurs joies et leurs peines, leurs désappointements et leurs espérances. Ils se consolaient, s’encourageaient, s’excitaient aux luttes présentes et aux luttes de l’avenir.

Si parfois, chose rare, le gousset de l’un d’eux se trouvait garni de quelques pièces blanches, ils allaient dîner ensemble dans un cabaret modeste.

Une omelette, assaisonnée d’une bouteille de gros vin bleu, composait le menu du repas, et, pour achever de se rassasier, notre trio de comédiens en herbe passait en revue l’ancien et le nouveau répertoire, lisait des vers ou se chamaillait sur des questions de haute littérature.

Quelquefois, à l’heure du dîner, toutes les poches étaient vides.

— Diable ! murmurait Samson, je n’ai pas un centime vaillant.

— Ni moi, disait Perlet d’un air piteux.

— Ni moi, soupirait Raymond.

— Bah ! s’écriaient-ils en chœur, parlons théâtre !

Et bras dessus, bras dessous, ils arpentaient quelque avenue solitaire des Tuileries ou des Champs-Élysées, riant, causant, discutant, déclamant, ne songeant plus à la faim.

Heureuse époque !

Les temps et les hommes sont bien changés. Notre jeunesse actuelle ne se console pas aussi philosophiquement d’une omelette absente.

Que voulez-vous ? cet aimable socialisme lui a dessillé les yeux.

Il est reconnu maintenant, il est prouvé que personne, en ce monde, ne doit avoir à combattre les premières difficultés de l’existence. Les âmes n’ont plus besoin de s’affermir dans la lutte et de se tremper dans l’infortune.

Une bourse pleine, corbleu ! des plaisirs, des jouissances, de bons dîners !

Lorsque nos héros modernes manquent de tout cela, ils jettent un haineux coup d’œil aux carrosses qui passent, grincent des dents à l’étalage de Chevet, ne se tiennent plus de colère et s’écrient :

— Canailles de riches !

— Société mal faite !

— Tôt ou tard il faudra la démolir !

Ainsi diffèrent les dialogues, suivant les opinions et les circonstances.

Le progrès marche. On ne dit plus : Parlons théâtre, parlons littérature. Surtout on se garde bien de dire : Parlons raison.

Nos élèves du Conservatoire ne connaissaient rien du socialisme. Ils se fiaient tout bonnement à la Providence, qui ne les abandonnait jamais.

De temps à autre, on sollicitait pour eux quelque encouragement au ministère.

Ils avaient l’estime et l’affection de leurs professeurs.

Un des trois amis fut arrêté par la mort au seuil de sa carrière : il était âgé de vingt-deux ans.

Nous parlons de Raymond, que Talma nommait son fils, qu’il emmenait avec lui dans ses tournées de province pour ne jamais le perdre de vue, pour le diriger sans cesse ; de Raymond que la nature avait doué d’une intelligence fine et délicate, d’un organe merveilleux, d’une distinction charmante et d’une sensibilité exquise.

Il mourut dans les bras de ses deux camarades et de son maître.

Cette perte cruelle acheva de rendre indissolubles les liens qui unissaient les survivants. Le jour où Samson dut satisfaire à la loi de la conscription, Perlet lui donna une preuve de d’amitié véritablement héroïque.

Voici l’anecdote, telle que nous l’avons entendu raconter par un vieil artiste qui suivait, en 1812, la classe de Baptiste aîné.

Perlet passait généralement pour le meilleur élève du Conservatoire.

Samson ne venait qu’en seconde ligne.

Aux matinées dramatiques du dimanche[3], les spectateurs applaudissaient Perlet avec enthousiasme. Dans les rôles comiques, il obtenait un succès à tout rompre.

On était à l’époque de la campagne de Russie.

Samson n’avait qu’un moyen de se libérer du service militaire : ce moyen consistait à arriver en première ligne parmi les lauréats du concours.

Mais, son ami présent, la chose devenait impossible.

Que fait le généreux Perlet ?

Simulant une fluxion de poitrine, il s’abstient de paraître à l’heure de la lutte, et laisse à Samson la certitude de vaincre.

Pour qui connaît l’orgueil proverbial de la presque universalité des comédiens et leur vanité jalouse, un pareil acte semblera, comme à nous, au-dessus de toute louange.

— Mon sang, oui, nous disait en terminant l’anecdote, le vieil élève de Baptiste, je l’aurais donné de grand cœur à un camarade ; mais lui abandonner mes palmes au Conservatoire, jamais !

L’exemption au lauréat fut signée de la main de Marie-Louise[4].

Deux ans plus tard, Samson, après avoir achevé ses études dramatiques, prit pour femme une aimable et jeune actrice, qui était elle-même un premier prix de l’école et qui sortait de la classe de Fleury.

Ils allèrent jouer la comédie ensemble en Bourgogne et en Franche-Comté.

Nos lecteurs savent peut-être que le plus redoutable des théâtres de province, celui dont le parterre se signale par les exécutions les plus cruelles, est le théâtre des Arts, à Rouen.

C’est un ogre qui dévore tout. Les comédiens en ont une peur affreuse.

Donc on jugera de l’effet produit sur notre héros par la lettre suivante, qu’il reçut à son retour de Dijon, du fournisseur en titre des directions de province :

« Mon cher ami,

« Le premier comique de la troupe de Rouen vient de tomber à plat. Voulez-vous risquer le paquet ?

« Vanhove. »

Samson trembla, comme s’il venait de lire une menace de mort. Le succès de sa première tournée devait cependant lui donner quelque assurance. On lui avait prédit en Bourgogne qu’il deviendrait avant peu sociétaire de la Comédie-Française.

Mais une chute à Rouen pouvait reculer à l’infini cette brillante perspective.

— N’importe, s’écrie Samson, dominant ses craintes et reproduisant la phrase triviale de Vanhove : Je risquerai le paquet !

Il laisse à Paris sa compagne.

C’est le parti le plus sage.

Au lieu de deux épouvantes, il vaut mieux n’en avoir qu’une, en s’exposant là-bas, aux tempêtes rouennaises.

Il prend la diligence et arrive sur la scène redoutée de ses débuts, où il est soumis à l’épreuve, le même jour que mademoiselle Moore, cantatrice de mérite, qui devait changer son nom l’année suivante, pour s’appeler mademoiselle Pradher à l’Opéra-Comique et faire les délices des dilettanti de la capitale.

Mademoiselle Moore débute dans le Calife de Bagdad ; Samson dans les Fourberies de Scapin.

Lorsqu’il se trouve en présence de ce parterre éternellement debout[5] et qui s’agite comme une mer houleuse, le frisson lui court dans les veines.

Il parle néanmoins ; il cherche à s’enhardir et lance ses effets.

Un mouvement électrique se produit dans la salle. Ce mouvement semble de bon augure ; mais des chut accentués, sortis de la masse noire et profonde du parterre, imposent durement silence aux spectateurs bénévoles, et brident leur gaieté naissante.

« Je n’ai pas eu l’ombre de réussite. Four complet ! » écrit le lendemain Samson à sa femme.

Celle-ci lui répond à deux jours de là :

« Rassure-toi, ton directeur affirme à Vanhove que l’impression est excellente. Tu vas être engagé pour un an. Je puis te rejoindre. »

Samson tombe de son haut.

Il s’émerveille de la manière originale et peu usitée qu’adopte le parterre de Rouen pour témoigner aux artistes son admiration et sa sympathie.

Pendant six mois environ, la même froideur l’accueille dans ses rôles[6].

Enfin, mademoiselle Mars étant venue donner des représentations dans la cité normande, le jeune acteur la seconde d’une manière si intelligente et avec une verve si comique et si soutenue, que le parterre rompt la glace et daigne lui accorder des applaudissements aux côtés de la grande actrice.

À dater de ce jour, et pendant trois années consécutives, Samson devient l’idole des Rouennais.

Devant eux il joue tout le répertoire de la Comédie-Française.

Il a près de lui de vieux acteurs solides sur les planches, et qui lui viennent en aide avec la sagesse de l’expérience et le dévouement le plus amical.

C’est Corréard, le directeur de la troupe ; très-fort dans les Crispins ; Granger, surnommé le rival de Fleury ; madame Duversin, la duègne émérite ; mademoiselle Fabre, une des meilleures soubrettes de l’époque ; et Biez, acteur d’opéra comique.

À chaque nouveau rôle abordé par Samson, Biez va se placer à l’orchestre des musiciens, étudie le jeu de son camarade, et remonte dans les coulisses, pendantes entr’actes, pour lui adresser des observations extrêmement judicieuses, que ce dernier se hâte de mettre à profit.

En 1818, l’Odéon brûle.

Une ordonnance du roi le fait rebâtir, et les acteurs incendiés jouent provisoirement au théâtre Favart.

La renommée du jeune comique de Rouen éveille l’attention des directeurs de Paris.

Picard, alors à la tête du second Théâtre-Français, propose à Samson des débuts. Celui-ci accepte, demande un congé ; vient se faire applaudir du public parisien[7], signe son engagement avec Picard, retourne en Normandie achever l’année dramatique, adresse ses adieux au terrible parterre ; et entre à l’Odéon, le 30 septembre 1819.

La salle est magnifiquement reconstruite. On ouvre par Venceslas et l’École des Maris.

Dans la seconde pièce Samson joue Ergaste, rôle de peu d’importance ; mais, deux jours après, on annonce les Fourberies de Scapin, et, dans cette amusante sotie de Molière, il déploie ne originalité bouffonne, une verve de bon aloi qui, d’un seul coup, le placent à la tête des comiques de la troupe.

Chaque jour l’ancien répertoire le fait applaudir.

Le nouveau répertoire vient à lui.

On met en scène les Comédiens, de Casimir Delavigne ; Samson joue le rôle de Dalainval dans le prologue, et celui de Belrose dans la pièce[8].

Depuis son entrée au Conservatoire, il a complété largement par la lecture et l’étude une éducation d’abord imparfaite.

Ses triomphes d’acteur ne lui suffisent plus.

Il ambitionne une gloire plus grande, il veut obtenir du public une double couronne. Dans le silence des nuits, en secret, il travaille avec ardeur et termine un acte en vers, qu’il se propose de lire au comité.

Craintif, et se défiant de lui-même, il soumet d’abord son œuvre à M. Alfred de Wailly.

L’ex-proviseur du collége Henri IV trouve la pièce charmante.

Néanmoins le timide auteur n’ose pas encore aborder ses juges. Il porte son manuscrit à Picard, qui vient de se démettre de toutes fonctions administratives au théâtre, mais qui lui continue sa bienveillance et lui donne des preuves d’amitié sincère.

— Je vous en conjure, dit Samson, montrez-vous impitoyable dans la critique. Ne me ménagez pas. Brisez la plume entre mes doigt si vous trouvez que j’ai eu tort de m’en servir.

— Bien, c’est convenu, dit Picard.

Le lendemain, Samson retourne chez son aristarque. Il tremble comme un coupable en tirant le cordon de la sonnette.

Picard ouvre lui-même.

— Bravo ! mon ami, dit-il, vous avez fait un délicieux petit chef-d’œuvre !

Et, de l’air le plus aimable, il lui cite une tirade entière de son acte.

— Voyez Andrieux, ajoute Picard : il est meilleur poëte que moi ; peut-être vous signalera-t-il dans le vers quelques imperfections qui m’échappent. Lisez ensuite sans aucune crainte, et comptez sur un succès.

Du logement de Picard, Samson court à l’adresse d’Andrieux.

Le père d’Anaximandre ne se montrait pas prodigue d’éloges. Il avait même dans l’esprit un instinct de rivalité jalouse qui le portait presque toujours à éloigner du théâtre ses jeunes confrères et à déprécier leurs productions.

Nos lecteurs se souviennent qu’il condamna Balzac à n’être jamais qu’un écrivain médiocre.

Heureusement, l’auteur d’Eugénie Grandet se pourvut en appel devant le public, et le public lui donna gain de cause.

Andrieux se montra plus juste envers le protégé de Picard, soit qu’il fût dans un de ses rares moments de loyale critique, soit qu’il ménageât l’acteur dans l’écrivain.

— Il paraît, dit-il à Samson, que vous avez fait de bonnes études ?

— Non, vraiment, répondit celui-ci. Je n’ai pas même achevé ma sixième.

— Alors vous êtes bien organisé. Votre travail est remarquable. Continuez d’écrire pour le théâtre.

Samson porte son œuvre au comité de lecture.

Elle est reçue avec acclamation, mise à l’étude à l’instant même et jouée avec succès. La double couronne est conquise ; l’auteur et l’acteur sont vivement applaudis.

Il est bon de signaler, en passant, que la pièce avait pour titre la Fête de Molière et non la Tête de Molière, comme l’affirme M. Louis Huart dans la Galerie de la Presse.

Affriandé par les bravos, Samson cherche naturellement à en obtenir d’autres. Picard, son conseiller et son modèle, ne tarde pas à le voir arriver chez lui avec un nouveau sujet dramatique.

— Bon plan, scènes comprises, dit le vieil écrivain ; brodez sur ce canevas et apportez-moi les actes à mesure.

— Permettez, objecte Samson, je n’ai point encore mon dénoûment.

— Ne vous en inquiétez pas, je m’en charge.

Moins de quarante-huit heures après, l’auteur lui montre un acte terminé. Picard lit et approuve. Le second acte, mis sur le chantier, se confectionne avec la même vitesse.

— Et mon dénoûment, cher maître ? demande Samson.

— Je l’ai trouvé, répond Picard, mais il est pas fameux : Prenez-le toujours, et achevez la besogne.

Une fois les trois actes sur pied, Samson, par le conseil de son mentor, organise une lecture préalable devant un cénacle d’amis. La pièce est trouvée délicieuse.

— Diable de dénoûment ! murmure Picard à l’oreille de Samson. Bien certainement il nous jouera quelque mauvais tour !

— Mais, vous voyez, cher maître, il passe.

— Oui, à la lecture. Enfin, au petit bonheur ! Portez vos trois actes au comité.

Le comité se rassemble.

Samson lit son nouvel ouvrage, et l’enthousiasme est au comble.

On congratule l’auteur, on l’embrasse.

Auger, secrétaire perpétuel de l’Académie française, est au nombre des juges. Il invite à dîner Samson, lui fait lire sa pièce au dessert en présence de quinze académiciens, et les félicitations pleuvent, la louange est unanime.

— Eh bien ! cher maître, on continue d’approuver le dénoûment. Peut-être nous trompons-nous ? hasarde Samson, revenant chez Picard.

— Ta !  ! ta ! fait l’auteur de la Petite ville. On n’a pas blanchi comme moi dans le métier, sans avoir le tact de certaines choses et sans pressentir son public. Avant tout, mon garçon, l’écrivain doit être honnête. Il n’y a de moi dans votre œuvre que le dénoûment. Je tremble de vous avoir fait là un vilain cadeau.

— Par exemple ! s’écrie Samson.

— Ah ! c’est comme je vous le dis. Je n’y mets point d’amour-propre. Savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Non.

— J’irais, à votre place, rendre visite à Scribe. C’est un homme d’un esprit très-fécond en ressources. Il a beaucoup plus que moi la science de la ficelle, et peut-être vous tirera-t-il de peine[9].

— Mais, cher maître, je ne connais pas Scribe.

— Allons donc ! Et votre ami Perlet. Vous oubliez que le vaudevilliste lui doit ses plus beaux triomphes.

Effectivement, à cette époque, Perlet jouissait au Gymnase de tout l’éclat de sa vogue. Il conduisit le lendemain chez Scribe son ancien frère d’armes au Conservatoire.

— Je vous présente, lui dit-il, mon meilleur et mon plus vieil ami. Très-incessamment il doit débuter à la Comédie-Française ; et je vous affirme qu’il est destiné à vous rendre là, quelque jour, plus de services que vous n’en attendez de moi sur le théâtre Bonne-Nouvelle.

La prophétie de Perlet s’est réalisée.

Scribe examine le dénoûment de Samson, n’y trouve rien à changer, et lui indique seulement quelques préparations qui doivent amener la péripétie d’une manière plus naturelle et moins brusque.

— Diable ! diable ! dit Picard, c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout ! J’ai peur de la représentation.

Trois semaines s’écoulent. L’affiche du second Théâtre-Français annonce La Belle-Mère et le Gendre. Une réunion brillante encombre les galeries et les loges. On a vanté partout le mérite de l’œuvre.

La pièce est chaleureusement applaudie jusqu’à la fin du troisième acte.

Mais tout à coup les bravos cessent, le rire s’arrête, et des sifflets retentissent jusqu’au baisser de la toile.

— Hélas ! je l’avais bien dit, murmure Picard au fond de sa loge : cette pièce est un oiseau qui a des ailes et qui n’a point de queue !

Cependant, une fois les marques de désapprobation données, le public de l’Odéon se remet à applaudir avec énergie, comme pour dire à l’auteur :

« Votre ouvrage m’a fait grand plaisir, sauf le dénoûment dont je ne veux pas. Changez-le. »

Samson désespéré passe la nuit à revoir cette fin d’acte malheureuse et à y opérer des coupures. Il s’imagine que trop de préparation ne sert qu’à fixer l’attention du public sur la faiblesse du moyen employé.

Biffant tout ce que Scribe lui a fait écrire en surplus, il rétablit à la seconde représentation, le dénoûment primitif et brusque.

Mais l’accueil des spectateurs est le même que la veille : bravos très-nourris jusqu’à l’endroit fatal, et sifflets au bout.

— Notre pauvre auteur passe une seconde nuit blanche.

À six heures du matin, on frappe à sa porte. Il ouvre, et se trouve en présence de MM. Alfred et Gustave de Wailly.

Ces amis généreux lui apportent chacun un dénoûment.

Samson lui-mène en a fait un troisième. À force de se creuser la tête dans sa veille laborieuse, il s’est remémoré la première scène de l’ouvrage et a trouvé dans un vers l’idée d’une péripétie qui lui paraît être le salut de la pièce.

On porte les trois dénoûments neufs à Picard, qui donne la préférence à celui de Samson[10] et s’écrie :

— Maintenant l’oiseau a une queue ! Laissez faire, on ne l’arrêtera plus dans son vol.

Il disait vrai. La pièce, à partir de ce jour, marcha sans encombre[11].

Le Belle-Mère et le Gendre n’appartient plus au répertoire de l’Odéon. Cette magnifique étude de mœurs à demandé et obtenu de la Comédie-Française une hospitalité glorieuse.

En même temps que sa destinée comme écrivain se jouait de l’autre côté de la Seine, notre acteur-auteur débutait rue Richelieu par le Barbier de Séville, Dubois des Fausses Confidences, Hector du Joueur, Sosie d’Amphitryon et Figaro de la Mère coupable.

Il eût été reçu tout d’abord avec le titre de sociétaire, si les règlements n’y eussent mis obstacle.

On l’accueillit au nombre des pensionnaires ; mais un vote exceptionnel du comité fixa son admission à l’année suivante.

C’était un engagement d’honneur, il fut religieusement tenu.

Le 1er avril 1827, Samson est attaché à la Comédie-Française d’une manière irrévocable.

Tout le monde prend à cœur de le servir, depuis le baron Taylor, son ancien condisciple de Belleville, nommé commissaire royal, jusqu’à Michelot, le savant professeur, qui, après l’avoir initié aux secrets de sa science, lui procure des élèves et lui avance l’argent nécessaire à l’achat de ses costumes.

Moins d’une année après, Samson est élu membre du comité de lecture.

Ses nouvelles fonctions le mettent en rapport avec beaucoup d’auteurs, notamment avec celui qui devait acquérir plus tard une renommée si incroyable par des moyens que l’honneur des lettres réprouvera toujours.

Nous sommes en 1827.

La Comédie-Française vient de convoquer son comité de lecture, et Samson voit paraître un grand jeune homme à la face noire, aux cheveux crépus.

C’est M. Alexandre Dumas.

Il ne jouit, à cette époque, d’aucune espèce de notoriété. Sa contenance est humble ; il salue d’un air gauche, porte les yeux autour de lui avec une sorte d’épouvante, et dépose, en tremblant sur la table verte, chargée, du pupitre et du verre d’eau sucrée traditionnel, le manuscrit de Christine à Fontainebleau.

— Courage ! lui dit Samson, qui prend pitié de son embarras. Il faut de l’assurance pour bien lire. Ne craignez rien, nous sommes entre amis.

Alexandre lui jette un regard plein de gratitude, ouvre les feuillets de son manuscrit, et commence la lecture de Christine, d’une voix assez ferme.

Dès le début, Samson est frappé du talent de l’auteur.

Il se rapproche pour mieux entendre, et montre, en écoutant le jeune homme, un intérêt que celui-ci remarque avec joie et qui contribue à chasser entièrement sa timidité.

La lecture s’achève.

On passe au vote ; le drame en vers est reçu à corrections.

— Vous êtes bien rigoureux dit à ses collègues l’auteur de la Fête de Molière. Il y a dans cette pièce un talent véritable. Elle méritait une réception franche et définitive.

Sorti pendant le vote, Alexandre Dumas est rappelé. On lui annonce le destin de son œuvre. Il s’incline et prie les sociétaires de lui permettre de s’entendre avec M. Samson pour les changements demandés.

Le timide jeune homme a pris l’air du bureau. Déjà la finesse et la diplomatie s’en mêlent.

Avec l’empressement le plus cordial et la meilleure grâce du monde, Samson déclare qu’il est prêt à aider M. Dumas de ses conseils et de son expérience[12].

Peu de temps après, une seconde lecture est accordée. La pièce est définitivement reçue.

Samson conduit l’auteur à mademoiselle Mars, et décide l’illustre comédienne à jouer le rôle principal. Une seconde Christine est lue sur les entrefaites.

Elle est l’œuvre d’un M. Brault, qui a dans le comité beaucoup d’amis. On reçoit sa pièce, et voilà le Théâtre-Français avec deux Christine dans ses cartons.

Alexandre Dumas réclame la priorité pour son œuvre ; Samson l’appuie dans cette juste requête.

Mais tout à coup le père de la seconde pièce s’avise de mourir.

Ses héritiers et sa veuve supplient la Comédie-Française de vouloir bien couronner d’un succès littéraire la tombe du défunt. On s’attendrit, les larmes coulent ; on jure à Dumas de lui recevoir un autre drame, et la Christine de M. Brault[13], livrée au jugement du parterre, ne porte chez les ombres qu’une gloire douteuse à son auteur,

Il s’agissait d’obtenir du comité la réalisation de la promesse faite à Alexandre Dumas.

Samson presse, insiste, et double son influence de celle de Firmin pour obtenir justice à son protégé. Celui-ci va lire le manuscrit de Henri III aux deux sociétaires qui soutiennent si chaleureusement sa cause.

On lui indique d’excellentes modifications, et le nouveau drame, soumis au comité, obtient une majorité de boules blanches.

Il fallait voir M. Dumas alors.

Que de paroles amicales ! que de remercîments ! que de protestations ! que de marques de confiance !

On lui demande son avis pour la mise en scène.

— Eh ! s’écrie-t-il, arrangez cela, vous vous y entendez mieux que moi.

— C’est singulier comme ce jeune homme est modeste ! disent les sociétaires.

— Patience ! patience ! réplique la femme de l’un d’eux, présente aux répétitions. Si sa pièce a un grand succès, vous verrez, il sera pire que les autres.

Le drame de Henri III est un succès colossal.

Et l’auteur, en écrivant, de nos jours, ses véridiques et sublimes Mémoires, n’a pas dit un mot de son excellent ami Samson, de son cher protecteur Samson ; de Samson, dont il pressait les mains en s’écriant : Je vous dois tout ! de Samson, à la porte duquel il allait frapper à chaque minute, et qui lui a donné tant de preuves de dévouement et de bienveillance.

Il y a des gens dont l’esprit ne se trouve jamais du côté du cœur.

Après la révolution de 1830, il y eut à la Comédie-Française un moment d’anarchie complète : c’était l’époque de l’invasion des romantiques.

Samson n’a pour ces derniers qu’une sympathie médiocre.

Les annales de la Société philotechnique, ouvertes sous nos yeux, contiennent certaines récriminations amères, qui montrent le peu d’estime de notre héros pour l’école nouvelle, tout en donnant la preuve de son talent comme versificateur.

Nous y trouvons le passage suivant :

Des poétiques cieux vivent les futurs aigles !
Les règles nous gênaient, nous proscrivons les règles.

Copiant sans relâche un ennuyeux passé,
L’esprit humain rampait, dans l’ornière enfoncé.
Que le génie enfin n’ait que lui seul pour maître,
Et, les règles à bas, les chefs-d’œuvre vont naître.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où nous ont-ils conduits, ces discoureurs subtils ?

Les règles ne sont plus : les chefs-d’œuvre où sont-ils[14] ?

Ici nous pourrions chercher noise à l’auteur satirique ; mais une bataille de plume avec Samson ne pourrait avoir lieu que sur le terrain consacré à sa biographie : nous préférons nous abstenir.

En voyant le désordre administratif se glisser rue Richelieu, notre sociétaire essaya de le combattre. Il y perdit son temps et ses peines.

Désespérant de la Comédie-Française, il donna sa démission et s’engagea au théâtre du Palais-Royal, que M. Dormeuil commençait à diriger.

Samson y créa Dikson, du Comte de Saint-Ronan ; Goberjot, du Philtre champenois ; Carlin, de Deux Novices ; Boulin, de la Fille Unique ; et Rabelais, du vaudeville de ce nom.

Mais la scène française n’était pas d’humeur à se priver à tout jamais d’un talent aussi remarquable.

Elle envoya du papier timbré au fugitif.

Les tribunaux vidèrent le différend, et Samson reprit son titre de sociétaire par arrêt de la cour. Il ne resta que six ou sept mois chez M. Dormeuil.

Depuis cette époque, il n’est plus sorti du premier de nos théâtres.

Vingt-huit années bientôt de succès constants et de justes triomphes illustrent cette noble carrière d’artiste.

Après la Belle-Mère et le Gendre, Samson a continué d’écrire pour la scène.

On lui doit nombre de pièces conçues dans le genre exclusivement classique, mais qui n’en pétillent pas moins d’esprit et de verve. Nous citerons le vaudeville du Péché de jeunesse, la comédie du Veuvage, le drame de l’Alcade de Zalaméa[15] ; et la Famille Poisson représentée, en 1849, sur le théâtre de la rue Richelieu.

Cette dernière pièce[16], où Samson joua, comme dans le Veuvage, enfanta chaque soir un épisode curieux, dont les habitués de l’orchestre peuvent se souvenir.

Augustine Brohan, la sémillante soubrette, possédait alors le cœur d’un poëte connu.

Toutes les fois qu’elle entrait en scène dans la famille Poisson, elle cherchait de l’œil son adorateur, au fond de l’une de ces petites loges du rez de chaussée que la rampe surplombe, et manquait rarement de le trouver assoupi.

Or, ce sommeil, dont elle connaissait la cause, paraissait lui déplaire.

Elle se rapprochait autant que possible du dormeur, le réveillait par son jeu bruyant et lui adressait ce passage de son rôle :

Mais de trop boire il a pris l’habitude
Cela dégrade un homme comme il faut.
J’emploie en vain mes soins et mon étude
À te guérir de ce petit défaut.

Ninon, malgré toute la puissance de soir esprit et de ses charmes, n’a jamais pu corriger Chapelle.

Après la Famille Poisson, trois autres pièces de Samson furent proposées au théâtre. La première est Foscari, tragédie en cinq actes et en vers, reçue et endormie depuis une éternité dans les cartons ; la seconde a pour titre Père et Savant (elle doit dans peu être mise à l’étude) ; la troisième est cette fameuse Aspasie dont le comité n’a pas voulu pour mademoiselle Rachel.

Nous craignons que les sociétaires, lorsqu’il s’agit des œuvres de Samson, ne cèdent parfois à un sentiment de jalousie mesquine.

L’intrigue règne partout en ce monde.

À la Comédie-Française, il faut bien le dire, on remplace, de temps à autre, la loyauté du jugement par la rancune et le caprice.

Dans la biographie de mademoiselle Rachel, on a pu voir quels services immenses Samson rend à la tragédienne comme professeur.

Beaucoup de personnes accusent Hermione d’être ingrate. Fi donc !

Elle avait demandé ce rôle d’Aspasie. C’était une manière indirecte de prouver à Samson sa gratitude et de le faire entrer pour une faible part, sans bourse délier, sans nuire à la caisse du théâtre, dans le bénéfice des larges recettes que les leçons du maître font produire à l’élève.

Mais le comité déjoua cruellement cette noble tentative de reconnaissance.

Rachel essaya de dédommager son professeur. Elle apporta toute la bonne grâce imaginable à organiser la représentation du 12 avril 1853, pour laquelle mademoiselle Plessy revint tout exprès de Saint-Pétersbourg[17]. Hermione eût été en Russie, que bien certainement elle n’eût pas hésité non plus à faire huit cent lieues pour jouer au bénéfice de Samson.

Et si, par hasard, en ce qui la concerne, on vous affirme l’opposé de tout ce que nous venons de dire… ma foi, croyez-en ce qu’il vous plaira !

Le ministre nomma, dès l’année 1829, l’illustre comédien, professeur suppléant au Conservatoire.

Samson devint, en 1836, professeur titulaire.

Il a formé toute une pléiade d’élèves. Sans parler de Berton du Gymnase, qui est aujourd’hui son gendre ; de Rachel sa plus brillante étoile ; de madame Arnould-Plessy[18], que les Cosaques nous rendront peut-être un jour, nous lui devons Augustine et Madeleine Brohan ; mesdames Rose Chéri et Guyon ; mesdemoiselles Denain, Bonval, Fernand et Dubois, cette gentille ingénue de seize ans qui s’est révélée dans lady Tartufe.

Riché, jeune acteur plein d’espérance, enlevé par le choléra au Théâtre-Français, avait eu Samson pour maître.

Tous les talents que celui-ci n’a pas dirigés d’abord viennent lui demander leur perfectionnement. Mme  Dorval, Mlle  Nathalie et Mlle  Judith ont pris des leçons de notre habile professeur.

Il faut assister à ses classes[19] pour se rendre compte de l’admirable précision et de la clarté parfaite avec laquelle il enseigne les règles de son art. Toujours à la portée de ses élèves, il les conduit pas à pas et les mène graduellement aux régions supérieures de l’intelligence dramatique.

Samson a joué au Théâtre-Français dans deux cent quarante ouvrages de l’ancien et du nouveau répertoire.

Luttant sans cesse contre un organe rebelle, il a su le vaincre à force d’étude et de patience ; il le façonne, il le plie à ses rôles ; il change un défaut physique en une originale et précieuse qualité.

Jamais acteur n’a mieux tenu les planches.

Son geste est sobre, son jeu plein de finesse. Il lance le mot avec un aplomb remarquable, avec une sûreté constante. L’effet se produit comme il veut le produire, sans gêne, sans effort. Sérieux et comique tour à tour, il a dans son talent mille nuances délicates, mille ressources cachées ; toutes les combinaisons de l’art lui sont connues. Il s’identifie avec le personnage et fond en quelque sorte son âme dans ses rôles, pour donner plus sûrement à un caractère le cachet de la vérité, le prestige du beau, la force de la nature.

Il nous serait impossible de publier ici la liste complète de ses créations à la Comédie-Française, depuis 1826 jusqu’à nos jours.

Nous nous bornerons à indiquer les principales.

Samson a créé :

Laurent, dans l’Agiotage ; Béranger, dans Une Aventure au temps de Charles V ; Martigny, dans Louis XI à Péronne ; Joyeuse, dans Henri III et sa Cour ; Durand, dans le Complot de famille ; Dupuis, dans le Mariage d’amour ; Joseph, dans Clotilde ; Beaugrand, dans le Bon Garçon ; Olivier-le-Dain, dans Louis XI ; Bertrand de Rantzau, dans Bertrand et le Raton ; Desrosoirs, dans la Passion secrète ; Don Quexada, dans Don Juan d’Autriche ; Marco, dans une Famille au temps de Luther ; le chevalier de Grantois, dans le Procès criminel ; le commandeur de Lonjumeau, dans la Marquise de Senneterre ; Simon, dans la Vieillesse d’un grand roi ; Préval, dans Julie ou une Séparation ; Beauplan, dans Faute de s’entendre ; Caverly, dans la Popularité ; le docteur Claudius, dans Latréaumont ; Coquenet, dans la Calommie ; Saint-Géran, dans Une Chaîne ; Labranche, dans le Conseiller rapporteur ; Saint-Laurent, dans l’Héritière’; Thomassin, dans le Gendre d’un millionnaire ; le pair de France, dans la Camaraderie ; don Lopez, dans le Guerrero ; Charles-Quint, dans les Contes de la reine de Navarre ; Maître André, dans le Chandelier ; Tamponet, dans Gabrielle ; Dubreuil, dans les Deux célibats ; le maréchal Destigny, dans Lady Tartuffe ; et Duverdier, dans les Lundis de Madame.

Mais son plus magnifique et son plus récent triomphe, est le rôle du marquis de la Seiglière.

Depuis Bertrand de Rantzau, le célèbre acteur n’avait pas eu l’occasion de déployer plus à l’aise, et dans une pièce mieux faite, toute sa verve piquante comme réplique, toute sa science comme tenue, toute son originalité comme jeu.

Voilà du moins un vrai marquis, un marquis modèle, sorti de la tombe de la restauration, tout culotté, tout poudré, tout grouillant d’orgueil aristocratique !

Le Seiglière est un portrait de famille descendu de son cadre.

On n’est pas plus ancien régime des pieds à la tête que ne l’est Samson dans la charmante comédie de M. Jules Sandeau.

Mais nous avons suffisamment parlé de l’acteur.

À peine s’il nous reste assez de place pour dire ce que nous savons sur l’homme.

Samson est un esprit d’une distinction rare, une nature de vieille souche, fine, délicate, rusée, qui devine tous les piéges et qui jamais ne trébuche dans cette région des coulisses, semée de chausse-trapes sans nombre et de casse-cous éternels.

Il est bon, généreux, rempli de bienveillance ; mais il devient hautain, dur, impitoyable, lorsqu’on attaque ses droits, ou lorsqu’il est victime de quelque intrigue.

Son intérieur est patriarcal.

Madame Samson, femme d’un tact exquis et d’une merveilleuse bonté, entoure son mari de soins et de prévenances. Elle a depuis longtemps quitté le théâtre pour ne s’occuper que du bonheur des siens.

Rachel a trouvé dans cette maison l’accueil le plus désintéressé, le dévouement le plus absolu, l’affection la plus tendre. Madame Samson et ses files[20] ont été pour elle une mère et des sœurs. Elle a reçu là des leçons de tenue, de goût, de tact et de décence, dont son éducation première ne se doutait en aucune sorte.

Quand Hermione passe rue Chabannais, dans son élégant coupé aux moelleux coussins de velours, elle peut lever la tête, regarder le troisième étage de la maison n° 14, et dire :

— de là-haut me sont descendues fortune et gloire.

En été, notre illustre acteur transporte ses pénates à Charenton-le-Pont, dans une modeste villa, où toute la famille, enfants et petits-enfants, s’abrite sous de hauts ombrages.

L’histoire de Samson rentre dans celle de Taylor, au chapitre du dévouement. On l’a vu sans cesse à la droite du baron philanthrope, infatigable comme lui, comme lui toujours prêt à sacrifier son intérêt personnel à l’intérêt commun.

Au mois de février 1848, plusieurs comédiens, très-foncés en couleur, vinrent trouver Samson, et lui proposèrent de le porter à la présidence du comité des artistes dramatiques.

— Nous ne voulons plus de Taylor ! s’écrièrent-ils. C’est une créature du gouvernement déchu. Les élections arrivent, nous voterons pour vous !

— Messieurs, répondit Samson, je ne serai jamais président d’une société d’ingrats.

Les séances du comité avaient lieu dans les salons mêmes du baron Taylor. Nos révolutionnaires y accoururent en masse, Frédérick Lemaître à leur tête.

Dieu sait quelles harangues on débita !

Frédérick avait entraîné Bignon dans ce mouvement aussi insensé que démocratique, Bignon le plus doux des comédiens, la meilleure pâte d’artiste qui soit au monde.

Jugez un peu !

Bignon fut, ce jour-là, presque féroce.

— Allons, gros agneau, frappe-toi la poitrine, et n’en parlons plus !

Frédérick Lemaître, avec cette pose, ce geste et cette voix que vous lui connaissez tous, entame un exorde terrible et reproche aux membres du comité leur administration vicieuse. Les dignitaires tremblent ; ils ne savent que répondre à ce Danton nouveau, qui les menace d’un 93 de coulisses.

Tout à coup la porte s’ouvre et Samson paraît.

— C’est Dieu qui vous envoie, murmurent ses collègues.

Frédérick en était à sa péroraison.

— Vous avez humilié les comédiens ! s’écriait-il, vous les avez déshonorés ! vous leur avez fait l’aumône.

— Oui ! oui ! l’aumône ! répétait en chœur la troupe rubiconde.

Samson se lève, digne et calme.

Dans un résumé rapide ; plein de sagesse et de convenance, il passe en revue les travaux administratifs du comité, rappelle le nombre des secours accordés aux artistes pauvres depuis l’origine de l’association, et s’écrie :

« — Oui, Messieurs, oui nous avons fait l’aumône ! c’est là notre plus beau titre de gloire. Ceux d’entre vous que le malheur a frappés, ceux que la misère a pu atteindre, ont constamment ici trouvé nos mains ouvertes. Nous avions le mot de Fraternité écrit dans nos cœurs, avant que l’idée ne vous vînt de l’écrire comme devise sur votre drapeau ! »

Frédérick Lemaître fut littéralement écrasé par cette improvisation éloquente.

Il baissa la tête, et Bignon pleura.

Les membres du comité pressaient les mains de Samson. Ils lui disaient :

— Merci ! merci ! vous êtes notre Lamartine !

Au club du passage Jouffroy, où, quelque temps après, recommencèrent les attaques, Samson défendit sa cause et celle de ses collègues avec le même courage et la même puissance. Jamais ses adversaires ne luttent contre sa logique ferme, serrée, vigoureuse.

Il a, comme M. Louis Lurine, la parole facile, nette, élégante, la saillie prompte, le trait incisif et mordant.

Samson est le Démosthène des artistes dramatiques.

M. Louis Lurine est le Cicéron des gens de lettres.

Les clubistes du passage Jouffroy, vaincus par le talent oratoire de notre héros, devinrent tout à coup ses admirateurs enthousiastes et voulurent rassembler sur sa tête les votes des cinq associations pour le porter à la constituante.

Samson leur fit un long discours où il déclinait complétement cet honneur.

« — Croyez-moi, leur dit-il, n’envoyez pas de comédiens à la Chambre. Ils ont déjà fait trop de sottises sous la première république. Je suis pauvre, j’ai des charges de famille ; mes honoraires comme député ne suffiraient pas à mes besoins, et je serais toujours obligé de monter sur les planches. Que deviendrait, je vous le demande, ma dignité de législateur ? Voyez-vous le public siffler un de vos représentants ? »

— Oh !… non… ! C’est impossible ! fit-on dans l’assemblée.

— Je conviens, reprit Samson, que cela ne m’est point encore arrivé à la Comédie-Française ; mais cela m’arriverait à coup sûr, si j’acceptais vos offres. Et puis… mais non, je ne veux pas vous dire cela. »

— Qu’est-ce donc ? Parlez ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Au fait, si !… je veux vous le dire, s’écria résolûment l’orateur. Il faut de la franchise à l’époque où nous sommes, et j’en aurai : Messieurs, je ne suis pas républicain ! »

Nous assistions à cette étrange séance, et jamais nous n’avons vu pareil effet produit.

Excepté pourtant au Vaudeville, un soir où l’on jouait la Propriété c’est le vol.

Un sifilet, un seul, venait de se faire entendre dans la salle.

Du balcon où il se trouvait assis, un monsieur se leva, salua poliment tous les spectateurs, et demanda d’un air de surprise fort grande :

« — Est-ce que, par hasard il y aurait un républicain ici ? »

Le vaudeville manqua de crouler sous les bravos. Il en fut absolument de même au cercle du passage Jouffroy.

Samson a des antagonistes parmi ses confrères. À force de taquineries et de déboires, ils peuvent le contraindre à se démettre des fonctions de vice-président du comité, qu’il exerce depuis quatorze ans ; mais ils ne lui ôtent ni sa renommée ni son mérite, ni son éloquence, ni le souvenir des services rendus.

La prochaine assemblée générale va bientôt leur en donner la preuve.

En terminant cette biographie, nous serions coupable de ne pas dire quelle activité prodigieuse déploya Samson, lorsqu’il s’agit, en 1838, d’élever un monument à la mémoire de Molière.

Voyant que la souscription ne marchait pas assez vite, il contribua à organiser une représentation extraordinaire à la Comédie-Française.

Il y eut dix-huit mille francs de recette. La statue de Molière fut commandée.

Lorsqu’on l’inaugura, Samson fit un magnifique discours, et les nombreux auditeurs présents à la solennité peuvent se rappeler ce passage :

« Sa vie (la vie de Molière) avait été brillante et douloureuse ; sa mort fut outragée. Pourquoi ? Vous le savez, messieurs, et je ne veux point le dire. Avant Molière, Shakspeare avait été comédien : singulière ressemblance entre ces deux grands penseurs ! éclatant honneur pour un art difficile, auquel un préjugé barbare a trop souvent fait expier ses triomphes ! Mais Shakspeare ne fut point privé des honneurs funèbres, mais Garrick a été conduit à Westminster parmi les tombes royales, et Molière, le grand poëte de France… Oserai-je poursuivre, messieurs ? oserai-je vous rappeler qu’à la place même où nous sommes, de grossières clameurs insultèrent sa mémoire. Ces lieux, vous le savez, sont tout empreints du souvenir de ce grand homme. Nous voyons la maison où il vint achever de mourir ; car la mort lui avait porté ses premiers coups au milieu des rires du théâtre. Là, ses restes attendirent, pendant sept jours entiers, une sépulture qu’ils n’eussent point obtenue sans l’intervention de la toute-puissance royale, toujours fidèle à Molière. Et quand l’illustre mort partit enfin pour sa dernière demeure, ce fut la nuit, à la lueur pâle des flambeaux, dans un honteux silence. Pas un hymne pieux, pas un temple pour la cendre de ce juste, sur laquelle l’anathème était lancé, au nom du Dieu qui pardonne, par des hommes qui n’ont jamais pardonné ! »

Samson, cœur droit, intelligence d’élite, âme sensible, esprit certain de sa valeur, a souffert plus qu’un autre, et souffre encore de cet inconcevable et ridicule préjugé, fils des siècles qui ne sont plus, et que Rome, depuis longtemps, aurait dû proscrire.

Jadis, l’Église a lancé l’excommunication contre les comédiens, voici pourquoi :

« Parce qu’ils mêlaient, dit une vieille chronique, à leurs farces malhonnêtes, des prêtres en étole et en surplis ; on voyait souvent sur la scène un autel chargé de croix et d’ornements ecclésiastiques, et les acteurs citaient des textes de l’Évangile pour les tourner en dérision. »

De nos jours, le théâtre ne commet aucun de ces sacriléges.

Le motif de la condamnation n’existe plus, par conséquent la sentence doit être déchirée.

Si vous ne priez pas sur la tombe des comédiens, vous ne devez prier ni sur la tombe des peintres, ni sur la tombe des statuaires, ni sur la tombe de tant d’autres, uniquement comme eux interprètes de l’art.

Vous ne devez pas surtout prier pour les auteurs, car ils font les rôles ; encore moins pour les spectateurs, car ils vont applaudir.

Vous ne devez prier pour personne.

FIN.
NOTE SUR L’AUTOGRAPHE.

M. Laugier, archiviste du Théâtre-Français, non content de mettre à notre disposition tout ce qui a pu nous éclairer sur l’histoire du doyen des sociétaires, a bien voulu donner à notre lithographe les quatre rimes ci-contre, écrites de la main de Samson, et qui servent de début au poëme dont nous avons parlé dans le cours de cette biographie.


  1. « Nous prions le public de remarquer, dit M. Louis Huart dans la Galerie de la Presse, qu’il n’y a aucun lien de parenté entre l’acteur de la rue Richelieu et l’acteur du même nom, qui, en 1797, jouait le principal rôle dans le mélodrame ayant pour titre la Terreur, et qui faisait chaque jour une sanglante besogne sur l’échafaud permanent de la place de la Révolution. » Le nom, du reste, s’écrit d’une manière différente.
  2. Cet acteur a joué le premier le rôle de Figaro, dans le Mariage, en 1781.
  3. Le Conservatoire donnait, pendant l’été, des exercices publics composés de scènes d’opéra, d’opéra-comique, de tragédie et de comédie, Ces exercices avaient lieu dans la salle des concerts.
  4. Samson fut admis, en outre, au nombre des dix-huit pensionnaires pour chacun desquels le décret de Moscou venait de fonder une bourse au Conservatoire.
  5. La ville de Rouen vient seulement, il y a peu de mois, de faire pour ces spectateurs fatigués d’être sur leurs jambes le sacrifice de quelques banquettes. Chose étrange, ces mêmes hommes qui, debout, se montraient des tigres, sont devenus, depuis qu’ils sont assis, de véritables moutons.
  6. Un ex-journaliste de Rouen nous écrit : « Il n’y avait dans l’accueil fait à Samson aucune malveillance. On se défiait seulement de sa jeunesse. Âgé de vingt-trois ans, il ne paraissait pas en avoir dix-huit. »
  7. Il joua Lubin dans la Bonne mère, Dubois dans’les Fausses Confidences, Pavaret dans le Collatéral et Pasquin dans les Jeux de l’Amour et du Hasard.
  8. Avec Belrose, ses créations des plus marquantes à l’Odéon sont : Lambert du Voyage à Dieppe, Bourdeuil des Deux Ménages, Miller d’Amour et Intrigue, Molen du Présent du Prince, Remi de l’Artiste ambitieux, Robert de l’Écolier d’Oxford, Courville des Deux Candidats, Arthur de Luxe et Indigence, etc.
  9. Tous ces détails, dont nous garantissons la parfaite authenticité, sont une preuve de plus du loyal et consciencieux caractère de Picard. Ayant lui-même tant de motifs d’orgucel, et chargé d’un si noble bagage dramatique, il se mettait au-dessous d’Andrieux comme style, et au-dessous de Scribe comme charpente. Trouvez, de nos jours, une pareille modestie. Le premier crétin venu, parmi les gens de lettres, se croit supérieur à Victor Hugo.
  10. Il fallut écrire, en quelques heures cette nouvelle fin d’acte. MM. Gustave et Alfred de Wailly offrirent leur plume à l’auteur et se partagèrent la besogne avec lui. Beaucoup de leurs vers sont restés.
  11. Ami de l’auteur, Provost déploya dans son rôle toute la verve de son beau talent et tout le zèle de l’amitié. La belle-mère était parfaitement rendue par madame Milen, sœur de la célèbre Minette du Vaudeville, et Duparny se distingua dans le rôle de Duchemin par son originalité comique.
  12. Ce drame n’était point alors ce qu’il est devenu à L’Odéon. La scène se passait uniquement dans les murs du château de Fontainebleau ; l’épisode de Paula n’existait point ; il n’y avait ni prologue ni épilogue.
  13. Le rôle, au lieu d être joué par mademoiselle Mars, fut confié à mademoiselle Valmonzey.
  14. Nous croyons que ces vers font partie d’un remarquable poème sur l’Art du Comédien, que Samson doit publier incessamment.
  15. M. Jules de Wailly est collaborateur de Samson pour cette pièce et pour le Péché de Jeunesse.
  16. Le rôle de Raymond Poisson a été admirablement rendu par Provost.
  17. Ce dernier fait est authentique. Jamais professeur ne reçut de son élève une marque plus éclatante d’attachement et d’estime.
  18. Mademoiselle Mars disait : « — Il y a une chose que je ne pardonnerai jamais à Samson, c’est d’avoir jeté mademoiselle Plessy sur ma route. »
  19. Elles ont lieu de dix heures à midi, au Conservatoire, tous les mardis et vendredis.
  20. L’une d’elles, madame Berton, mariée à l’excellent artiste que le public applaudit au Gymnase ; a tout l’esprit de son père. Le théâtre doit à madame Berton de gracieux et fins proverbes.