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Sang-Maudit (Pont-Jest)/11

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Marmorat (p. 63-71).

IV

Pauvres enfants !



Mlle Reboul était la maîtresse de M. de Ferney depuis deux mois, mais rien ne semblait changé dans la maison.

Jeanne était toujours pleine de respect et de prévenances pour la malade ; son dévouement pour les enfants paraissait croître en raison de la faute qu’elle avait commise ; les soins qu’elle leur donnait étaient plus tendres et plus maternels que jamais.

Quant à M. de Ferney, ce n’était plus seulement de l’amour qu’il avait pour la jeune fille, c’était une véritable adoration.

Trouvant dans ce bonheur volé les âpres jouissances qu’il avait toujours ignorées, il oubliait tout, sauf les travaux auxquels il s’était remis avec ardeur, et il se serait certainement trahi, car, en présence de Jeanne, il ne pouvait éteindre la flamme de ses regards, si Mme de Ferney avait continué à partager les repas de la famille ou seulement à y assister.

Mais la pauvre femme ne quittait plus son lit que pour sa chaise-longue ; son état s’était rapidement aggravé sans que son mari s’en fût aperçu, tandis qu’elle le comprenait. Aussi demeurait-elle de longues heures sans qu’on pût lui arracher une parole, en proie aux plus douloureuses pensées.

Seule, la présence de ses enfants la réveillait de sa torpeur ; mais si elle retrouvait alors un peu vie, c’était pour souffrir davantage encore, et les scènes auxquelles donnaient lieu ces entrevues étaient déchirantes.

Appelant à son aide le peu de forces qui lui restaient, elle pressait entre ses bras amaigris ces êtres aimés qu’elle allait quitter pour toujours, et elle arrosait de ses larmes brûlantes les joues de ses deux petites filles qui sanglotaient.

Jeanne, auprès de qui les enfants revenaient parfois dans un état nerveux inquiétant, se hasarda un jour à faire observer à Mme de Ferney que ces émotions étaient également mauvaises pour elle et pour ses filles.

Pour exprimer cette pensée, toute de sollicitude, Mlle Reboul avait trouvé de douces et consolantes paroles et la malade semblait l’avoir comprise, lorsque tout à coup, relevant la tête, elle lui dit d’une voix étranglée :

— J’ai si peu de jours à leur donner et il me reste pour eux tant de tendresse au fond du cœur, que vous auriez pu m’épargner ce remords.

Pendant qu’elle prononçait ces paroles amères, ses yeux parcouraient la jeune femme avec des regards étranges.

Si maîtresse qu’elle fût de ses impressions, Jeanne ne put s’empêcher de tressaillir, et elle se retira en balbutiant quelques mots d’excuses.

Dans le salon, elle croisa un prêtre que la femme de chambre allait annoncer à Mme de Ferney.

C’était l’abbé Colomb, vicaire de Saint-Sulpice et directeur de la femme du magistrat depuis son arrivée à Paris.

D’un certain âge, de principes sévères, mais intelligent et bon, le digne prêtre avait déjà ramené la désespérée au calme et à la patience. La pauvre mère s’étant accusée de sa jalousie et de ses craintes, il l’avait doucement blâmée de manquer ainsi de respect tout à la fois à l’honnête homme dont elle portait le nom et à une jeune fille dont la conduite était irréprochable.

Mais, tout en guérissant ainsi cette âme ulcérée, l’abbé Colomb avait observé Jeanne ; sous prétexte de ne l’interroger que sur ce qui intéressait ses élèves, il l’avait étudiée et avait fini par se demander si le feu ne couvait pas en elle sous cette apparence si glaciale.

Profond psychologiste, ayant vu de fort près toutes les misères humaines, la froide raison de cette femme de vingt ans ne lui semblait explicable que si elle avait beaucoup souffert. C’était donc dans le passé qu’il fallait chercher la clef de cette énigme du présent.

Il écrivit alors à Douai, mais il en reçut de tels renseignements qu’il se reprocha ses injurieux soupçons, et qu’à partir de ce jour, il ne vit dans Mlle Reboul qu’un de ces êtres exceptionnels que Dieu dote de toutes les beautés, en seule vue du sacrifice et de l’abnégation, comme pour frapper davantage encore les esprits par leur exemple.


— Ah ! que Dieu sauve les miens ! Vous, soyez maudite !


Aussi son respect pour la jeune fille en était-il plus grand. Il remarqua bien, en la rencontrant, qu’elle était pâle et troublée ; mais il mit cette expression sur le compte du chagrin qu’elle éprouvait de l’état de la malade, et il eut pour elle son affectueux et bienveillant salut ordinaire.

Jeanne lui répondit avec sa déférence accoutumée. Seulement, quelques instants plus tard, lorsque, remontant dans sa chambre, elle se trouva en face de son amant, elle lui dit avec des larmes dans les yeux et dans la voix :

— Je sors de chez Mme de Ferney, Robert : veillez sur vous, car le châtiment, je le crains, commence pour nous deux.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, effrayé.

Mais Jeanne était déjà loin. La présence d’un domestique qui montait ne permit pas à M. de Ferney de la suivre.

Le soir, il tenta vainement de la rencontrer. Mlle Reboul ne quitta les enfants que pour s’enfermer impitoyablement chez elle.

Le lendemain, Mme de Ferney était au plus mal. Après avoir prévenu son mari, on courut chercher le docteur Trousseau qui la soignait. Elle avait perdu connaissance.

L’illustre praticien l’examina attentivement ; puis, attirant le magistrat dans la pièce voisine, il lui dit :

— Du courage, monsieur ! Vous dois-je la vérité tout entière ?

— Je vous en prie, répondit M. de Ferney en pâlissant.

Mme de Ferney est perdue.

— Comment, morte ?

Il fit un mouvement pour s’élancer dans l’appartement de sa femme.

— Non, reprit le docteur en l’arrêtant, elle va revenir à elle, mais je crains que ce ne soit que pour quelques heures. Si vous voulez qu’elle embrasse une dernière fois ses enfants, faites-les venir.

Le malheureux était atterré.

Cet événement, prévu cependant depuis de longs mois, mais dont son amour lui avait fait lâchement repousser la pensée pour qu’il ne s’y mêlât pas de remords, cet événement le surprenait comme s’il n’eût pas dû s’y attendre ; cependant, rappelé à lui-même par quelques douces paroles du docteur, il donna l’ordre d’aller chercher Raoul au collège et de faire descendre ses filles.

M. de Ferney n’avait pas osé prononcer le nom de Jeanne, mais celle-ci apparut au même instant, amenant Louise et Berthe qui pleuraient.

Sans lever les yeux sur l’institutrice, le père prit ses fillettes par la main.

Quelques moments après, le mari et les enfants étaient groupés autour du lit de la mourante, dont les yeux venaient de se rouvrir.

Mlle Reboul s’était arrêtée dans le vestibule où tous les domestiques étaient groupés. La porte de la chambre était restée entrebâillée.

Ce fut son fils que Mme de Ferney aperçut le premier. Elle l’appela du regard, et Raoul se précipita sur le sein de sa mère, qui eut pour ce bien-aimé une énergique et suprême étreinte.

Puis elle reconnut successivement son mari et ses enfants.

— Louise, Berthe, murmura-t-elle.

Leur père les souleva, jusqu’à la pauvre femme, dont les lèvres décolorées s’attachèrent, à leurs fronts.

Et, tendant la main à son mari, elle lui dit :

— Pardonnez-moi, Robert, les années pénibles auxquelles je vous ai condamné. Dieu sait combien j’ai souffert. Aimez-les bien tous trois !

Le magistrat ne répondit qu’en s’agenouillant pour cacher son visage baigné de larmes sur la main déjà froide que sa femme lui tendait.

Cependant, Mme de Ferney semblait chercher quelqu’un. Du regard, elle interrogeait tout autour d’elle.

— Ah ! dit-elle tout à coup, d’une voix relativement plus forte, Mlle Reboul, où est-elle ? Appelez-la ; qu’elle vienne, je veux la voir !

On se rendit immédiatement à son désir, et Jeanne entra.

Sa pâleur seule trahissait son émotion.

Au nom de celle qu’appelait sa femme avec une telle insistance, M. de Ferney n’était pas resté maître d’un tressaillement qu’avait surpris la mourante, car un imperceptible éclair raviva ses yeux déjà voilés, et sa main glacée se retira de celui dont elle masquait aussi bien la honte que le désespoir.

Il régnait autour du lit de la malheureuse un silence que personne n’osait troubler ; on n’entendait que les sanglots étouffés des enfants.

Jeanne s’était avancée ; la sœur de charité lui avait fait place auprès de Mme de Ferney.

Celle-ci attachait ses yeux sur le visage de l’institutrice ; on eût dit qu’elle voulait lire jusqu’aux plus profonds replis de son cœur.

Mlle Reboul supportait ce regard sans affectation. Sa tenue était digne, correcte en tous points.

Les bras croisés sur la poitrine et la tête légèrement inclinée, elle semblait prendre sa part de l’immense douleur de ceux qui assistaient à cette fin prématurée d’une femme de trente ans à peine.

Elle n’était séparée de la mère de ses élèves que par leur père toujours agenouillé.

— Laissez-moi seule avec mademoiselle, dit enfin Mme de Ferney d’une voix presque ferme, en repoussant doucement son mari.

Celui-ci dressa la tête ; il était livide. Il se demandait, avec une épouvante que trahissait l’expression de son visage, ce que sa femme voulait dire en secret à celle qu’il aimait.

Il se leva, néanmoins, et, prenant le bras du docteur, fit signe à tous les assistants de le suivre.

Raoul seul refusait d’obéir. Comme s’il eût à défendre sa mère, il restait debout entre elle et Mlle Reboul.

— Toi aussi, laisse-nous, mon enfant, lui murmura-t-elle tendrement, en l’embrassant.

Raoul obéit. Mme de Ferney et la jeune fille restèrent seules.

— Approchez, mademoiselle, lui dit la mourante ; il faut que personne ne puisse m’entendre.

Jeanne Reboul s’avança jusqu’à toucher le lit.

— Mademoiselle, poursuivit alors Mme de Ferney d’une voix ferme, vous êtes la maîtresse de mon mari.

Atterrée par cette accusation subite et inattendue, Jeanne fit un pas en arrière sans répondre un seul mot.

— Ne vous en allez pas, je vous en prie, supplia la pauvre femme ; ce n’est pas l’épouse trahie qui vous parle, c’est la mère inquiète de l’avenir.

— Vous vous trompez, madame, dit l’institutrice en recouvrant la parole et en s’efforçant de ne donner à sa voix qu’une expression douloureuse et résignée ; le chagrin vous égare. Si ce n’étaient le respect et la situation particulièrement pénible où nous sommes, je ne supporterais pas une semblable insulte.

— Ne niez pas, c’est inutile ! À ceux qu’il appelle à lui, Dieu permet de voir nettement les choses. D’ailleurs, n’était-ce pas fatal ! Regardez-vous, regardez-moi !

Ses yeux, pendant qu’elle prononçait ces mots, allaient de son corps décharné aux luxuriantes beautés de sa rivale.

— Je vous jure, reprit la jeune fille qui s’était rapprochée…

— Écoutez-moi, interrompit Mme de Ferney en la saisissant par sa robe avec une étrange vigueur ; les moments sont précieux. Oui, vous êtes la maîtresse de mon mari ; mais si j’offre au ciel ce malheur en sacrifice ; si je vous pardonne, oh !du fond du cœur, comme je lui pardonne à lui, je veux de vous un serment en échange. Mes enfants, mes petites filles, aimez-les bien, car vous ne sortirez jamais de cette maison, je le sens. Remplacez-moi, au moins, auprès de ces êtres chéris. Parlez-leur souvent de leur mère. Jurez-le-moi, mademoiselle, et je vous bénirai dans mon dernier soupir !

— Madame, répondit Jeanne, si vous n’eussiez pas fait précéder votre prière d’un outrage deux fois répété, je vous aurais promis avec joie de me consacrer à vos enfants, mais vos soupçons me commandent de sortir de cet hôtel pour n’y jamais rentrer, avant même qu’un événement qui, je l’espère, est fort loin de nous se produise.

— Oh ! non, non, je vous en supplie, vous ne ferez pas cela, gémit la malheureuse en joignant les mains ; Louise et Berthe vous aiment, elles sont accoutumées à vous ! Que deviendraient-elles seules, demain, ce soir peut-être ? Et leur père, que dirait-il de cet abandon ? Il m’accuserait d’en être la cause. Je vous ai outragée ! Eh bien ! je le regrette, je m’en repens. Oh ! je vous en conjure, oubliez, pardonnez-moi !

La mère, sacrifiant l’épouse, s’humiliait devant la misérable, à laquelle elle abandonnait le père dans l’espoir de sauver les enfants.

Mais Mlle Reboul, qui comprenait l’horrible lutte dont le cœur de Mme de Ferney était le siège, restait impassible et muette, dans l’orgueil de son odieux triomphe.

— Vous ne répondez pas, vous refusez ? râla la mourante. Ah ! que Dieu sauve les miens ! Vous, soyez maudite !

Et comme si ce mot dût être le dernier de la désespérée, qui l’avait prononcé en se soulevant dans un effort, elle retomba en arrière.

Jeanne la crut morte et jeta un cri, car, malgré ses sentiments de haine pour celle qui avait surpris son secret, elle s’épouvantait d’avoir précipité sa fin.

M. de Ferney et le docteur accoururent, mais ce n’était qu’une syncope.

Quelques minutes après, l’infortunée revint à elle. L’abbé Colomb entra au même instant.

Comprenant aussitôt que le martyre de sa pénitente touchait à son terme, il fit signe qu’on s’éloignât un peu.

La mourante lui parla quelques instants à voix basse, le prête la bénit et, devant les assistants agenouillés, lui donna les derniers sacrements.

Deux heures se passèrent ensuite sans que Mme de Ferney fît un mouvement, sans qu’elle prononçât une parole.

Ses yeux ne voyaient plus que par intervalles. Elle confondait dans ses dernières caresses son fils et ses filles, que son mari élevait l’une après l’autre jusqu’à elle, passait ses mains tremblantes sur leurs visages, et remuait les lèvres sans qu’elles émissent aucun son.

Puis, vers la fin de l’après-midi, ses yeux s’ouvrirent démesurément, elle eut comme un hoquet, on l’entendit prononcer distinctement : Mademoiselle Reboul… Robert… mes enfants… mes pauvres petites filles !

Et elle expira.

M. de Ferney, qui se tenait debout au chevet du lit de sa femme, s’agenouilla sur le parquet.

La sœur de charité courut chercher Raoul et ses sœurs pour leur faire embrasser leur mère une dernière fois, et l’abbé Colomb, qui ne s’était pas éloigné, commença la prière des morts.

En remontant, les enfants trouvèrent Mlle Reboul en haut de l’escalier.

Penchée sur la rampe, absorbée dans ses pensées, elle semblait ne voir ni entendre.

Raoul passa son chemin en pleurant, mais les fillettes, quittant la domestique qui les conduisait, s’élancèrent pour se jeter dans les bras de leur institutrice.

Jeanne ne les ouvrit pas ; elle ordonna sèchement à la femme de chambre de coucher Berthe et Louise, et, sans même leur donner le baiser du soir, elle disparut dans la galerie.

Le lendemain matin, au moment où Mlle Reboul se disposait à sortir de chez elle, on frappa à sa porte.

Elle ouvrit et ne put dissimuler un mouvement de surprise.

C’était l’abbé Colomb.

L’expression de son visage était plus grave encore que de coutume. Son salut fut plus cérémonieux que d’ordinaire.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, lui dit-il, de venir chez vous et d’aussi bonne heure, mais la mission que j’ai à remplir ne souffre pas de retard ; de plus, personne que vous ne doit m’entendre.

— Je suis à vos ordres, monsieur l’abbé, répondit Jeanne en offrant un siège à son visiteur.

Celui-ci refusa du geste.

— Parlez, alors, reprit la jeune fille en dissimulant de son mieux l’émotion que qui causait l’attitude inaccoutumée du prêtre ; je vous écoute.

— Mademoiselle, je vous apporte, sans y changer une syllabe et sans me permettre de les interpréter, les dernières paroles d’une mourante. J’ai promis à Mme de Ferney ; je tiens ma promesse. Voici ces paroles : « Dites à Mlle Reboul que je la prie de me pardonner. »

— C’est tout, monsieur l’abbé ? Je ne comprends pas !

— C’est tout, mademoiselle !

— Ou plutôt le reste est le secret de la confession, hasarda ironiquement la maîtresse de Robert.

— C’est à mon tour de vous dire : je ne vous comprends pas, répondit sévèrement son interlocuteur. Vous avez une grande et sainte mission à remplir auprès des enfants de M. de Ferney. Que Dieu vous donne du courage !

Et saluant la jeune femme qui s’inclina à peine, l’abbé sortit.

— Il sait tout, murmura Mlle Reboul en le suivant d’un regard haineux. C’est bien ; Robert choisira entre lui et moi.

Au même instant, on enfermait la morte dans son cercueil.

Quarante-huit heures plus tard, le convoi de Mme de Ferney sortait de l’hôtel de Rifay pour se rendre à Saint-Sulpice.

Son fils à son côté, M. de Ferney conduisait le deuil.

Louise et Berthe étaient restées à la maison sous la garde de la femme de chambre. Jeanne s’était jointe aux rares amis de la famille, car, en dehors du Palais, le magistrat n’avait pas eu le temps de se créer de nombreuses relations à Paris.

L’institutrice avait compris que son absence serait remarquée et affligerait M. de Ferney.

De Saint-Sulpice, l’enterrement se dirigea vers le cimetière du Père-Lachaise, où le corps devait être placé dans un caveau provisoire, jusqu’à ce que fussent accomplies les formalités dont est entouré l’achat d’un terrain à perpétuité.

À la porte de la nécropole, le cortège, ainsi que d’habitude, mit pied à terre, pour gagner, à travers les tombes, l’endroit où la morte devait attendre que fût prête sa dernière demeure.

Mlle Reboul, que nul des assistants peut-être ne connaissait, marchait seule, le visage caché sous son voile.

Soudain, au détour d’une allée, et alors que, plongée dans ses pensées, elle était restée en arrière, un individu qui la suivait depuis quelques instants s’approcha d’elle et lui dit à l’oreille :

— Jeanne !

La jeune femme se retourna pour s’écrier aussitôt, d’une voix étranglée :

— Justin, vous !

Elle avait en face d’elle un homme de trente ans à peine, brun, de haute taille, dont la physionomie avait une expression inquiète et troublée.

Tout, dans son visage et son allure, était suspect. Sa barbe, qu’il portait entière, semblait un masque. Ses vêtements, sans être en trop mauvais état, trahissaient cependant la gêne.

— Oui, moi, répondit-il à Mlle Reboul, qui avait esquissé un mouvement de retraite. Ne tentez pas de me fuir, il faut que je vous parle ! Voilà six mois que je cherche le moyen de vous rencontrer.

— C’est impossible ! D’ailleurs, que me voulez-vous ?

— Vous me le demandez ?

— Certes !

— Pensiez-vous que j’avais disparu pour toujours ?

— Donnez-moi votre adresse ; je vous écrirai.

— Vous ne m’écrirez pas ; je vous connais. Pendant ces trois années terribles qui viennent de s’écouler, vous n’avez pas songé un instant que, pour vous épargner la honte, j’avais accepté le déshonneur. Tenez, Jeanne, n’essayez pas de m’échapper. Je vous suivrai jusqu’à la maison que vous habitez, dussé-je vous perdre !

— Ainsi, vous me menacez. Enfin, qu’exigez-vous ?

— Quelques instants d’entretien, pas autre chose.

— Eh bien, soit ! Trouvez-vous demain soir, à huit heures, au bas de l’avenue des Champs-Élysées, à gauche.

— Vous viendrez, au moins ?

— Je vous le jure.

— À demain, alors.

— À demain.

L’institutrice, qui avait prononcé ce dernier mot en se détournant, rejoignit le convoi.

Le jeune homme la suivit un moment d’un regard fiévreux, et murmura :

— Elle est plus belle encore qu’autrefois ; mais je ne suis plus, moi, le niais dont elle s’est moquée !

Et, après avoir regagné la porte du cimetière, celui dont l’apparition subite avait causé une telle impression à notre terrible héroïne descendit lentement la rue de la Roquette.

Arrivé sur cette petite place sinistre qui sépare le dépôt des condamnés de la prison des jeunes détenus, la vue des deux sombres bâtiments parut lui arracher un tressaillement involontaire, et il hâta le pas pour se perdre dans Paris.

Pendant ce temps-là, Jeanne se mêlait aux personnes groupées auprès du caveau où l’on enfermait la morte, et on pouvait croire à sa pâleur que cette cérémonie l’affectait douloureusement ; mais sa pensée était loin, au contraire : elle ne songeait ni au mari désolé, ni aux enfants restés sans mère ; elle était entièrement à ce passé qui venait de se dresser devant elle, comme pour opposer une barrière infranchissable à l’ambitieux avenir qu’elle rêvait.

C’est que le passé de Mlle Reboul, du moins celui dont elle était responsable devant Dieu et devant les hommes, renfermait un horrible secret qu’il nous faut faire connaître à nos lecteurs avant d’aller plus loin dans ce récit.