Sang-Maudit (Pont-Jest)/13

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Marmorat (p. 106-110).

VI

Un serment.



Après l’enterrement de Mme de Ferney, Mlle Reboul rentra à l’hôtel de Rifay et gagna immédiatement sa chambre, sans même s’informer des enfants. Il lui tardait d’être seule pour songer à la catastrophe qui la menaçait.

L’attitude et le ton de Justin lui avaient assez fait comprendre que cet homme, si odieusement trahi, — et il ignorait de quelle manœuvre infâme il avait été la victime, elle le pensait du moins, — allait lui demander un compte sévère du passé, et qu’elle ne s’en débarrasserait pas facilement.

Était-ce bien le hasard qui l’avait amené sur son chemin ? Qui avait pu l’instruire si exactement que, tel jour et à telle heure, il la trouverait au cimetière du Père-Lachaise ? Savait-il donc qu’elle était chez M. de Ferney ?

Maintenant qu’allait-il exiger ? Quel prix mettrait-il à son silence, à son éloignement surtout ; car elle ne voulait pas rester exposée à le rencontrer de nouveau.

Pour éviter cela, elle était prête à tout.

Ces réflexions l’ayant conduite jusqu’à l’heure du dîner, il lui fallut bien descendre pour prendre sa place à table.

M. de Ferney, dont la physionomie était bouleversée, bien qu’il s’efforçât de paraître calme devant ses enfants, lui tendit affectueusement la main ; mais il eut un frisson lorsqu’il sentit la main glacée de Jeanne ne pas répondre à son étreinte.

Louise et Berthe, les yeux rouges, s’approchèrent de leur institutrice, qui les embrassa machinalement. Raoul, au contraire, ne vint pas au-devant d’elle. On eût dit que, malgré son âge, il pressentait plus vivement encore, depuis la mort de sa mère, que cette femme devait être fatale aux siens.

Cette conduite de l’enfant lui valut un mauvais regard de Jeanne et précipita sans doute la décision à laquelle elle s’était arrêtée, car, aussitôt après le repas, faisant comprendre à M. de Ferney qu’elle désirait être seule avec lui, il renvoya ses deux filles et leur frère.

Mlle Reboul dit immédiatement au père de ses élèves :

— Il faut que je vous parle, mais pas ici ; personne ne doit entendre ce que j’ai à vous communiquer.

— Remontez chez vous, Jeanne, répondit le magistrat, fort ému du ton de la jeune fille ; dans une heure, j’irai vous rejoindre.

— Non, pas chez moi, reprit-elle tristement.

— Pourquoi ?

— Cela fait partie de ce que j’ai à vous dire.

— Alors, passons tout de suite dans mon cabinet ; il n’y aura là rien que de tout naturel.

— Soit !

Mlle Reboul laissa M. de Ferney sortir le premier et le suivit.

Comme s’il s’attendait à quelque pénible confidence, qu’il désirait au moins retarder le plus possible, le malheureux s’était laissé tomber sur un siège et gardait le silence.

La tête baissée et le front dans ses doux mains, il ne voyait pas le regard étrange avec lequel la jeune femme le fixait ; mais on eût juré qu’il le sentait peser sur lui, car il avait des soubresauts nerveux, comme s’il subissait l’influence d’un courant électrique.

Sous un de ces chocs, il releva les yeux.

Jamais la terrible charmeresse n’avait été plus belle.

Sa robe noire, sans le moindre ornement, dessinait comme un moule la grâce de sa taille et l’élégante richesse de son buste ; son teint, pâli par l’émotion, rendait ses lèvres carminées plus sensuelles encore, et le feu de ses grands yeux, aux paupières légèrement estompées, n’avait jamais brillé d’un pareil éclat.

M. de Ferney en fut ébloui.

Les mains étendues vers elle, il semblait la supplier de garder le silence ; mais, comme si elle n’eût attendu que cette preuve nouvelle de sa toute-puissance, Jeanne dit aussitôt :

— Vous m’avez comprise, Robert : il faut que je sorte de cette maison.

— Comment, il faut que vous sortiez de cette maison ? demanda l’infortuné d’une voix tremblante.

— Vous avez bien entendu ; je ne puis rester chez vous plus longtemps.

— Voyons, ce n’est pas vrai, vous ne pouvez songer à me quitter. Pourquoi cette résolution, ou plutôt pourquoi cette épreuve ?

En prononçant, ces paroles, le magistrat s’était élancé vers l’institutrice et avait saisi ses deux mains dans les siennes.

Elle se dégagea doucement de cette étreinte passionnée et reprit, avec un accent de tristesse profonde, mais aussi de résolution irrévocable :

— Écoutez-moi. Nous avons commis tous deux une faute que je ne vous reproche pas : j’aurais dû résister ; mais le douloureux événement qui vient de se produire a changé du tout au tout nos situations respectives. Aujourd’hui, vous êtes seul, et si je demeurais sous le même toit que vous, ce que personne n’aurait osé supposer autrefois, tout le monde ne tarderait pas à le dire bien haut. Or, si j’ai pu vous sacrifier mon honneur, si j’ai pu oublier, dans la folie de mon égarement, tout ce que je devais à celle qui n’est plus et à moi-même, je dois songer aujourd’hui à ma réputation, ma seule richesse. Je ne veux pas qu’on dise : Mlle Reboul est restée chez M. de Ferney parce qu’elle est depuis longtemps sa maîtresse.

— Jeanne !

— Si je restais dans votre maison, je lirais ce mot, avant un mois, sur le visage de vos amis, sur celui de vos gens, et bientôt votre fils Raoul comprendrait, sans s’en rendre compte, que j’occupe une place qui n’est pas la mienne. Cet enfant ne m’a jamais aimée, il a toujours été rebelle à mes démonstrations de tendresse ; tout à l’heure encore, lorsque vos filles sont venues à moi, il est resté à l’écart ; il ne tarderait pas à me haïr. Quelle serait alors votre situation entre lui et moi ?

— Berthe et Louise vous adorent ; si ce n’est pour moi, pour elles au moins, ne partez pas. Quant à Raoul, il est d’âge à entrer dans un lycée.

— Moi, vous forcer à vous séparer de votre fils !

— J’ai toujours pensé que l’éducation en commun est la meilleure pour les jeunes gens. Sans la maladie de sa mère, Raoul serait à Saint-Louis depuis notre arrivée à Paris. Vous le verrez rarement, et les années lui apprendront à mieux vous connaître. Je vous en conjure, ne me livrez pas à l’isolement. Je vous en supplie, ne m’abandonnez pas !

Le malheureux, dont la femme légitime n’avait rendu le dernier soupir que soixante-douze heures auparavant, n’osait pas dire les paroles qui brûlaient ses lèvres et faisaient monter le rouge à son front.

Mais Mlle Reboul voulait qu’il les prononçât.

— Non, fit-elle, d’une voix étranglée et comme si elle se parlait à elle-même, non, dussé-je en mourir, je partirai. Tout, plutôt que l’outrage qui m’attend ; tout, plutôt que la honte !

— Eh bien ! Jeanne, reprit M. de Ferney affolé, moi, je ne vous laisserai pas partir et vous resterez ici, la tête levée ; car je vous le jure, vous serez ma femme !

— Votre femme !

— Oui, ma femme ! Ne savez-vous pas combien je vous aime ? N’êtes-vous pas venue dans cette maison désolée comme une nouvelle jeunesse qui m’était offerte ? Ne m’avez-vous pas sauvé du désespoir où me conduisait fatalement la vie à laquelle j’étais condamné, par respect même pour celle qui portait mon nom ! Dieu m’est témoin que votre entrée chez moi a été étrangère à toute spéculation blâmable, et que j’étais loin de m’attendre à ce qui se passerait moins d’un an plus tard. Je dirai plus : si j’avais pu le prévoir, vous n’auriez pas franchi le seuil de ma porte. J’avais fait courageusement le sacrifice de ce droit à l’amour qui appartient à toute créature humaine, et je m’en allais tristement, à moins de quarante ans, déjà vieillard. Vous m’êtes alors apparue telle que j’aurais dû vous voir dès le premier jour, et je vous ai bientôt follement adorée. Oh ! je n’ai rien oublié, Jeanne, rien, ni mon premier outrage, ni mes prières, ni mes menaces, ni votre résistance, ni votre admirable conduite. Ne me laissez pas croire que c’est seulement par abnégation que vous êtes devenue ma complice ; mais affirmez-moi, en acceptant mon nom, que vous avez partagé, que vous partagez encore mon amour ! Au nom de votre honneur même, aidez-moi à réparer ma faute en devenant ma femme ! Ce n’est plus mon cœur seul que je vous offre, ma bien-aimée, c’est mon nom !

Agenouillé devant Mlle Reboul qui, succombant à l’émotion, s’était affaissée dans un fauteuil, M. de Ferney abaissait jusqu’à ses lèvres les mains dont elle se voilait le visage, et il les couvrait de baisers.

Cependant elle gardait le silence.

— Mais, réponds-moi, lui répétait le désespéré ; réponds-moi, je t’en supplie !

Alors, après un instant d’hésitation, elle jeta convulsivement ses bras autour du cou de son amant, et lui dit avec un sourire amer :

— Vous êtes fou, Robert. Est-ce que je puis devenir votre femme !

— Pourquoi non ?

— Mais parce que je ne suis, moi, qu’une pauvre fille sans famille, recueillie, élevée par charité. Que diraient vos parents et vos amis ? Vous n’auriez jamais le courage d’affronter leurs reproches, et moi je n’aurais jamais celui de supporter leur mépris.

— Je ne crains les reproches de personne, lorsque je n’agis que selon ma conscience, et vous, Jeanne, vous serez respectée par tous ceux qui ont pour moi quelque estime et quelque affection. Ayez meilleure opinion de vous-même et plus de confiance en ma volonté. Dites oui !

— Non, Robert, je ne veux pas dire oui, aujourd’hui du moins, et Dieu sait s’il faut que je lutte contre moi-même, contre mon amour aussi bien que contre mon orgueil, pour ne pas vous céder ; mais je crains que vous ne succombiez en ce moment à un entraînement que vous regretteriez bientôt.

— Jeanne !

— Attendons que le calme se soit un peu fait en votre esprit, et dans un mois, pas avant, lorsque vous aurez pesé dans votre sagesse le parti que vous devez prendre, redites-moi les mêmes paroles qui m’ont fait tressaillir de bonheur il y a un instant. Alors, je vous tendrai la main, mon ami, et vous lirez ma réponse dans mes yeux.

— Pendant cette longue épreuve…

— Je resterai près de vous, votre sœur et celle de vos enfants !

— Tu es un ange, ma chère bien-aimée ! Dans un mois, soit ! Mais, je te le jure, sur ma parole d’honnête homme, tu seras ma femme !

Et pour sceller ce serment, dont Mlle Reboul connaissait toute la valeur, M. de Ferney prit sa maîtresse entre ses bras, et, couvrant son front de baisers, la serra tendrement contre son cœur.

Quelques instants après, la digne fille du guillotiné Méral s’enfermait dans sa chambre, où, la physionomie rayonnante, elle s’écriait :

— Enfin ! Oh oui, je prendrai la place de cette femme qui m’a humiliée, et, Raoul éloigné, je régnerai ici en souveraine. Quant à Justin, il a eu tort de revenir ; il faut maintenant, à tout prix, qu’il parte et disparaisse à jamais !