San-Francisco/02

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San-Francisco
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 426-451).
SAN-FRANCISCO

II.[1]
LES PLACERS ET LES MINES. — LA SOCIETE DE SAN-FRANCISCO. — LE CHEMIN DE FER DE PANAMA.


I.

On ne connaissait et on n’exploitait encore que deux catégories de placers : les placers secs et les placers humides. Au nord, le précieux métal se trouvait surtout dans les affluens du Sacramento, de l’American-River et dans le lit des torrens. Entraînée par les fortes pluies de l’hiver, la terre, délayée par l’eau, laissait s’échapper les parcelles d’or qu’elle recelait; le métal, ainsi désagrégé, s’accumulait, en raison de son poids spécifique, dans le fond de bassins naturels où le remous ralentissait un instant l’impétuosité du torrent. L’habileté du mineur consistait à relever, à l’examen des localités, la position de ces bassins, à profiter de la saison sèche pour détourner le cours d’eau et fouiller dans ces creux, que l’on désignait sous le nom de poches. Plus l’hiver avait été humide, plus la récolte était abondante. Dans certaines de ces poches on a recueilli des fortunes ; l’or y était aggloméré en poudre fine et en pépites roulées. On n’avait qu’à le ramasser à la pelle sur un lit de sable ferrugineux.

Dans les placers secs, au contraire, l’eau faisait absolument défaut. L’or se trouvait mélangé au sable, plus abondant toutefois dans les ravins qui avaient autrefois servi de lits aux cours d’eau épuisés. On ramassait ce sable dans des plats d’étain ; par un mouvement analogue à celui du vanneur, on agitait ce sable de manière à en faire balayer par le vent les parcelles étrangères. Il restait au fond du plat une poudre noirâtre, mêlée à du sable ferrugineux, que l’on extrayait en partie avec l’aimant; on arrosait le surplus de mercure. Le mercure s’emparait de l’or et faisait corps avec lui. On mettait l’amalgame ainsi obtenu dans un sac de peau, et, par la pression, on extrayait le mercure, qui perlait au dehors, et dont on recueillait la plus grande partie. Pour achever de dégager l’or du mercure, on plaçait le résidu sur une pelle chauffée, le mercure s’évaporait et l’or seul restait. Trois livres d’amalgame donnaient en moyenne une livre d’or.

Ces procédés, essentiellement primitifs, furent les premiers en usage. On perdait autant d’or que l’on en recueillait, mais l’essentiel était d’aller vite. Si défectueux que fût ce mode d’exploitation, il ne laissa pas que de donner des résultats surprenans. En 1848, la production mensuelle de l’or est de 1,500,000 francs ; en 1849, de 7,500,000; en 1850, de 15 millions, soit 180 millions pour l’année, valeur déclarée à l’exportation, sans compter ce qui restait dans le pays et ce que les émigrans emportaient avec eux. Au début, les placers secs furent exploités de préférence, d’abord parce que l’on y pouvait travailler en toute saison, d’une façon continue, ensuite parce que l’or ne s’y trouvait pas seulement en poudre, mais en pépites, quelques-unes d’un volume considérable, et qu’un heureux coup de pioche enrichissait parfois le travailleur.

En 1853, voyageant de Sacramento à San-Francisco, le hasard me fit rencontrer un mineur italien qui, tout d’abord, attira mon attention. Ses allures étranges, ses traits profondément altérés, ses gestes nerveux trahissaient un homme en proie à une vive émotion. Il était mon voisin de table. Pendant le dîner, nous échangeâmes quelques paroles banales. Le repas fini, je lui offris un cigare, qu’il accepta; pour n’être pas en reste de politesse, il insistait pour faire apporter sur le pont une bouteille de Champagne, ce nec plus ultra des mineurs. Je refusai et l’engageai à se contenter d’une tasse de thé, redoutant l’influence que le Champagne pouvait avoir sur ses nerfs surexcités. Il le comprit. « Je ne suis pas malade, me dit-il, mais j’ai été tellement secoué ces jours-ci, que j’ai cru que j’en deviendrais fou. » Puis il me raconta son histoire.

Depuis quatre ans il était aux mines, dans les placers secs, poursuivi par une malchance qui semblait s’attacher à ses pas. Tout ce qu’il entreprenait échouait; à peine trouvait-il à faire ses vivres dans les localités les plus riches ; à côté de lui on récoltait l’or en abondance, lui ne trouvait rien ou presque rien. Il suffisait qu’il s’associât avec un mineur, heureux jusque-là, pour que la veine tournât. Et cependant il était sobre et laborieux, le premier et le dernier au travail. Lassé de ses insuccès réitérés, il écrivit à un de ses amis, à San-Francisco, le suppliant de lui trouver un embarquement comme matelot à bord d’un navire à destination de Gênes ou de Marseille. Son ami réussit, et l’avisa qu’il eût à se rendre à San-Francisco à une date qu’il lui indiqua. L’argent lui manquait ; mais ses compagnons, aux mines, se cotisèrent pour lui avancer la somme nécessaire.

En attendant le jour fixé pour son départ, il continuait à travailler, découragé, ne trouvant presque rien. L’avant-veille, il s’éloigna du camp pour prospecter, fouillant le sol, cherchant à en tirer quelques piastres. Vers midi, fatigué par la marche et la chaleur, il prit un peu de repos, puis se remit en route pour gagner le camp. Chemin faisant, il creusait de ci, de là, avec son pic, sans résultat, lorsque tout à coup il amena à la surface une pépite d’environ une once. Il se mit à fouiller plus avant dans le sable ; mais, à trois ou quatre pieds de profondeur, son outil se heurta contre un gros caillou. Il savait, par expérience, que les pépites se rencontrent rarement dans un sol pierreux, et il fut sur le point de renoncer à pousser plus avant, mais sa première trouvaille l’encouragea à persévérer. Non sans peine il déchaussait ce caillou quand son pic, portant à faux, vint à en écorner la surface terreuse et lui montrer ce que les mineurs appellent la couleur. C’était une énorme pépite d’or. Il se pencha, essayant de l’attirer à la surface; mais ses mains tremblaient, ses jambes fléchissaient sous lui. « j’étais, dit-il, tout mouillé d’une sueur froide, et mes muscles étaient comme des chiffons. »

Il dut s’arrêter, reprendre haleine et force; il réussit enfin à soulever sa pépite, mais il lui était impossible, dans l’état où il se trouvait et avec les moyens dont il disposait, de la transporter au camp. « Ma tête se prenait, ajouta-t-il, j’étais comme fou. J’avais l’idée fixe que quelqu’un m’observait, que l’on allait m’attaquer, et je me sentais hors d’état de soutenir une lutte. Couché sur ma pépite, je fouillais du regard la plaine et les bouquets d’arbres, soupçonnant un ennemi derrière chacun d’eux, tremblant au moindre bruit. Puis, tout à coup, je n’eus plus qu’une idée : enfouir mon trésor et revenir le lendemain le chercher. Toujours guettant à droite et à gauche, je rejetai la pépite dans son trou, je la recouvris de sable, effaçant soigneusement toute trace qui pouvait me trahir, et je repris le chemin du camp. Je mis deux heures à faire la route, le cerveau vide, le corps brisé, marchant sans penser. De retour au camp, je préparai machinalement mon repas, et, la nuit venue, j’allai trouver trois de mes compatriotes, associés ensemble, braves gens sur qui je savais pouvoir compter et je leur fis part de ma découverte. Je leur proposai de venir m’aider le lendemain et de m’accompagner, avec mon trésor, jusqu’à Sacramento. La route n’était rien moins que sûre pour un homme isolé, et, si l’on me soupçonnait en possession d’un pareil lingot, j’avais toute chance d’être dépouillé et assassiné en chemin. Nous fîmes prix ensemble ; ils avaient une mule, on chargerait le lingot sur son bât, que l’on recouvrirait de nos couvertures et outils, de manière à nous donner l’apparence de mineurs en voyage, et on prépara les armes pour le lendemain.

« Rentré chez moi, je m’endormis d’un sommeil de plomb. J’étais brisé. Je m’éveillai avant le jour. Enfin ! mes misères étaient finies,.. j’allais quitter ce pays maudit où j’avais tant souffert, retourner en Italie, revoir ma chère Spezzia, où je suis né, et où Antonia m’attendait ! j’allais lui rapporter une fortune, acheter une ferme et vivre heureux. Puis... une pensée terrible me traversa le cerveau. J’étais fou hier, j’avais perdu la tête. Comment retrouverais-je l’endroit où était ma pépite ? Non-seulement je n’avais laissé aucun indice de nature à me guider, mais j’avais soigneusement effacé tout ce qui pouvait trahir ma cachette. Que faire? Le jour naissait. Mes compagnons arrivèrent. Accablé, je gisais sur ma couverture comme une masse inerte. — Allons! debout, paresseux, et en route! me crièrent-ils joyeusement... Et je restais là. Ils n’y comprenaient rien; de mon mieux je leur expliquai. Ils me regardaient surpris, échangeant entre eux des coups d’œil significatifs. — Eh non! je ne suis pas fou. J’ai vu, j’ai touché, je suis sûr, mais je ne sais plus où c’est... Et l’émotion m’étouffait. — Tout cela ne t’avance à rien, me dit brusquement Stéfano. Bois une tasse de café, et en marche! nous chercherons, et ce sera bien le diable si nous ne trouvons pas. Son apparente confiance me fit du bien. Nous partîmes. — Vois-tu, mon vieux, me dit-il, ne te casse pas la tête, tâche d’être calme et de te souvenir dans quelle direction tu es allé hier. — Par ici, répondis-je sans hésitation, et nous avançons. Le grand air me fait du bien. Je m’arrête. — Nous ne devons pas être loin. Je regarde, je regarde encore ; c’est bien par ici, mais où? Je veux me souvenir, je ne peux pas. Mon unique idée, la veille, était que l’on m’observait, qu’un ennemi m’épiait. J’erre à droite, à gauche, cherchant à m’orienter. Rien, rien. Je me laisse tomber au pied d’un arbre; machinalement je ferme les yeux. Soudain il me semble voir se dessiner sur ma rétine un coin de paysage clairet net: à ma gauche, un bouquet d’arbres; à ma droite, un talus de sable ; devant moi, deux arbres, dont l’un est découronné parle vent; entre les deux, dans le lointain, une colline couverte de chapparal. J’ouvre les yeux, je fais quelques pas ; voici la dune, voici la colline, à ma gauche, le bouquet d’arbres. J’avance, en rampant, dans la position où j’étais la veille quand, couché sur mon lingot, j’interrogeais l’horizon d’un œil inquiet. A mon insu, l’image s’était fixée là, je la retrouve, et, sans hésiter : — Fouillons ici. Quelques coups de pioche suffisent ; peu d’instans après, le lingot était solidement amarré sur notre mule et nous partions, non sans avoir fait quelques entailles aux arbres pour permettre à mes compagnons de retrouver l’endroit. Puissent-ils aussi bien réussir ! Mon lingot est ici, dans la cabine du capitaine, et si nous ne sautons pas cette nuit, je l’échange dès demain contre de bonnes traites sur Londres. »

Le lendemain, en effet, il le vendait à la maison Walls Fargo et Cie au prix de 123,000 francs. Le lingot resta un mois exposé dans leur comptoir à côté d’un autre valant 135,000, trouvé par quatre Français. Plus sage que nos compatriotes, qui dépensèrent en quelques jours à San-Francisco le produit de leur trouvaille, mon Italien emporta son argent avec lui.

Depuis longtemps, les placers secs sont abandonnés. Ils furent les premiers à s’épuiser, l’eau n’y amenant plus d’or. Quand les mineurs les quittèrent, les Chinois les envahirent et trouvèrent encore à récolter sur ce sol dédaigné. Après eux, il serait difficile de glaner.

Les placers du nord offrirent également au début quelques exemples de fortunes subites. Pendant longtemps, on s’en tint à la recherche des poches et au lavage du sable sur le bord des cours d’eau. On attendait ensuite que la saison des grandes pluies ramenât des montagnes des terres aurifères. Les mineurs affluaient alors à San-Francisco, dépensant en quelques semaines le produit de plusieurs mois de travail, et repartaient pour les mines au commencement de la saison sèche. Il en fut ainsi jusqu’à ce que l’on s’avisât de recourir à des procédés moins lents et moins incertains que ceux de la nature. On s’était aperçu que toutes les terres aurifères ne se trouvaient pas à proximité des rivières et des torrens ; on reconnut par le relief du terrain que certains cours d’eau s’étaient déplacés, que d’autres étaient taris, que les gorges et les ravins désignés sous le nom générique de cañadas avaient autrefois servi de lits à des rivières, et que l’or abondait dans ce sol d’alluvion. Pour l’exploiter, il fallait y ramener l’eau nécessaire au lavage des terres. On commença par capter à distance une source ou par pratiquer une saignée sur un cours d’eau en ménageant une pente suffisante. Le bois était abondant ; on s’en servit pour installer des rigoles et amener l’eau dans de vastes réservoirs où on l’emmagasinait. On obtenait ainsi une pression considérable. A l’aide de forts tuyaux, semblables à ceux de nos pompes à incendie, on attaquait par la force hydraulique la base de la colline que l’on voulait exploiter. L’eau, violemment projetée, entraînait avec elle la terre, le sable et les cailloux, qui, encaissés entre des troncs d’arbres, roulaient bruyamment sur de longs treillis en fil de fer, munis d’un double fond en bois. La terre et les cailloux étaient balayés par l’eau ; l’or, plus pesant, tombait au fond mélangé de sable ferrugineux. On procédait alors comme nous l’avons décrit plus haut, pour dégager l’or de tout alliage.

Appliqué d’abord sur une petite échelle à des localités exceptionnellement riches et favorablement situées, ce système ne tarda pas à s’étendre et donna naissance aux premières compagnies par actions qui se créèrent à San-Francisco. Elles n’exploitaient pas de mines pour leur propre compte; elles se bornaient à vendre aux mineurs la quantité d’eau dont ils avaient besoin. Cette vente s’effectuait au pouce, c’est-à-dire que la compagnie alimentait régulièrement à une pression déterminée un tuyau mesurant un ou plusieurs pouces d’orifice. La force de projection était telle qu’un homme atteint était un homme mort, et qu’elle jetait bas une colline en moins de temps que ne le pourraient faire cent ouvriers se relayant jour et nuit. Dans les grandes exploitations, on se servait de tuyaux en fer déchargeant de 300 à 800 pouces d’eau par un orifice de 4 à S pouces de diamètre. Un pareil jet, sous la pression d’une colonne d’eau de plusieurs centaines de pieds, faisait voler en éclats des quartiers de roche et déracinait les montagnes par le pied. Parfois, des éboulemens soudains ensevelissaient les ouvriers. On ne perdait pas son temps à déblayer; on diminuait la pression d’eau et l’on se servait du jet pour les dégager, morts ou vivans[2].

Avec des moyens d’action aussi puissans, on obtenait des résultats considérables. Voici ceux que donnait par semaine une mine de rendement moyen, travaillée par dix ouvriers et consommant 200 pouces d’eau. La redevance pour l’eau était de 1,500 francs, la perte de mercure et l’usure des outils, 500 francs, soit 2,000 fr. par semaine. Le résultat moyen était de 15,000 francs, ce qui laissait 13,000 francs à répartir entre les exploitans. Sur certains points, on arrivait à des résultats bien supérieurs. On ne saurait sans l’avoir vu se faire une idée des étonnans bouleversemens du sol dans les placers californiens. Sur d’immenses espaces, les collines ont été nivelées, la terre végétale balayée dans les vallées, les ravines comblées ; on ne voit que cailloux roulés, quartiers de rochers brisés ; il semble qu’une génération de Titans ait passé là laissant derrière elle la désolation et la mort. Toute trace de végétation a disparu. De loin en loin, sur ce sol dénudé, fouillé, épuisé, on rencontre de rares campemens de Chinois cherchant dans ces débris quelques parcelles d’or.

A mesure que l’exploitation des mines se régularisait, que l’action collective se substituait à l’effort individuel et le calcul au hasard, bon nombre de mineurs aventureux s’enfonçaient de plus en plus dans l’intérieur. Un travail régulier, rémunéré même à un taux élevé, mais qui ne comportait aucun aléa, leur répugnait. Ce qu’ils voulaient, c’étaient les émotions du jeu, les chances de fortunes soudaines ; ils préféraient les misères et les privations avec les alternatives de riches trouvailles. Leur humeur vagabonde les poussait à prospecter sans cesse, d’heureux hasards soutenaient leur courage et entretenaient leurs espérances. Ils se racontaient l’un à l’autre des récits fabuleux, des légendes dorées empruntées aux Indiens. Plus loin, entre ces pics sourcilleux de la Sierra-Madre, existaient des rochers d’or massif. C’était de là, de ces sommets inaccessibles, couverts de neiges éternelles, que les pluies, les orages, les tremblemens de terre avaient détaché, entraîné, roulé par les plaines et les ravins ces parcelles du précieux métal. Cet or, qu’ils recueillaient en pépites et en poudre, ne jaillissait pas spontanément du sol. En remontant son cours, on devait atteindre sa source, et, en dépit des obstacles, ils poussaient toujours plus avant, comptant sur leur persévérance et le hasard. Le hasard les servit.

L’un d’eux prospectait dans le comté de Mariposa. La journée avait été fructueuse ; au tournant d’un ravin, il se rencontra brusquement avec un des bandits qui infestaient les mines. Sommé de livrer ce qu’il portait sur lui, il riposta par un coup de carabine et tua son adversaire. Sa balle, en ricochant, heurta une paroi de rocher et y laissa une trace brillante qui attira son attention. Abandonnant son ennemi mort, il examina de plus près. Ce point brillant, c’était de l’or, et le rocher que sa balle avait écorné était du quartz. Le bruit de sa découverte se répandit, mais ce pouvait n’être qu’un accident heureux. Deux autres faits, dus aussi au hasard, levèrent tous les doutes.

Dans le comté de Tuolomné, les mineurs ne pouvaient se procurer de viande que par la chasse. Chaque jour, il fallait se mettre en campagne pour ravitailler le camp. Acharné à la poursuite d’un ours gris, l’un de ces chasseurs réussit à l’abattre au sommet d’un ravin presque à pic. Dans sa chute, l’animal resta accroché par un rocher formant saillie. L’homme parvint à se glisser jusqu’à lui et se mit en devoir de le dépouiller. Un coup de sa hachette fit voler un éclat du rocher et lui révéla la présence de l’or dans une veine de quartz.

Enfin, dans la Nevada, deux mineurs se disposaient à quitter les mines pour regagner San Francisco. La veille de leur départ, se promenant au sommet d’une colline, ils s’amusaient à faire rouler dans le ravin des débris de roc. L’un de ces débris, dans sa course vagabonde, vint se heurter contre une roche brune affleurant le sol et en détacha un fragment révélant à l’œil exercé des mineurs un filon d’or formant veine dans la partie brisée. Ajournant leurs projets de départ, ils forèrent la roche, et, avec de la poudre, la firent éclater. La veine, mise à nu, se prolongeait, et ils en détachèrent des fragmens d’or pur. Les mines de quartz étaient découvertes, et une ère nouvelle allait s’ouvrir pour la Californie.


II.

San-Francisco progressait rapidement. Au rendement, chaque jour plus considérable, des mines d’or correspondait un nouvel afflux d’immigrans. On cessait de camper, on s’établissait ; on construisait; les tentes disparaissaient remplacées par des maisons de bois en attendant les magasins en briques et les palais en pierres. De tous côtés s’élevaient des hôtels, des restaurans. Deux incendies nouveaux anéantissent pour 60 millions de bâtisses. On se remet à l’œuvre, et les quartiers détruits renaissent de leurs cendres, plus solides et plus beaux. On commence à faire venir des briques de Londres et de Sydney, du granit de Chine, du fer des États-Unis. La vie matérielle devient moins chère ; de nombreux chasseurs approvisionnent la ville de gibier, les rancheros du sud l’alimentent de bétail. Les légumes sont encore rares, les fruits manquent, mais partout aux environs se créent des jardins maraîchers et des vergers.

Dans les bons restaurans tels que Delmonico, Sutter, Irving, Lafayette, Franklin, on peut se procurer un dîner pour 40 francs. Dans certains établissemens populaires, l’ouvrier paie le sien de 10 à 15 francs. Un canard rôti coûte 25 francs; le bœuf 2 fr. 50 la livre. Les œufs sont encore chers, 5 francs la pièce, les pommes de terre 1 fr. 25 chacune. Si élevés que semblent ces prix, ils sont déjà bien inférieurs à ceux que l’on payait en 1848-49, où un repas, composé de biscuit de mer, de porc salé nageant dans une platée de haricots, le tout assaisonné d’eau claire, valait une once, 80 francs.

L’aspect extérieur de la population se modifiait. A mesure que les doutes sur l’avenir se dissipaient, les résidens de San-Francisco faisaient venir des États-Unis leurs femmes et leurs enfans. Cet élément nouveau introduit dans la ville grandissante exerçait déjà sa salutaire influence. Jusqu’en 1850, on ne voyait guère, en fait de femmes, que quelques courtisanes mexicaines ou chiliennes recrutées par les maisons de jeu. Quand, à la fin de 1849, eut lieu à San-Francisco le premier concert de musique instrumentale, on réserva les meilleurs sièges pour les dames, admises sans rétribution. Il s’en trouva quatre. A la fin de 1850, il n’en est plus de même. Les principaux négocians s’établissent sans idée de-retour. Leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs viennent les rejoindre, accueillies au débarquement par des ovations qu’expliquent le respect des Américains pour les honnêtes femmes et leur rareté jusqu’ici. En 1851, quand une d’elles, simplement vêtue, paraissait dans les rues de la ville, chacun se découvrait respectueusement sur son passage, Lorsque dans Montgomery-Street, la plus passagère des voies de San-Francisco, au milieu du brouhaha des langues les plus diverses, des conversations les plus animées, de la foule la plus disparate, on entendait tout d’un coup retentir ces mots : « Gentlemen, a lady ! Messieurs, une dame ! » chacun se découvrait, chacun se taisait. L’unique trottoir encombré tout à l’heure par ces gens qui se coudoyaient brutalement se vidait comme par enchantement, pour laisser le passage libre à cette femme qui s’avançait, rappelant à ces hommes de toute classe et de toute origine la mère, l’épouse, la sœur ou la fiancée qu’ils avaient quittées. Il n’eût pas fait bon garder son chapeau sur la tête, ou par un geste, un regard indiscret, gêner celle qui passait, confuse et touchée de l’hommage qu’on lui rendait. L’imprudent eût payé cher sa bévue. Mais nul n’en avait l’idée, et la brute la plus inconsciente, le mineur le plus grossier subissait à son insu l’influence de l’émotion respecteuse de tous.

Sans elle, sans la femme, San-Francisco n’était qu’un camp d’aventuriers. Telle devait être la Rome antique, sous Romulus et Rémus, alors que, lieu de refuge des rudes pâtres du Latium, elle abritait dans ses grossières demeures une population d’hommes jeunes, hardis, vigoureux, mais, eux aussi, sans femmes et sans enfans. La présence de ces êtres plus faibles va modifier toutes les conditions de l’existence. Le foyer se crée, l’église s’élève, l’école se construit. San-Francisco se métamorphose, les rues s’alignent, les costumes bizarres des premières années disparaissent. Au sans-gêne, à la brutalité, succèdent une urbanité relative, un parler moins grossier, des manières plus civilisées. On a hâte de sortir de la barbarie : on se lasse de vivre le revolver au côté, sans police et sans lois. On veut l’ordre et la propreté dans les rues, la sécurité, le droit de travailler sans avoir à risquer constamment sa vie pour protéger le fruit de son travail, sans sentir peser constamment sur soi les menaces d’incendie et de pillage. Contre l’incendie on organise un corps de pompiers volontaires, tous s’enrôlent ; contre le pillage et les bandits la police est impuissante ou complice, on la remplace par le comité de vigilance.

Il s’organisa le 22 février 1851 au grand jour. Ses chefs publient leurs noms et acceptent toutes les responsabilités, et ces noms sont ceux des hommes les plus en vue de San-Francisco : W. F. Coleman, D.-D. Shattuck et Hall Mc Allister. Trois mille citoyens répondent à leur appel et s’engagent à leur prêter main forte. John Jenkins est arrêté le 10 juin en flagrant délit de vol. Le comité le fait comparaître devant lui, le juge le condamne et le pend le même jour. Vainement les autorités locales protestent contre cette usurpation de leurs fonctions et lancent un mandat d’amener contre ces magistrats improvisés ; leurs adhérens y répondent par un manifeste revêtu de leurs signatures, se déclarant solidaires de leurs chefs et revendiquant la part prise par eux à l’exécution de Jenkins. Quinze jours plus tard, le comité fait arrêter James Stuart, voleur et assassin de profession, qui avoue, en ricanant, les meurtres qu’il a commis. On le pend à l’extrémité du quai de la rue Market. Whittaker et Mac-Kenzie, arrêtés par les autorités régulières, sont détenus en prison. Le comité de vigilance demande qu’ils passent en jugement tout de suite. Sur le refus de faire droit à cette requête, les chefs du comité font sonner le tocsin d’alarme, enfoncer les portes de la prison et amener les prisonniers devant eux. Reconnus coupables, ils sont pendus séance tenante. Ces mesures sommaires effraient les autres : ils s’empressent de quitter San-Francisco, où le comité se déclare en permanence.

A mesure que les transactions se multipliaient, le besoin d’une monnaie d’échange s’accentuait. On ne pouvait indéfiniment peser la poudre d’or ou des pépites. On admettait indistinctement, et à des cours arbitraires, les pièces d’or de 20 francs, celles de 5 dollars des États-Unis, les souverains anglais et des pièces octogones d’une fabrication locale grossière et d’une valeur de 250 francs. En fait de monnaie d’argent, on utilisait les piastres mexicaines, chiliennes et péruviennes et les pièces de 5 francs. Pour les petits achats, on n’avait trouvé rien de mieux que de couper en quatre morceaux ces piastres dont les fragmens informes, baptisés du nom de mitraille, circulaient pour 1 fr. 25. Chacun, suivant sa convenance, hachait ainsi ses piastres quand il voulait se faire de la petite monnaie. La Californie étant un état producteur d’or, il semblait tout naturel d’y établir un hôtel des monnaies ; c’est ce que l’on eut quelque peine à obtenir du congrès. La découverte des mines d’argent de Nevada devait bientôt alimenter une frappe considérable.

L’exportation d’or pour 1851 dépassa 170 millions. San-Francisco reçut, par mer seulement, 27,000 émigrans. C’est en 1851 que l’immigration française atteignit son apogée. Composée d’élémens divers, elle devait jouer un rôle important dans l’histoire de la Californie.

Il est de mode d’affirmer, en dépit des enseignemens de l’histoire et des traditions du passé, que le génie français n’est nullement un génie colonisateur, que nos mœurs, nos habitudes, notre éducation, font de nous un peuple essentiellement sédentaire, peu porté par goût aux voyages lointains et moins encore à l’émigration. On ne saurait nier que les grands changemens introduits depuis 1789 dans nos lois et dans notre organisation sociale n’aient profondément modifié l’esprit aventureux de notre race. Le morcellement des terres a créé une classe nombreuse de petits propriétaires attachés au sol ; la suppression du droit d’aînesse et la restriction du droit de tester ont supprimé du même coup ces cadets de famille qui, au XVIIe et au XVIIIe siècles, peuplaient le Canada, l’Inde française, Bourbon, la Martinique, la Louisiane, portant haut le nom et les traditions de notre patrie. La diffusion de la richesse, et partant du bien-être, a créé des besoins nouveaux, des goûts de confort incompatibles avec la vie rude du colon. Nos révolutions successives, les dures épreuves que nous avons traversées nous ont rendus sceptiques et défians, peu enclins aux projets à échéances lointaines, plus soucieux d’une existence modeste, mais sûre en apparence, que désireux de conquérir au dehors une fortune incertaine au prix d’efforts qui nous effraient. Notre ignorance des langues étrangères froisse notre vanité et nous apparaît comme un insurmontable obstacle. Puis, nous sommes devenus timides et craintifs. L’idée de prendre en mains la responsabilité de notre propre destinée nous paralyse. Les liens de famille, si puissans pour nous, font qu’en dehors des sentimens d’affection naturelle, nos jeunes gens s’habituent si bien à faire fond sur le concours et l’appui de leurs parens qu’ils ne comprennent pas que l’on puisse s’en passer et lutter seul. Dans nos familles, malheureusement de moins en moins nombreuses, le départ d’un fils ou d’un frère crée un vide impossible à combler; enfin, et surtout dans la classe moyenne, il faut compter avec ces préjugés qui font de tout émigrant un incapable ou un déclassé, à tout le moins un cerveau brûlé au succès duquel nul ne croit.

Essentiellement sédentaire par nature, courbé sur le sol qui le fait vivre, lisant peu et profondément ignorant des pays étrangers, le paysan n’émigre plus depuis qu’il possède. Seule, la population urbaine, plus accessible aux influences extérieures, mieux renseignée sur ce qui se passe, s’aventure encore à chercher fortune au loin. A chacune de nos crises politiques correspond un exode proportionné à l’intensité du malaise. Ces grands événemens passent, le plus souvent sans l’atteindre, sur la population rurale, se traduisant parfois par un surcroît d’impôts, mais ne bouleversant pas ses conditions d’existence. Il n’en va pas de même pour la classe ouvrière. Une crise politique, c’est le chômage; l’usine ou l’atelier qui se ferme, le pain qui manque. Si, à cette crise politique et aux conséquences qu’elle entraîne, viennent s’ajouter les récits de fortunes inespérées, réalisées en quelques jours dans une contrée nouvelle, si, au lendemain d’une révolution qui renversait un trône en France et menaçait l’Europe d’une conflagration générale, la terre de l’or apparaît avec son irrésistible mirage, la double et violente secousse rompt les digues, l’esprit d’aventure se réveille: on veut partir, on part.

On le vit bien en 1848-1849. Les nouvelles des placers alternaient dans les journaux avec celles de la guerre de Hongrie, des exploits de Kossuth et de la misère dans Paris. Au Havre, à Bordeaux, à Marseille, on armait des navires, on fondait des compagnies, on enrôlait des travailleurs. La classe moyenne, fortement éprouvée, donnait l’exemple ; le gouvernement organisait la loterie du lingot d’or pour fournir aux mobiles, vainqueurs de l’insurrection de juin, auxiliaires compromettans dont on redoutait l’ardeur, les moyens d’émigrer. Nombre de gens de métier suivirent, et une immigration française, dans laquelle toutes les classes de la société étaient représentées, afflua à San-Francisco. Pêle-mêle, confus d’abord, ces élémens disparates ne devaient pas tarder à se coordonner d’eux-mêmes, à suivre leur pente et leur voie. Ces nouveaux colons allaient se grouper suivant leurs affinités, créer des maisons de commerce, ou explorer les mines, introduire dans cette civilisation naissante nos idées et nos goûts, ou, cerveaux brûlés de la politique, tout imprégnés encore de nos luttes civiles, chercher, trouver des chefs comme M. de Pindray ou M. de Raousset-Boulbon, et mourir en tentant de conquérir la Sonora et de donner à la France un royaume dans le Pacifique.

Au début, les mines en attirèrent un bon nombre, mais l’instinct essentiellement sociable de notre race en retint beaucoup à San-Francisco. Ingénieux à se tirer d’affaire, ils eurent recours à une foule de petites industries. Ils se firent chasseurs, manœuvres, débardeurs de navires, voituriers, coiffeurs, garçons de restaurant. L’un d’eux eut une idée ingénieuse ; établi décrotteur, il nettoyait les bottes à 5 francs la paire. Il employa ses premières économies à se fabriquer un couteau émoussé à large lame d’or, avec lequel il raclait les chaussures et qu’il faisait miroiter avec complaisance aux yeux de ses cliens. Il n’en fallut pas davantage pour lui en amener un nombre considérable. En quelques mois il réalisa un fort joli bénéfice, s’acheta un lot de terrain, le revendit fort cher plus tard et rentra en France avec une honnête aisance. Plusieurs autres, et du nombre se trouvait le marquis de La P…, s’établirent jardiniers à la mission de les Dolores. Un vicomte de F…, devenu bonne d’enfans, promenait dans les rues une petite voiture à babies.

L’une des individualités françaises les plus en vue à cette époque était celle du marquis de Pindray. Issu d’une vieille famille du Poitou, M. de Pindray arriva, par terre, du Mexique à San Francisco en 1850. D’une rare hardiesse et d’une incontestable bravoure, il était doué d’une force musculaire prodigieuse. De ses mains fines et déliées il ployait en deux une piastre mexicaine et soulevait sans effort des poids considérables. Excellent tireur, il demanda à la chasse ses moyens de subsistance et approvisionnait San Francisco de viande d’ours. Cet animal abondait alors dans les forêts du Coast Range ; on en faisait une grande consommation vu son prix, inférieur de moitié à celui du bœuf. Il se rendit aussi aux mines, mais sans grand succès. Lassé de lutter contre la misère et désireux de conquérir par un coup hardi la fortune, à laquelle il tenait moins encore qu’à l’éclat et à la renommée, M. de Pindray rêva de conquérir les mines de la Sonora, province mexicaine au sud de la Californie. La guerre de 1846-1847, qui s’était terminée par la défaite du Mexique, le traité de Guadelupe-Hidalgo et la cession de la Haute et de la Basse-Californie aux États-Unis, avaient laissé le Mexique épuisé d’hommes et d’argent, accablé de ses revers et impuissant à faire respecter l’autorité centrale. En Sonora, l’administration était désorganisée ; dans le nord de cette province, les Apaches, Indiens belliqueux, canapés sur la rive du Rio Colorado, occupaient le littoral du golfe de Californie réputé riche en mines d’or. Plus au sud, les Indiens Yaquis, employés autrefois à l’exploitation des mines argentifères de Serbiate et de Prieta, s’étaient révoltés à la suite des mauvais traitemens qu’ils avaient subis et s’opposaient à la reprise des travaux. Les autorités mexicaines occupaient le port de Guaymas et la ville d’Hermosillo, à deux journées de marche dans l’intérieur, mais elles étaient impuissantes à rétablir l’ordre et à assurer la liberté des communications.

Des légendes fabuleuses circulaient parmi les mineurs californiens sur la richesse des placers de la Sonora. Bien avant la découverte de gisemens du Sacramento, ceux de la Sierra-Prieta étaient connus des Indiens, qui échangeaient leur poudre d’or contre des cotonnades et des verroteries. M. de Pindray conçut l’idée de recruter à San-Francisco des hommes de bonne volonté pour aller reconquérir sur les Apaches les terrains aurifères qu’ils occupaient. Il laissait à l’avenir et au hasard de décider s’il négocierait avec le Mexique ou entrerait en lutte avec lui pour obtenir la propriété des mines. Il réussit sans peine, grâce à sa réputation de courage et d’audace, à enrôler quatre-vingts travailleurs bien armés.

Parti de San-Francisco le 22 novembre 1851, à bord d’une goélette, le Cumberland, mise à sa disposition par des armateurs aussi aventureux que lui, il débarqua à Guaymas le 26 décembre suivant. Avec la connivence tacite des autorités mexicaines, il parvint à grossir sa petite troupe d’un certain nombre de recrues et se mit en marche pour les mines de l’Arizona. Médiocrement approvisionnés de vivres, ses hommes eurent beaucoup à souffrir dans ce voyage à travers un pays sablonneux, sans habitans et sans cultures, et quand ils atteignirent la région occupée par les Apaches, ils étaient à bout de forces et sans illusions sur l’issue de leur entreprise. Le mécontentement se mit dans leurs rangs et force fut à M. de Pindray de s’arrêter. Il s’établit sur un rancho à Coscopera et s’efforça de remonter le moral de ses compagnons, mais ses allures autoritaires jointes à l’insuccès de leurs efforts lui avaient aliéné leurs sympathies et, dans un accès de désespoir, il se brûla la cervelle. Le bruit courut qu’il avait été assassiné par l’un des siens. Après sa mort, quelques-uns de ses adhérens réussirent à rallier Guaymas et à regagner San-Francisco ; d’autres succombèrent en route aux privations et sous les coups des Apaches ; un petit nombre resta à Coscopera, traînant une existence misérable. L’expédition de Raousset-Boulbon recueillit plus tard quelques-uns de ces malheureux. La triste fin de M. de Pindray n’était pas pour décourager Raousset-Boulbon. né à Avignon en 1817, ancien aide-de-camp du duc d’Aumale, ayant pris part sous les ordres du maréchal Bugeaud à la campagne de Kabylie, le comte de Raousset-Boulbon s’était lait remarquer, dès son enfance, par son esprit aventureux et turbulent, plus tard par sa bravoure, son caractère chevaleresque et son audace. Jeune homme, il jeta à tous les vents sa fortune, à tous les caprices sa volonté et sa vie. En 1850, il était complètement ruiné.

La Californie ouvrait à son ambition un champ nouveau. Plus fortement que tout autre, il subit l’attrait de cette terre lointaine, le charme de cette vie aventureuse et libre. Rompant avec les liens du passé, avec ses habitudes et ses goûts, il prit à bord d’un navire anglais un passage de troisième classe et débarqua à San-Francisco le 22 août 1850 sans argent et sans ressources. Comme M. de Pindray, il se fit chasseur, marchand de bestiaux, mineur, pêcheur, essayant de tous les métiers, ne se fixant à aucun, riche et prodigue un jour, pauvre et économe le lendemain, luttant courageusement avec la fortune adverse et opposant à ses coups une indomptable résistance.

Il avait alors trente-trois ans. De taille au-dessus de la moyenne, d’une beauté mâle, mince et élancé, il avait grand air sous le vêtement d’un mineur. Un peu théâtral dans sa mise, il portait d’ordinaire une chemise de laine écarlate, de hautes bottes à l’écuyère et le sérapé mexicain. Nature exubérante et méridionale, il parlait avec une passion communicative et entraînante et exerçait sur ceux qui l’approchaient une influence singulière. On l’aimait pour son courage et sa loyauté ; ses manières hautaines imposaient aux mineurs, qui l’adoraient et acceptaient sans la discuter sa double supériorité de race et d’intelligence.

Après la mort de M. de Pindray, il reprit ses projets et ses plans. À cette époque, il racontait en riant, qu’étant enfant, une bohémienne lui avait prédit à Avignon qu’il ferait de grandes choses, mais qu’il aurait une fin tragique « loin... par-delà les flots. » Lui-même avait souvent eu l’idée qu’il mourrait de mort violente. Dans une folle soirée, à Paris, mis en demeure par ses amis de débiter à son tour un couplet, il improvisa le suivant :


Mon cœur en désespéré
Court la prétentaine;
Qui peut savoir si j’irai
Jusqu’à la trentaine?

Mais que l’avenir soit gai
Ou qu’on me fusille,
Baisez-moi, Camille, ô gué!
Baisez-moi, Camille.


Tout en reprenant pour son compte la tentative infructueuse de son compatriote et ami, Raousset-Boulbon entendait préparer les voies et mettre de son côté toutes les chances favorables. Il résolut de s’aboucher avec le cabinet mexicain et de lui proposer d’organiser à San-Francisco une expédition française, dont il prendrait le commandement, pour, d’accord avec les autorités mexicaines, réduire les Apaches à l’obéissance et exploiter, avec le concours et sous le contrôle du gouvernement, les mines à reconquérir. A Mexico, le ministre de France, M. Levasseur, lui fit un excellent accueil et le mit en rapport avec des personnages influens. Parmi eux se trouvait Jecker, mêlé depuis aux événemens de la guerre entre la France et le Mexique, et M. Torre, banquier. Sous leurs auspices et avec l’assistance de M. Arista, président de la république, une compagnie par actions fut fondée sous le nom de la Restauradora.

Elle traita avec le comte de Raousset-Boulbon. Il s’engageait à recruter à San-Francisco cent cinquante mineurs, armés et équipés. A leur tête, il devait occuper les mines et les défendre ; les bénéfices de l’exploitation seraient répartis par moitié entre Raousset-Boulbon et ses hommes, d’une part, et la compagnie de l’autre. Enfin, cette dernière mettait à sa disposition 60,000 piastres (300,000 fr.) pour organiser son expédition et accréditait auprès de lui, comme son agent spécial chargé de la représenter, le colonel Manuel Ximenez. Telle était, à cette époque, l’animosité du Mexique contre les Américains, qui venaient de le démembrer et de lui enlever ses merveilleuses mines de la Californie, que le gouvernement mexicain accueillait avec enthousiasme l’idée d’établir sur la nouvelle frontière une colonie militaire française capable de tenir en échec les aventuriers américains qui se rapprochaient du Rio-Colorado et jetaient sur la Sonora des regards de convoitise.

L’expédition de Raousset-Boulbon est trop connue pour que nous la racontions ici en détail. On sait comment, abandonné et trahi par les autorités mexicaines, il enleva, à la tête de deux cent cinquante-trois Français, par une attaque hardie, la ville d’Hermosillo, défendue par douze cents hommes de troupes régulières, que commandait le général Blanco; comment il échoua devant Guaymas, dut capituler et fut, en violation de la promesse donnée, traduit devant un conseil de guerre, jugé et condamné. « Jamais, disent les témoins oculaires, il ne parut plus hautain que devant ses juges. Son courage ne se démentit pas un seul instant. Il se défendit avec un calme et une sérénité parfaits, en homme qui a fait le sacrifice de sa vie, mais non de sa mémoire. »

Le 12 août, au matin, on le conduisit sur la plage de Guaymas, et là, tête nue, le front haut, défiant l’ennemi, il mourut en soldat sous les balles mexicaines.

Lui mort, tout s’écroulait ; ses compagnons se dispersèrent. In petit nombre seulement put regagner San-Francisco ; les autres se rendirent au Callao, à San-Blas, ou périrent misérablement dans le voyage.

Le rêve de Raousset-Boulbon devait hanter plus tard Napoléon III et amener la désastreuse expédition du Mexique. Qui sait si, en 1854, Raousset-Boulbon ne l’eût pas réalisé avec un peu d’aide, et si, comme l’a écrit Hittel, historien américain, mais impartial et au courant des événemens, il n’eût pas fait plus pour la France que ne fit Maximilien soutenu par une armée française ?

Son entreprise n’était ni aussi folle ni aussi condamnée d’avance qu’on l’a affirmé depuis. Le Mexique était alors dans un état complet d’anarchie, résultat de la guerre malheureuse avec les États-Unis. La désorganisation administrative, politique et militaire y était telle qu’un chef hardi, soutenu par une poignée d’hommes résolus, pouvait marcher sur les traces de Cortez et, renouvelant ses exploits aspirer à ses conquêtes. La fortune a trahi les efforts de Raousset-Boulbon et de ses compagnons, mais ce qui nous frappe dans cette aventure, dont nous avons connu le chef et les lieutenans, c’est d’y voir la note dominante de notre génie national s’affirmer dans un pareil milieu et dans des circonstances si singulières. On pourrait croire que, seule, la soif de l’or a attiré ces hommes sur ces plages lointaines, comme elle y attirait les émigrans du monde entier, et nous les voyons, dès le début, tourner le dos aux placers, quitter le pic et la pioche du mineur pour prendre le fusil du soldat, se grouper autour d’un chef hardi, mais sans ressources, pour se lancer à la conquête d’une province mexicaine, pour engager la lutte avec les Indiens et leur reprendre par la force des mines moins riches, à coup sûr, que celles qu’ils exploitent en paix. L’esprit d’aventure, l’amour de l’inconnu, de la lutte et du hasard l’emportent chez eux, et les emportent avec eux. Ils subissent à un degré moindre que les autres races qui les entourent l’influence du milieu, de l’âpreté du gain, de l’or. Ils veulent arriver à la fortune par des voies autres qui sourient mieux à leurs instincts. Ce sont des aventuriers, mais comme l’étaient les compagnons de Cortez et de Pizarre.

Si, dans un sens et par un côté, l’émigration française affirmait aussi nettement l’un des traits caractéristiques de sa race, par d’autres elle mettait en relief non moins saillant ses qualités d’ordre, d’économie, de goût ingénieux et artistique. Dès 1851, le commerce français occupait à San-Francisco un rang important. Cinquante et un navires sous pavillon national y apportaient les produits de notre industrie, nos vins, nos huiles, nos savans, nos conserves et nos soieries, et, dans les chiffres de l’importation, la France venait au quatrième rang avec 10,200,000 francs. De nombreux comptoirs, des maisons de banque importantes y représentaient notre haut commerce, et nos ouvriers, largement payés, affirmaient leur supériorité et introduisaient dans la ville naissante nos procédés, nos modèles et notre goût.

Jusqu’en 1855, les opérations commerciales à San-Francisco étaient livrées à tous les hasards. Il fallait plus d’un mois pour transmettre à New-York un ordre d’envoi, près de deux avant qu’il parvînt à Paris ou à Londres. Le transport par le cap Horn n’en exigeait pas moins de quatre, souvent six. Il en résultait, dans les prix des articles les plus usités, des fluctuations qui déjouaient tous les calculs et mettaient à néant les combinaisons les mieux établies. Si l’on pouvait, dans une certaine mesure et malgré l’absence de publications officielles, se rendre compte des existences sur le marché, il n’en était plus de même pour les chargemens en route, la plupart des manifestes portant la mention d’articles divers, ou assortis. Le taux élevé de l’intérêt de l’argent, qui, de 10 pour 100 par mois en 1840, se maintenait encore à 3 et 4 pour 100, rendait impossible la détention pendant un laps de temps considérable des articles en baisse; les craintes d’incendie et l’impossibilité d’assurer obligeaient, en outre, les importateurs à vendre à tout prix. De là des hausses et des baisses subites, qui faisaient des opérations commerciales un jeu perpétuel, enrichissant les uns, ruinant les autres, au gré du hasard. Un article venait-il à se faire rare, il montait de 100 à 300 pour 100 en quelques jours ; trop abondant, il baissait dans les mêmes proportions. C’est ainsi que le bois de construction se vendit à 2,000 francs les mille pieds carrés pour retomber ensuite à un prix qui ne payait même pas le fret. Le tabac en plaques atteignit un moment 10 francs la livre; deux mois après, il était invendable, on en utilisait des milliers de caisses en guise de briques, que l’on jetait dans la boue pour asseoir les fondemens des maisons. Une construction en bois dans la rue Montgomery reposait entièrement sur ces assises d’un nouveau genre. Le beurre salé de New-York variait de 4 francs à fr. 30 la livre, et de tout ainsi. Ces fluctuations incessantes encourageaient une spéculation effrénée. Elle s’incarna surtout dans un homme qui joua, à cette époque, un rôle important à San-Francisco et qui est resté le type des aventuriers commerciaux dans la Californie.


III.

Henry Meiggs débarqua à San-Francisco en 1849. Originaire de l’état de New-York, il s’occupa du commerce des bois de construction. Intelligent et actif, il réussit promptement et, dès 1850, il passait déjà pour l’un des plus riches de la communauté naissante. Affable et conciliant, généreux et toujours des premiers à souscrire largement pour les œuvres de charité et d’utilité publique, il devint très populaire. Son ambition grandissait avec sa fortune. Il acheta, à North-Beach, des terrains considérables, fit construire un quai qui portait son nom et dont la location lui assurait de gros revenus. Élu membre du premier conseil municipal de la ville, il prit une part active à toutes les améliorations votées. Disposant de capitaux considérables et d’un grand crédit, il soumissionna d’importans contrats pour le percement et le nivellement des rues, et tenait à sa solde une armée de travailleurs. Propriétaire de presque tous les terrains de North-Beach, le quartier nord de la ville, il fondait sur la hausse de ses terrains une spéculation formidable, mais, contrairement à son attente, la ville se portait de plus en plus vers l’ouest et le sud. Le taux élevé de l’intérêt de l’argent rendait su spéculation dangereuse. Une baisse soudaine des terrains, en 1854, le ruinait, mais il n’en laissa rien paraître. Engagé dans une foule d’entreprises, on le supposait plus riche et plus heureux qu’il n’était. La ville de San-Francisco, pour laquelle il exécutait alors de grands travaux, réglait ses créanciers en city warrants, bons de paiement à échéance, ayant cours, mais à 50 pour 100 de perte. On le savait, et les prix stipulés par les entrepreneurs de travaux publics se majoraient en conséquence.

Meiggs, créancier important de la ville, était gros porteur de ces titres, sur lesquels il empruntait le numéraire nécessaire pour payer ses nombreux ouvriers. On ne s’étonnait donc pas des quantités considérables qu’il en mettait en circulation. Bon nombre de capitalistes adoptaient ce mode de placement. Les city warrants, intimement liés à la prospérité de la ville, dont ils représentaient le crédit, devaient monter à mesure que cette prospérité s’affirmait, et se rapprocher du pair. On lui en achetait et on en acceptait en garantie des emprunts qu’il négociait. Ces emprunts se multipliaient, mais il désarmait les soupçons en soumissionnant constamment de nouvelles entreprises, et en déclarant lui-même en riant qu’il lui arrivait rarement de sortir de chez lui Fans avoir à négocier, dans sa journée, un emprunt de 150 à 200,000 francs.

Ce que l’on sut plus tard, c’est que Meiggs, en sa qualité de membre du conseil municipal, avait réussi à détourner une grande quantité de ces warrant* revêtus, par anticipation, de la signature du maire. Il remplissait les blancs pour la date, le nom du porteur et la somme en copiant ceux dont il était détenteur légitime. Des mois s’écoulèrent sans qu’on découvrît la fraude. Meiggs payait régulièrement l’intérêt échu, mais cet intérêt, qui était de 3 pour 100 par mois, il fut bientôt obligé de l’augmenter, et on le vit emprunter sur dépôt de ces titres jusqu’à 10 pour 100 par mois. À bout de ressources, il fabriqua de faux billets, un, entre autres, de 75,000 francs sur lequel il imita la signature d’une importante maison de San-Francisco, Thompson et Cie. Le faux fut découvert par l’un des associés, mais tel était encore le prestige de Meiggs, que cet associé consentit à ne point porter plainte, le faussaire remboursant la somme.

En septembre 1854, Meiggs sentit enfin qu’il était perdu sans ressources. Sa popularité déclinait rapidement, ses prêteurs se faisaient rares et se montraient méfians. Décidé à prendre la fuite, il arma et équipa l’un de ses navires, le brick American, le fit installer et approvisionner avec tout le luxe et le confort possible, annonça son intention de faire, avec sa famille, une excursion sur la baie, s’embarqua avec sa femme, ses enfans et son frère et prit le large. Le lendemain on apprenait, avec stupeur, la fuite de Meiggs, sa faillite colossale et les faux qu’il avait commis. Bon nombre de ses prêteurs étaient ruinés, mais on crut, et non sans motifs sérieux, que plusieurs maisons suspendaient leurs paiemens, gravement atteintes par ce sinistre, qui n’y perdaient en réalité que des sommes peu importantes, et profitaient de l’occasion pour liquider une situation compromise.

Meiggs se rendit d’abord à Tahiti, puis au Chili, où il offrit ses services pour les travaux publics. Le bruit de ses fraudes l’y avait précédé, et on ne consentit à l’employer que comme surveillant d’équipe de manœuvres, mais ses connaissances spéciales, son activité, quelques suggestions heureuses aux entrepreneurs le rendirent utile d’abord, puis indispensable. Bientôt il soumissionna pour son propre compte, réussit, livra ponctuellement et bien exécutés les travaux qu’il entreprit. On venait de décider la construction du chemin de fer de Valparaiso à Santiago ; certaines parties de la voie présentaient de grandes difficultés. Meiggs offrit de s’en charger et s’en acquitta avec une rare habileté. De nouveau la fortune lui revenait. Quand il quitta le Chili pour se rendre au Pérou, où on lui proposait de diriger la construction des voies ferrées, Meiggs était fort riche. A Lima, il traita pour l’établissement d’une ligne de mille kilomètres, triompha des plus grandes difficultés, mena son entreprise à bien et réalisa des bénéfices énormes sur les 500 millions de son contrat.

Puissamment riche enfin, il mit à exécution un projet qu’il poursuivait depuis longtemps : celui de désintéresser ses créanciers de Californie. En 1873, il fit racheter tout son papier en souffrance. Il n’en fallait pas davantage pour lui rallier les sympathies et faire oublier ses crimes. Ses amis, ses créanciers eux-mêmes sollicitèrent de l’assemblée de l’état le vote d’un bill autorisant Meiggs à rentrer à San-Francisco sans être mis en accusation. Voté par le sénat et par la chambre, ce bill échoua devant le veto du gouverneur. Meiggs continua donc à résider au Pérou. Il y mourut en 1877 et on lui fit des funérailles splendides. Son inépuisable charité et les services éminens qu’il avait rendus au pays firent de sa mort un deuil national.


IV.

Le 23 février 1854, l’inauguration du chemin de fer de Panama mettait San-Francisco à vingt-deux jours de distance de New-York et supprimait un voyage pénible. difficile pour les hommes dans la force de l’âge, la traversée de l’isthme était dangereuse pour les femmes et les enfans. Il fallait franchir à dos de mulet trente milles dans des forêts vierges, trente-cinq en canots manœuvres par des indigènes. Le sol saturé d’humidité, inondé de soleil et d’eau, était envahi par une végétation exubérante de mangliers, de palmiers, de bambous, de gigantesques quippos, de figuerons aux nervures énormes, abris des fauves, gîte favori du tigre, d’orangers au feuillage sombre qu’enlaçait les uns aux autres un inextricable fouillis de lianes. Sous cette ombre épaisse, des vasières profondes, des rivières au cours lent et paresseux, semées de bancs de sable où les caïmans échoués au soleil étalent leur peau couverte de mousse verdâtre, de verrues et d’excroissances. Des nuits chaudes et lourdes troublées par les piqûres des moustiques, les cris des singes-hurleurs, les morsures des chauves-souris vampires; des journées brûlantes, un ciel sans nuages dans la matinée, puis, vers deux heures, l’orage quotidien suivi d’une pluie torrentielle, le soleil reparaissant à l’horizon, aspirant l’humidité qui vous baigne d’une intolérable chaleur moite : tel était alors et tel est resté dans mes souvenirs l’isthme de Panama. Commencée en 1850, la construction de la voie ferrée, qui mesurait quarante-huit milles de longueur (environ 60 kilomètres), devait être terminée, disait-on, en deux ans au plus et coûter 7,500,000 francs. Il n’y avait ni tunnels à percer, ni tranchées considérables à creuser, le point culminant au-dessus de la mer n’excédait pas cent mètres ; aussi les contractons s’attendaient-ils à des profits considérables, mais ils n’avaient tenu compte ni de l’indolence des indigènes, ni de la grande mortalité des travailleurs amenés du dehors, ni de l’attrait puissant des mines d’or de la Californie. Au lieu de chercher à faire œuvre définitive et durable, on s’attacha à bâcler au plus vite une communication telle quelle entre les deux océans. Sur des remblais à peine tassés, nous dit M. Armand Reclus dans son intéressant récit de voyage[3], on plaçait des rondins empruntés aux arbres des forêts voisines, sans même se donner la peine de les recouvrir de ballast ; au moyen de madriers non équarris ou de simples échafaudages, on franchissait les marais, les ruisseaux, le Chagres même, dont le lit a plus de d’eux cents mètres de largeur à l’endroit où la voie le traverse. Ces travaux provisoires offraient si peu de solidité que la moindre crue des rios les plus insignifians enlevait les ponts, affouillait les remblais. C’est ainsi que le viaduc de Barbacoas, entrepris à forfait, était à peine achevé qu’une portion notable s’écroulait.

Le temps passait, et, loin de s’enrichir, les entrepreneurs se ruinaient; les capitalistes de New-York qui avaient engagé leurs fonds dans l’affaire se refusaient à de nouvelles avances. Dans cette extrémité, on eut recours à deux millionnaires de New-York, Howland et Aspinwall, dont la puissante intervention remit l’affaire sur pied. Le sénateur de la Californie, Gwin, obtint de son côté un contrat postal du gouvernement des États-Unis, dont le revenu, affecté en partie à la garantie d’un emprunt, permit de réunir de nouveaux fonds. Après quatre années de labeur et une dépense de 37,500,000 francs, la voie fut enfin achevée.

A San-Francisco, ces communications plus promptes facilitaient l’introduction d’élémens nouveaux, élémens d’ordre et de durée. La famille se constituait, on travaillait pour l’avenir ; à la tente du nomade, incertain du lendemain, succédait le foyer de l’homme civilisé. Mais la corruption administrative, électorale et politique envahissait San-Francisco. Après les émigrans chercheurs d’or ou d’aventures, attirés par l’appât du gain ou la soif de l’inconnu, étaient venus les politicians tarés, avocats sans cliens, journalistes sans lecteurs, discrédités et usés à Washington, à New-York, à Boston, répugnant au travail physique, demandant leur part de bien-être et de fortune aux intrigues politiques, aux emplois grassement rétribués et aux profits inavouables. L’abondance de l’or, le désordre des finances et l’abaissement du niveau moral faisaient de la Californie la terre promise de ces politicians sans scrupule. Ils affluaient tout imbus des procédés électoraux et des traditions de Tammany Hall et de l’Albany Regence, experts dans l’art de frauder les votes, de pousser au pouvoir les plus hardis et les plus corrompus. Ils occupaient les principaux emplois, faisaient curée des deniers publics. Entre leurs mains la police était sans force, la magistrature sans autorité, l’état et la ville sans crédit. De 1849 à 1856, plus de mille assassinats avaient ensanglanté les rues de San-Francisco, et l’on en était encore à attendre une répression en dehors de celles dont le comité de vigilance avait pris l’initiative. Les assassins et les incendiaires étaient connus, on les désignait publiquement, ils se vantaient eux-mêmes de leurs exploits, assurés de l’impunité, maîtres des élections par la terreur qu’ils inspiraient et l’audace de leurs adhérens. La police n’était plus qu’un instrument électoral, mise en mouvement pour recruter des votes, indifférente ou passive le reste du temps, payée par les criminels pour ne rien voir et ne rien empêcher.

Vainement les hommes d’ordre essayaient de réagir. Tous leurs efforts venaient échouer contre une organisation savante, en possession des places et maîtresse des urnes électorales. L’irritation était à son comble quand un journaliste, William King, fonda un journal, le Bulletin, « pour réclamer, écrivait-il, les droits des citoyens opprimés et mettre à nu la corruption administrative qui ruinait les finances de la ville. » Acclamé par la partie la plus respectable de la population, encouragé par de nombreuses souscriptions, William King se mit à l’œuvre et commença la publication d’une série d’articles dans lesquels il dévoilait, avec les antécédens des hommes à la tête de l’administration, des faits nombreux de malversation. Violentes et passionnées, ses attaques dépassaient parfois la mesure ; emporté par l’ardeur de la polémique, il produisit certaines allégations dont il lui eût été difficile, peut-être, de fournir la preuve légale ; mais l’ensemble du tableau qu’il traçait était exact, sa bonne foi incontestable, et les sympathies les plus vives accueillaient ses articles quotidiens.

Le 14 mai 1855, il prenait directement à partie dans son journal un nommé James Casey. Il était de notoriété publique qu’aux élections précédentes James Casey, candidat pour la place de supervisor, avait présidé le bureau électoral et substitué nombre de bulletins à son nom à ceux déposés pour ses concurrens. Ce qu’on ignorait, et ce que William King révélait, c’est que James Casey avait subi plusieurs années d’emprisonnement à New-York. Le fait était exact. A San-Francisco même, Casey n’avait, en mainte occasion, échappé à la justice que par son audace à la braver. L’article de King avait paru à trois heures de l’après-midi ; à cinq heures, Casey le tuait, au coin des rues Washington et Montgomery, à coups de revolver.

Cet assassinat en pleine rue, dans le quartier le plus fréquenté de la ville, d’un homme que l’on entourait d’estime, dont on applaudissait le courage, et qui passait aux yeux de beaucoup pour le représentant des droits et le défenseur des intérêts de la ville, souleva une explosion de colère, et si Casey ne fut pas écharpé sur place, il le dut à ses partisans, qui, symptôme significatif des temps, s’empressèrent, sur sa demande, de le mettre à l’abri de la vindicte publique en le conduisant à la prison de la ville. Le geôlier était de leurs amis, les employés à leur discrétion, les juges leurs appuis. En prison, il se sentait en quelque sorte chez lui, en tout cas, entouré de gens sûrs, intéressés à le protéger en attendant de le mettre en liberté.

La population ne s’y trompait pas, mais cette fois elle entendait que justice se fît. La mesure était comble. Toute la soirée, une foule irritée stationna dans la rue Montgomery, attendant un mot d’ordre. Il vint; à neuf heures le bruit se répandit qu’un meeting était convoqué dans le magasin d’un des négocians, Cunningham, à l’effet de prendre des mesures énergiques. Tout le monde s’y rendit. On décida la réorganisation du comité de vigilance, et W. F. Coleman, qui avait présidé celui de 1851, fut invité à prendre la direction du mouvement.

Les circonstances n’étaient plus les mêmes. On se trouvait cette fois en présence d’autorités régulières détenant tous les pouvoirs légaux, disposant de la police, pouvant faire appel aux troupes fédérales et ayant en main tous les rouages de l’administration. Les risques à courir étaient grands ; pour y faire face il fallait pouvoir compter sur des forces nombreuses et d’importantes ressources financières. Les chefs du mouvement jouaient leur fortune et leur tête. Ils n’hésitèrent cependant pas et prirent avec une rare énergie les mesures nécessaires. Séance tenante, on rédigea une formule de serment par laquelle on s’engageait à se tenir tous pour solidaires les uns des autres et à ne déposer les armes qu’après avoir mené à bien la tâche entreprise. Chacun s’inscrivit en outre pour une forte somme. On décida enfin d’ouvrir une liste d’adhérens, qui fut promptement couverte de signatures. Puis on procéda à l’organisation militaire. On forma des compagnies de cent hommes chacune; ils devaient s’armer et s’équiper à leurs frais, désigner leurs chefs et se tenir prêts à marcher à toute réquisition. Dès le surlendemain, le local occupé par le comité était gardé par cinq cents hommes résolus qui protégeaient ses délibérations, la prison était cernée pour prévenir toute évasion, et les points principaux de la ville étaient gardés par des détachemens relevés régulièrement. Les affaires suspendues, les magasins fermés, l’appareil militaire déployé dans les rues, donnaient à San-Francisco l’aspect d’une ville en état de siège.

Le meurtre avait été commis le mercredi. Le dimanche suivant, sur un ordre du comité de vigilance, 2,400 hommes armés de carabines défilaient en silence dans les rues de la ville, se rendant aux postes qui leur avaient été assignés, investissant l’hôtel de ville, où siégeaient les autorités municipales. A dix heures, une compagnie d’artillerie mettait ses pièces en batterie devant la porte de la prison, et deux des chefs du comité, se détachant des rangs, sommaient le shérif Scannel de remettre entre leurs mains James Casey. Les mesures avaient été si bien prises que toute résistance était impossible. Casey supplia qu’on lui donnât dix minutes pour se préparer à mourir. On lui répondit qu’il aurait toute facilité pour présenter sa défense, et on l’emmena au quartier-général. En même temps que lui, on y conduisit Charles Cora, coupable d’avoir assassiné le marshal des États-Unis, Richardson, au moment où celui-ci l’arrêtait pour vol. Tous deux, jugés et condamnés, furent prévenus que leur exécution aurait lieu le surlendemain, à la suite des funérailles de King.

Au jour dit, la ville entière était pavoisée de drapeaux noirs. Les chefs du comité de vigilance, escortés de quarante compagnies en armes, suivirent le char funèbre, que précédaient Casey et Cora. On les pendit de chaque côté de la porte du cimetière et la foule défila entre leurs deux cadavres. Puis les arrestations commencèrent ; traqués par le comité, qui interceptait les communications avec le port et faisait surveiller les routes, la plupart des coupables tombèrent entre ses mains. L’un d’eux, Sullivan, boxeur de profession, assassin et voleur, longtemps la terreur de la ville, se suicida pour échapper au châtiment qui l’attendait. D’autres furent exécuta : ceux qui n’étaient coupables que de fraudes ou malversations furent mis sous bonne garde à bord de navires en partance et condamnés au bannissement. Maître de la ville, le comité de vigilance y rendait seul des arrêts promptement exécutés.

Mais les autorités constituées n’entendaient pas se laisser déposséder sans résistance. Le gouverneur de l’état donnait ordre au major Sherman, célèbre depuis dans la guerre de sécession et général en chef de l’armée des États-Unis, de prendre le commandement de la milice et d’arrêter les chefs du comité. Le major Sherman se mit en devoir d’obéir, mais la milice refusa de marcher. Le général Wool, requis de faire avancer les troupes fédérales, ne put ou n’osa le faire. Pendant trois mois, le comité de vigilance poursuivit son œuvre, soutenu par ses adhérens et par l’opinion publique, agissant au grand jour devant les autorités impuissantes et terminant enfin ses travaux par l’exécution de Hetherington et Brace, pendus le 29 juillet. Toutes les résistances étaient brisées, les coupables punis, la population rassurée ; le comité décida de se dissoudre.

Il le fit le 18 août, au milieu d’une ville en fête, pavoisée de drapeaux. Les vingt-neuf membres du comité défilèrent dans les rues, suivis de leur armée de volontaires au nombre de 5,137 hommes, de trois compagnies d’artillerie et de dix-huit pièces de canons, salués des hurrahs de la foule qui encombrait les trottoirs, des applaudissemens des femmes aux fenêtres. Le même soir, un ordre du jour, affiché sur les murs, remerciait les volontaires de leur concours, les invitait à reprendre leurs occupations et annonçait que le comité de vigilance était dissous, prêt à se reconstituer toutefois si les circonstances l’exigeaient.

Rarement on vit mouvement populaire plus énergique et plus calme, plus respectueux, dans sa justice sommaire, des droits de la défense, plus audacieux vis-à-vis des autorités légales et plus prompt à leur remettre, sa tâche terminée, le pouvoir dont elles n’avaient pas su user pour le bien de tous. L’effet moral fut tel qu’aux élections suivantes la plupart des chefs du comité furent élus, sans s’être présentés, aux fonctions municipales, et que les dépenses de la ville baissèrent, d’une année à l’autre, de plus de 11 millions.

L’ordre régnait, enfin, dans San-Francisco. Une ère finit, ère de trouble et de violence, de meurtres, de vols et d’incendie, mais aussi de grandes choses, de libre initiative, de travaux gigantesques entrepris par une population jeune, ardente et vaillante. Ce sont ces bras robustes et ces rudes mains qui ont solidement assis à l’entrée de la Porte-d’Or la métropole naissante du Pacifique, et qui, l’ayant édifiée, ont su la défendre, comme ils sauront porter haut sa grandeur et sa fortune.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. The Ressources of California, by John Hittell.
  3. Panama et Darien, 1 vol. in-8o; Hachette.