Sang-Maudit (Pont-Jest)/46

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Marmorat (p. 509-523).

XI

La revanche du forçat.



Dix jours après les événements que nous venons de raconter, la physionomie de Paris avait brusquement changé.

Le comité central était devenu le maître.

Après avoir fait passer par les armes les généraux Clément Thomas et Lecomte, il avait affirmé sa puissance par les fusillades de la place Vendôme et la proclamation de la Commune.

Les tentatives de résistance même avaient cessé. La grande ville, honteuse et humiliée, avait courbé la tête. Ceux qui le pouvaient fuyaient ; la guerre civile était enterrée.

Qu’on nous permette de dire ici pourquoi et comment les choses avaient marché aussi rapidement vers ce résultat fatal.

D’abord, il faut le reconnaître, il n’y avait eu ni conspiration ni complot.

Les chefs du mouvement insurrectionnel se laissèrent entraîner par les événements plutôt qu’ils ne les dirigèrent. Ils n’escaladèrent pas les murailles, ils entrèrent par des portes qu’on avait laissées ouvertes.

Si la résistance fut nulle dans le principe, cela tient surtout à quatre causes indiscutables.

La première, c’est que, grâce aux congés que l’autorité militaire avait donnés aux officiers de la garde nationale, qui voulurent, après l’armistice, retourner à leurs affaires ou rejoindre leurs familles en province, les bataillons n’étaient plus commandés, au 18 mars, que par des partisans de l’insurrection, parce qu’ils avaient tout à gagner, au lieu d’avoir des états-majors composés d’hommes qui les eussent arrêtés, ou qui, du moins, auraient démasqué leurs projets.

La seconde, c’est le mépris que la population de Paris tout entière, à quelque rang qu’elle appartînt, avait pour la plupart de ceux qui étaient alors au pouvoir ; ce qui l’entraînait forcément à ne pas désirer d’entrer en lutte contre la démagogie qui voulait les renverser.

La troisième, c’est l’aveuglement de l’autorité militaire qui, alors qu’elle n’avait pris aucune mesure contre le mouvement insurrectionnel, s’en fut le provoquer en donnant dans le piège des canons de Montmartre, canons que le comité central faisait garder chaque jour de moins en moins, pour mieux exciter le gouvernement à tenter de s’en emparer.

La quatrième enfin, c’est la retraite, ou plutôt la fuite de ce même gouvernement qui, en abandonnant Paris à l’émeute, sembla avouer qu’il n’était pas assez fort pour la combattre, laissa la population au découragement dont elle était atteinte, ouvrit le champ aux fous et aux ouvriers qui avaient désappris le chemin de l’atelier, et livra la ville sans défense à cette masse affolée dont les chefs, en grande partie du moins, étaient plus avides de jouissances et de galons qu’enfiévrés de patriotisme.

Pendant que les choses marchaient ainsi avec une effrayante rapidité, Pierre guérissait.

Moins de huit jours après avoir reçu ce coup terrible, qui aurait tué tout autre que lui, il commençait à se lever ; et le 2 avril, au matin, il annonça à la Fismoise qu’il se sentait assez fort pour sortir.

Sa sœur voulut le retenir ; le forçat n’écouta rien. Elle l’interrogea ; il refusa de répondre.

Depuis qu’il avait appris par les journaux, le Rappel, entre autres, dont il faisait sa lecture favorite, ce qui se passait dans Paris, il était comme fou, et, dans le courant de la journée, la tête entourée d’un bandage, ce qui rendait sa physionomie encore plus hideuse, il s’échappa tout à coup pour se diriger du côté de Belleville.

Presque au même instant, la Louve, qui avait suivi les événements et dont les terreurs s’étaient réveillées malgré les promesses de protection du docteur Harris, faisait prévenir Sarah Bernier qu’elle ne voulait pas rester un jour de plus à Paris et que son intention était de partir le lendemain matin.

En prenant cette détermination, la comtesse imitait tous ceux que les débuts de la Commune épouvantaient.

Depuis quelques jours, c’était un sauve-qui-peut général, car on disait que les portes de la ville allaient être rigoureusement fermées.

Déjà, depuis la veille, on ne sortait plus sans être l’objet des insultes et souvent même des mauvais traitements des fédérés.

Les hommes au-dessous de quarante ans avaient reçu avis qu’ils seraient incorporés de force s’ils ne voulaient pas se présenter de bon gré, et M. de Fressantel commençait si bien à regretter d’avoir attendu sa tante qu’il la pressait maintenant de partir.

Le jeune baron s’était procuré un sauf-conduit, grâce à son ami du Charmil, à qui il avait suffi d’avoir connu autrefois Raoul Rigault dans les cafés du quartier Latin pour devenir un personnage influent.

Sarah n’ignorait rien de ce qui se passait, et, en apprenant que Gaston voulait absolument se mettre en route, elle envoya chercher Louis.

Elle ne pouvait prendre aucune décision sans savoir d’abord où en étaient les affaires de son amant.

Le domestique de M. de Fressantel accourut et informa la comédienne que son maître était au mieux de nouveau avec sa tante, et qu’il se proposait lui-même de quitter Paris avec elle le lendemain.

La jeune veuve avait prié son neveu de la conduire en Normandie, où l’une de ses parentes habitait, aux environs de Caen.

Rien n’arrêtant plus l’actrice, elle s’empressa d’écrire à Gaston qu’elle approuvait son plan en tous points, en ajoutant, que, très probablement, ils prendraient tous le même train, ce qui était sans danger, puisque Mme  de Fressantel ne la connaissait pas, même de nom, ou que, dans le cas contraire, elle le retrouverait à Caen, à l’hôtel d’Angleterre.

Puis, cette lettre terminée, elle courut chez la Louve pour lui dire que le jour suivant, à huit heures du matin, elle serait chez elle avec ses bagages.

Pendant ce temps-là, Louis retournait autour du baron et lui remettait la missive de sa maîtresse ; mais, à la stupéfaction de son valet de chambre, qui, cependant, n’était pas facile à émouvoir, Gaston laissa échapper un juron furieux, dès qu’il eut pris connaissance de cette lettre.

— Qu’avez-vous donc, monsieur ? demanda le neveu de la Fismoise avec un sans-gêne dont il avait déjà pris l’habitude.

— J’ai que Sarah veut me rejoindre à Caen, peut-être même partir par le même train que Mme  de Fressantel et moi, et qu’il ne faut pas que cela soit !

— Pourquoi ?

— Parce que sa présence me gênerait. Je préférerais qu’elle restât à Paris. Ma tante peut la remarquer, s’informer et…

— Est-ce que monsieur serait amoureux de Mme  de Fressantel, par hasard ?

— Eh bien ! oui, répondit le baron que la perspicacité de son domestique effrayait parfois, mais qui n’en faisait pas moins son confident, car il sentait qu’il ne pouvait se passer de lui.

— Alors nous sommes perdus ! exclama le gredin, monsieur ne va plus faire que des bêtises !

— Tu es fou !

— Non pas ! Que monsieur aime Mme  de Fressantel, cela se comprend ; mais qu’il pense aussi aux cent mille livres de rente !

— J’y pense toujours.

— Plus assez ! Vous n’épouserez jamais votre tante, monsieur, c’est moi qui vous le dis, à moins que vous ne suiviez mes conseils.

— Quoi ! Quels conseils ? Il faut d’abord que Mlle  Bernier ne parte pas demain, ni un autre jour.

— Cela, j’en fais mon affaire, pourvu que monsieur me donne sa parole d’adopter mon plan à propos de Mme  de Fressantel. Si vous voulez le suivre, dans un mois vous serez son mari.

— Encore me faudrait-il savoir !…

— Non ! maintenant que je vous sais amoureux, je me méfie de vous.

— Et Sarah ne partira pas demain ?

— Ni demain, ni de longtemps.

— Alors fais comme tu voudras !

— Je demanderai alors à monsieur la permission de m’asseoir à son bureau pour écrire une lettre à mon tour.

Et sans attendre la réponse de son maître, il s’installa, attira à lui une feuille de papier et traça les lignes suivantes, d’une écriture et d’une orthographe qui prouvaient que les mois d’école que le vaurien devait à sa tante n’avaient pas été tout à fait perdus :


« Monsieur,

« La personne qui vous a fait voler chez vous, dans la nuit du 17 au 18 mars, la correspondance de Mme  de Rennepont est Mme  Bernier. »


— Comment, c’est Sarah ! s’écria Gaston qui, par-dessus l’épaule de son valet de chambre, avait lu cette étrange révélation.

— Elle-même, monsieur.

— Comment le sais-tu ?

— Ah ! ceci, est mon secret d’État. Mettons ma lettre sous enveloppe : « À monsieur Armand de Serville, 124, rue d’Assas. » Là, parfait ! Je vais maintenant faire porter le poulet, car je ne puis y aller moi-même, monsieur le comprend.

— Mais, malheureux, M. de Serville tuera son ancienne maîtresse.

— Ça, c’est bien possible, quoique nous ne lui en demandions pas autant. Aux grands maux les grands remèdes ! À moins que monsieur ne préfère manquer son mariage.

— Non, va ! Ah ! tu iras loin, mon garçon !


Armand, avant même d’avoir pu décharger son arme à son tour, reçut dans ses bras Sarah.


— Je l’espère, si je ne quitte jamais, monsieur.

Et Louis, après ces mots prononcés avec un ton quelque peu ironique, qui échappa au jeune baron, sortit de l’appartement en courant, pour se mettre à la recherche d’un commissionnaire.

Quant à Gaston, dont le sens moral, déjà si fortement ébranlé, s’oblitérait chaque jour de plus en plus, au milieu de ces luttes où sa fortune et son amour étaient en jeu, une fois seul il ne songea plus aux conséquences terribles que pouvait avoir cette dénonciation. Il n’y vit que le résultat immédiat qu’il espérait en obtenir : être débarrassé de la femme qu’il ne voulait plus comme auxiliaire depuis qu’il aimait Mme de Fressantel.

Car son valet de chambre avait deviné juste.

Lorsque le jeune baron était retourné auprès de sa tante, après cette lettre d’excuses et d’offres de service qu’il lui avait adressée, il avait été touché de sa réception cordiale et franche ainsi que de l’abandon avec lequel elle s’était de nouveau confiée à lui.

C’était maintenant la femme tout aussi bien que sa fortune qu’il convoitait, qu’il voulait posséder, à tout prix.

Précédons maintenant, chez M. de Serville, la lettre de Louis, et faisons un pas en arrière pour dire ce qui s’était passé dans l’hôtel de la rue d’Assas, après cet événement tragique dont il avait été le théâtre, dans la nuit du 17 au 18 mars.

On se souvient que nous avons laissé M. de Serville sur son lit, au moment où le docteur Harris venait de rassurer Mme de Rennepont, et que celle-ci, après avoir reconnu que ses lettres étaient enlevées, n’avait senti diminuer ses terreurs que grâce à la promesse de Marie Dutan de tout faire pour la sauver.

Ce que les deux amies du blessé décidèrent immédiatement, dans leur prévoyante affection, c’est qu’il fallait d’abord cacher à Armand le vol commis chez lui, afin que l’inquiétude ne fût pas un obstacle à sa guérison.

Fernande referma donc avec soin le meuble de Boulle que le neveu de la Fismoise avait si rapidement fouillé, et, pendant que Mlle Dutan retournait à l’ambulance de l’hôtel Bibesco, elle s’installa dans l’atelier, afin d’être là au premier appel.

Mais le docteur ne s’était pas trompé, la victime de Pierre eut une nuit calme. Lorsqu’il revint le lendemain, il trouva son malade en aussi bon état que possible, et il affirma une seconde fois à la femme du général que le peintre serait sur pied dans une huitaine de jours.

Quant au vieux Kervan, bien qu’il fût complètement revenu à lui peu d’instants après le départ du médecin, il n’avait pu se rendre compte de rien.

Le docteur lui ayant affirmé qu’il avait eu une simple faiblesse causée par la fatigue, il l’avait cru ; mais quand il apprit, le matin de cette nuit, que son maître avait failli périr sous le couteau d’un misérable, et que son neveu, à lui, avait disparu, le brave serviteur faillit devenir fou de désespoir.

Il devina qu’il avait été la dupe d’un imposteur, il s’accusa d’avoir ouvert lui-même la porte aux assassins, d’être la cause de tout le mal. Le peintre dut lui répéter vingt fois qu’il ne lui en voulait pas, pour que le vieillard reprît un peu de calme.

Cependant il devint bientôt nécessaire d’avertir Armand de ce qui s’était passé. Sa blessure s’était fermée rapidement ; il allait se lever et s’apercevoir lui-même du vol commis chez lui.

Ce fut Marie Dutan qui se chargea de tout lui dire, et il serait difficile d’exprimer l’effet que cette révélation produisit sur M. de Serville.

Ne voulant pas y croire, il fit traîner le meuble jusqu’auprès de son lit, l’ouvrit d’une main tremblante et convulsive, et, à la vue du vide de ces tiroirs auxquels il avait confié ses précieuses lettres, il jeta un cri de douleur et d’épouvante.

Il comprenait en même temps qu’on lui avait enlevé son plus cher trésor et que, pour arriver à ce résultat, on avait usé de toutes les ruses, puisqu’on n’avait pas reculé même devant un meurtre.

On voulait donc faire de cette correspondance une arme contre Mme  de Rennepont.

De lui-même, il s’inquiétait fort peu, mais le danger que courait Fernande le glaçait d’effroi.

Il voyait déjà la pauvre femme devenue l’objet de quelque chantage infâme, et il se torturait l’esprit pour découvrir à quels misérables il avait affaire, voulant aller au-devant du péril qui menaçait l’ange de bonté que son amour avait perdu.

Il le dit à Marie, qui s’efforça de le calmer, en lui assurant que Mme  de Rennepont ignorait le vol de sa correspondance ; car, par une touchante abnégation, Fernande ayant désiré qu’Armand pensât qu’il en était ainsi, afin qu’il ne fût pas embarrassé devant elle, son amie s’était empressée de se faire complice de ce pieux mensonge.

Néanmoins, malgré cette satisfaction au milieu de ce malheur, dès ce moment le peintre ne vécut qu’avec la pensée de découvrir à tout prix de quelle machination il était victime, et il n’eut plus qu’un seul but : guérir le plus rapidement possible pour entrer en lutte avec ses ennemis inconnus.

C’est ainsi que, grâce à sa volonté et à son tempérament robuste, il fut sur pied, ainsi que l’avait dit Harris, avant la fin du mois, et qu’il put songer à se mettre en campagne.

Mais M. de Serville se creusait vainement l’esprit, et il commençait à craindre d’être en présence d’un problème insoluble, lorsque tout à coup, au moment où il venait de s’arrêter à la détermination de tout dire à Mme  de Rennepont, afin de prendre son avis, il reçut cette lettre que Louis avait si rapidement tracée devant M. de Fressantel, lettre qui l’informait, on se le rappelle, que la correspondance de la générale avait été volée à l’instigation de Sarah Bernier.

Cette dénonciation fut pour le malheureux un véritable coup de foudre. Quelque mépris qu’il eût pour la femme qu’il avait chassé, il ne l’aurait jamais crue capable d’une semblable infamie.

— Oh ! le monstre ! s’écria-t-il l’œil plein d’éclairs ; elle me rendra ces lettres ou me dira où elles sont ; sinon, malheur à elle ! Moi-même, je me ferai justice !

Et sans perdre alors un seul instant, car il craignait d’arriver trop tard, Armand, fou de colère, s’habilla rapidement, glissa un revolver dans une de ses poches, et, sautant dans la voiture qu’il avait envoyé chercher, donna au cocher l’adresse de la comédienne.

Il savait depuis longtemps où elle demeurait ; il n’ignorait pas davantage ses relations honteuses avec la Louve, et il pressentait que son implacable ennemie n’était pas étrangère à son crime.

Mais lorsqu’il parvint rue de la Pépinière, il n’y avait déjà plus personne.

Le concierge lui apprit que Mme Bernier était partie depuis plus d’une heure avec ses bagages. Seulement, comme cet homme avait entendu dire à la femme de chambre que sa maîtresse devait prendre la comtesse Iwacheff chez elle, il ajouta qu’il était bien possible qu’elle y fût encore.

Armand ordonna aussitôt à son cocher de le conduire à bride abattue rue de Monceau.

Cinq minutes après, il sonnait à la porte de l’hôtel, et comme on ne répondait pas à ce premier appel, il sonna une seconde fois, avec tant de violence qu’on se décida à ouvrir.

Un petit omnibus attelé attendait, dans la cour.

La maîtresse de la maison n’était donc pas partie ; c’est tout ce que le peintre voulait savoir.

Aussi, sans s’inquiéter du concierge et de ses questions, s’élança-t-il sur le perron de l’hôtel et, de là, au premier étage.

La première personne qu’il rencontra en haut de l’escalier fut la comtesse elle-même.

— Sarah est chez vous ? lui dit-il brusquement. Je veux la voir !

— Mais pardon, monsieur, répondit Jeanne avec un mouvement de surprise et d’effroi, car elle avait immédiatement reconnu M. de Serville ; que signifie cette façon de s’introduire chez les gens ?

— Je sais que Sarah est ici et qu’elle doit, partir avec vous ce matin. Or, il faut que je lui parle avant son départ.

En disant ces mots, l’artiste s’efforçait de rester maître de lui, car il avait saisi au passage le regard de la Louve à sa femme de chambre, qui était accourue en entendant du bruit, et il savait son ennemie parfaitement capable de lui mettre sur le dos tous ses gens.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit-elle ; Sarah n’est pas ici, elle ne doit pas partir avec moi, et je vous répète, monsieur, que je ne comprends rien à votre singulière démarche. Vous ne m’avez pas donné votre maîtresse à garder, et je m’étonne que vous, monsieur de Serville, vous osiez vous présenter chez celle qui a été Mme de Ferney. Je vous ordonne de sortir ! Je vous chasse comme vous m’avez chassée jadis.

Mais ces souvenirs du passé, que l’odieuse créature invoquait avec un tel cynisme, n’étaient pas de nature à calmer Armand.

Transporté de fureur, il saisit la comtesse par le bras en lui disant à haute voix :

— Sarah est chez vous ! Jeanne Reboul, de gré ou de force, vous me mènerez près d’elle.

— Vous me faites mal, monsieur, répliqua la misérable en cherchant à se dégager, et votre conduite est inqualifiable. Dois-je envoyer chercher la police pour vous faire sortir ?

— La police ! mais si elle entrait ici, ce serait pour vous reconduire à Saint-Lazare, vous et votre complice ; car c’est bien certainement d’accord, Sarah et vous, que vous avez voulu me faire assassiner.

— Vous êtes fou !

Malheureusement pour elle, en prononçant ces paroles, Jeanne n’avait pu s’empêcher de pâlir, et cette émotion, si fugitive qu’elle eût été, n’avait pas échappé à son ancien amant.

— Vous voyez bien que je ne me trompe pas, reprit-il. Voyons, où est Mlle  Bernier ?

Mais la comtesse ne lui répondit qu’en jetant un cri d’effroi, et Armand lui rendit la liberté, surpris lui-même par ce qui se passait sous ses yeux.

La cour de l’hôtel venait d’être subitement envahie par une vingtaine de gardes nationaux du plus sinistre aspect.

Ils étaient commandés par un étrange et hideux personnage qui, après avoir ordonné à six de ses hommes de le suivre et aux autres de garder les issues, s’était dirigé vers l’escalier conduisant au vestibule, où M. de Serville se trouvait avec la maîtresse de la maison.

Instinctivement le peintre arma son revolver pour faire face aux assaillants ; mais, en s’apercevant que Jeanne se réfugiait dans un salon dont sa domestique lui avait ouvert la porte, il s’élança sur ses traces et se trouva tout à coup devant Sarah.

Celle-ci était pâle et tremblante : elle avait reconnu la voix d’Armand et savait quel compte terrible il venait lui demander.

— Ah ! je vous rencontre enfin, s’écria le jeune homme, en se précipitant vers elle ; cette fois vous ne m’échapperez pas ! Où sont les lettres que vous m’avez volées en me faisant assassiner ?

La comédienne, épouvantée, allait peut-être répondre, lorsque la porte du salon vola en éclats pour livrer passage aux communards.

— Pierre ! murmura la Louve d’une voix étouffée, en reconnaissant l’homme qui les commandait.

Sans réfléchir que M. de Serville était lui-même un ennemi, elle s’en était rapprochée comme pour se mettre sous sa protection.

L’artiste, en effet, n’écoutant plus que ses instincts généreux, oubliant l’œuvre personnelle qu’il poursuivait, avait mis en joue l’officier des fédérés.

Il le menaçait de tirer sur lui s’il avançait d’un seul pas.

— De quoi ! hurla le frère de la Fismoise, car c’était lui-même que le comité central avait immédiatement fait capitaine, parce qu’il avait cru que le forçat, comme il l’avait affirmé, était une des victimes du combat de Montmartre ; de quoi, des menaces ! On veut tuer les défenseurs de la Commune !

Et saisissant rapidement le fusil d’un de ses hommes, presqu’au hasard, sans prendre le temps de viser, il fit feu sur le groupe dont M. de Serville occupait le premier plan.

Un cri de douleur répondit à cette détonation, et Armand, avant même d’avoir pu décharger son arme à son tour, reçut Sarah dans ses bras. Une balle lui avait traversé la poitrine.

Cet assassinat, froidement exécuté, avait effrayé les soldats, ils restaient sur le seuil du salon, sans oser avancer.

Quant à l’Adonis, il s’était jeté sur la comtesse et lui disait à demi-voix :

— Oui, c’est moi ; Pierre, ton frère. À nous deux maintenant, Jeanne, ou plutôt Rose, à nous deux !

Et il l’entraîna brutalement dans une pièce voisine.

— Grâce ! murmurait la misérable, grâce !

— Grâce ! répéta ironiquement le bandit, en poussant d’un coup de poing sa sœur devant lui et en refermant la porte de la chambre à coucher dans laquelle ils se trouvaient seuls ; grâce ! Avec ça que tu as eu pitié de moi ! Avec ça que tu ne m’as pas laissé au bagne sans m’envoyer une malheureuse pièce de vingt francs ! Pendant cela, madame se gobergeait ici dans la soie et le velours, en vendant des jeunes filles à ses vieux amis. Et les quinze cents francs que tu avais promis à la Fismoise pour les lettres de la générale ? Je n’ai gagné à cette expédition-là qu’un coup d’assommoir qui m’a tenu quinze jours sur le flanc.

— Les quinze cents francs, hasarda la Louve, je les ai donnés.

— Ah bah ! Et à qui ?

— Mais à… à un jeune homme qui m’a apporté les lettres ; j’ai cru qu’il venait de votre part.

— Vraiment ! Et ce jeune homme, comment s’appelle-t-il ?

— Je n’en sais rien.

— Moi, je le sais. Ah ! il m’a joué ! C’est Louis.

— Oui, je crois bien que c’est là son nom.

— Je m’en doutais ! Eh bien ! ça ne compte pas, car Louis est ton fils et une franche canaille comme sa mère. Qu’il soit tranquille, son tour viendra !

— Mon fils !

— Oui, monsieur ton fils, qui est un voleur habile, en attendant mieux. Tu vois qu’il est bien de la famille, de la famille des Méral.

À cette révélation, Jeanne, atterrée, s’était laissée tomber dans un fauteuil en se voilant le visage de ses deux mains, émotion que le forçat n’avait accueillie que par un bruyant éclat de rire.

Lorsque la marâtre s’était trouvée en face de Louis pour la première fois, le jour où Sarah Bernier le lui avait amené, elle avait eu le pressentiment que c’était là l’enfant que, plus de quinze ans auparavant, elle avait confié à sa sœur ; mais elle s’était efforcée néanmoins de repousser cette pensée qui l’épouvantait, malgré son cynisme.

Elle eût préféré ne jamais savoir où était son fils plutôt que d’apprendre la triste façon dont il avait tourné.

La sœur de la brocanteuse ne voulait pas se souvenir que c’était volontairement qu’elle avait abandonné cet enfant, dont la présence auprès d’elle ne lui aurait pas permis de vivre à sa guise et de poursuivre ses projets ambitieux.

Elle ne se rappelait plus qu’après avoir donné diverses sommes d’argent à la Fismoise pour se charger de ce fruit de ses anciennes amours avec Justin Delon, elle s’était toujours gardée de lui demander ce que ce fils était devenu, ni comment elle l’avait élevé.

Mais ce dont Pierre se souvenait, lui, c’est que, lorsqu’il avait été condamné, sa sœur avait été enchantée d’en être débarrassée, et que loin d’user de ses amis pour obtenir sa commutation de peine, elle ne s’était servie de son influence, au contraire, que pour le faire envoyer à Cayenne, dans l’espoir que la fièvre jaune aurait raison du héros de cour d’assises dont l’échafaud ne voulait pas.

Aussi le forçat, comme nous venons de le dire, ne répondit-il aux plaintes de sa sœur que par un éclat de rire.

— Allons, allons, assez de jérémiades et de grimaces ! gronda-t-il en l’arrachant à ses tristes et trop tardives réflexions, réglons nos comptes.

— Je vais vous donner les quinze cents francs, murmura-t-elle ; je ne demande pas mieux.

— Ah ! il s’agit bien de cela ! ricana Pierre.

— Quoi donc !

— Tu es riche, fort riche. Tu voulais quitter Paris, où il ne fait pas bon aujourd’hui pour toi ni pour tes amis. Eh bien ! donne-moi, voyons, combien ? Tiens ! cent mille francs, et je te fais filer sans tambour ni trompette !

— Cent mille francs !

— Ah ! c’est à prendre ou à laisser. À moins que tu n’aimes mieux avoir affaire au comité central. Ça te regarde ! Je me charge de lui nommer les gens qui fréquentent tes salons, madame la comtesse ; et tu peux être certaine que ça ne traînera pas longtemps.

— Le comité central !

Elle avait déjà entendu prononcer ce mot sinistre depuis plusieurs jours ; elle savait ce que cela voulait dire.

— Oui, le comité central, répéta l’assassin, le maître de Paris ! Ah ! les protecteurs sont loin ; c’est nous qui commandons maintenant. Ce n’est pas trop tôt. Une fois, deux fois, ça te va-t-il ?

— Je n’ai pas d’argent.

— Avec ça que tu es une gaillarde à l’embarquer sans biscuit ! Si tu n’as pas d’argent, tu as des bijoux, des diamants. Voyons, fais vite ! Tu sais qu’il n’y a pas un instant à perdre ! Mes hommes sont dans la cour ; je n’ai qu’un mot à dire et ils te conduiront à Saint-Lazare, pendant qu’on pillera ta maison.

— Pierre, je t’en prie !

— Il n’y a pas de Pierre qui tienne, nom de nom ! Rose, obéis, crois-moi, et rondement.

— Eh bien ! soit ! dit la Louve à demi folle de terreur, car son frère avait appuyé ses derniers mots d’un geste menaçant, mais tu me promets, tu me jures de me faire partir aujourd’hui si je te donne tout ce que j’ai ?

— Oui, et même je m’installerai ici pour défendre ton mobilier. Ah ! par exemple, je ne réponds pas de la cave. Il doit y avoir d’excellent vin, car je sais comment vous viviez, madame la comtesse.

Jeanne était à ce point terrifiée qu’elle ne s’arrêta pas à cette détermination de son frère de loger chez elle, si peu rassurant que cela fût pour son hôtel.

Elle avait ouvert précipitamment une des malles qui se trouvaient au milieu de la chambre et disait au bossu, avec un accent farouche, en lui tendant une liasse de billets de banque et des rouleaux d’or :

— Tiens, prends ; prends tout ! En as-tu assez ?

— Ça dépend, répondait cyniquement l’Adonis ; ça dépend ! Nous allons voir si tu n’as pas encore autre chose.

Le monstre engouffrait tout dans ses vastes poches ; ses petits yeux brillaient d’une satisfaction sauvage ; ses lèvres lippues essayaient un sourire hideux, impossible à décrire. C’était une scène horrible !

— Et les bijoux ? demanda-t-il en étendant ses doigts crochus vers la caisse que sa sœur avait refermée.

— Je n’ai plus rien ! Ou alors tue-moi, ce sera plus tôt fait, gémit-elle en se laissant retomber sur un siège.

— Allons, c’est bon, pas de drame ; nous ne sommes pas à l’Ambigu, reprit Pierre, qui craignait que cette entrevue, en se prolongeant trop longtemps, n’éveillât les soupçons de ses hommes. Fais charger tes malles sur ta voiture ; je vais t’escorter jusqu’au chemin de fer. Hein ! j’espère que je suis gentil !


— Pierre le forçat, mon frère Pierre ! Il a tué Sarah !

 

— Et Sarah ? demanda la Louve.

— Qui, Sarah ?

— Sarah Bernier.

— L’ancienne maîtresse de maître Pétrus ?

— Oui. C’est elle qui était là avec M. de Serville lui-même.

— Comment, lui, l’homme aux lettres ! Il n’est donc pas mort ?

— Non, et il ne me laissera pas partir.

— Ah ! nous allons bien voir ça !

En disant ces mots, Méral, l’œil étincelant, avait brusquement ouvert la porte, et s’était élancé dans le salon, le sabre à la main.

Mais la pièce était vide.

En s’en apercevant, l’assassin poussa un cri de rage.

Les fédérés qui avaient suivi leur officier jusque-là s’étaient même retirés dans le vestibule.

— Où est l’individu qui était ici tout à l’heure ? leur demanda-t-il d’un ton courroucé.

On eût dit une bête fauve à laquelle on venait d’arracher sa proie.

— Il est parti en emportant la femme, répondit l’un des gardes nationaux.

— Je vous avais ordonné de ne laisser sortir personne, hurla le monstre.

— On ne peut cependant pas laisser mourir les gens comme des chiens, hasarda l’un des soldats. La petite dame avait reçu une balle dans la poitrine. Le bourgeois, qui est son amant, à ce qu’il paraît, l’a conduite à l’ambulance.

— Vous avez eu tort ; j’ai des ordres du comité central, je les exécute. Filons maintenant.

La vérité était que Pierre, toute réflexion faite, ne se souciait pas que sa sœur le vît en discussion avec ses hommes, et que, l’expédition terminée à son gré, il ne tenait pas autant qu’il voulait le paraître à se retrouver en présence d’Armand, qui pouvait le reconnaître.

Peu lui importait, au fond, de savoir ce qu’étaient devenus sa victime et le peintre lui-même, puisqu’il avait été assez maladroit pour le manquer une seconde fois. Il comptait le rattraper un autre jour.

Aussi, sans s’inquiéter autrement de la promesse qu’il avait faite à la Louve, s’empressa-t-il de descendre dans la cour, de faire reformer les rangs et d’entraîner sa compagnie loin du théâtre de son nouveau crime.