Sang-Maudit (Pont-Jest)/39

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IV

Comment, au mois de mars de l’an de disgrâce 1871, le peuple le plus spirituel de la terre préparait ce que ses entraîneurs appelaient la réforme sociale.



Le coupé du docteur Harris était si peu démocratiquement attelé qu’il mit moins d’une demi-heure pour franchir la distance qui sépare la rue de Monceau du boulevard de la Villette.

Obéissant aux ordres qu’il avait reçus, le cocher arrêta sa voiture à une centaine de mètres avant la rue de Paris, et nos deux héros mirent pied à terre.

— Nous n’avons pas perdu notre soirée là-bas, dit le docteur à l’ancien amant de Jeanne Reboul, en ôtant ses gants et en faisant signe à son compagnon de l’imiter ; mais j’ai peur que nous n’arrivions ici trop tard.

— Il est dix heures à peine, répondit Justin Delon, à qui nous rendons son véritable nom pour la clarté de notre récit, et la réunion avait ce soir un programme trop important pour qu’elle soit déjà terminée.

— Il se peut que vous ayez raison, répliqua l’Américain, et que l’assemblée soit encore au grand complet, car les boutiques des marchands de vin sont vides.

Tout en échangeant ces quelques paroles, ils avaient atteint la rue de Paris et la remontaient, non plus dans la solitude qu’ils avaient remarquée sur le boulevard extérieur, mais en se frayant un passage à travers les groupes pressés et tumultueux qui occupaient toute la largeur de la chaussée.

Arrivés en face du numéro 8, c’est-à-dire à l’entrée du bal des Folies-Belleville, où se tenait la réunion publique à laquelle ils voulaient assister, ils y trouvèrent une foule si compacte qu’ils durent renoncer à pénétrer dans la salle par l’entrée ordinaire.

Harris entraîna alors son ami quelques pas plus haut, et, prenant à droite une ruelle obscure, il la suivit presque à tâtons jusqu’à une petite porte qui donnait dans le fond de la salle des Folies-Belleville, et n’existait que pour les intimes du lieu.

Il paraît que le docteur était de ceux-là, car la porte s’ouvrit à son premier appel, et ils purent enfin pénétrer dans l’enceinte sacrée.

C’était une grande pièce quadrangulaire, aux murailles maculées, au parquet boueux, et où l’air était à ce point vicié que les becs de gaz et les lampes y brillaient à peine comme des nébuleuses.

Sur trois de ses côtés, à une huitaine de pieds de hauteur, il régnait une large tribune réservée aux consommateurs les jours de bal.

Le mur avait été orné dans le principe d’un papier à six sous le rouleau, qui avait depuis longtemps disparu. Il n’en restait çà et là, que quelques lambeaux usés par le dos des clients, graissés par leurs têtes, noircis par leurs mains ou rayés par le frottement des allumettes.

Au-dessous de cette galerie s’étendait un promenoir où, lors des réunions publiques, ainsi que dans les soirées de fêtes, allaient et venaient les promeneurs.

Au centre de la salle, là où s’escrimaient d’ordinaire les Terpsichores et les Polytes du lieu, on avait, pour les assemblées politiques, rangé quelques douzaines de bancs de bois empruntés aux écoles communales voisines, afin que les affamés de la manne démagogique pussent entendre sans fatigue tous les discours qu’il plaisait à leurs orateurs aimés de leur débiter du haut de la tribune, qui tenait le quatrième côté de l’enceinte.

Inutile d’ajouter que c’était là, de la part du bureau de la réunion des Folies-Belleville, un luxe superflu, et que l’assistance ne se servait de ces bancs que pour s’y tenir debout.

Et quelle assistance ! Il s’y trouvait, pêle-mêle, les uns sur les autres, des gardes nationaux en vareuses et en sabots, des femmes, des enfants, des ouvriers, des gens appartenant à toutes les classes de la société, des avides, des curieux, des indifférents.

Tout cela, selon les circonstances et l’orateur, hurlait, sifflait, applaudissait, aboyait, miaulait, se tordait de rire ou tressaillait d’enthousiasme.

Au moment où le docteur Harris et Justin entraient dans ce singulier endroit, l’assemblée était en gaieté. Le bureau était présidé par un ancien lutteur de la rue Lepelletier. Ses assesseurs étaient un cordonnier envieux et un laitier du voisinage.

Quant au speaker, c’était un personnage à la mine famélique, au visage maigre et osseux, aux yeux hagards, à la longue barbe brune, aux cheveux flottants et aux vêtements râpés. Malgré les cris d’oiseaux dont l’assemblée gouailleuse accompagnait son discours, il n’en continuait pas moins sa démonstration, dont le but était de prouver que le meilleur des gouvernements serait celui dont il ferait partie.

Mais le bruit devint bientôt si formidable que l’orateur dut laisser la place à un de ces innombrables ennemis du capital qui, pendant plus d’un an, tentèrent d’expliquer à la population ouvrière de Paris les inexplicables et dangereuses théories de Proudhon, auxquelles ils ne croyaient certainement pas plus que leur auteur, si ce n’est comme moyen de se faire de la popularité.

Cette fois le public applaudissait à tout rompre à la destruction du capital, à la création du fédéralisme, à l’inauguration du socialisme, à la proclamation de la République universelle.

Puis arrivèrent les adversaires du clergé, de l’armée, des propriétés, des riches, des nobles et des puissants, et ce fut alors un concert de haine contre la société tout entière, concert qui se termina dans un tintamarresque Ça ira ! qu’entonnèrent deux mille voix avinées.

Une femme surtout, placée au premier rang de la foule et auprès d’un jeune ouvrier à la physionomie douce et intelligente, se faisait remarquer par son exaltation.

C’était une jolie fille de vingt-deux à vingt-trois ans, au visage ovale et d’une régularité parfaite, aux yeux bruns chargés d’éclairs, aux lèvres roses, aux dents blanches et fines comme celles d’un jeune chien.

Debout sur son banc, une main sur l’épaule de cet ouvrier, qu’elle excitait du regard et du geste, elle avait déployé de l’autre une ceinture rouge qu’elle avait enlevée à son amant, et sa voix stridente répétait le sinistre refrain de 93.

Pendant ce temps-là, certains groupes se tenaient isolés dans la demi-obscurité du promenoir, à côté de la porte par laquelle nous avons pénétré dans la salle des Folies-Belleville.

C’étaient le docteur Harris et Justin, autour desquels s’étaient réunis une demi-douzaine de personnages dont un jeune lieutenant de la garde nationale semblait le chef, bien qu’il eût vingt-cinq ans à peine et que tout, dans son langage aussi bien que dans sa tournure, indiquât un simple ouvrier.


— Si vous m’en croyez, nous prendrons demain le chemin de fer du Midi.


Près de lui se tenait un petit homme à la figure étrange et dont la vue faisait naître un frisson involontaire.

Il était maigre, chétif, d’apparence maladive ; mais ses yeux, profondément enfoncés sous l’orbite, brillaient d’un regard acéré derrière les verres du lorgnon qui reposait sur son nez en bec d’aigle. Son sourire était moqueur, sa voix sifflante et impérative, son geste rude, saccadé, et tout son ensemble dénotait, dans son corps d’aztèque, une incroyable énergie.

En arrivant auprès d’Harris, il lui dit :

— Venez avec nous, docteur ; ici on ne peut pas s’entendre.

— Le fait est, répondit l’Américain en se dirigeant vers la porte de sortie, que vos orateurs me semblent à peu près aussi fous que ceux qui les écoutent.

— Oh ! que non pas, monsieur, répliqua le petit homme une fois dehors de la salle ; le tempérament français n’est pas le tempérament américain. Chez vous, le peuple agit de sang-froid ; chez nous, il faut qu’il soif ivre de vin ou de colère. On doit l’entraîner comme on entraîne les chevaux de course. Un instant de calme suffit pour qu’il revienne à lui, et il n’y a plus rien à en faire. Nous sommes plus près du but que vous ne le supposez.

Cependant, un second groupe, qui n’était composé que de trois personnes et qui, jusqu’alors, s’était tenu dans l’ombre, s’était hâté de profiter de la route ouverte par le docteur Harris et ses compagnons.

De ces trois personnes, l’une était, un homme de trente-cinq à quarante ans, assez gros, au teint coloré, à l’épaisse barbe brune, à l’accent méridional, au geste emphatique et théâtral, et reconnaissable au ton vitreux qu’avait un de ses yeux projeté hors de l’orbite.

— Mon cher, dit-il à un de ses amis, qu’il avait pris par le bras et entraînait sur le trottoir le moins éclairé de la rue de Paris, je crois que tous ces gens-là vont un peu vite et que nous n’avons que le temps de filer.

— Par ma foi, c’est mon avis. Si vous m’en croyez, nous prendrons demain le chemin de fer du Midi.

— Pour revenir plus tard, répliqua l’homme à la barbe brune ; quand la tempête sera passée !

Au même moment, sur le seuil de la grande porte des Folies-Belleville, une femme était accueillie aux cris mille fois répétés de : « Vive la Commune ! Vive Clara la Rouge ! »

La belle fille, toute fière de son succès, entonna une dernière fois le refrain du Ça ira ! puis elle emmena son amant, que le succès de sa maîtresse semblait épouvanter, et, à peine à vingt pas de la foule, elle lui dit avec un accent de colère :

— Sais-tu bien, Charles, que tu me fais honte ! Est-ce que tu ne serais propre, comme ton oncle Colomb, qu’à faire avaler le bon Dieu. Dis-le franchement ! Si tu as peur, je te plante là ! Nous ne sommes pas mariés !

Mais l’ouvrier, dont, la jeune femme ne vit pas la pâleur, ne lui laissa point le temps d’achever sa phrase. Il saisit Clara dans ses bras et, après lui avoir fermé les lèvres d’un baiser, hurla, lui aussi, d’une voix de stentor : « Vive la Sociale ! »

Clara la Rouge devait son surnom à sa splendide chevelure, d’un blond doré, qu’elle pouvait à peine renfermer dans ses deux mains.

C’était une de ces créatures étranges que la dépravation parisienne semble avoir le triste privilège de produire, qui sont susceptibles tout à la fois de dévouements presque sublimes et des plus honteux excès, selon les circonstances et les milieux où les placent les événements, selon ce que leur commande la haine ou l’amour.

Enfant d’un père déporté en 1852, jetée sur le pavé à seize ans, par une mère qui, en agissant ainsi, ne faisait pour sa fille que ce que sa mère avait fait pour elle-même, elle avait marché au hasard dans la misère, jusqu’au moment où sa beauté l’avait précipitée dans le vice.

Ce qu’elle avait fait jusqu’à vingt ans, elle ne s’en souvenait pas ; puis un jour elle avait rencontré Charles, ouvrier laborieux, intelligent, mais faible de caractère, et comme elle était de la race de ces femmes qui veulent battre ou être battues, souffrir ou torturer, avoir un maître ou un esclave, elle s’était mise à aimer cet homme sans énergie et l’avait amené facilement à ne plus agir et penser que selon son caprice.

Quant à Charles, son affection pour Clara avait été d’abord le sentiment calme et paisible dont il était capable ; son sang s’étant ensuite échauffé au contact de sa sauvage maîtresse, il en était devenu jaloux.

Plus tard, lorsque, pendant la guerre, il l’avait vue en costume de cantinière supporter le froid, la faim et affronter les balles avec le courage d’un soldat, il s’était senti faible devant elle, et son amour s’était fait adoration.

Fils d’une brave femme du peuple, qui était la sœur de ce digne prêtre, l’abbé Colomb, que nous avons vu jadis à l’hôtel de Rifay, au chevet de Mme de Ferney, et plus tard, rue de Monceau, auprès de la petite Gabrielle mourante, Charles, à la première menace de Clara de ne plus le revoir, avait quitté ces deux êtres qu’il aimait cependant du fond de son cœur, pour vivre et souffrir auprès de celle qu’il avait peur de perdre.

Cet ouvrier n’avait certainement jamais lu Proudhon ; il ne savait pas ce qu’on entendait par les immortels principes et ne comprenait pas davantage ce qu’on voulait dire par Commune et Socialisme ; mais après s’être bravement battu contre les Prussiens par haine de l’étranger et parce que sa maîtresse le suivait des yeux, il avait, lui aussi, crié : « Vive la République ! » parce qu’elle le lui avait ordonné.

Elle lui eût commandé de commettre un crime qu’il eût peut-être obéi.

Ces deux êtres vivaient donc ensemble, liés l’un à l’autre par une chaîne que leurs contrastes mêmes avaient forgée et que rien ne pouvait rompre.

Ce n’était plus qu’en tremblant que Charles s’échappait de loin en loin pour visiter sa mère et son oncle, quoique pendant la durée du siège le hasard des combats l’eût rapproché parfois de ce dernier, qui, comme tant d’autres prêtres, avait mis son dévouement et son inépuisable charité au service des ambulances.

Clara avait deviné ces rares visites de son amant à sa famille, et elle les lui reprochait avec violence. Elle était même jalouse de ces saintes relations.

Cet homme était sa chose, son bien ; lui ravir une seconde de son temps, une parcelle de son cœur, était commettre à son endroit un vol dont l’idée seule la transportait de fureur.

Aussi haïssait-elle particulièrement l’oncle de Charles, car elle n’ignorait pas les efforts qu’il tentait, depuis un mois surtout, pour le détacher d’elle, convaincu qu’il était que Clara, en poussant son neveu dans le parti démagogique, le poussait à sa perte.

Or, ce jour même, dans la matinée, elle avait surpris son amant avec l’abbé. Cela avait été une raison de plus pour elle de le forcer à la suivre le soir même à cette réunion des Folies-Belleville, où nous les avons rencontrés, et de le mettre de moitié dans son succès populaire.

Le malheureux ne s’était fait pardonner sa faute du matin qu’en criant à tue-tête : « Vive la Sociale ! » et, comme nous l’avons vu, Clara la Rouge, fière de sa victoire, l’avait alors entraîné, ainsi qu’une panthère entraîne sa proie, dans le haut du faubourg, afin de gagner la rue Haxo, où ils demeuraient.

Pendant que Charles et sa maîtresse remontaient ainsi la rue de Paris, le groupe dont Harris et Justin faisaient partie la descendait au contraire, en traversant les groupes tumultueux qui se précipitaient dans les cafés et chez les marchands de vin, pour y finir dignement une soirée si bien commencée.

Arrivé à l’angle du boulevard, le docteur se sépara un instant de ses compagnons pour ordonner à son cocher de rentrer dans Paris, puis il vint les retrouver et ils s’acheminèrent à pied du côté de la Bastille, escortés par des gardes nationaux et des ouvriers qui hurlaient la Marseillaise, en renversant les kiosques, en insultant les passants, en brisant les vitres des maisons paisibles et en prenant d’assaut les mauvais lieux, au cri de : « Vive la liberté ! »

Ils gagnèrent enfin, après avoir dépassé le boulevard de la Villette, un quartier plus calme. Ils purent alors presser le pas et s’entendre un peu.

Tout en marchant, Harris discutait avec les uns et les autres, mais Justin, sombre et pensif, ne se mêlait pas à la conversation.

Si la nuit n’avait pas été aussi obscure, et surtout s’il n’avait pas été aussi complètement absorbé par son entourage, l’Américain aurait pu remarquer l’air soucieux de son ami, ainsi que le sourire de mépris avec lequel il accueillait les théories politiques et sociales de ces révolutionnaires au milieu desquels on l’avait amené.

C’est que Justin Delon, revenu à Paris après le siège, n’en avait subi ni les maux physiques ni les angoisses, et qu’il n’était pas, comme la plupart de ceux au milieu desquels il se trouvait, entraîné par cette fièvre terrible qui, pendant deux mois, rendit fous les plus sages et explique bien des excès, si elle ne les excuse pas.

Des épreuves qu’il avait traversées, il n’était sorti que plus haineux contre la société tout entière.

La condamnation injuste qui l’avait frappé dans sa jeunesse avait fait de lui un irréconciliable.

Dans l’espoir de se venger, il s’était, pour ainsi dire, vendu à l’étranger en devenant l’agent secret de l’Internationale.

Tous les moyens lui semblaient bons pour atteindre son but.

Or, il croyait ne jamais y parvenir en voyant ce peuple ardent et affolé s’engager, sans programme et sans chefs capables, dans une lutte qui devait fatalement se terminer par sa défaite.

Ce fut seulement lorsque le docteur et Justin se trouvèrent isolés, leurs compagnons les ayant quittés pour se rendre rue Basfroi, à la réunion du Comité central, que le docteur fut frappé de la physionomie sombre de Delon.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit-il. N’êtes-vous pas émerveillé de l’énergie de ces braves gens si bien décidés à vaincre ou à mourir ?

— Oh ! je ne doute pas de leur courage, répondit Justin en hochant la tête ; mais sur d’autres points, je ne suis pas de votre avis. Ces hommes ne savent ni ce qu’ils veulent ni où ils vont ; et si, moi, je dois partager quelques-unes de leurs haines, vouloir quelques-unes de leurs revendications, je ne comprends pas dans quel but, vous, vous marchez avec eux ?

— Dans quel but ! reprit Harris avec un éclair dans les yeux ; mais, mon cher, si l’insurrection parisienne est victorieuse, elle sera, pour l’Europe entière, un incendie terrible qui dévorera partout le despotisme et la tyrannie.

— Et si elle est vaincue ?

— Si elle est vaincue, les révoltés se réfugieront en Angleterre et en Allemagne. Par haine contre la France, ces deux pays leur donneront asile, les réchaufferont dans leur sein, et ils y formeront un jour, nous tous y aidant, un foyer de révolution sociale qui vengera les peuples des abus du passé.

— Soit ! fit Delon à demi converti à cette horrible théorie de l’Américain ; mais rentrons chez vous, la comtesse Iwacheff nous y a peut-être envoyé déjà des nouvelles.

Et, arrêtant une voiture qui passait, il y prit place avec le docteur, en donnant au cocher l’ordre de les conduire au boulevard des Italiens.