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San-Iu-Leou/Section II

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SECTION II.


ARGUMENT.
« N’étant ni un voleur, ni un receleur de vols, il arrive tout à coup à la possession d’un trésor considérable. La maison et ceux qui l’habitent retournent à leur premier maître. »

Après que Yo-tchouan et son fils eurent cette maison et ces jardins, le goût de l’homme riche se montra, comme on peut le penser, différent de celui de l’ancien propriétaire, et il voulut à son tour y faire des changemens. Il n’était pas question cependant de transposer les poutres, de déplacer les colonnes, et d’opérer une transformation entière. C’était comme un superbe paysage, où il ne faut que retirer un arbre ou ajouter un brin d’herbe. L’apparence pittoresque n’était pas entièrement conforme à son idée. Lorsqu’il y eut travaillé quelque temps, il s’aperçut cependant qu’il avait manqué son but originel, qui était de transformer le fer en or, et que contrairement à son attente, il changeait l’or en fer.

Les personnes qui venaient les voir disaient toutes, « que ces jardins étaient grands et incommodes ; qu’après tout on ne pouvait les comparer avec les trois étages, quoique s’ils у étaient réunis, la chose serait assez bien ; qu’il n’était pas étonnant que l’autre homme eût voulu conserver la petite partie, et eût méprisé la plus grande, ou qu’il tînt si fortement à ce qu’il avait conservé, et qu’il ne voulût pas le vendre ; que le partage qui avait eu lieu avait mis d’un côté un pouce d’or, et de l’autre dix coudées de fer. »

Yo-tchouan et son fils entendant ces propos, commencèrent, sans s’en apercevoir, à être fâchés et à se repentir de leur marché ; ils apprirent alors qu’on peut être riche sans être satisfait. Ils recoururent aux courtiers qui allèrent trouver le vendeur, pour l’engager à se dessaisir de ce qu’il avait conservé, et à le comprendre dans la vente. Iu-sou-chin, depuis qu’il s’était défait de sa maison et de ses jardins, n’avait plus employé d’ouvriers, et n’avait fait aucune extravagance. Ainsi, comme il n’avait plus de dettes, et qu’il lui restait de quoi vivre, il n’avait pas de motifs pour vendre ce qu’il s’était réservé. Il leur répondit donc : « Si je n’avais plus cette habitation, dites-moi où je pourrais me reposer ? Quand même vous me réduiriez à être privé de vêtemens et à avoir à peine de quoi me nourrir, je tiendrais encore bon contre votre envie. » Pouvait-il en effet se déterminer à les satisfaire, lorsque sa fortune s’était réellement améliorée ?

Les courtiers revinrent et firent connaître sa réponse au fils de Yo-tchouan, qui ne put s’empêcher de prendre son père à partie, et de lui dire : « Vous avez toute votre vie étudié les hommes, mais en cette occasion votre jugement a erré sur tous les points. » Yo-tchouan répliqua : « Cet homme peut être un entêté pendant sa vie, mais il ne saurait l’être après sa mort. Il est maintenant d’un âge mûr, et il n’a point d’héritiers. Lorsque son dernier souffle se sera exhalé, ses femmes, ses maîtresses, ses domestiques passeront inévitablement à d’autres, et à plus forte raison, les chambres qu’il habite encore. Sa famille entière et tout ce qu’elle porte avec elle tomberont en notre pouvoir ; n’ayez pas peur que tout cela s’envole. » Le fils entendant son père raisonner ainsi, lui dit « que, quoique ses paroles fussent vraies, cependant la vie de cet homme lui paraissait interminable ; qu’il n’y avait pas à attendre sa fin, et que le plutôt qu’on le déposséderait serait le mieux. »

Depuis ce moment, ils firent de Iu-sou-chin le principal sujet de toutes leurs pensées[1], et si leurs malédictions n’allaient point jusqu’à souhaiter qu’il mourût promptement, c’est qu’ils espéraient de le voir bientôt pauvre, et qu’arrivé au moment où il serait dépourvu de tout, il faudrait bien qu’il se soumît à ce qu’ils voulaient de lui.

Qui se serait imaginé que le ciel pût se refuser à exaucer des vœux si pleins de vertu ? Leurs malédictions cependant ne firent point mourir Iu-sou-chin ; il ne devint pas pauvre au gré de leurs espérances, et en vieillissant il acquérait au contraire plus de vigueur. Il ne manquait ni de vêtemens ni de vivres ; il n’avait aucun besoin de vendre ses appartemens.

Yo-tchouan et son fils, vexés et enragés au delà de toute mesure, concertèrent un nouveau plan. Ils s’adressèrent encore aux courtiers, et les chargèrent d’insister pour qu’il reprît tout ce qu’il leur avait vendu. Deux familles, disaient-ils, ne peuvent demeurer séparément dans un même jardin. Du haut de ses étages consacrés, ses regards plongent dans notre pavillon. Il peut voir l’intérieur de nos appartemens les plus secrets, tandis que nous ne pouvons apercevoir ceux de ses femmes. Il y a trop d’inégalité dans cette affaire. »

Iu-sou-chin écouta ce message, mais il devina qu’il n’y avait que de la feinte dans ce désir de rompre le marché, et que la vérité était qu’ils mouraient d’envie d’avoir le tout. Il répéta donc ce qu’il avait dit auparavant, et sa réponse fut tranchante et décisive.

Yo-tchouan et son fils en furent excessivement courroucés, et il ne leur resta plus qu’à chercher à l’opprimer, en se servant du pouvoir du mandarin. Ils dressèrent une requête pour faire connaître publiquement leur désir de rompre le marché ; ils se flattaient qu’avec quelques présens, ils pourraient acheter le mandarin et se le rendre favorable, et qu’avec son appui, ils viendraient à bout de leurs des seins.

Ils se doutaient peu que cet officier était incorruptible ; qu’il n’avait été jadis qu’un pauvre lettré, qui s’était vu tromper et insulter par un homme opulent ; il leur dit : « Celui dont vous me parlez est un indigent, comment voulez vous qu’il rachète ce qu’il a été obligé de vendre ? Il est évident que vous avez comploté de le ruiner et de le dévorer. Vous possédez de grands biens, et vous voulez être riches sans être vertueux ; moi qui suis un magistrat, je désire d’être vertueux sans être riche. » Alors il les réprimanda en pleine salle, et après avoir déchiré leur requête, il les fit mettre à la porte.

Iu-sou-chin avait un ami qui lui était attaché par les premiers principes de l’honneur. Il habitait une partie éloignée du pays, et il possédait une grande fortune. Son plaisir était d’employer ses richesses à accomplir des actes de bienfaisance. Il vint un jour faire une visite à Iu-sou-chin, et il poussa un profond soupir en apprenant qu’il avait vendu sa maison et son jardin. Lorsqu’il fut aussi informé qu’il y avait des gens qui complotaient contre son ami ; qu’il ne pouvait pas vivre en sûreté même dans son petit nid, et qu’il serait vraisemblablement obligé de l’abandonner entièrement, il chercha aussitôt les moyens de lui fournir de l’argent pour racheter sa propriété.

Mais Iu-sou-chin n’avait point d’égal pour l’indépendance de son esprit, et pour ne rien dire de la répugnance qu’il avait à mettre un autre dans l’embarras pour de fortes sommes, il est certain que, si un homme était venu lui présenter un tael ou cinq mas, sans lui démontrer qu’il y avait tous les droits possibles, il aurait refusé de les accepter. Ayant donc entendu les offres de son ami, il lui répondit : « Que c’était vainement qu’il cédait en cette occasion à la chaleur de son cœur ; qu’il était tout à fait dans l’erreur à ce sujet ; que de toutes les propriétés de ce monde, il n’y en avait aucune qui ne fût vendue à son tour ; qu’il était vrai qu’on pouvait prendre le soin de conserver la sienne tandis qu’on était en vie ; mais qu’on ne pouvait la garder après qu’on était mort. Quoique en ce moment, ajouta-t-il, vous vous intéressiez à moi, et que vous soyiez prêt à avancer des sommes considérables pour racheter une petite portion de ce qui m’a appartenu, je ne saurais vivre que peu d’années encore, et l’un de ces jours, lorsque je mourrai sans laisser d’héritiers, chaque brique et chaque tuile de ma maison passera à d’autres personnes. Quoique votre générosité vous porte aujourd’hui à vous défaire de votre argent pour moi, vous ne sauriez m’assister deux fois. Hélas ! vous me rendriez ma propriété en ce moment, mais dans quelque temps d’ici pourriez-vous l’assurer à mon ombre ? » Son ami voyant que sa résolution à cet égard était fixée, cessa de le presser davantage.

Il logea pendant plusieurs jours chez Iu-sou-chin, et lorsqu’il prit congé de celui-ci pour s’en retourner chez lui, il lui adressa ces dernières paroles avant de se mettre en route : « Une nuit, tandis que j’étais couché dans l’appartement du rez-de-chaussée, j’ai aperçu un rat blanc qui, après avoir rodé ça et là, s’est tout à coup glissé dans une fente du plancher. Je ne doute point que quelque trésor n’y soit caché. Ne vendez cette maison à personne pour aucun motif ; dans quelque temps peut-être vous y trouverez de quoi rétablir votre fortune ; je ne puis cependant vous en donner l’assurance positive. » Iu-sou-chin sourit froidement en écoutant son ami, et se contenta de lui répondre : « Je vous remercie. » Après cela ils se séparèrent.

Le vieux proverbe dit très-bien, « qu’aucune fortune n’est jamais arrivée, même par hasard, à celui dont la destinée est d’être pauvre. » Il n’y a que les riches acheteurs de maisons qui y découvrent en fouillant des trésors cachés. On n’a jamais vu un homme vendre sa propriété, lorsqu’il a trouvé dans son propre terrain la moitié de la plus vile pièce de monnaie. Iu-sou-chin était un homme de bon sens, comment aurait-il pu se livrer à des idées aussi chimériques ? Il se borna donc à sourire en écoutant son ami, et il ne se mit pas aussitôt à faire enlever des briques et à fouiller la terre.

Yo-tchouan et son fils, depuis qu’ils avaient été rebutés par le mandarin, avaient laissé la honte succéder à leur ressentiment. Cependant ils complotaient toujours, et ils espéraient que Iu-sou-chin mourrait bientôt, et qu’avant peu il ne resterait de lui que son ombre solitaire. Alors ils pensaient qu’ils pourraient entrer dans sa maison la tête levée.

Qui se serait imaginé que, lorsqu’un homme riche avait deviné juste dans toutes ses conjectures, il y aurait seulement deux circonstances de vie et de mort, qui ne voudraient pas s’accorder avec ses calculs ? Non-seulement Iu-sou-chin ne mourut pas, mais encore ayant passé l’âge de soixante ans, il devint tout à coup fringant, et il eut un fils. Un grand nombre de convives vinrent aussitôt le féliciter, et se rassemblèrent dans les trois étages consacrés ; tous ils disaient que c’était maintenant le cas de racheter la maison entière. »

Lorsque Yo-tchouan et son fils furent informés de cet événement, ils en furent fort troublés. Auparavant ils ne craignaient que de ne pouvoir acquérir la portion qui leur manquait ; maintenant ils avaient l’appréhension de perdre le tout ; leur inquiétude était extrême.

Un mois s’était écoulé quand ils virent tout à coup paraître différens courtiers qui leur dirent que Iu-sou-chin, après la naissance de son fils avait été réduit à la pauvreté par ses hôtes nombreux ; qu’ils avaient mangé tout son sel et tari son vinaigre ; qu’il ne lui restait aucun moyen d’existence, hors la vente de sa maison ; que déjà il en avait fait circuler l’avis, et l’avait fait afficher sur toutes les portes ; qu’ils ne devaient pas laisser échapper cette occasion, mais fondre sur elle le plus promptement possible.

Quand Yo-tchouan et son fils apprirent ceci, ils en devinrent fous de joie. Leur seule crainte était qu’il ne se souvînt de tout ce qui s’était passé, et ne leur gardât de la haine ; qu’il ne préférât de vendre à une autre personne, plutôt que d’avoir rien à faire avec eux.

Ils se doutaient peu que la façon de penser de Iu-sou-chin était tout à fait différente de la leur. Il dit : « Les descendans des deux familles de Thang et de Iu ne sont pas semblables à ceux des autres. Son ancêtre Ti-yao conféra l’empire à mon aïeul, qui n’avait rien à lui donner en retour. Cette obligation étant descendue à sa postérité, ce ne serait donc pas faire une chose impropre, que de donner pour rien cette petite propriété ; et si tel est le cas, combien dois-je m’estimer heureux de pouvoir en retirer quelque chose ? Il ne me siérait point pour un mince ressentiment du présent, de perdre tout à fait de vue les grandes faveurs conférées dans le passé. Dites-lui donc de n’avoir aucune inquiétude ; qu’il ait la confiance de n’offrir une petite somme, et je lui céderai tout à fait ma maison. »

Yo-tchouan et son fils furent au comble du bonheur en apprenant ce qui se passait. Le père dit : « Je me suis toujours plu à m’appuyer sur, mes ancêtres, et j’ai toujours éprouvé leur influence favorable. C’est à leur ancienne générosité que je dois d’avoir obtenu cette magnifique habitation. C’est ainsi que les hommes peuvent se réjouir d’avoir eu des ancêtres vertueux. » Il alla alors trouver les courtiers, et conclut le marché. Jusqu’à ce moment il n’avait cherché que son avantage, mais maintenant qu’on rappelait les choses des anciens temps, il voulait aussi continuer à obliger. Iu-sou-chin de son côté, n’était pas en disposition de marchander, et il imita le grand aïeul de Yo-tchouan, qui avait cédé son trône et son royaume. Il chercha ensuite une chaumière où il pût résider, sans plus songer à ce dont il s’était dépouillé.

Iu-sou-chin avait quelques honnêtes amis qui désapprouvaient sa conduite ; ils lui dirent : « Lorsque vous possédiez encore votre maison, у avait-il impossibilité de trouver un autre acheteur que celui dont vous excitiez l’envie, et qui n’a cessé de comploter contre vous ? Il est maintenant parvenu à ses fins, et le père et le fils vont partout babillant et se félicitant. Avant que vous fussiez père, votre ressentiment ne s’était point affaibli, et maintenant que vous avez un fils, sa naissance eût pu servir de fondement au recouvrement de toute votre propriété. Ne fussiez-vous pas même rentré dans la possession du reste de votre maison, ce que vous en aviez conservé aurait pu vous suffire encore ; pourquoi donc vous en défaire pour le donner à Yo-tchouan ? »

Iu-sou-chin les ayant écoutés, leur répondit en souriant : « Vos intentions sont très-bonnes, mais sans songer à l’avenir, vous ne considérez que ce qui est devant vos yeux. Quant à moi, je juge que les plans de Yo-tchouan tourneront à mon avantage. Si j’avais voulu rentrer dans ma propriété entière, il m’aurait fallu attendre que mon fils eût atteint un âge plus avancé. Peut être que lorsqu’il serait parvenu à sa virilité, il m’aurait été en effet possible de recouvrer ma maison ; cependant je suis vieux, et il me semble que je ne devais pas me flatter de vivre jusqu’à cette époque. Hé, qui pourrait m’assurer qu’après ma mort, mon fils lui-même n’aurait pas vendu ma maison à Yo-tchouan ? Celui-ci ayant attendu jusqu’à cette époque, se serait moqué de mon fils, et aurait insulté à ma mémoire. Ne vaut-il pas mieux qu’un père vende ses propriétés ? Alors du moins ceux qui lui survivent plaignent son fils. »

« Ce n’est pas tout encore ; il y a dix mille à parier contre un que bientôt je ne vivrai plus, et mon fils ne sera point encore arrivé à l’âge d’homme. Si je ne m’étais pas défait moi-même du reste de ma maison, ma femme aurait mieux aimé lutter contre la faim, que de la vendre à Yo-tchouan. Alors celui-ci voyant qu’il ne pouvait point obtenir ce qui lui manquait, et craignant de voir échapper de ses mains ce qu’il avait précédemment acquis, aurait inévitablement comploté la perte de mon fils. Ainsi, non-seulement ma propriété n’aurait point été recouvrée, mais mon fils lui-même aurait été sacrifié. Voilà ce qu’on eût pu appeler une perte ! Au lieu qu’en faisant maintenant un marché désavantageux, je fais contracter à mon acquéreur une dette envers mon enfant, que peut-être il lui paiera un jour. S’il ne la paie pas lui-même, d’autres l’acquitteront pour lui. Le vieux proverbe dit : La prudence commande d’endurer les injures.

Ceux auxquels il s’adressait, quoique un peu ébranlés par ses raisonnemens, dirent pourtant que sa tête n’était pas trop saine. Enfin I-sou-chin mourut subitement au bout de quelques années, et laissa son fils, encore dans l’enfance, sous la garde de sa veuve, qui ne possédait à peu près rien. La mère et l’enfant n’avaient pour subsister que le modique intérêt que leur produisait la somme peu considérable pour laquelle le reste de leur maison avait été vendu. Yo-tchouan, au contraire, s’enrichissait de jour en jour. Il savait comment on gagne de l’argent, et son fils savait à son tour comment on le conserve. Tout entrait chez eux, et rien n’en sortait ; la maison qu’ils avaient achetée était si solide, qu’elle aurait pu durer mille ans. Tous ceux qui les connaissaient accusaient la sagesse du ciel, et s’écriaient : Voyez ! les descendans de ces hommes qui furent libéraux et justes ne possèdent rien, ou presque rien, tandis que les enfans de ceux qui ont enrichi leur famille par d’indignes moyens, nagent dans l’opulence. » Cependant les anciens ont dit avec vérité, « que lorsque la vertu ou le vice ont atteint leur plus haut degré, ils reçoivent à la fin le prix qui leur est dû, et que toute la différence consiste dans le plus ou le moins de retard. » Ces paroles sont dans la bouche de tous les hommes, mais elles ne font que peu d’impression sur leurs cœurs. Si la récompense arrive tard, elle n’en est pas moins une récompense, tout comme si elle était venue de bonne heure, et c’est notre impatience seule qui en atténue la valeur.

Si vous désirez de bien comprendre la théorie des récompenses plus ou moins tardives, je vous dirai qu’elles ressemblent beaucoup à l’acte de prêter son argent pour en retirer un intérêt. Si vous exigez le capital un jour plutôt, vous toucherez un jour d’intérêt de moins ; si vous le laissez au contraire une année de plus dans les mains de celui auquel vous l’avez prêté, votre intérêt se sera accru d’autant. Si vous attendez avec anxiété la récompense que vous croyez vous être due, le ciel ne réglera pas ses comptes avec vous, et vous ne recevrez rien ; il attendra que vous ayiez perdu toute espérance, que vous ayiez cessé de vous en occuper, et alors il vous la décernera tout à coup. Il en est de même d’une ancienne dette qui, lorsque le créancier la entièrement oubliée, arrive subitement à sa porte avec une grande accumulation d’intérêts. N’est-ce donc pas plus avantageux que de prêter pour se faire rendre aussitôt ? Lorsque le fils de Iu-sou-chin fut parvenu à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, il obtint à l’improviste un titre littéraire. Son nom était Iu-tseu-chin, et son surnom Ke-wou. Il fut créé Hian, et ayant été choisi pour aller à Péking, il fut élevé à l’office de Tchang-ko. Il avait de la vertu et de la franchise, et il devint le favori de l’empereur Tsoung.

Lorsque sa mère eut atteint un âge avancé, il demanda la permission de se retirer de la cour pour aller soigner sa vieillesse. Comme il approchait du terme de son voyage, il aperçut une femme qui, tenant un mémoire à la main, s’agenouillait sur les bords du canal, et s’écriait : « Je supplie le seigneur Iu de recevoir et d’examiner ceci. » Ke-wou lui fit dire d’entrer dans son bateau[2], et prenant le papier, il le parcourut. C’était une pétition dressée au nom de l’époux de cette femme, par laquelle il le suppliait de le recevoir lui et sa famille sous sa protection, et de les accepter pour esclaves. Ke-wou lui dit : « Vous me paraissez être d’une bonne famille, qui peut vous porter à rechercher ainsi ma protection ? Pourquoi votre mari ne se montre-t-il pas lui même, et vous expose-t-il, vous qui êtes une femme, à courir les chemins, et à les faire retentir de vos cris ?

La femme répondit : « Il est vrai, je descends d’une famille ancienne. Mon beau-père durant sa vie était possédé de la manie d’acheter des terres, et il s’efforçait constamment d’ajouter à ses propriétés toutes celles qui en étaient voisines. Ceux qui les lui vendaient ne s’en défaisaient point volontiers, et ils le détestaient au fond de leurs cours. Les temps lui furent favorables presque jusqu’à la fin, et il n’eut aucun sacrifice important à faire pour conserver sa fortune. Il était ailleurs homme de rang, et lorsqu’un mandarin lui en voulait pour quelque chose, il savait l’apaiser au moyen d’un peu d’argent. Mais cette prospérité commença à s’altérer, et mon beau-père mourut. Son fils, mon mari, était jeune et ne possédait aucun titre. Les persécuteurs de l’orphelin et de la veuve l’assaillirent en masse, et tous l’accusèrent auprès du Hian ; dans le cours d’une seule année, il eut un grand nombre de procès à soutenir, qui lui enlevèrent la meilleure moitié de sa fortune. Maintenant il gémit sous le poids d’un malheur plus grand encore. Il est en prison, et ce n’est pas l’argent qui peut l’en tirer ; un personnage puissant peut seul opérer sa délivrance. Si un tel protecteur daigne se charger de son affaire et la traiter comme si elle le concernait lui-même, il pourra alors recouvrer sa liberté. Votre seigneurie peut donc seule nous secourir aujourd’hui, d’autant plus que cette affaire la regarde elle-même. Elle appartient à votre seigneurie autant qu’à mon époux. Voilà pourquoi il s’est décidé à vous écrire et à me commander de venir au-devant de vous pour mettre sous votre protection nos personnes et nos propriétés. Il ne nous reste qu’à supplier votre seigneurie de ne pas les rejeter comme indignes d’elle, et de les accepter le plutôt possible. »

Ke-wou ne put, en l’écoutant, dissimuler sa surprise. Dans quelle affaire, dit-il, puis-je être mêlé avec vous ? Sans doute que, pendant mon absence, mes esclaves complotant avec vous et avec votre mari, ont par quelque machination secrète tenté de m’envelopper dans ce malheur.

Voilà ce qui vous oblige maintenant à recourir à ma protection. Dois-je recevoir des étrangers chez moi ? les reconnaître comme membres de ma famille, et en les protégeant, me rendre coupable moi-même d’une extension injuste de pouvoir ?

La femme répliqua : « Vous ignorez ce dont il s’agit. Au milieu de l’emplacement de notre propriété est un bâtiment élevé, connu sous le nom des trois étages consacrés. Il vous appartenait autrefois, et il nous a été vendu postérieurement. Nous en avons joui durant plusieurs années de suite sans inquiétude ; mais dernièrement un ennemi qui nous est inconnu adressa tout à coup à l’autorité une dénonciation, portant que mon mari appartenait à une troupe de voleurs, et que depuis trois générations, notre famille n’avait grandi que par le brigandage ; qu’il y avait un trésor considérable divisé en vingt portions, et caché sous les trois étages consacrés, et que, lorsqu’il aurait été déterré, on en apprendrait les particularités. Le mandarin après avoir lu ce mémoire, s’empressa d’envoyer chez nous une troupe d’archers pour opérer cette recherche, et à la grande surprise de tout le monde, ils trouvèrent en effet sous le plancher un trésor tel qu’il avait été indiqué. Mon mari fut aussitôt arrêté et conduit pardevant le tribunal du mandarin. On le traita comme receleur, on le batit et on lui donna la torture pour lui faire découvrir ses complices et le reste de ce qu’ils pouvaient avoir volé. »

« C’est en vain que mon époux essaya d’arranger cette affaire, il ne put ni l’expliquer ni se justifier. Cet argent, il est vrai, ne lui appartenait pas, mais il ne pouvait dire d’où il était venu. Les circonstances ne lui étant pas connues, comment pouvait-il en expliquer la cause ? La seule consolation que nous eussions, c’est qu’il ne se présentait personne pour le réclamer. Cependant le mandarin fit emprisonner mon mari, et il n’a point encore prononcé sur son sort. Après de mûres réflexions, mon mari a pensé que cette maison appartenant autrefois à votre famille, il était possible que votre grand-père y eût enfouice trésor, et que votre père ignorant son existence, n’eût point cherché à le retirer de la terre. Ainsi, ce qui devait profiter à quelqu’un, est devenu pour nous une source de malheurs. »

« Nous ne discutons point en ce moment la vérité ou la fausseté de cette conjecture ; nous supplions seulement votre seigneurie de réclamer ce trésor et d’en disposer. Par là elle peut rendre mon mari à la vie, en l’arrachant des bras de la mort. Après que nous aurons été sauvés par votre seigneurie, il sera tout simple que nous lui fassions hommage de notre propriété. Nos jardins, notre maison furent l’ouvrage de son père, il est juste qu’ils reviennent à la famille de leur auteur. Nous y renoncerons sans aucune peine, et nous nous croirons heureux, au contraire, si votre seigneurie veut bien ne pas dédaigner nos offres. »

Ke-wou en écoutant ces paroles, sentit naître en lui quelques soupçons ; il répondit donc : « Ma famille a de tout temps observé comme règle de conduite, de ne point contracter d’obligations envers les personnes d’un rang inférieur. Je n’ai rien à vous dire pour le moment sur l’offre que vous me faites de vous donner à moi. Il est vrai que le jardin et la maison que vous possédez appartenaient autrefois à ma famille ; mais elle en a disposé avec toutes les formes légales, et vos parens ne les ont point dérobés. Si donc je veux les recouvrer, il faut que je vous restitue le prix de l’acquisition que vous en avez faite. C’est là la seule manière de procéder, et il n’existe aucune raison qui puisse faire que vous me les rendiez pour rien. Quant au trésor, je reconnais n’y avoir aucun droit. et il ne me convient pas de le réclamer. Retirez vous maintenant, et attendez chez vous que j’aie eu une entrevue avec le Hian. Je l’inviterai à examiner soigneusement cette affaire, afin de pouvoir prononcer un jugement équitable. Si l’accusation n’est point fondée, votre mari recouvrera sa liberté, et sans doute on ne le mettra pas à mort injustement.

À ces mots la femme se réjouit extrêmement, et après lui avoir fait mille remercîmens, elle partit.

Le lecteur ignore encore d’où le mal était provenu, et si la vérité fut ensuite connue. Il saura tout cela dans le chapitre suivant, s’il veut se donner la peine de le lire.

  1. L’original dit : « Ils placèrent Iu-sou-chin sur le sommet de leurs cours. »
    (Note du Traducteur anglais.)


     Cette citation littérale du traducteur anglais confirme la remarque que nous avons faite sur sa note placée au bas de la page 179. (T. F.)

  2. À la Chine, presque tous les voyages se font par eau.