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Sang-Maudit (Pont-Jest)/35

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Marmorat (p. 381-390).

XIII

Châtiment.



Le sieur Marius Pergous n’était pas homme à perdre aisément la tête, nous avons eu souvent l’occasion de nous en convaincre.

Fort au courant des choses de procédure, c’est-à-dire sachant qu’il ne pouvait être écroué sans avoir préalablement comparu devant le procureur impérial ou l’un de ses substituts, il se mit à réfléchir au lieu de se livrer au désespoir.

Il s’agissait de tirer le moins mauvais parti possible d’une situation dont il ne se dissimulait pas la gravité.

Ses réflexions le conduisirent à juger que ce qu’il avait de mieux à faire était tout simplement de dire la vérité sur le coffret de l’hôtel de Rifay, sauf, bien entendu, en ce qui concernait le rôle odieux qu’il avait joué dans la disparition du cadavre de Dutan.

À l’égard de l’assassinat de ce malheureux, dont il supposait avec raison que l’un des agents de Jeanne Reboul était l’auteur, il se promettait d’affirmer qu’il ne l’avait connu que par Lucie, la veuve de l’ouvrier.

Pergous s’était arrêté à ce plan de défense, lorsqu’un des gardiens de la Conciergerie vint le chercher pour le conduire devant le juge d’instruction chargé de l’affaire.

Sans manifester aucune émotion, il se mit en route. Cinq minutes plus tard il était introduit dans le cabinet de M. Douet-d’Arcq, un des plus habiles membres du parquet.

— Monsieur, lui dit le magistrat, après avoir pris ses nom et prénoms, vous connaissez la cause de votre arrestation ; la justice veut savoir d’où vient le squelette saisi à l’octroi dans une caisse que votre secrétaire voulait introduire dans Paris, et comment il était entre vos mains.

— Monsieur, répondit l’ex-avoué avec calme, je suis prêt à vous renseigner exactement. D’abord il est vrai que j’ai confié ce coffret à mon premier clerc en lui disant qu’il renfermait des dossiers. Je fais immédiatement cet aveu, parce que je désire que cet honnête garçon ne soit pas inquiété pour un fait auquel il est resté totalement étranger.

— Continuez, reprit le juge d’instruction, en faisant signe à son greffier d’écrire tout ce qu’il entendait.

Reprenant aussitôt la parole, l’ex-avoué raconta comment Jérôme Dutan était venu lui faire part de sa triste trouvaille en le suppliant de l’en débarrasser, et comment il avait alors enfoui le coffret dans son jardin, mais pour le déterrer le lendemain matin même, dans le but de dénoncer le fait à la justice

— Pourquoi n’avez-vous pas agi ainsi ? interrompit le magistrat.

— Parce que le jour suivant, lorsque je suis retourné à Nogent pour faire ma déclaration au commissaire de police du pays, j’ai trouvé béante la fosse que j’avais comblée ; que j’ai supposé ce travail accompli par des gens qui avaient intérêt à s’emparer de ce corps, et que, lorsque je me suis rendu chez Mme Dutan, pour savoir si son mari n’était pour rien dans cette œuvre mystérieuse, on a rapporté le cadavre de ce malheureux. Il avait été assassiné bien certainement par un étranger qui était venu lui offrir une grosse somme d’argent en échange du coffret, et il est probable que c’est dans sa colère d’avoir trouvé la fosse vide que cet individu a frappé l’ouvrier. Il a ensuite jeté son corps dans la Marne, où des mariniers l’ont découvert le lendemain.

— Tous ces événements dramatiques ne devaient que vous pousser davantage encore à informer la justice.

— J’ai eu peur d’être mêlé à une affaire bruyante, et c’est pourquoi j’ai envoyé ce maudit coffret chez mon maître clerc, à Levallois-Perret ; mais je compris bientôt que j’avais commis une faute, et j’allais me rendre chez M. le procureur impérial, quand j’ai été moi-même arrêté et tenu prisonnier pendant près d’un mois, dans une maison isolée, près de Joinville-le-Pont.

— Arrêté, prisonnier, vous ! Par qui ?

— Par trois hommes qui agissaient pour le compte d’une femme qui avait un intérêt immense à s’assurer de mon silence, qu’elle craignait avec raison de ne pouvoir acheter.

— Le nom de cette femme ?

Mme de Ferney, la belle-mère de l’enfant assassiné, dont le corps était dans cette boîte. Elle savait, — comment et par qui ? je l’ignore, — que cette pièce à conviction était entre mes mains, et elle m’a fait garder à vue, sous menaces de mort si je cherchais à fuir, jusqu’au jour où la prescription décennale est venue couvrir le crime dont elle est auteur ou complice.

— Vous connaissez alors la date de ce crime et les diverses circonstances au milieu desquelles il a été commis.

— Oui, monsieur.

— Parlez et ne cachez rien ; c’est pour vous le meilleur moyen de mériter quelque indulgence, car vous vous êtes rendu coupable d’un fait que la loi, vous ne l’ignorez pas, punit sévèrement, en recelant, la preuve d’un crime.

Décidé à se tirer d’affaire à tout prix, Pergous raconta ce qu’il savait du drame de l’hôtel de Rifay, et il termina en donnant au magistrat instructeur l’adresse de Jeanne Reboul.

Puis il signa son interrogatoire et réintégra sa cellule, où, tout en maudissant Philidor, il dîna avec un excellent appétit, espérant qu’il en serait quitte pour quelques semaines de prison.

Le lendemain, ainsi que nous l’avons vu, l’ex-comtesse Iwacheff était arrêtée à son tour et, conduite devant le même juge d’instruction, M. Douet-d’Arcq.

Ce magistrat avait eu le matin, au sujet de cette mystérieuse affaire, un long entretien avec le procureur impérial.

Fort ému du bruit qui allait se produire autour du nom de Ferney, qui avait laissé au Palais de si honorables souvenirs, le chef du parquet avait consulté le ministre de la justice, et il avait été décidé que l’instruction serait faite avec une extrême discrétion.

Si la prescription couvrait le crime commis à l’hôtel Rifay, on éviterait de le rappeler, puisque les coupables ne pouvaient être atteints.

Or, une enquête rapide avait prouvé à M. Douet-d’Arcq que tout ce qu’avait dit Pergous était vrai. De plus, dans la perquisition faite au domicile de l’ex-avoué, on avait trouvé un dossier tellement complet, net et précis sur tout ce drame, que l’œuvre du juge instructeur s’était trouvée terminée par avance.

Aussi M. Douet-d’Arcq, en s’adressant à Mme de Ferney, lui dit-il :

— La justice n’a pas à vous demander des explications à l’égard du crime dont vous êtes peut-être l’auteur ; elle n’a plus malheureusement le pouvoir de vous atteindre, ni vous ni vos complices.

— Monsieur, s’écria Jeanne, je ne suis ni auteur, ni complice de cet horrible meurtre ; laissez-moi tout au moins me défendre.

— C’est inutile, interrompit sèchement le magistrat, puisque vous n’êtes pas accusée. Mais ce dont vous vous êtes rendue coupable, c’est de l’arrestation et de la séquestration d’un homme qui pouvait éclairer la justice, et plus encore, c’est de l’assassinat que vous avez ordonné de Jérôme Dutan, l’ouvrier qui avait découvert le corps de Berthe de Ferney sous le parquet de votre ancienne chambre à coucher et qui avait enfoui ce corps à Nogent, dans le jardin de Pergous. Vous vouliez rentrer en possession de cette terrible preuve de votre crime ; vous avez envoyé à Dutan un homme qui lui a offert une somme d’argent, et comme le malheureux ouvrier n’a pu livrer ce qu’il avait promis, votre agent l’a tué et a jeté son corps dans la Marne.

— J’ignore absolument tout ce que veut dire ceci, monsieur, je vous le jure, répondit Jeanne, qui avait pâli à ce récit, mais cependant gardait son sang-froid. Ce qu’il y a de vrai, c’est l’arrestation de M. Pergous. Oui, c’est moi qui l’ai gardé prisonnier, non parce que je craignais la justice, car, lorsqu’elle saura ce qui s’est passé à l’hôtel de Rifay, elle verra que je ne suis pas coupable, mais parce que ce Pergous se livrait contre moi à un chantage que je ne voulais pas subir.

— Quels sont les individus qui ont été vos agents pour cette arrestation ?

— Je ne puis vous les nommer. Je ne suis pas comme M. Pergous, moi : je ne dénonce personne.

— C’est bien, madame, mais, en attendant que mon enquête soit terminée, vous resterez prisonnière !

— Prisonnière ! Je ne vais pas retourner chez moi ?

— Non, mon devoir m’ordonne de m’assurer de vous.

— C’est impossible, monsieur, j’ai un enfant malade, une petite fille qui ne peut se passer de moi. Ce serait de la cruauté ; je ne me sauverai pas. Votre sévérité est peut-être causée par mon refus de faire connaître les gens dont je me suis servie. Laissez-moi retourner auprès de mon enfant, et je vous les nommerai.

— La justice ne propose ni n’accepte de marché. En vous taisant, vous aggravez votre situation, c’est là tout ce que je puis vous dire.

— Eh bien ! monsieur, j’ai fait arrêter Pergous par un nommé Manouret et par Pierre Méral.

— Méral, c’est votre nom, à vous ?

— Oui, ce Pierre est mon frère, mais il ne sait pas que je suis sa sœur.


La misérable femme jeta un cri et s’étendit inanimée sur le parquet.


La comtesse Iwacheff était à ce point épouvantée de sa situation, qu’elle ne rougissait même pas en faisant ce honteux aveu.

Jeanne ne mentait pas en disant que Gabrielle était malade. Depuis trois jours, la fillette gardait le lit, et le docteur appelé auprès d’elle avait dit que, sans être dangereux, l’état de l’enfant exigeait les plus grands soins. Or la malheureuse, en ce moment épouvantable de sa vie, n’était plus que mère ; elle ne songeait ni au passé, ni aux crimes dont elle s’était rendue coupable ; elle ne pensait qu’à sa fille.

— Où demeurent ces individus ? demanda le juge d’instruction.

— Je l’ignore, je vous le jure, répondit Jeanne Reboul.

— Qui vous a mise en rapport avec eux ?

— Mon intendant, Justin Delon.

— Il habite votre hôtel ?

— Oui, monsieur.

Le magistrat écrivit quelques lignes, sonna et les remit au gardien qui était venu aussitôt.

— Maintenant, vous allez me laisser partir ? supplia Mme de Ferney.

— Non, je ne puis, répondit M. Douet-d’Arcq, mais je vous autorise à faire prendre tous les jours des nouvelles de votre fille. Il y a quelqu’un auprès d’elle ?

— Il ne s’y trouve que des domestiques et ma femme de chambre, Sonia.

— Écrivez-lui ; on vous rapportera la réponse à Saint-Lazare, où vous allez être conduite. Ne m’en demandez pas davantage, ce serait inutile.

Malgré son désespoir, Rose Méral comprit qu’elle n’obtiendrait rien.

Elle griffonna alors quelques mots à l’adresse de Sonia, puis, redevenant maîtresse d’elle-même, elle signa d’une main ferme et de son nom : Jeanne de Ferney, le procès-verbal que lui présenta le greffier.

Saluant ensuite le magistrat, qui inclina la tête, elle suivit sans mot dire le municipal qui était entré et avait reçu des ordres.

Une demi-heure après, elle était écrouée à Saint-Lazare, où le directeur l’autorisa à occuper une chambre séparée, dans le quartier des prévenues.

Pour cette femme accoutumée depuis si longtemps au luxe, c’était déjà un châtiment, mais lorsque, vers cinq heures, elle reçut un mot de Sonia qui lui écrivait que Gabrielle n’allait pas mieux, pour la première fois de sa vie peut-être, la misérable créature se mit à sangloter.

Sa nuit fut horrible, et le lendemain matin, en apprenant, par le docteur lui-même, que l’état de son enfant s’aggravait, elle pensa devenir folle.

Ce fut avec une inexprimable angoisse qu’elle attendit le juge d’instruction ; mais il ne devait venir ni ce jour-là ni le jour suivant ; tous ses soins étaient aux recherches qu’il avait ordonnées pour qu’on s’assurât de Justin Delon, de Manouret et de Pierre Méral.

Or Justin avait disparu de l’hôtel de la rue de Monceau aussitôt après l’arrestation de Jeanne. On n’avait donc pu obtenir de lui aucun renseignement sur ses complices.

Mais la Préfecture possédait sur chacun d’eux un dossier tellement complet que la police de sûreté les découvrit en moins de vingt-quatre heures.

Amenés devant M. Douet-d’Arcq, ils avouèrent tous deux la part qu’ils avaient prise dans l’arrestation de Pergous, avec qui ils furent confrontés ; mais ils nièrent, et on sait qu’ils ne mentaient pas, qu’ils fussent pour quoi que ce fût dans l’assassinat de Dutan.

Du reste, leur innocence sur ce point était facile à démontrer ; ils n’étaient à Paris ni l’un ni l’autre à cette époque.

Manouret était à Londres, ce qu’il parvint à prouver d’une façon indiscutable, et quant à Pierre Méral, il affirmait que le parquet n’avait qu’à s’informer à Reims pour s’assurer qu’il y travaillait dans une filature de laine au moment où le malheureux ouvrier avait été tué.

Néanmoins, comme ces deux hommes ne s’étaient pas moins rendus coupables d’un crime prévu par le Code pénal : le crime d’arrestation illégale, et que, de plus, l’un d’eux était en rupture de ban puisqu’il avait été arrêté à Paris, dont le séjour lui était interdit, le juge d’instruction les congédia de son cabinet avec un mandat d’arrêt, et ils furent immédiatement conduits à Mazas, pour y attendre le jour de la justice.

Justin Delon, lui, restait introuvable.

M. Douet-d’Arcq craignait que cet homme, qui devait être, selon lui, l’assassin de Dutan, n’eût passé la frontière.

Aussi expédia-t-il immédiatement des ordres sur toutes les lignes de chemin de fer, afin qu’il ne pût s’échapper, s’il était encore en France.

Les choses en étaient là et l’instruction suivait son cours, lorsqu’un matin Sonia, qui avait l’autorisation de visiter sa maîtresse, vint lui apprendre que l’état de Gabrielle était désespéré.

Jeanne se mit à pousser de tels cris de douleur que la sœur de service dans sa galerie courut prévenir le directeur de la prison.

Celui-ci vint aussitôt et la femme de chambre le mit au courant de la terrible nouvelle qu’elle venait d’apporter à la prisonnière. Le médecin avait affirmé que l’enfant n’avait plus que quelques heures à vivre.

— Va, répétait à la jeune Russe la malheureuse en sanglotant, va 124, rue d’Assas, chez M. de Serville, et dis-lui qu’il vienne au moins soigner sa fille, puisqu’à moi, sa mère, on me le refuse. Ma pauvre enfant ! ma pauvre petite Gabrielle !

Mme de Ferney se tordait les mains, arrachait ses superbes cheveux, se déchirait la poitrine de ses ongles.

Le désespoir de la misérable était si profond et sa situation, si coupable qu’elle pût être, semblait si digne de pitié, que le directeur de Saint-Lazare, mû par un sentiment d’humanité, expédia un exprès à M. Douet-d’Arcq pour l’informer de ce qui se passait.

Le juge d’instruction envoya immédiatement rue de Monceau, afin d’avoir des renseignements précis sur le danger que courait l’enfant, et quand il apprit que le docteur ne conservait aucun espoir, qu’une catastrophe était imminente, il donna l’ordre de conduire Mme de Ferney chez elle. Deux agents devaient l’accompagner et ne pas la perdre de vue.

En recevant cette autorisation, sans prendre même le temps de mettre ni un chapeau ni un manteau, Jeanne bondit en dehors de sa cellule et, de là, dans une voiture où deux gardiens prirent place devant elle.

Dix minutes après, elle franchissait le seuil de son hôtel, s’élançait au premier étage et, sans avoir reconnu personne sur son passage, courait vers le lit de son enfant en s’écriant :

— Gabrielle, ma Gabrielle chérie ! c’est moi, ta mère !

Mais elle poussa aussitôt un horrible cri et, les yeux hagards, le visage livide, se rejeta en arrière.

En dévorant de caresses le visage de sa fille, ses lèvres n’avaient rencontré que des chairs déjà glacées.

Enlevée par une méningite tuberculeuse, la pauvre petite était morte depuis près de deux heures.

À celle qui avait été sans pitié pour les enfants des autres, Dieu n’avait pas permis de recevoir le dernier baiser de son propre enfant.

En parcourant d’un regard affolé la chambre où se passait cette épouvantable scène, Jeanne reconnut d’abord Armand qui baissait la tête, puis un prêtre, l’abbé Colomb, qui priait.

Elle comprit tout alors.

Le prêtre s’approcha d’elle et lui dit d’une voix grave et solennelle, en étendant le bras vers la couche mortuaire :

— Curé de votre paroisse, j’ai été appelé à temps pour bénir votre fille. Pour elle, c’est la délivrance ; pour vous, c’est le châtiment. Priez, Dieu vous pardonnera peut-être !

Rose Méral jeta un cri et s’étendit inanimée sur le parquet.

Le surlendemain, un convoi modeste, conduit par M. de Serville et suivi par quelques amis, longeait les boulevards extérieurs en se dirigeant vers le cimetière Montmartre.

C’était celui de Gabrielle de Ferney. Armand n’avait pas voulu que sa fille prît place dans le caveau de la famille dont, innocemment, elle avait volé le nom.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’instruction de cette mystérieuse affaire fut menée si rapidement que, moins de deux mois plus tard, tous les héros du drame que nous venons de raconter, sauf Justin Delon, qui n’avait pu être arrêté, comparaissaient devant la justice.

Du crime commis à l’hôtel de Rifay, il ne fut pas question, puisqu’il était couvert par la prescription.

On en parla même à peine au cours des débats, par respect pour le nom de M. de Ferney. Mais Rose-Jeanne Méral, reconnue coupable d’arrestation illégale sur la personne du sieur Pergous, fut condamnée à trois ans de prison.

Il n’avait pas été possible de prouver sa complicité dans l’assassinat de Jérôme Dutan, assassinat que, d’ailleurs, nos lecteurs s’en souviennent, elle n’avait pas ordonné.

Jeanne ne fit pas un mouvement en entendant prononcer cette condamnation ; elle avait vieilli de vingt ans et n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Plus sévère pour les complices de la marâtre, surtout pour Manouret, qu’elle savait être l’assassin de Berthe de Ferney, la cour le frappa de dix années de travaux forcés. Pierre le bossu n’eut, lui, que trois ans de prison, bien que l’article 341 du Code pénal qui était visé, permît de les condamner tous deux, ainsi que leur complice Rose Méral, aux travaux forcés à perpétuité, puisque la détention de Pergous avait duré plus de dix jours.

Mais les juges pensèrent, sans doute, en rédigeant leur arrêt, que la victime du guet-apens de Nogent était peu intéressante.

Clarisse fut acquittée. En prouvant qu’elle était l’objet des poursuites amoureuses de Pergous bien antérieurement au complot formé contre lui, son avocat persuada au jury qu’elle n’avait été que complice inconsciente et, par conséquent, irresponsable.

Quant à l’ex-avoué, convaincu d’avoir caché le cadavre d’une personne homicidée, il s’entendit avec désespoir frapper, par application de l’article 389, d’un emprisonnement de deux ans. Le tribunal lui infligeait le maximum de la peine, en raison de son passé.

Seule Françoise, la Fismoise, n’avait pas été poursuivie.

Se doutant sans doute qu’elle en aurait besoin un jour, sa sœur avait dissimulé le rôle qu’elle avait joué ; mais l’ex-propriétaire de l’hôtel de Reims avait dû comparaître comme témoin pour donner des renseignements sur Pergous, et, grâce à cette circonstance connue de son coquin de neveu, Armand-Louis, celui-ci s’était empressé d’assister aux débats, ce qui lui avait permis de s’écrier au moment de la condamnation de Rose-Jeanne Méral :

— Sapristi ! c’est dommage, car c’est une rude femme tout de même !

L’ignoble gavroche ne se doutait pas que c’était de sa mère qu’il parlait ainsi.

Quinze jours plus tard, Justin Delon, convaincu d’avoir assassiné Jérôme Dutan, était condamné, par contumace, à la peine de mort.

Le même jour on célébrait, à Saint-Thomas-d’Aquin, le mariage de Raoul de Ferney avec Mlle Marthe de Bertout.

M. de Platen, complètement remis de sa blessure, assistait à la cérémonie, afin d’être un des premiers à complimenter son loyal et généreux adversaire.

Pour tenir sa promesse à Philidor, Armand de Serville l’avait fait entrer chez un avoué de ses amis, où le pauvre diable, tout en transcrivant des actes, s’efforçait d’oublier Marie, qu’il n’avait pas revue et dont le portrait, signé Pétrus, devait être une des toiles les plus remarquables du Salon de l’année suivante.

Ce portrait était intitulé « Saphir » ; mais si le peintre avait rendu avec une adorable vérité le charme profond des grands yeux bleus de son modèle, il n’avait pas lu dans les regards de la jeune fille son amour naissant, fait de reconnaissance et de candeur, pour celui qui l’avait sauvée.

Pendant ce temps-là, Jeanne Reboul n’oubliait aucun de ses adversaires.

Sa haine pour tous, surtout pour Armand de Serville, croissait encore dans la solitude de la prison, où elle ne rêvait que vengeance, et où, d’ailleurs, elle n’allait que passer, pour ainsi dire, grâce à des amis puissants dont l’aveuglement et la faiblesse la transformèrent, elle, la marâtre et l’infâme, en une sorte de victime de l’amour maternel !

On était alors à la fin de 1867, et les événements devaient bientôt, hélas ! servir eux-mêmes d’auxiliaires à la fille du décapité Méral dans sa campagne de revanche contre ses vainqueurs !