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San-Iu-Leou/Avant propos

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AVANT-PROPOS
DU TRADUCTEUR FRANÇAIS.

J’avais terminé la traduction de la comédie qu’on vient de lire, lorsqu’un conte ou roman moral, traduit du chinois par M. Davis, et imprimé à Canton en 1815, m’a été obligeamment communiqué. J’ai pensé que ce petit ouvrage récemment importé de l’Asie, et très-peu connu, même en Angleterre, pouvait me fournir un appendice intéressant.

M. Davis a publié cet opuscule sans y joindre aucune observation préliminaire. Il ne nous fait connaître ni l’époque à laquelle il a été composé, ni le nom de son auteur.

Les Chinois ont une grande quantité de romans qu’ils désignent par le titre général de Siao-choue, qu’on peut traduire par petit langage ou discours familier. Leur style tient le milieu entre celui des livres et la langue commune.

Nous ne connaissons jusqu’à présent en Europe qu’un seul roman chinois de quelque étendue ; c’est celui qui est intitulé : Hao-khieou-tchouan, ce qui veut dire, « la belle union, l’union bien assortie. » Ce roman originairement traduit du chinois en portugais par un inconnu, et du portugais en anglais par l’évêque Percy, l’a été de cette dernière langue en français par Eydous, qui a fait imprimer sa traduction à Lyon, en 1766, 4 vol. in-12. Les éditeurs de la Bibliothèque des Romans en ont donné un long extrait dans leur collection. Il existe en original à la bibliothèque du roi, et il est indiqué sous le no 28 du Catalogue de Fourmont. Quelques sinologues, et notamment M. Abel-Rémusat, dans son Mémoire sur les livres chinois de la bibliothèque du roi (Paris, 1818) ont fait la remarque que M. Fourmont s’est trompé dans son interprétation du titre de ce roman. Il traduit Hao-khieou-tchouan, par Historia fabulosa τᴕ Hao-kieou, tandis que Hao-khieou n’est point un nom propre, et que ce titre contient seulement une allusion à un vers du Chi-king, où l’on célèbre l’union bien assortie de Wen-wang avec la princesse Siao-sing. En effet, il s’agit dans ce roman, qui est plein d’agrément et d’intérêt, du mariage d’un jeune lettré distingué par ses talens et son esprit, avec une jeune personne également accomplie.

Le père Duhalde, dans sa Description de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, nous a donné (tome 3) un recueil de maximes, de réflexions et d’exemples en matière de mœurs, traduit du chinois par le père Hervieu. C’est une suite d’anecdotes et de petites histoires racontées dans un style naturel et facile. Dans le même volume et dans son chapitre qui traite « du goût des Chinois pour la poésie, pour l’histoire et pour les pièces de théâtre, » il nous apprend « que les auteurs chinois ne s’appliquent pas seulement à écrire l’histoire universelle de leur empire, mais qu’en suivant leur génie, ils ont encore le talent de composer différentes petites histoires propres à amuser d’une manière agréable et utile. » Ces histoires, ajoute-t-il, sont à peu près semblables à nos romans, et entremêlées de quelques vers pour égayer la narration. En preuve de ce qu’il avance, il en a rapporté trois ou quatre traduites du chinois par le père Dentrecolles. Le dernier de ces contes est particulièrement remarquable, en ce que le sujet en est le même que celui de la Matrone d’Éphèse.

Le même Catalogue de Fourmont nous fait connaître les titres de plusieurs autres romans chinois qui se trouvent à la Bibliothèque du Roi, et je donne ici une courte notice de quelques-uns d’entre eux, telle que je l’ai prise dans un manuscrit du père Foureau, intitulé : « Réflexions sur la Grammaire chinoise de M. Fourmont. »


No 29, du Catalogue de Fourmont. Iu-Kiao-li.

Ce titre signifie les deux femmes Iu et Li.

Un fameux lettré nommé Sou-yeou-po, de la ville de Sou-tcheou, de la province de Kiang-nan, résolut de ne se marier jamais, s’il ne trouvait une femme aussi habile que lui. Deux femmes de la province de Chan-tong, nommées Houng-iu et Lou-meng-li, toutes deux cousines et très savantes, avaient de leur côté résolu de n’épouser que le plus habile homme qu’elles pourraient connaître. Le fond du livre contient les différentes aventures qui procurèrent à ce lettré la connaissance de ces deux femmes qu’il épousa toutes les deux. Il y a quantité d’incidens fort bien ménagés pour retarder ce mariage. Ce roman est très-varié, très-curieux et parfaitement écrit.


No 31. P’hing-chan-leng-yan.

Ces quatre caractères sont les Sing, ou noms de famille de deux hommes et de deux femmes, P’hing, lettré fameux, surnommé Jou-han épousa Leng, dont le surnom ou Ming, était Kiang-hioueï et Yan, autre lettré, surnommé Pe-han, se maria avec Chan, dont le surnom était Taï. Ces quatre personnes avaient un talent éminent en littérature, et les intrigues de ces deux mariages forment tout le fond du roman.


No 55. Si-siang-ki et P’hi-p’ha-ki.

Ces deux romans chacun en trois volumes sont réunis dans un même portefeuille.

Sous la dynastie des Soung, qui commença en 960, un homme fort riche n’ayant qu’une fille nommée Tching-ing, avait consacré aux idoles une partie de sa maison qui était fort grande, et y avait bâti une pagode. Il s’était seulement réservé un appartement situé à l’ouest (Si-siang signifie pavillon ou salle tournée à l’occident,) dans lequel il logeait avec toute sa famille, et où il mourut peu de temps après. Pour la commodité des voyageurs, il y a dans la plupart des pagodes des chambres où ils peuvent loger. Cette hospitalité n’est pas infructueuse pour les Bonzes, auxquels ils ne manquent guère de donner quelque chose. Parmi ceux qui logèrent dans cette pagode fut un lettré nommé Tchang-koung, et surnommé Kiun-tchouï, qui allait à la cour pour y subir ses examens. Ayant entendu parler de la beauté de Tching-ing, il la demanda en mariage. Sa mère lui répondit que si, à la suite de l’examen qu’il allait subir, il obtenait le titre de docteur, elle lui accorderait sa fille. Il réussit, revint triomphant, et obtint l’épouse qu’il désirait. Ce roman est peu intéressant et peu estimé.

Le titre du second, P’hi-p’ha-ki, signifie guittare.

Une femme savante, nommée Tchao-ou-niang, de la province de Ho-nan, sous le règne de Hiao-hian-ti, le dernier des empereurs des Han orientaux qui monta sur le trône en l’an 190 de l’ère chrétienne, fut mariée à un mandarin nommée Tsai-young, qui étant allé à la cour, y fut retenu par quelque emploi. Pendant le long séjour qu’il y fit, son père, sa mère et la plupart de ses parens moururent successivement. Sa femme, qui était restée dans la maison de son beau-père, se trouva, par tant de morts, réduite à une si grande misère, que selon l’histoire, pour fournir aux frais des funérailles de sa famille, elle vendit tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à ses cheveux qui étaient fort beaux.

Voulant ensuite aller à la cour trouver son mari, et n’ayant pas de quoi faire le voyage, comme elle avait un talent éminent pour la poésie, elle écrivit l’histoire de ses malheurs qu’elle mit en vers, et elle allait les réciter de ville en ville, pour gagner de quoi subsister. Elle s’accompagnait des sons d’un p’hi-p’ha, dont elle jouait à merveille, et elle arriva ainsi à la cour, où elle eut bien de la peine à se faire reconnaître par son propre mari, qui étant en grande considération, avait honte de l’état où il la voyait. Son histoire qui passe pour réelle étant bien écrite, on l’a conservée avec soin, et on lui a donné le nom de l’instrument dont elle jouait, parce qu’on y trouve une chanson qui a pour titre : Les Vers du P’hi-p’ha.

M. Fourmont a rangé parmi les livres historiques des Chinois, no 88, un ouvrage intitulé ; San-koue-tchi, ce qui veut dire, Histoire des trois royaumes. Il suppose que c’est une histoire des trois dynasties qui ont partagé la Chine entre l’an 190 et 264 de notre ère. Cet ouvrage n’est cependant qu’un roman historique dont l’histoire, il est vrai, fait la base, mais elle s’y trouve mêlée à beaucoup de récits et d’incidens fabuleux. Les Chinois le mettent en effet au nombre de leurs romans, et ils l’estiment beaucoup pour l’élégance du style. Il est en vingt-un volumes ; il fut publié par son auteur Kin-tchin-tan, la première année du règne de Chun-tchi, premier empereur de la présente dynastie, l’an 1644, et il a été revu et corrigé par Mao-tsoung-kang

Le père Amiot, dans son Mémoire sur l’antiquité des Chinois, prouvée par les monumens, et inséré dans la Collection des Mémoires des missionnaires, tom. 11, pag. 229 et suivantes, nous dit : « Tchin-chi de Ngan-han dans le See-tchouan, est l’auteur du San-koue-tchi. C’est l’un des livres les plus ingénieux et les mieux écrits qui soient sortis des presses chinoises. Le fond en est historique, mais les épisodes et toute la broderie sont de l’invention de l’auteur. Ce livre fait les délices de ceux qui ont le vrai goût de la bonne littérature, etc. »

Le père Prémare, dans un ouvrage intitulé : Notitia linguæ sinicæ, qui se trouve en manuscrit à la bibliothèque du roi, nous donne les titres de plusieurs romans chinois, qu’il considère comme les meilleurs de ce genre. Ce sont le Chouï-hiu-tchouan, (cité pag. 56 du Catalogue de Fourmont) le Hoa-thou-youan, et le Sing-foung-lieou. Il nomme aussi le Hao-khieou-tchouan et le Iu-kiao-li ; mais il dit que le meilleur de ces romans est le Hoa-thou-youan.

Le Chouï-hiu-tchouan est en seize volumes. Il est du même genre que le San-koue-tchi, dont j’ai parlé plus haut, et son auteur est Chi-naï-an, désigné à la Chine par le titre du Cinquième Poète ou Romancier.

Les Chinois ont aussi des romans remplis de merveilleux, parmi lesquels on distingue le Si-yeou-ki, ou le Voyage en Occident. C’est un roman mythologique dans lequel des traditions fabuleuses sont mêlées à des descriptions des pays occidentaux par rapport à la Chine, et à des voyages dans le Thibet, l’Inde et la Tartarie.

Le Petit Roman ou Conte moral dont je donne aujourd’hui une traduction française, faite sur celle de M. Davis, est le premier qui ait été traduit immédiatement du chinois par un Anglais. Seulement, M. Weston a publié en 1814, à Londres, une petite nouvelle fort courte, intitulée : Fan-hy-cheu, qu’il dit avoir été traduite par sir George Staunton, et faire partie d’une collection d’historiettes en douze volumes, dont le titre est : Le Cœur bleu, ou Histoire du Cœur sincère.

M. Davis qui s’occupe avec un zèle digne d’éloges de nous faire connaître quelques-unes des productions légères de la littérature chinoise, vient encore de traduire tout récemment une portion d’un roman chinois, intitulé : Houng-hou-meng, ou les Rêves de la Chambre rouge. Un des collaborateurs d’un journal littéraire anglais (le Quarterly Review) qui a eu connaissance de ce nouveau travail de M. Davis, nous dit que, dans ce roman, il est question de deux personnages, dont le costume ne peut manquer d’amuser les élégans et les petites maîtresses de la Grande-Bretagne. L’habillement de la dame à laquelle on donne l’épithète de la-tseu (l’épine), est décrit de la manière suivante :

« Ses cheveux réunis en nœud sur le haut de sa tête, étaient ornés de soie, d’or et de huit pierres précieuses. Ils étaient attachés par une épingle enrichie de perles, suspendues à cinq petits aigles. Un collier de l’or le plus pur et dont le travail figurait des insectes, embrassait son col délicat. Sur son corset de satin rouge on voyait en broderie une centaine de papillons dorés, voltigeant parmi des fleurs. En-dessus de ce corset était un surtout étroit fait avec des peaux de petits gris et de la soie de cinq couleurs différentes. Sa jupe était de crêpe étranger, de couleur verte et parsemée de fleurs. De ses yeux brillans semblait jaillir une triple flamme, et ses sourcils étaient arqués comme les jeunes feuilles du saule. Sa taille était mince, et toute sa personne avait une apparence légère et aérienne. Le jeune homme était pareillement décoré de papillons voltigeant parmi des fleurs d’or. Son beau nez était rond, et plein comme la vésicule qui contient le fiel d’un quadrupède. Son visage était semblable à la Lune dans le milieu de l’automne. Il était couvert de blanc, et ses lèvres étaient teintes de vermillon. Depuis le sommet de sa tête jusqu’à l’extrémité de sa queue, qui descendait jusqu’à ses chevilles, pendaient quatre rangs de pierres précieuses, enchâssées dans l’or. Sa tunique était rose avec des fleurs en broderie. Ses pantalons et ses bas étaient pareillement brodés, et ses souliers de couleur rouge avaient d’épaisses semelles blanches. — Cet inestimable jeune homme, dit le roman, avait dix mille pensées amoureuses nichées dans le coin de son œil. »

Si nous ne nous formions une idée des romans chinois que d’après le jugement qu’en porte le père Duhalde, nous les considérerions comme des compositions uniquement destinées à donner sous une forme amusante, des préceptes de morale et de vertu.

« Nos romans (européens), dit-il, ne sont la plupart que des aventures galantes ou des fictions ingénieuses propres à divertir les lecteurs, mais lesquelles au même temps qu’elles divertissent par l’enchaînement des passions ménagées avec art, deviennent très-dangereuses, surtout entre les mains de la jeunesse, au lieu que les petites histoires chinoises sont d’ordinaire très-instructives ; qu’elles renferment des maximes très-propres à réformer les mœurs, et qu’elles portent presque toujours à la pratique de quelque vertu. »

(Description de la Chine, etc., t. 3.)

Un philosophe chinois dont le père Duhalde nous donne dans le même volume un traité sur le caractère et les mœurs des Chinois, émet à l’égard de leurs romans une opinion bien différente, et que je vais rapporter.

« Les anciens ont dit : On n’ouvre point un livre qu’on n’en retire quelque utilité. Je dis après eux que tout livre peut servir à me rendre plus habile ; j’en excepte les romans, ils me révoltent. Ce sont de dangereuses fictions dont l’amour est la passion dominante. Les traits les plus déshonnêtes y passent pour des tours d’esprit ; les confidences, les libertés criminelles y sont données pour des manières aisées et galantes. Les rendez-vous secrets, le crime même y sont exposés d’une manière à inspirer la plus forte passion. Il y aurait du danger pour les gens d’âge et d’une probité à toute épreuve ; que ne doivent donc pas craindre de jeunes gens, dont la raison est encore faible et dont le cœur est si facile à s’émouvoir ? Pourront-ils avaler ce poison sans en recevoir des atteintes mortelles ?

» Savoir se glisser par une secrète issue, sauter adroitement un mur, ce sont des faits qu’on trouve joliment placés, et qui enchantent un jeune cœur. À la vérité, l’intrigue se dénoue par le mariage qui se conclut du consentement des parens, et selon les rites prescrits. Mais parce que dans le corps de l’ouvrage il y a bien des endroits qui choquent les bonnes mœurs, qui renversent les louables coutumes, qui violent les lois et détruisent les devoirs essentiels de l’homme, la vertu se trouve exposée aux attaques les plus dangereuses.

» Mais, dira-t-on, dans ces histoires romanesques, l’auteur ne se propose autre chose que de représenter le vice puni et la vertu récompensée ; je le veux : mais le plus grand nombre des lecteurs remarque-t-il ces châtimens et ces récompenses ? Leur esprit n’est-il pas entraîné ailleurs ? Peut-on croire que l’art employé par l’auteur pour inspirer l’amour de la vertu, l’emportera sur cette foule de pensées qui induisent au libertinage ? Afin de traiter ce sujet de telle sorte que ce qui précède la leçon de morale ne soit précisément qu’un ingénieux artifice pour la faire recevoir d’une manière plus agréable, il faudrait un sage du premier ordre, et, dans notre siècle, où trouver des savans de cette haute vertu ? »

Les missionnaires, d’après l’opinion desquels le père Duhalde avait formé la sienne, relativement à la moralité prétendue des romans chinois, portés à des lectures d’un genre plus utile et plus austère, n’avaient donné vraisemblablement qu’une attention très-légère à celui-ci. Ces pieux personnages, s’ils avaient eu la curiosité de parcourir quelques romans pour s’en former une idée, n’avaient recherché sans doute que ceux dont le sujet et le style pouvaient ne point alarmer leurs principes et souiller leur esprit ; mais le lettré chinois, de l’ouvrage duquel nous venons d’extraire le passage ci-dessus, considère le genre et la manière dont il est traité sous un aspect plus entier, et sa connaissance étendue des ouvrages qu’il juge, est cause qu’il s’exprime à leur égard comme l’ont fait nos moralistes européens en semblable matière.

Certains endroits des écrits des missionnaires prouvent cependant qu’ils n’ignoraient pas que les Chinois ont un grand nombre de romans beaucoup moins innocens que le père Duhalde ne le supposait. Dans les Mémoires des Missionnaires, tom. 8, pag. 254, on lit le passage suivant :

« À la Chine, tout roman en général est prohibé par les lois. L’empereur régnant (ceci est écrit du temps de Khian-loung) en a flétri trois qui passent pour des chefs-d’œuvre. Le premier a été noté du caractère Tao (couteau, poignard), parce qu’il raconte des histoires qui peuvent affaiblir l’horreur du meurtre et faire naître des idées de révolte ; le second du caractère Sie (faux, menteur) : c’est un roman plein de diableries et de sorcelleries sur l’entrée des livres de Fo en Chine ; le troisième du caractère Iu (impur, déshonnête), à cause des peintures et des descriptions galantes dont il est rempli, etc. ».

C’est au sujet du dernier de ces romans que M. Abel-Rémusat, dans une note de sa traduction du livre des Récompenses et des Peines, pag. 58, dit : « Malgré la sévérité des lois et les perpétuelles déclamations des moralistes et des sectaires, la corruption des mœurs est aussi grande à la Chine qu’en toute autre contrée. À la vérité, la plupart des écrivains poussent la modestie des expressions jusqu’à l’affectation la plus ridicule. Mais il y a aussi un bon nombre d’ouvrages où règne le cynisme le plus révoltant. Nous avons ici un recueil qui peut être mis sous ce rapport, à côté de Petrone et de Martial. Je dois convenir pourtant que le lien conjugal n’y est presque jamais un objet de sarcasme et de dérision. On pourrait en tirer une conséquence favorable aux mœurs nationales, s’il en était de même dans le Kin-p’hing-meï, roman célèbre qu’on dit au-dessus, ou pour mieux dire au-dessous de tout ce que Rome corrompue et l’Europe moderne ont produit de plus licencieux. Je ne connais que de réputation cet ouvrage, qui, quoique flétri par les cours souveraines de Pékin, n’a pas laissé de trouver un traducteur dans la personne d’un des frères du célèbre empereur Ching-tsou, et dont la version que ce prince en a faite en Mandchou passe pour un chef-d’œuvre d’élégance et de correction. »

La vérité est que les Chinois ont des romans de tous les genres[1]. Romans à aventures, romans de caractère, romans historiques ; recueil d’anecdotes et de nouvelles ; romans dialogués, contes moraux, contes obscènes, histoires merveilleuses ; leurs auteurs ont comme les nôtres tout observé, tout peint, tout raconté ; chacun selon l’inclination particulière de son esprit, et ses propres dispositions à caresser le vice ou à copier les traits du sentiment et de la vertu.

Le peuple chinois étant formé en corps de nation depuis une haute antiquité, et sa littérature authentique datant de plusieurs siècles avant notre ère, il y aurait parmi ces romans une recherche intéressante à faire ; ce serait d’essayer de remonter jusqu’aux plus anciens ouvrages de cette espèce pour en reconnaître le fond et le caractère. Il faudrait distinguer ceux qui peuvent avoir précédé l’importation du Bouddhisme en Chine, de ceux qui l’ont suivie ; ceux dont l’origine semble être tartare ou hindoue, de ceux dont les noms, les idées et l’invention paraîtraient purement chinoises. On devrait tâcher surtout de recueillir les contes les plus simples et les plus populaires pour les comparer avec ceux des autres nations. Cette recherche nous procurerait indubitablement, chez un peuple aussi ancien, des documens précieux pour l’histoire de la fiction. Ce ne serait pas une chose sans importance pour nos spéculations sur l’histoire primitive du genre humain, que de retrouver chez les Chinois des traces des traditions fabuleuses qui paraissent avoir pris naissance dans les environs de l’Himalaya. Les contes naïfs avec lesquels les nourrices de nos jours bercent encore leurs innocens nourrissons, se sont transmis de génération en génération depuis les premiers âges du monde, et ils ont suivi à l’occident la migration des peuples de l’Asie. L’histoire du Petit Poucet et des Bottes de sept lieues, celle de la Belle au bois dormant, tous ces récits d’ogres et de géans qui, lors des premiers progrès de notre intelligence, nous inspirent aux approches du sommeil une si charmante terreur, se répètent presque identiquement depuis les confins les plus reculés de la Tartarie, jusqu’aux extrémités septentrionales et méridionales de l’Europe. Ils semblent particulièrement avoir voyagé avec les tribus scythiques, et ils doivent à l’égard des peuples modernes chez lesquels on les trouve, fournir des inductions d’une origine commune, ou du moins d’une ancienne relation intime, aussi bien qu’on peut les tirer d’une conformité dans les racines, les élémens et le mécanisme du langage.

Ce qui distingue en général les romans des Chinois de ceux des autres peuples asiatiques en-deçà du Gange, c’est qu’ils offrent des représentations exactes de lieux, d’actions et de mœurs véritables ; c’est qu’ils nous peignent des caractères variés, des inclinations raffinées et des accidens de société copiés d’après nature et d’après un état de civilisation originale et avancée. Les Chinois observent avec assiduité et intelligence ; ils ont l’esprit positif et la tête historique. Ils ne s’égarent pour ainsi dire qu’il légalement dans les champs de la Mythologie et de la fiction. Enchaînés par toutes les prescriptions de leur code et du formulaire de leur étiquette, à peine ont-ils une croyance religieuse[2], et toute leur morale est, aussi bien que leur conduite civile, fondée sur l’observation des devoirs naturels. C’est là ce qui établit chez eux une multitude de rapports sociaux dont les détails intérieurs ne peuvent être saisis par les regards bornés d’un étranger qui traverse leur empire au milieu d’une haie de soldats ; et c’est là sans doute ce que nous devons chercher avec le plus de curiosité parmi les peintures fidèles qu’ils tracent d’eux-mêmes dans des romans ou dans des drames, dont leur mode d’existence leur fait préférablement prendre les sujets dans le cercle de la famille. J’ai dit que ce caractère des romans chinois les distinguait des compositions analogues des peuples asiatiques en-deçà du Gange, et j’en ai fait entrevoir la cause dans la nature de leurs institutions. Les peuples se réfléchissent tout entiers dans leur littérature, et si parmi les nations centrales de l’Asie nous jetons nos regards par exemple sur les Hindous, nous verrons que leur manière d’être différant absolument de celle des Chinois, leur esprit a suivi de même une route tout à fait opposée.

Les Hindous asservis au dogme de la transmigration des âmes, ne considèrent la terre que comme un lieu d’épreuves et de pénitence[3]. Méditant sans cesse sur des formules et des textes mystiques, ils n’aspirent qu’à un état de béatitude qui consiste en une absorption dans l’essence de leurs divinités. Morcellés en peuplades, en sectes, en castes, parmi lesquelles tout mélange est une dégradation et un crime, rien ne les attache les uns aux autres, et leurs affections ainsi que leurs pensées ne sont pas de ce monde. Les pratiques minutieuses de leur culte, le dédale de leur métaphysique, la personification des innombrables qualités de leurs dieux, fixent et épuisent toutes les facultés de leur esprit. Toujours attaqués, toujours vaincus dès les temps les plus reculés, la verge de fer d’un conquérant les a seule quelquefois attroupés en corps de nation ; mais la distension produite par le génie particulier de leurs institutions les a de nouveau bientôt écartés et isolés ; aussi toute l’ardeur investigatrice des Européens n’a-t-elle pu découvrir parmi eux un seul ouvrage historique. Leurs compositions consistent pour la plupart en innombrables commentaires sur leurs lois dues à une révélation, sur les mystères grammaticaux de leur langue sacrée, et sur les abstractions de leur inextricable mythologie. Cependant, comme un peuple religieux est toujours nécessairement poète, leur littérature abonde en poèmes fondés sur des mythes et sur des légendes, dont les héros sont des incarnations de leurs divinités. Leurs romans et leurs natakas ou drames, dont les sujets sont également pris hors de la vie commune, ne nous offrent qu’une peinture de mœurs, quelquefois pleines de douceur comme dans les ouvrages de Kalidasa, mais sans réalité, puisqu’elles appartiennent à des êtres à peu près imaginaires. Si nous parcourons en effet les titres des compositions de cette espèce, telles qu’on les trouve soit sur le continent de l’Inde, soit dans les îles de l’Archipel indien, nous voyons qu’ils n’annoncent que les aventures fabuleuses des personnages célébrés dans le Râmâyana, dans le Mahabhârat, et dans les autres Mahakâvya, ou grands poëmes brahmaniques.

Cependant ces littératures si différentes entre elles sont une mine de trésors presque ignorée, et qu’on ne peut fouiller sans qu’il en résulte des avantages pour la connaissance de l’histoire ancienne du monde et des procédés de l’esprit humain. Il est à désirer que la France qui, depuis la fondation de la monarchie, a pris en Europe une noble part dans tous les genres de gloire, ne se laisse pas maintenant ravir par ses voisins la palme des études littéraires. Formons le vœu que notre jeunesse, si ardente et si naturellement spirituelle, reprenant aujourd’hui les mœurs de la paix, contracte de nouveau ces habitudes studieuses et cette soif du savoir qui a distingué nos érudits des temps passés. La connaissance des langues est un des plus sûrs moyens pour étendre le cercle de nos idées ; par elle nous nous approprions le résultat de ce qui a été dit et pensé dans les idiomes différens du nôtre, nous apprenons à connaître l’univers, et nous faisons tourner ces notions précieuses au profit de notre sagesse et de notre industrie. Que nous manque-t-il pour nous livrer à ces louables travaux ? Des bibliothèques immenses, et hospitalièrement ouvertes nous gardent leurs trésors ; de savans professeurs du haut de leurs chaires nous offrent leurs leçons, et nulle part enfin le gouvernement n’a plus, dans tous les temps, encouragé les sciences et mieux honoré le savoir.

  1. La bibliothèque du roi possède une grande quantité de ces romans, et on en trouve aussi une collection nombreuse, rassemblée par les soins du marquis de Paulmy, dans la bibliothèque de l’arsenal.
  2. Les moralistes et les magistrats chinois, loin d’attacher aucune importance aux hommages rendus à la Divinité et aux cérémonies des cultes, les considèrent au contraire comme de vaines pratiques, et c’est par la seule crainte du châtiment imposé par les lois pénales qu’ils cherchent à contenir le peuple dans les bornes du devoir.
     Le surintendant Wang-yeou-po paraphrasant les paroles de l’empereur Young-tching, qui paraphrase lui-même les maximes de l’Édit sacré de l’empereur Khian-loung, son père, dit : « Si vous ne brûlez pas du papier en l’honneur de Fo, et si vous ne déposez pas des offrandes sur ses autels, il sera mécontent de vous, et fera tomber son jugement sur vos têtes : votre dieu Fo est donc un misérable. Prenez pour exemple le magistrat de votre district : quand vous n’iriez jamais le complimenter et lui faire la cour, si vous êtes honnêtes gens et appliqués à votre devoir, il n’en fera pas moins d’attention à vous ; mais si vous transgressez la loi, si vous commettez des violences, et si vous usurpez les droits des autres, vous auriez beau prendre mille voies pour le flatter, il sera toujours mécontent de vous. »
     (Édit sacré de Khian-loung, traduit en anglais par W. Milne, etc.)
  3. Dans le drame charmant de Kàlidâsa, intitulé : Sakountalâ, l’empereur Duchmanta, favori des dieux, vainqueur des mauvais génies, comblé de gloire et de puissance, au moment même où il vient de retrouver l’épouse chérie qu’un sort funeste avait éloignée de lui, et un fils qui doit hériter de ses grandeurs et de ses vertus, s’écrie : « Puisse Siva aux boucles dorées et au col azuré, éternellement existant et puissant, me préserver de renaître encore en ce monde périssable, séjour des peines et des crimes. »
     (Sakountalâ, Acte VII.)