Sang-Maudit (Pont-Jest)/22

La bibliothèque libre.
Marmorat (p. 236-240).

XV

Maison centrale ou exil.



Le père Jean, qui continuait à se tenir aux aguets, s’était trouvé là au moment de l’arrivée de Raoul et avait appris immédiatement la mort de M. de Ferney.

Sans perdre une minute, il était allé en informer Françoise, qui s’était fait conduire de suite à l’hôtel Molière.

— Enfin ! s’écria Jeanne, dès que sa sœur lui eut tout dit. Ah ! peu m’importe qu’il ait vu son fils ; maintenant, je ne partirai pas. Quel malheur que ton ami Pergous ne soit pas à Paris !

— Pourquoi ? demanda la Manouret.

— Parce que j’ai besoin d’un conseil.

— Veux-tu que je lui écrive !

— Je n’ai pas le temps d’attendre ; je m’adresserai ailleurs. Demain, ne sors pas de chez toi ; j’irai probablement te voir. Tiens, donne ça de ma part à ton commissionnaire.

En disant ces mots, Jeanne mit deux louis dans la main de Françoise qui se retira.

Le lendemain, vers dix heures du matin, vêtu de noir et plus belle que jamais dans sa toilette de deuil, Mme de Ferney se faisait annoncer, sous le nom de Jeanne Reboul, chez Me Desjardins, un des avoués les plus honorables et les plus experts de Paris.

Elle était certaine que cet officier ministériel ne la connaissait pas de vue, et elle était également convaincue que si la nouvelle de la mort de M. de Ferney était déjà arrivée jusqu’à lui, il ignorait du moins les scènes dont l’hôtel avait été le théâtre.

Me Desjardins s’empressa de la recevoir.

— Monsieur, dit-elle, en prenant place dans le fauteuil que l’avoué lui avait offert, je viens vous demander un avis important.

— Je vous écoute, madame, répondit Me Desjardins.

— À la suite d’une scène violente avec son mari, une femme de mes amies a quitté le domicile conjugal, et, quarante-huit heures après son départ, son mari est mort, victime d’un accident. Quels sont, les droits de cette femme ? A-t-elle celui de rentrer dans ce domicile ?

— Sans aucun doute, madame, si ce domicile était celui de son époux légitime, c’est-à-dire s’il ne demeurait pas lui-même chez des tiers, chez son père ou sa mère par exemple. Personne ne pourrait lui fermer la porte d’une maison qui est la sienne, jusqu’à ce que la succession soit ouverte et que les droits des héritiers aient été constatés.

— Cette dame était mariée en secondes noces et n’a pas d’enfants, mais son mari a laissé, de son premier mariage, un fils et une fille qui sont mineurs.

— Ces circonstances ne modifient en rien sa situation. Le domicile est toujours le sien.

— Si des parents ou des amis s’y opposaient ?

— Elle n’aurait qu’à réclamer l’intervention du commissaire de police de son quartier. J’ajouterai toutefois que si la personne dont il est question était l’héroïne de quelque drame conjugal dont le dénouement a été la mort de son mari, il serait plus convenable pour elle de rester à l’écart.

— Ne parlons pas de convenances, mais de droits.

— Oh ! la loi est absolument pour elle.

— Un autre avis encore. Cette dame, dont le mari vient de mourir en laissant des enfants mineurs, est enceinte. Que doit-elle faire ? Doit-elle déclarer sa situation ?

— Il est de son devoir d’en faire part au notaire de la famille, afin que les droits de l’enfant à naître soient réservés.

— Enfin, monsieur, dans quels cas la loi prononce-t-elle la nullité du mariage, ou plutôt, pour poser ma question d’une façon plus précise, est-ce un cas de nullité que le fait, par l’un des deux époux, de s’être marié sous un nom qui n’était pas le sien.

— Non, dans cet ordre d’idées, le mariage ne peut être attaqué que s’il y a eu erreur dans les personnes, c’est-à-dire si l’un ou l’autre des deux conjoints s’est uni à une autre personne que celle qu’il voulait épouser.

— Je vous remercie, monsieur ; c’est là tout ce que mon amie désirait savoir.

Et glissant discrètement, en cliente bien élevée, un billet de cent francs sur le bureau de l’avoué, Jeanne salua et sortit. Son visage rayonnait de joie, sa physionomie exprimait une implacable résolution. Rentrée à son hôtel, elle écrivit rapidement deux lettres.

D’abord à M. de Serville :


« Je n’ai pas quitté Paris et ne le quitterai pas. Si votre cœur ressent quelque regret de ce qui s’est passé entre nous, écrivez-moi sous une double enveloppe, à cette adresse : Mme Manouret, hôtel de Reims, boulevard des Batignolles.

« Si je ne reçois pas d’ici vingt-quatre heures un mot de vous, il sera trop tard. »

 

Après cette espèce de sommation, audacieusement signée du nom qu’elle avait souillé, la jeune femme écrivit à sa sœur :


« Envoie le père Jean rue du Cloître, pour qu’il s’informe du jour de l’enterrement de M. de Ferney. Dès qu’il le saura, viens me le dire. Je ne pars pas. »


Ces deux lettres confiées à un commissionnaire, Jeanne attendit, mais peu de temps, pour être fixée à l’égard des obsèques de son mari, car le père Jean n’avait eu qu’à se présenter à l’hôtel de Rifay pour y apprendre que la triste cérémonie devait avoir lieu le jour suivant, à midi.

Quant à la réponse d’Armand, sa sœur ne la lui apporta que le lendemain. Sa lecture lui arracha plus d’un mouvement de colère.


« Madame, lui écrivait M. de Serville, si je réponds à votre lettre, c’est seulement pour bien vous convaincre que tout est fini entre nous, quoi que vous tentiez dans le présent ou dans l’avenir.

« Je n’ai pas à vous reprocher une faute que j’ai partagée, mais ce que je ne vous pardonnerai jamais, c’est d’avoir agi en sorte qu’un honnête homme a pu un instant me croire votre complice, un lâche et un misérable.

« Ce que je n’oublierai pas, c’est la révélation que m’a faite, en me tendant la main, celui dont je suis, grâce à vous, le meurtrier ; c’est l’infamie que vous avez commise en laissant un père accuser son fils d’un crime dont il était innocent.

« Je suis arrivé à temps pour détromper M. de Ferney, pour lui dire qui vous a frappée d’un coup de couteau. Le malheureux père a pu revoir son enfant, l’embrasser et le bénir.

« Dieu veuille que ce soit là votre seul châtiment ! Quant à moi, je ne me souviendrai de vous que pour défendre ceux que vous oseriez attaquer ! »


— L’imbécile ! s’écria la fille Méral en froissant cette lettre avec rage. C’est la guerre alors ! Eh bien ! soit ! monsieur de Serville, nous nous reverrons tôt ou tard, je vous le promets !

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Françoise.

— Je n’ai qu’une haine de plus au cœur, répondit Mme de Ferney d’une voix vibrante. Retourne chez toi : moi, je rentrerai aujourd’hui même dans mon hôtel.

— Tu vas aller à l’hôtel de Rifay ?

— Oui, à l’hôtel de Rifay, chez moi ! Eh ! ne faut-il pas que j’y demeure pour en faire disparaître ce que tu sais ?

— Prends garde, c’est de la folie !

— Ce sont ceux qui s’opposeront à ma volonté, s’il s’en trouve, qui seront fous ! Va-t’en ! j’aurai bientôt du nouveau à te faire savoir.

La Manouret connaissait trop bien sa sœur pour insister davantage ; elle partit aussitôt.

Dans l’après-midi, vers deux heures, alors qu’elle était certaine que la cérémonie funèbre était terminée, Jeanne sauta en voiture. Vingt minutes après, elle franchissait cyniquement le seuil de la maison d’où elle avait été chassée.

— Madame ! s’écria le concierge en la reconnaissant.

— Cela vous étonne ! Qui commande donc ici, si ce n’est moi, maintenant que M. de Ferney est mort ? répondit-elle, en se dirigeant vers le grand escalier.

Au même instant, la porte du vestibule s’ouvrit et M. Dormeuil parut.

— Ah ! voici l’ennemi, pensa la jeune femme en s’armant d’audace.

Elle voulut passer outre.

— Pardon, madame, fit l’avocat en étendant le bras, vous n’irez pas plus loin, du moins avant de m’avoir entendu.

— Que me voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle avec un léger mouvement d’épaules ; je ne vous connais pas.

— Je suis, madame, celui qui représente au nom de la loi M. de Ferney défunt, jusqu’à ce que ses dernières volontés aient été accomplies ; je suis son exécuteur testamentaire. Veuillez me suivre. Lorsque je vous aurai fait part de ce que j’ai à vous dire, vous serez libre d’agir à votre guise.

— Soit ! monsieur.

Elle précéda M. Dormeuil dans le salon du rez-de-chaussée, où elle se laissa tomber dans un fauteuil, en femme résignée à subir un entretien inutile.

— Madame, lui dit son interlocuteur, votre présence inexplicable dans cette maison m’autorise à vous demander d’abord dans quel but vous y venez.

— Monsieur, répondit Jeanne avec un accent dédaigneux, tout simplement dans le but de rentrer chez moi. Vous venez de parler de la loi ; vous devez la connaître. Est-ce qu’elle me ferme les portes de l’hôtel de Rifay ? Est-ce que je suis une épouse séparée de son mari ? Est-ce que le domicile conjugal a cessé d’être le mien parce que M. de Ferney n’est plus ? Est-ce que je ne me nomme pas toujours Mme de Ferney ?

À ces phrases brèves, saccadées, cyniques, mais qui lui prouvaient que la jeune femme connaissait les articles du Code civil qui l’intéressaient, M. Dormeuil fronça les sourcils.

— Vous ne me répondez pas, monsieur ? fit-elle ironiquement.

— J’hésitais, madame, reprit l’exécuteur testamentaire ; mais puisque vous m’y forcez, je n’hésite plus. Écoutez-moi bien et soyez assurée que vous avez devant vous, armé d’un double mandat, un homme qui ne faillira pas à son devoir, si pénible qu’il pourra être à remplir.

— Je vous écoute.

— Vous êtes toujours madame de Ferney, vous avez le droit de rentrer à l’hôtel de Rifay, vous avez celui d’y commander, c’est incontestable ; mais moi, j’ai la mission de vous faire arrêter si vous usez de vos droits et si, ce soir même, vous n’avez pas quitté Paris pour passer la frontière.

— M’arrêter ! s’écria Jeanne avec un éclair dans le regard et en se levant brusquement.

— Comme faussaire ! Votre mari pouvait seul intenter contre vous une action en adultère, mais le parquet peut vous poursuivre d’office pour le crime de faux. J’ai là, entre les mains, votre acte de naissance au nom de Jeanne Reboul, acte à l’aide duquel vous avez trompé votre mari et l’officier de l’état civil qui a prononcé votre union. Or, lisez l’article 147 du Code pénal, il est formel : « Seront punies des travaux forcés à temps toutes personnes qui auront commis un faux en écriture authentique et publique, soit par contrefaçon, soit par altération d’écritures ou de signatures. »

— Je n’ai rien écrit ni rien altéré, dit Mme de Ferney, en repoussant le Code que M. Dormeuil lui présentait ouvert.

— Soit ! poursuivit l’avocat ; c’est l’article 148 et non l’article 147 qui vous est applicable. Or, l’article 148 est ainsi conçu : « Celui qui aura fait usage de faux sera puni des travaux forcés à temps. »

— D’où vous concluez, monsieur ?

— Qu’il ne vous reste, madame, qu’à vous soumettre, c’est-à-dire à sortir d’ici, à quitter Paris ce soir même et à passer à l’étranger, sinon la moindre revendication de votre part, la première protestation officielle ou publique, le plus léger retard dans votre éloignement, la désobéissance aux ordres de celui dont vous avez causé la mort, après l’avoir déshonoré, votre révolte, enfin, sera immédiatement suivie de votre arrestation. Choisissez : la cour d’assises ou l’exil ; le scandale, dix ans de détention au moins, ou l’oubli et une aisance relative, car la volonté de M. de Ferney est que la somme qu’il vous a reconnue par votre contrat de mariage vous soit comptée.

— Je partirai ce soir, monsieur, répondit Jeanne qui était devenue livide.

Et baissant son voile, elle s’enfuit.

— Ah ! vaincue ! murmura-t-elle, la rage au cœur, en s’affaissant sur les coussins de sa voiture. Heureusement que j’ai en moi ma revanche et ma vengeance.

La misérable femme ne songeait plus à ce lugubre dépôt qu’elle laissait à l’hôtel de Rifay comme une preuve sinistre de son passage, mais seulement à l’enfant qu’elle portait dans son sein, enfant auquel appartenait, quel qu’en fût le père, le nom et une part de la succession de M. de Ferney, l’époux qu’elle avait si lâchement trompé avant de le faire tuer par son amant.