Sang-Maudit (Pont-Jest)/26

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Marmorat (p. 276-291).

IV

L’Expédition de Justin.



Le lendemain de cet étrange rapprochement des deux anciens amants, lord Rundely, qui en était l’auteur bien involontaire, revint à Londres, et Delon lui fit part, avec l’expression de tous ses regrets, de l’obligation où il se trouvait de retourner en France. Il y était appelé, dit-il, en même temps par des intérêts de famille et pour des raisons politiques.

Le membre du Parlement, bien que son secrétaire lui fût fort utile, ne chercha pas à le retenir ; il le força même d’accepter une gratification de cent livres, et Justin alla s’installera l’hôtel Panton, qu’il connaissait depuis longtemps.

C’était bien là, en effet, ainsi que le lui avait dit Jeanne, que descendaient les républicains français qui venaient visiter Londres, pour conspirer contre l’Empire, c’est-à-dire contre la France, avec les condamnés politiques et autres que l’Angleterre accueille si aveuglément.

Mais Delon ne chercha pas, dans la soirée, à rencontrer Manouret. Bien que Mme de Ferney ne lui eût rien dit à ce sujet, par cette excellente raison qu’elle ignorait que ces deux hommes s’étaient retrouvés, il avait résolu de ne pas parler à son ami de sa visite à Thurloe square.

Tout entier au lâche esclavage qu’il avait accepté, il craignait déjà de nuire aux intérêts de celle qui l’avait si puissamment courbé sous le joug.

Le lendemain soir, il reçut un mot de Jeanne, qui lui ordonnait de venir chez elle le jour suivant, dans la matinée.

On pense s’il fut exact à ce rendez-vous.

— Allons, voilà qui commence à merveille, lui dit la maîtresse de lord Rundely en le recevant dans ce même boudoir où s’était passée, trois jours auparavant, la scène que nous avons racontée ; vous ne vous faites pas attendre.

— Je vous ai juré que je serai toujours a vos ordres, répondit le malheureux en se précipitant sur la main que sa dominatrice lui tendait. J’ai quitté ma situation ; je ne suis plus qu’à vous !

— Eh bien ! mon ami, vous partirez aujourd’hui même pour Paris. Aussitôt arrivé, vous vous informerez de l’époque à laquelle doit être démoli l’hôtel de Rifay, et vous m’en instruirez immédiatement.

— C’est tout ?

— Absolument tout pour le moment. Vous attendrez à Paris mes nouvelles instructions. Surtout ne vous compromettez d’aucune façon, ne vous mêlez pas de politique, vivez tranquillement dans quelque maison honnête. Allez voir Françoise ; elle demeure 107, rue Blanche et s’appelle Mme Fismoise ; mais ne causez pas avec elle plus qu’il n’est nécessaire. Il est inutile qu’elle sache le motif de votre retour en France. Tenez, voici de l’argent ; lorsque vous n’en aurez plus, ne vous adressez jamais à d’autre qu’à moi.

— Je n’ai pas besoin d’argent, fit Justin en repoussant les deux mille francs que Jeanne lui offrait ; je suis presque riche en ce moment.

— Acceptez toujours. Quand vous serez à Paris, il vous faudra peut-être partir tout à coup, sur une simple dépêche de moi, sans que j’aie eu le temps de vous écrire ; or, je ne veux pas que vous soyez arrêté par un semblable motif.

Delon prit, en rougissant un peu, les deux billets.

Il ne vit pas le mauvais sourire de Mme de Ferney, qui pensait :

— Cet homme est maintenant bien à moi : je l’ai acheté et payé.

Quelques instants après, la maîtresse et l’esclave se séparaient.

Le soir même, Justin prenait à Charing-Cross le train pour Douvres et, le lendemain matin, il rentrait à Paris, qu’il avait quitté depuis tant d’années dans les circonstances dramatiques que nos lecteurs, nous l’espérons du moins, n’ont pas oubliées.

Il n’avait pas vu Manouret ; mais, supposant instinctivement qu’il aurait besoin de son aide un jour ou l’autre, il lui avait écrit qu’il allait en France pour régler à la Marnière des affaires de famille.

Aussitôt à Paris, il s’installa dans une maison meublée d’aspect honorable, du quartier Richelieu, et, sans perdre un instant, se mit en chasse.

Sa mission consistait, on s’en souvient, à s’informer de l’époque où devait être démoli l’hôtel de Rifay. Il n’eut pas grand mal à la remplir ; car, en arrivant rue du Cloître, il vit qu’il était trop tard.

La nouvelle que la sœur de Françoise avait lue à ce sujet dans le Figaro datait déjà de plusieurs semaines.

L’hôtel était en pleine démolition.

Justin écrivit aussitôt à Jeanne ce qu’il en était et ne fut pas peu surpris, le jour suivant, vers midi, de recevoir, signée comtesse Iwacheff, une dépêche ainsi conçue :


« J’arriverai par le train de demain matin ; soyez à la gare. »


On conçoit aisément l’émotion qu’avait éprouvée Mme de Ferney en apprenant que les ouvriers s’étaient déjà emparés de cette maison où elle avait, si grand intérêt à entrer la première.

Un instant épouvantée par cette pensée qu’on allait trouver cette caisse, qui était toujours dans son ancienne chambre à coucher, comme une accusation terrible, elle avait d’abord songé à partir pour l’Amérique, afin de fuir aussi bien le scandale auquel donnerait lieu cette découverte que l’enquête et les poursuites qui en seraient la conséquence fatale, mais son énergie avait bientôt repris le dessus, et, comme le lui ordonnait son tempérament ardent à la lutte, elle s’était décidée à faire face au danger.

Elle avait de suite envoyé un mot à lord Rundely pour le prier de venir la voir sans retard, ce que celui-ci s’était empressé de faire, et elle lui avait dit, pour expliquer son brusque départ, qu’elle était appelée en France pour l’ouverture d’une succession dans laquelle sa fille avait des intérêts considérables.

C’était là un motif qui avait une apparence si sérieuse que le membre du Parlement approuva sa maîtresse en tous points. Il la supplia seulement de lui donner souvent de ses nouvelles et surtout de revenir le plus tôt possible.

On conçoit que la comtesse Iwacheff fit à son amant toutes les promesses qu’il voulut, sans s’inquiéter un instant de savoir si elle pourrait les tenir, et lord Rundely, plein de confiance, la mit lui-même en wagon.

Exact au rendez-vous qui lui avait été donné, Delon reçut Jeanne, le lendemain, à la gare.

— Où en sont ces démolitions ? lui demanda-t-elle, dès qu’elle fut avec lui dans la voiture qui les conduisait à l’hôtel du Louvre.

— Seulement au début, répondit-il ; hier soir on enlevait les fenêtres et les boiseries de la maison.

— Alors tout espoir n’est pas encore perdu ! Je vais vous dire ce que vous avez à faire.

Un quart d’heure après, seule avec lui dans l’appartement qu’elle avait pris, Mme de Ferney lui donnait ses instructions.

Nous savons en quoi elles consistaient.

Il s’agissait pour Justin de se rendre acquéreur des parquets de l’hôtel de Rifay, afin d’en faire l’enlèvement dans des conditions qui lui permettraient d’atteindre son but, c’est-à-dire d’emporter secrètement le lugubre coffret en bois de santal.

Nous savons aussi que Delon arriva trop tard ; ces parquets étaient vendus et le travail de leur déplacement était déjà commencé, dans l’ancienne chambre à coucher de la fille Méral, par le malheureux Dutan.

Nous avons raconté enfin comment, après s’être introduit dans l’hôtel par la porte de l’impasse, un inconnu, qui n’était autre que Justin, avait été surpris par le mari de la pauvre Lucie, au moment où il allait enlever le coffre, et comment Jérôme l’avait assommé d’un coup de pince.

Delon, blessé, fut, on s’en souvient, emmené par Jeanne. Elle le reconduisit chez lui et, lorsqu’elle se fut assurée que sa blessure n’était pas aussi grave qu’on pouvait le craindre, elle ne songea plus qu’à employer tous les moyens pour réparer ce qu’elle appelait cruellement la maladresse de son ancien amant.

C’est alors que Justin, désespéré de son insuccès et des reproches qui lui avaient été adressés, se présenta chez Dutan, obtint de lui d’aller déterrer le coffret dans le jardin de Pergous et tua l’infortuné Jérôme, tout autant par vengeance que pour faire disparaître un témoin qui pouvait devenir dangereux, car Jeanne lui avait dit avec cynisme, avant qu’il partît pour cette horrible expédition :

— Si vous ne réussissez pas cette fois, vous pourrez retourner en Angleterre auprès de lord Rundely ; moi, je n’aurai plus besoin de vous.

Aussi, lorsqu’il ne trouva rien au fond de la fosse, Delon s’enfuit-il fou de rage et de désespoir.

Arrivé à la pointe de l’île de Beauté, il hésita un instant à poursuivre sa route.

Penché sur la rive de la Marne, dont les eaux grondaient sous un ciel sans étoiles, il se demanda s’il n’était pas préférable pour lui de mourir plutôt que de revenir une seconde fois les mains vides.

Mais, au moment où il allait se jeter dans la rivière, l’image de la charmeresse lui apparut. Il se dit alors qu’il préférait encore affronter sa colère plutôt que de ne plus la revoir, et il reprit sa course pour la rejoindre.

Persuadée que Delon mènerait à bien sa sinistre expédition, mais prévoyant la difficulté qu’elle rencontrerait à introduire le coffret dans Paris sans le soumettre à la visite de l’octroi, Mme de Ferney avait loué, le jour même, à Fontenay-sous-Bois, une petite maison toute meublée, sous le prétexte d’y installer une personne à qui le calme et le grand air étaient ordonnés.

Elle se proposait d’y cacher le corps de Berthe jusqu’au moment où elle aurait le moyen de s’en défaire à jamais.

C’était là qu’elle attendait son complice.

La maison avait, un jardin dont la grille ouvrait sur le lac.

En arrivant à Fontenay-sous-Bois, Justin aperçut Jeanne appuyée contre la porte.

Appelant à son aide le peu de courage qui lui restait, il s’élança vers elle, la repoussa presque brutalement dans le jardin, ferma la grille et lui dit, en l’entraînant du côté de la maison :

— Encore rien ! Venez ; je suis allé là-bas trop tard !

La misérable ne répondit pas ; mais, lorsque Delon se vit en face d’elle, dans le petit salon qui occupait la moitié du rez-de-chaussée de la villa, il eut vraiment peur.

La terrible créature était livide, ses yeux, lançaient des éclairs ; toute sa physionomie exprimait la tempête de colère qui grondait en elle.

— Eh bien ! quoi encore de nouveau ? interrogea-t-elle de sa voix métallique. Expliquez-vous au lieu de trembler.

Apercevant alors les taches de sang et de boue dont étaient maculés les habits et les mains de Delon, elle s’écria :

— Que s’est-il donc passé ? Pourquoi ce sang ?

— Parce que, dans le but d’exécuter vos ordres à tout prix, j’ai tué un homme, râla Justin.

— Tué un homme ! Dutan ?

— Oui, écoutez-moi.

Et d’une voix sourde, saccadée, il raconta, sans omettre aucun détail, la scène horrible dont le jardin de Pergous venait d’être le théâtre.

Puis il termina par ces mots :


Tenez, le voilà qui sort avec son premier clerc, M. Philidor.

 

— Je l’ai tué parce que je ne voulais pas que ce témoin fût pour vous un danger.

— Et vous n’avez rien trouvé au fond de cette fosse ? demanda Mme de Ferney, qui avait écouté cet épouvantable récit sans qu’un seul muscle de son visage trahît l’épouvante qu’elle ressentait, car ce meurtre allait certainement provoquer une enquête dont les conséquences pouvaient être terribles pour elle-même !

— Rien ! répondit l’assassin.

— Avez-vous creusé assez profondément ?

— Bien plus loin que là où avait été placé le coffret ; je m’en suis aisément rendu compte à la dureté du sol.

— Êtes-vous certain que c’était à cet endroit que le coffre avait été enfoui ?

— Pourquoi Dutan m’aurait-il trompé ? Ce n’était pas son intérêt. Je ne lui avais donné qu’un acompte sur notre marché, et il savait que j’étais prêt à lui remettre, en échange du coffret, une somme supérieure à celle qu’il avait reçue.

— Alors, selon vous, cette caisse a été enlevée ?

— Sans aucun doute.

— C’est également mon opinion. Celui qui l’a enlevée est évidemment l’homme qui l’avait cachée là, avec Dutan.

— L’ouvrier ne m’a pas dit son nom.

— Ce ne peut être que le propriétaire de la villa ou, du moins, quelqu’un qui le connaît, puisqu’il a pu s’introduire à son gré dans ce jardin pendant la nuit.

— C’est vrai.

— Il faudra m’avoir demain le nom du propriétaire de cette maison.

— Je n’oserai jamais retourner à Nogent. Ce corps qu’on va trouver sur le bord de cette fosse…

— Vous êtes un niais ! Si ce cadavre est découvert demain, ça ne pourra être que par le maître de la villa, et si c’est cet individu qui a enlevé la caisse, il saura bien le faire disparaître, car il faudrait qu’il expliquât la présence de ce cadavre chez lui, dans sa propriété, auprès du trou béant, et il risquerait d’être accusé de ce meurtre.

À cette épouvantable logique, Delon courba la tête ; mais, après un instant de silence, il dit cependant :

— Et si c’est un autre que le propriétaire de cette villa ?

— Sachons d’abord le nom et la situation sociale du maître de cette campagne. Ensuite, nous verrons.

— C’est bien, j’obéirai.

— J’y compte et vous attendrai ici demain toute la journée. Faites disparaître ce sang et cette boue, et retournez à Paris pour changer de vêtements. À demain ! Qu’attendez-vous ?

Accoudé sur un meuble, le malheureux restait immobile.

— Jeanne, hasarda-t-il enfin d’un ton suppliant, dites-moi que vous ne m’en voulez pas de mon insuccès.

— Vous êtes fou ! Pourquoi vous en voudrais-je ? répondit-elle en haussant les épaules ; cette fois, au contraire, vous avez trop fait, mais je ne vous sais pas moins bon gré de ce que vous avez tenté !

— Oh ! merci ! merci ! s’écria l’esclave en se précipitant sur la main que lui tendait l’infâme.

En couvrant cette main de ses baisers, il y imprima une large lâche de sang.

La jeune femme, en voyant ce sang, eut un mouvement de dégoût et d’horreur. Cependant elle ne dit pas un mot.

Son cœur était de bronze.

Justin s’enfuit.

Le lendemain, avant midi, Mme de Ferney était renseignée. Justin avait eu le courage de retourner à Nogent, où il avait appris du premier venu que la maison qui l’intéressait appartenait à M. Pergous, agent d’affaires demeurant à Paris, rue du Four-Saint-Germain.

L’assassin avait même osé passer et repasser en promeneur devant le jardin, mais il avait vainement cherché à le parcourir des yeux à travers la grille. Quoique dépouillés de verdure, les massifs y étaient tellement épais qu’ils arrêtaient les regards.

Nous savons que s’il avait pu entrer dans la villa, Delon n’y aurait plus trouvé le corps de sa victime, puisque l’ex-avoué, prévenu par la pauvre Lucie de l’absence prolongée de son mari, était venu le matin même à Nogent et avait caché le cadavre dans la serre, sous des fagots.

— Pergous, Pergous ? répéta la fille Méral, lorsqu’elle eut entendu ce nom. Oh ! si c’était le même. C’est impossible !

— Qu’avez-vous donc ? fit Delon.

— Rien qu’il soit nécessaire que vous sachiez encore, mais peut-être sommes-nous sauvés ? Retournez à Paris et attendez-moi chez vous.

Sans se permettre de demander d’autres explications, l’ex-intendant de la Marnière s’éloigna. Une demi-heure après, Mme de Ferney prit elle-même le train.

En arrivant à Paris, elle sauta en voiture et se fit conduire, sans même s’arrêter à l’hôtel du Louvre, au no 107 de la rue Blanche.

Françoise occupait là, sous le nom de la Fismoise, le magasin de revendeuse à la toilette qu’elle avait acheté avec une partie de l’argent que lui avait envoyé sa sœur.

C’était une de ces boutiques interlopes comme il en existe un si grand nombre à Paris, boutiques où l’on achète de tout, des bijoux, des dentelles, des oripeaux… et la plupart des femmes qui les ont portés.

En voyant s’arrêter devant sa maison une voiture qui ne pouvait lui amener qu’une cliente, la marchande s’avança vivement sur le pas de sa porte.

Jeanne avait sauté à terre.

Les deux sœurs se reconnurent aussitôt, quoiqu’elles ne se fussent pas vues depuis bien longtemps.

Mais nous avons dit plus haut que les années avaient à peine effleuré Mme de Ferney. Quant à Françoise, c’était toujours la femme commune et à la physionomie ouverte que nous avons retrouvée à l’hôtel de Reims. Seulement elle avait un peu grossi et son visage s’était coloré. Ses traits ne portaient certes pas trace des chagrins dont elle avait parlé dans sa dernière lettre.

— Toi ! s’écria-t-elle en embrassant affectueusement sa cadette. Ah ! je ne t’attendais guère.

— Oui, moi, répondit sèchement la maîtresse de lord Rundely ; es-tu seule ? Nous avons à causer sérieusement.

— Viens, il n’y a personne chez moi.

La Fismoise, puisque c’était là son nouveau nom, entraîna sa sœur dans une espèce de petit salon qui faisait suite au magasin, dont elle avait pris soin de fermer la porte extérieure.

Arrivée dans cette pièce, elle offrit à sa sœur un fauteuil presque confortable et s’assit en face d’elle, en s’écriant avec admiration :

— Comme tu es toujours belle !

— Oh ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, interrompit Jeanne. Écoute-moi attentivement. Te rappelles-tu ce Pergous qui m’a procuré jadis un acte de naissance ?

— Parbleu ! si je m’en souviens. Là-bas, à l’hôtel Molière.

— Oui. Sais-tu ce qu’il est devenu ?

— Non, je n’en ai jamais entendu parler, et cependant il me semble que je l’ai rencontré une fois dans le faubourg Saint-Germain, où j’étais allée acheter une garde-robe ; mais, dame ! je n’en suis pas sûre.

— Moi, je crois que tu ne t’es pas trompée. Le reconnaîtrais-tu ?

— Certainement, quoiqu’il doive avoir un peu vieilli, surtout s’il est resté coureur comme autrefois.

— Alors tu vas me faire le plaisir d’aller rôder rue du Four-Saint-Germain. Là, tu demanderas à quel numéro habite M. Pergous, agent d’affaires. Il y en a un de ce nom qui demeure dans cette rue, j’en suis certaine.

Lorsque tu auras ce premier renseignement, tu guetteras ce Pergous, pour t’assurer si c’est bien le nôtre.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Cela me regarde ; je te le dirai plus tard.

— Pourquoi ne pas aller chez lui sous n’importe quel prétexte ?

— Parce que je ne veux pas qu’il se doute de ma présence à Paris. Il serait même préférable qu’il ne te vît pas.

— Je ferai de mon mieux. Où es-tu descendue ?

— À l’hôtel du Louvre. Monte en voiture avec moi, tu me laisseras rue de Rivoli et viendras me retrouver après ta course. Tu demanderas la comtesse Iwacheff.

— C’est cela ! Il vaut mieux, du reste, que tu ne viennes pas souvent ici.

— Ah ! pourquoi ? Est-ce que tu as revu Manouret ?

— Non, et Dieu m’en garde ! mais j’ai reçu une visite peut-être plus désagréable encore.

— Laquelle donc ?

— Celle d’un homme que Cayenne aurait bien dû garder.

— Qui ça ?

— Pierre Méral.

— Pierre Méral ?

— Oui, mon frère et le tien. Il a fait son temps, à ce qu’il parait, et, quoique Paris lui soit interdit, il a osé y revenir. Je ne sais comment il a découvert mon adresse, mais son retour m’a déjà coûté gros. Je n’ai qu’un espoir, c’est que la police lui remettra la main dessus un de ces jours. Ça ne paraît pas t’émouvoir beaucoup ?

En effet, après avoir d’abord froncé le sourcil. Jeanne était devenue pensive.

— Que veux-tu que cela me fasse ? répondit-elle, Pierre ne me connaît pas et je suis certaine que tu ne lui donneras pas mon adresse. Mais, toi, sais-tu où le trouver ?

— Oui, il m’a laissé le nom du bouge où il se cache avec ses pareils, mais tu penses que je ne l’invite pas à venir me voir. C’est bien assez lorsqu’il arrive tout à coup. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce qu’un homme comme lui peut parfois être utile. Nous en reparlerons. Mets un chapeau et viens avec moi.

En quelques secondes, Françoise fut prête et prit place dans la voiture auprès de sa sœur, qu’elle quitta aux arcades de la rue de Rivoli. Elle poursuivit ensuite sa route pendant que Mme de Ferney rentrait à l’hôtel du Louvre.

Parvenue à l’angle de la rue du Four, la Fismoise mit pied à terre et, s’orientant en vraie Parisienne, entra chez un boulanger, où elle demanda si on ne connaissait pas dans le quartier M. Pergous.

— L’agent d’affaires ? dit le mitron auquel elle s’était adressée.

— Oui, c’est cela, répondit-elle.

— C’est nous qui le fournissons ; il habite en face, au numéro 12. Tenez, le voilà qui sort avec son premier clerc, M. Philidor.

Françoise se pencha vivement contre le vitrage de la boutique et reconnut sans hésitation celui qu’on lui désignait.

C’était bien l’ex-avoué de Reims, son ancien amoureux, un peu vieilli, un peu grossi, mais toujours avec sa même physionomie bestiale et rusée d’autrefois.

Marius Pergous s’en allait la tête haute, la poitrine en avant et le jarret tendu, en homme satisfait de lui-même. Philidor le suivait humblement.

Le hasard était cette fois pour Jeanne : du premier coup sa sœur avait obtenu le renseignement qu’elle désirait.

— Merci, mon garçon, dit la Fismoise au boulanger, je ne veux pas aborder M. Pergous dans la rue, mais je vais demander à son bureau à quelle heure on le trouve.

Elle traversa rapidement la chaussée pour entrer au numéro 12.

Mais elle se garda bien d’aller tourner le bouton de la porte de l’homme d’affaires. Après avoir tout simplement stationné pendant quelques minutes sur le palier de l’escalier, elle ressortit de la maison.

Un quart d’heure plus tard, elle était chez Mme de Ferney.

— Tu ne t’es pas trompée ! lui dit-elle, en se laissant tomber essoufflée dans un fauteuil, car elle avait gravit d’une seule traite trois étages ; le Pergous de la rue du Four est bien le nôtre. Je suis arrivée en face de chez lui au moment où il sortait. Que lui veux-tu encore ?

— Tu te souviens du crime que Manouret a commis à l’hôtel de Rifay, il y a bientôt dix ans ? dit Jeanne, interrogeant sa sœur au lieu de lui répondre.

— Oh ! oui, je m’en souviens ; le misérable ! Et ni les hommes ni le bon Dieu ne l’ont puni !

— On n’a poursuivi ni lui, ni personne : on a toujours cru que Berthe avait été enlevée, mais je t’ai dit jadis que j’avais caché ce corps.

— Oui, je me le rappelle.

— C’était la vérité. Après avoir étranglé cette pauvre petite, Manouret l’a jetée dans un coffre à cachemires, et moi j’ai glissé ce coffre sous le parquet de ma chambre.

Françoise étouffa un cri d’horreur.

— Il était là, à cette même place, lorsque j’ai quitté l’hôtel de Rifay. Quand M. de Ferney mourut, je me sauvai à l’étranger, car je devais penser que le nouveau locataire de la maison trouverait ce cadavre accusateur, il n’en a rien été. M. Billy, qui est venu habiter l’hôtel après nous, a fait installer mon ancien appartement en bibliothèque, de sorte que cette caisse maudite est restée à la même place jusqu’au moment où ce monsieur Billy a été chassé de sa demeure par l’expropriation.

« Lorsque j’ai appris à Londres, par un journal, que la maison allait être démolie j’ai envoyé à Paris Delon, que j’avais retrouvé à la suite de circonstances inutiles à le raconter, mais il est arrivé trop tard ; un ouvrier avait enlevé le coffret, qu’il croyait rempli d’objets précieux, et, n’ayant découvert que ce que tu sais, il l’avait porté à Nogent, chez Pergous.

« Dès que je fus assurée de ce fait, j’ordonnai à Justin de tout tenter pour s’emparer de cette caisse. Nous savions qu’elle avait été enfouie dans le jardin de l’agent d’affaires. Justin s’introduisit dans ce jardin pendant la nuit, mais la fosse était vide, le coffre n’y était plus. Tu comprends que si ce corps avait été enlevé par un homme décidé à instruire la justice, il y a longtemps que l’affaire serait ébruitée ; or, comme les journaux n’en ont pas parlé, c’est que l’individu qui s’est emparé de cette horrible pièce à conviction veut en faire un instrument de chantage, pas autre chose ! L’ouvrier qui a porté ce cadavre à Nogent ayant disparu, et le propriétaire de la villa où on l’avait caché étant Pergous, Pergous qui, seul, savait ce que renfermait le coffret, j’en conclus que c’est bien lui qui l’a entre les mains.

— Pour quoi faire ? demanda Françoise, qui, pendant tout ce récit, avait cru assister à l’un des plus sombres mélodrames de l’Ambigu, son théâtre favori.

— Pour quoi faire ! Mais pour fouiller le passé et vendre aussi cher qu’il le pourra son silence à ceux, qui, comme moi, ont un intérêt immense à ce que cet horrible mystère ne soit jamais dévoilé. Car sais-tu ce qu’il y a au bout de cette affaire, si la justice s’en empare : la cour d’assises pour Manouret et pour moi !

— Pour toi ?

— Sans doute ! Est-ce que je ne suis pas complice de l’assassin, puisque non seulement je ne l’ai pas dénoncé, mais que, de plus, j’ai caché le corps de sa victime.

— C’est épouvantable !

— Tu comprends alors pourquoi je ne veux pas que Pergous conserve cette arme. L’important pour moi, en ce moment, est de savoir où il en est de ses recherches et quel est réellement son but. Mais comment m’y prendre, qui me renseignera ? Je n’ai sous la main que Justin, et je sais qu’il n’est pas heureux dans ses expéditions.

Complètement atterrée par tout ce qu’elle entendait là et fort effrayée du danger que courait sa sœur, l’aînée des Méral garda quelques instants le silence ; puis, saisie d’une inspiration subite, elle s’écria :


— Sapristi ! quel joli porte-monnaie, gémit amoureusement l’être difforme.


— Si j’allais trouver Pergous pour lui proposer de l’argent.

— Il demanderait une somme énorme que je n’ai pas pour le moment, ou des engagements écrits qui me lieraient à lui pour toujours, répondit Jeanne en haussant les épaules. Non, c’est par la ruse qu’il faut le prendre. Retourne chez toi ; peut-être aurai-je besoin de le voir demain. En passant, monte chez Justin. Il demeure rue Favart, 4 ; tu lui donneras ce billet.

Mme de Ferney avait écrit rapidement quelques lignes qu’elle confia à sa sœur.

Elle ordonnait à Delon de venir la trouver immédiatement.

La Fismoise partit, et moins d’une demi-heure après, l’ancien intendant de la Marnière entrait chez Jeanne.

Depuis la veille il n’avait pas osé bouger de chez lui dans la crainte que son implacable dominatrice ne le fit demander.

Elle lui raconta rapidement ce qui s’était passé et ajouta :

— Il faut maintenant, à tout prix, que nous nous assurions des intentions de Pergous, car c’est bien lui qui s’est emparé de ce maudit coffret, j’en suis certaine, et nous ne tarderons pas à entendre parler de lui. Ce que les journaux ont dit à propos du drame dont l’hôtel de Rifay a été le théâtre doit l’avoir mis sur ma trace. Je ne crains pas qu’il s’adresse immédiatement à la justice, cela ne lui rapporterait rien ; mais, dès qu’il m’aura trouvée, il me menacera d’une dénonciation, et il exécutera sa menace si je ne lui donne pas l’argent qu’il ne manquera pas de me demander.

— Pardon, interrompit Justin, à quelle époque ce malheur est-il arrivé ?

— Au mois de novembre 1857.

— Quel jour ? Vous en souvenez-vous ?

— Si je m’en souviens ! C’était la nuit du 14 au 15. Pourquoi cette question ?

— Mais parce que, si vous gagnez seulement quelques semaines, vous serez sauvée.

— Je ne comprends pas.

— Rien de plus simple. La prescription criminelle est de dix ans. Atteignons le terme de cette prescription sans que Pergous ait agi, et il n’aura plus entre les mains qu’une pièce à conviction inutile.

— C’est vrai ! Vous êtes sûr de ce que vous dites là ?

— Oh ! je suis payé pour ne jamais oublier certains articles du Code !

Delon avait prononcé ces mots avec un sourire ironique qui fit froncer les sourcils de Jeanne.

Elle voulait bien que son esclave se sacrifiât pour elle, mais elle ne lui permettait pas de rappeler tout ce qu’il avait souffert par sa faute.

— Vous dites, poursuivit Justin, que c’était pendant la nuit du 14 au 15 novembre 1857 ; or nous sommes aujourd’hui le 29 octobre 1867 ; il nous suffirait donc d’obtenir, de gré ou de force, le silence de Pergous pendant une vingtaine de jours.

— Avez-vous un moyen ?

— Peut-être ; mais je ne pourrais agir seul, à moins de trouver l’occasion de le prendre dans un endroit désert, et…

— Oh ! assez de sang ! Qui sait si on ne découvrira pas que vous êtes le meurtrier de Dutan ?

— C’est impossible ! Sa femme ne m’a vu qu’un instant et elle ignore qui je suis !

— Qu’importe ! Prenez pour auxiliaire qui vous voudrez. Parbleu ! supprimez Pergous jusqu’au 15 du mois prochain. Ah ! tenez ! si vous avez besoin d’un aide, allez voir Françoise, elle vous désignera quelqu’un.

— Vous répugnerait-il que je me servisse de Manouret ?

— Manouret ! Vous savez où il est ?

— Oui, il demeure à Londres ; je le voyais parfois.

— Eh bien ! Manouret, soit ! Il a autant et plus d’intérêt que moi à ce que cette date fatale soit expirée. Quant à l’argent, dépensez-en autant que cela sera nécessaire.

Et Mme de Ferney, qui, pour la première fois de sa vie, était véritablement épouvantée, offrit à Justin trois billets de mille francs.

— C’est inutile, répondit-il en refusant ; j’en ai autant à vous.

Il voulait parler des trois mille francs qu’il devait remettre en échange du coffret à ce malheureux Dutan qu’il avait lâchement assassiné.

Jeanne comprit et, pressée d’en finir avec toutes ces ignominies qui lui soulevaient le cœur, quel que fût son cynisme, elle renvoya Delon en lui recommandant de ne pas perdre un instant et de la tenir au courant des événements, jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire.

L’infâme ne réfléchissait pas qu’en acceptant le concours de Manouret, elle se reconnaissait implicitement complice du crime dont il s’était rendu coupable jadis.

En quittant l’hôtel du Louvre, Justin écrivit à Claude, à Londres, sans oublier de lui envoyer de l’argent ; puis il courut chez Françoise, qui lui répondit, dès qu’il l’eût mise au courant de la situation :

— Peut-être aurions-nous pu nous passer de Manouret ; mais si vous lui avez écrit de venir, il sera bientôt ici. En attendant, moi, j’ai été voir une jolie amie à moi, la blanchisseuse, Clarisse, qui habite tout près de Pergous. C’est une bonne fille, à laquelle mon ancien amoureux fait la cour et qui nous renseignera à merveille sur tout ce qui se passe chez lui. Vous comprenez que, moi, je ne puis paraître. S’il me voyait, c’est un fin renard, la mèche serait éventée.

Complètement de cet avis, l’ex-secrétaire de lord Rundely rentra chez lui, pour y attendre le moment d’agir avec ses amis contre Marius Pergous, si tranquillement occupé de ses affaires et de ses amours.